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Les questions politiques revêtent des formes culturelles et comme telles deviennent insolubles (Antonio Gramsci, Cahiers de Prison, XXX, 13).

Les Nuits debout s’étaient donné une belle et ambitieuse bannière, « contre la loi travail et son monde ». Car c’est bien un monde, à la fois social, politique, culturel, environnemental, et donc humain, que semblent dessiner les choix politiques actuels. Il est devenu habituel, à gauche, de désigner ce monde comme étant celui du néolibéralisme triomphant, le terme désignant non seulement la dernière version en date du capitalisme mais surtout un projet global par-delà ses dimensions strictement économiques. Le terme de « néolibéralisme » en est ainsi venu à désigner à la fois une étape du capitalisme et le discours qui l’accompagne, sans qu’on sache s’ils coïncident, s’articulent, se juxtaposent ou s’opposent.

Cette ambiguïté pose un problème de fond : car si tout projet hégémonique vise bien à combiner une domination réelle et sa légitimation idéologique, aucun n’y parvient jamais tout à fait. Tout rapport de force social reste confronté aux contradictions dont il résulte, et les idées qui l’accompagnent s’affrontent continûment à leur contestation. Si le néolibéralisme n’échappe pas à la règle, il faut commencer par avouer que le mot n’aide pas à faire la part des choses. Afin d’organiser la riposte sur le terrain des idées comme sur celui de la réalité sociale, il importe de revenir sur la question même de sa définition, en commençant par discuter certaines critiques contemporaines du néolibéralisme, un peu trop promptes à décréter son triomphe et trop enclines à accepter de déplacer les questions politiques sur le terrain de la culture et des mœurs.

Qu’est-ce que le néolibéralisme ? Selon David Harvey : « le néolibéralisme est d’abord une théorie des pratiques économiques »[1]. Ce discours théorique vise à légitimer les politiques de dérégulation, de privatisation et de retrait de l’Etat social, qui se sont imposées à partir des années 1970, afin de répondre « à la double crise de l’accumulation du capital et du pouvoir de classe »[2]. Les idées néolibérales ne se veulent pas une représentation exacte du monde économique et social, elles ont vocation à déguiser en souci du bien commun ce qui est une violente revanche de classe. Soumises à l’exigence de s’ajuster à des circonstances sociales changeantes, elles se sont modifiées considérablement au cours d’une séquence qui a commencé par la promotion de principes généraux, s’est poursuivie par la mise en œuvre planétaire de politiques économiques et se prolonge aujourd’hui par la justification de leurs effets à tous égards désastreux.

Désormais plus porteur de menaces que de promesses, dans le contexte d’un capitalisme en crise profonde et généralisée dont l’hégémonie se fragilise, le discours néolibéral vise, entre autres missions, à accompagner une visée de formatage des individualités et de remodelage de la force de travail en marchandise vivante, en marchandise automate. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres : si la tendance existe bien à sa marchandisation la plus complète, la force de travail humaine ne saurait s’y plier, d’une part parce qu’elle n’est pas produite comme marchandise mais formée comme capacité humaine, vivante et complexe, d’autre par parce que les salariés ne sont pas de simples rouages de la machine productive mais des individus concrets, qui persistent à résister au projet dément de leur annexion capitaliste totale. En ce sens, l’idéologie néolibérale contemporaine n’est pas à prendre au pied de la lettre. Elle se consacre surtout à secréter l’enrobage discursif de cet effort d’annexion capitaliste sans fin, rhabillant en projet d’accomplissement individuel les vieilles théories de la guerre de tous contre tous et de l’individualisme propriétaire.

Mais il faut aussitôt ajouter que la misère conceptuelle de l’idéologie dominante n’est pas le défaut dans la cuirasse du néolibéralisme, qu’il faudrait viser pour espérer l’abattre. Car son anthropologie de carton-pâte, sa liberté en trompe-l’oeil et son dogme de la rationalité des marchés offrent en réalité un cadre doctrinal adéquatement souple, ajustable aux choix politiques et aux circonstances de l’heure, désarmant toute objection qui tenterait de le réfuter avec des armes académiques. Sur ce plan, la première tâche critique n’est pas de discuter une théorie en bonne et due forme, c’est de rendre compte de sa fonction et du paradoxe qui la caractérise. Car l’idéologie contemporaine s’inscrit entre deux pôles contraires, elle mêle apologie de l’entreprise et dénonciation du consumérisme, défense de la liberté individuelle et imprécations autoritaires, tolérance sociétale et fantasmes identitaires. Qu’une idéologie dominante se diversifie pour se renforcer n’est pas neuf. Ce qui l’est davantage est qu’elle sache sécréter sa propre critique et s’y recombiner, pour feindre à nouveau de s’y affronter. Face au ballet étourdissant du néolibéralisme et du néoconservatisme qui singe le débat d’idées, la pensée critique peine à échapper à l’étau de sa polarité mortifère.

Dans une telle situation, les adversaires du capitalisme auraient tout intérêt à considérer le niveau propre de l’idéologie, en tant qu’elle est non un ensemble d’idées définies, mais une fonction sociale et politique, distincte du reste de la réalité économique et sociale et articulée à elle. Cette analyse, empruntant au marxisme une notion élaborée d’idéologie, semble être la condition d’une contre-offensive sur le terrain social et politique comme sur celui des idées. Car, pour n’être pas dupe de la force prétendument intrinsèque du dogme néolibéral, il faut ajouter à l’analyse du consentement l’étude des formes contemporaines de la coercition (pour reprendre les termes de Gramsci) à un moment où s’accélère le virage autoritaire et anti-démocratique du capitalisme contemporain. Si les idées dominantes se fondent en un même brouet médiatique qui s’épice pour tous les goûts, leur puissance paradoxale se trouve ailleurs que dans leur contenu propre et leur cohérence d’ensemble. Elle tient, d’une part et avant tout, à un rapport de force politique et social et, d’autre part, à l’élaboration d’une propagande omniprésente, ciblant les individus selon leur position sociale et en vue de travestir une guerre de classe, conçue et menée comme telle par les classes dominantes.

Pourtant, et pour des raisons qui tiennent à la faiblesse historique du mouvement ouvrier et à sa difficulté à faire valoir une alternative globale et crédible, c’est plutôt une autre critique du néolibéralisme qui l’emporte. Dédaignant l’analyse de la réception des idées dominantes selon les groupes et les classes en relation avec les pratiques néolibérales réelles, elle prend pour point de départ l’affirmation de leur victoire sans partage tant sur le terrain économique et social que sur celui de la culture et de l’individualité. Dépeint comme agent consentant du néolibéralisme, formaté dans son tréfonds, l’individu ordinaire serait devenu un consommateur avide, un spectateur passif et un individualiste forcené plutôt qu’un salarié exploité, un individu racisé ou genré, un jeune précarisé.

A ces embarras de la critique, s’ajoute le constat d’une mutation déjà ancienne de la vie culturelle, particulièrement spectaculaire dans un pays comme la France, jadis réputé pour sa vie intellectuelle mais aussi volontiers porté à en surestimer l’importance : la consécration médiatique de pamphlétaires toujours plus réactionnaires, dont les écrits racistes et sexistes se vendent par bennes entières, a parachevé l’effondrement de ce paysage ancien. Les « intellectuels » médiatiques occupent désormais sur la droite et l’extrême droite du spectre idéologique, la place que quarante ans plus tôt des chercheurs originaux et inventifs occupaient sur sa gauche, même si la tendance présente est d’en surestimer nostalgiquement le rôle.

Il est logique que, dans ces conditions de défaite politique, de remodelage social et d’encerclement idéologique, les intellectuels qui persévèrent dans la pensée critique soient spontanément portés à ressentir comme débâcle ultime une situation qu’ils n’abordent que sous l’angle des idées, partageant avec leurs adversaires la conviction que le rôle de ces mêmes idées est déterminant. La cause semble alors entendue : comment riposter à des représentations devenues des puissances matérielles, qui ajoutent à leur statut d’idées dominantes celui d’injonctions efficaces ? Paradoxalement, la critique contemporaine du néolibéralisme semble avoir faite sienne la thèse néolibérale qu’il n’existe pas d’alternative.

C’est précisément cette approche qu’il importe de discuter. Le néolibéralisme est-il une « cage d’acier » définitivement close, pour reprendre les termes de Max Weber (qui les appliquait pour sa part au capitalisme en général) ? Est-il vraiment parvenu à instituer cette concordance sans faille entre son fonctionnement réel et les idées dominantes, au point d’avoir enrégimenté l’écrasante majorité des individus, indépendamment des distinctions de classe ? En ce cas, comment a-t-il réussi à contraindre les esprits et les corps à se soumettre à sa logique ? Et comment certains intellectuels critiques parviennent-ils encore à y échapper, même si ce n’est que pour témoigner amèrement de l’ampleur de sa victoire ?

Deux réponses sont possibles. Ou bien le néolibéralisme est parvenu à réaliser le rêve du capitalisme des origines, à l’heure même de sa crise généralisée : surmonter toute contradiction et annihiler la contestation. Ou bien ce tableau est lui-même l’écho et le point de rencontre d’une double série de contradictions inaperçues : une hégémonie de nature inédite, à la fois puissante et fragile, dans une situation de crise globale du capitalisme, de crise de la gauche sur l’ensemble de son spectre et de faiblesse historique du mouvement ouvrier.

Ce sont ces contradictions qui se réfractent dans l’ambivalence du mot de « néolibéralisme » : sous ce terme unique une fusion problématique tend à s’opérer, entre ce qui caractérise le stade présent du capitalisme (la montée des inégalités, l’augmentation de l’exploitation et la pression sur les salaires, la destruction de l’Etat social et la financiarisation de l’économie) et l’affirmation d’une refonte accomplie et totale de la réalité sociale, intégrant les rapports sociaux, la culture, l’ensemble des représentations et des comportements à la seule logique capitaliste, devenue avant tout un mode de production des corps et des âmes et ne laissant subsister ni dehors ni alternative. Dans ce contexte, le retour à Foucault en tant qu’analyste des disciplines, et des micropouvoirs, sert à réorienter l’étude du capitalisme en direction de l’étude du contrôle et du management, techniques devenues reines.

Spinoza se trouve également parfois mobilisé pour éclairer l’enrôlement supposé total des désirs, dont la description alarmiste remplace l’étude des processus reconduits et renouvelés de l’exploitation et des dominations auxquelles il se combine. Dans tous les cas, la focalisation de la critique sur la culture néolibérale et les mentalités qu’elle engendrerait inévitablement prend la place d’une approche plus globale et plus complexe, celle d’une critique de l’économie politique, dialectisant le rapport des idées aux pratiques et prenant acte du heurt croissant entre le discours néolibéral et le rejet populaire montant que suscitent ses choix politiques, ainsi que du rôle du contrefeu réactionnaire et néoconservateur.

En l’absence d’une telle analyse, c’est donc la présentation du néolibéralisme comme monde advenu qui prévaut. Ces analyses radicalisent mais aussi décalent un diagnostic critique déjà ancien et qui portait avant tout sur le nouvel état du champ intellectuel à droite. On peut penser au livre de Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre[3], paru en 2002 et qui avait reçu un fort écho. En 2005, Jacques Rancière publiait La haine de la démocratie, explorant une critique de « l’homme démocratique » réduit au « consommateur avide ». Par ce biais, la démocratie, dépolitisée et mise en accusation, pouvait être présentée comme une « catastrophe anthropologique, une autodestruction de l’humanité »[4]. A son tour, Perry Anderson publiait en 2005 La pensée tiède, faisant du succès de Bernard-Henri Lévy le marqueur de l’« inversion radicale des normes nationales en matière de goût et d’intelligence »[5]. Il faut aussi mentionner la remarquable étude de Michael Scott Christofferson, Les intellectuels contre la gauche, publiée en 2009, étudiant la montée de l’antitotalitarisme au cours des années 1970 et décrivant la lente reconfiguration politique du champ intellectuel français[6].

Ces travaux différents et parfois divergents avaient en commun de développer des approches documentées et critiques de la vie intellectuelle française, mettant en relation sa reconfiguration réactionnaire avec un retournement de conjoncture politique. De prime abord, on peut considérer les travaux récemment parus sur le sujet reprennent et développent ces analyses critiques. Mais, à y regarder de plus près, l’approche critique a elle-même muté, passant d’une première version qui ciblait les intellectuels dominants à une seconde option, qui pointe avant tout les ravages des formes néolibérales de l’individuation et leur irrésistible ascension.

Cette seconde critique tend à s’installer sur le terrain d’une psychologie de masse au lieu de prendre pour objet la façon dont plusieurs processus s’articulent mais aussi se désarticulent : financiarisation de l’économie, destruction des derniers vestiges de l’Etat social, flexibilisation et précarisation généralisée, nouvelles techniques de management, militarisation et répression, contrôle renforcé, emprise des grands médias, diffusion de masse des idées dominantes, culture mercantile, individualisme, racisme, sexisme, demande autoritaire et sécuritaire, protestation sociale, rejet des élites, etc. A simplifier ce qui est en réalité multiple et disparate, une certaine critique du néolibéralisme en vient à tomber à son tour sous le coup des remarques de Rancière qui visaient la littérature réactionnaire des années 1990 : c’est désormais l’homme démocratique, l’individu néolibéralisé, qui fait figure d’accusé, et cela jusque dans certains essais de gauche qui s’emploient à dénoncer le nouvel ordre du monde.

Dans Ce cauchemar qui n’en finit pas [dont on pourra lire un extrait ici], Pierre Dardot et Christian Laval présentent une approche globale du néolibéralisme qui propose une analyse très éclairante de ses méthodes et de ses visées. Mais en définissant le néolibéralisme comme « raison-monde »[7], ils tendent à confondre la doctrine et sa réalisation, via le formatage des subjectivités. Pour les auteurs, la financiarisation est la logique dominante à combattre, « doit s’analyser comme un ensemble de rapports de pouvoir par lesquels les sociétés et leurs institutions, tout autant que la nature et les subjectivités, sont soumises à la loi d’accumulation du capital financier »[8].

Dès lors, les auteurs l’affirment : « une fois que le processus de néolibéralisation des sociétés et des esprits a atteint un certain seuil, c’est la réalité sociale elle-même qui est devenue néolibérale »[9]. Dans ces conditions, et conformément à des critiques déjà anciennes adressées au marxisme, il devient impossible et surtout néfaste de distinguer une superstructure et une base, comme le faisait Marx (dont les thèses se trouvent caricaturées) : « loin de relever d’une « superstructure » condamnée à exprimer ou à entraver l’économique, le juridique appartient d’emblée aux rapports de production en ce qu’il informe l’économique de l’intérieur »[10].

Cette remarque, qui entend complexifier une analyse réputée sommaire en raison du découpage rigide qu’elle imposerait au réel, conduit surtout à unifier tous les niveaux du monde social, fondant et confondant le réel et le discours qui le décrit. L’importance accordée par Pierre Dardot et Christian Laval à la dimension proprement politique du néolibéralisme, si elle permet de souligner le rôle actif de l’Etat néolibéral en dépit de son anti-étatisme déclamatoire, les conduit aussi à délaisser les causalités économico-sociales de long terme du capitalisme.

Les choix politiques et stratégiques, présentés en fin de volume, sont les prémisses autant que les conclusions de cette approche, et retrouvent la thématique des 1 % contre les 99 % des mouvements de type Occupy, évacuant toute analyse de la structure précise du salariat contemporain autant que celle des formes et des dynamiques actuelles de l’accumulation capitaliste. Conséquence de cette analyse de classe simplifiée et rigidifiée, l’ « oligarchie politico-financière » est tenue pour seule responsable des options néolibérales. Ainsi, en dépit de son extrême faiblesse numérique, cette oligarchie rapace serait parvenue à faire en sorte que « la pulsion d’accumulation » se généralise à toute la société, induisant « une identification du sujet à l’accroissement de sa propre valeur »[11].

Entre autres conséquences, cette thèse d’un ordre néolibéral advenu, consolidé par les moeurs communes, conduit à surestimer la cohérence d’un monde structuré autour d’une même « gouvernementalité » et de ses techniques disciplinaires, selon l’expression de Michel Foucault, plutôt que comme un mode de production fondé sur l’exploitation du salariat, traversé par des contradictions économiques et sociales persistantes. Ignorer ces contradictions, c’est supprimer, en même temps que la cause des crises, le ressort des protestations sociales et celui de la critique théorique : la promotion d’un nouveau régime juridique de propriété sans examen des transitions requises -celui des communs, la valorisation des seules expérimentations locales et subalternes et l’appel à une nouvelle « subjectivation par les contre-conduites »[12] viennent remplacer la perspective d’un dépassement-abolition du capitalisme.

Dans le même temps, la forme-parti[13] se voit littéralement diabolisée, la « logique théâtrale de la représentation » étant invitée à s’effacer derrière une « expérimentation à ras le sol et à hauteur des formes de vie »[14], faisant diverger plus encore antilibéralisme et anticapitalisme. Au passage, il est frappant que ces approches partagent un rejet radical de la catégorie de représentation (qu’elle soit politique ou théorique) avec la tradition postmoderne antérieure, proclamant la fusion des idées et du monde sur un mode alors euphorique (Jean Baudrillard, par exemple).

Une autre tendance propre à la focalisation de la critique sur la domination des intellectuels médiatiques consiste à la concevoir comme le résultat ultime d’une histoire nécessaire, la fin préécrite d’une séquence de longue durée, plutôt que comme un rapport de force provisoire au sein d’une lutte permanente à la fois dans le champ des idées et hors de lui. C’est ainsi qu’on peut lire l’ouvrage de Shlomo Sand, La fin de l’intellectuel français[15], dont l’analyse riche et documentée, centrée sur l’histoire de la vie intellectuelle en France depuis la fin du 19e siècle, se clôt sur un diagnostic sans nuance : « autrefois, l’intellectuel et subversif se caractérisait par sa force de critique des injustices sociales et, en même temps, par une tendance à trop idéaliser les mondes hostiles au sien. Le cours des choses est désormais inversé : le nouvel intellectuel, médiatique et consensuel, se reconnaît à son conservatisme »[16].

On peut regretter que Shlomo Sand exclue de son analyse les intellectuels officiels du néolibéralisme. En outre, sont omis de son tableau ceux des intellectuels critiques qui sont parvenus à obtenir une relative reconnaissance médiatique, d’Alain Badiou à Frédéric Lordon, de Jacques Rancière à Thomas Piketty, pour ne citer que ces noms. On peut également regretter que, faute de s’interroger sur l’extension du terme d’ « intellectuel », ce livre par ailleurs si précis fasse si peu de cas de la foule de ceux qui, ignorés des médias, pèsent de multiples façons sur le terrain des idées. Logiquement, l’analyse proposée par Shlomo Sand laisse dans l’ombre les causes de cet état des lieux, fût-il partiel, à commencer par les mécanismes puissants de censure et de répression (éditoriales, universitaires, médiatiques) qui caractérisent la vie intellectuelle contemporaine.

Comment analyser les luttes d’idées dans toute leur complexité ? L’hégémonie se construit sans aucun doute sur le terrain des idées et des valeurs, mais aussi et avant tout du côté du salariat, dont l’étude requiert une approche pluridisciplinaire par delà l’examen du discours et des pratiques managériales. Il importe de comprendre comment les transformations en cours articulent refonte du marché du travail, détricotage du droit du travail, répression anti-syndicale, en vue de renforcer et d’articuler exploitation renforcée et formes anciennes et neuves de domination. Il reste aussi à analyser de près la refonte néolibérale de l’Etat ainsi que l’effort de redéfinition capitaliste des savoirs et de la formation (que Dardot et Laval ont contribué à documenter très utilement).

A cet égard, prenant leurs distances avec la forme en vogue de l’essai philosophique ou du pamphlet politique, certains travaux sociologiques fournissent des éléments d’analyse précieux concernant la transformation économique et institutionnelle de l’école et de l’université qui conditionnent en profondeur la vie intellectuelle, en deçà de ce que l’écume médiatique en donne à voir[17]. Nuançant la thèse d’une « droitisation du monde »[18], le politiste Vincent Tiberj a étudié la combinaison des déterminants culturels et des déterminants socio-économiques persistants du vote, ainsi que leurs tensions éventuelles[19]. Ce n’est qu’en croisant les approches disciplinaires que peuvent être mieux identifiées des contradictions vives, qui sont porteuses de formes multiples de résistance et d’alternatives, que la seule critique culturelle ne saurait dégager, et cela alors même que ses succès de librairie témoignent bel et bien d’un esprit contestataire qu’elle minore.

Les analystes de la victoire néolibérale semblent donc prendre un peu vite au mot une doctrine qui veut croire et faire croire au pouvoir sans limites de son discours et de ses techniques de propagande et de gestion. Car ce sont les doctrinaires néolibéraux qui ont conçu leur offensive en termes d’assaut idéologique[20]. Cette conception des idées comme simples reflets et purs instruments de domination, qui fut longtemps reprochée au marxisme, aboutit en réalité à écraser les représentations sur le réel. Elle conduit parfois, à front renversé, à dénoncer un défaut de symbolisation devenu pathologie populaire.

Le recours à une certaine psychanalyse, d’inspiration lacanienne et à tendance moralisatrice, qui prend la société tout entière pour sujet d’analyse, vient parfois appuyer pareille lecture anthropologique de la défaite sociale. C’est ainsi qu’Alain Badiou, à côté d’analyses remarquables de la conjoncture, s’est lui-même récemment essayé à l’exercice. Relisant le Manifeste du parti communiste comme l’affirmation que « la sortie de la tradition ouvre en réalité une gigantesque crise de l’organisation symbolique de l’humanité »[21], il propose une analyse genrée du passage à l’âge adulte des filles et des garçons, définissant le néolibéralisme comme cet « ordre symbolique désymbolisateur »[22] qui enferme le sujet dans « cette impasse qu’est le désir de consommer le désir de consommer »[23].

Si le mérite de ce type d’analyses, qu’on rencontre aussi chez Frédéric Lordon[24] et Robert-Dany Dufour[25], entre autres, est de souligner la nature de choix de société du néolibéralisme et sa tentative d’effraction dans la sphère intime de la construction de soi, son défaut est de présenter cette visée comme d’ores et déjà réalisée. Cette dénonciation étrangement passéiste des moeurs du temps présent fait parfois résonner certains accents conservateurs. Dans La nouvelle raison du monde, Christian Laval et Pierre Dardot passent insensiblement de la description de la littérature néolibérale à la caractérisation de la réalité contemporaine, considérée sous l’angle de « cette ‘désymbolisation’ dont parlent les psychanalystes »[26] et d’un management devenu « gouvernement ‘lacanien’ »[27] : « au monde des interdits et des frontières, qui instituaient la séparation des places sexuelles et générationnelles, s’est substitué un univers de la quantité qui est celui de la science comme de la marchandise »[28]. Les « contre-conduites » foucaldiennes semblent céder la place à l’évocation nostalgique des « places » et des rôles de jadis, ni les unes ni les autres n’offrant d’issue politique.

Ce type d’approche prolonge à certains égards les conclusions des travaux pionniers de Christopher Lasch et de Zygmunt Bauman, qui décrivaient le devenir du monde contemporain à travers les métamorphoses de la psychologie individuelle, prenant pour cible principale un état des consciences et des moeurs. Dans l’œuvre de Bauman, philosophe d’origine polonaise, la thématique de la « société liquide »[29] venait prolonger la description accablée d’une postmodernité combinant contrôle social, mutations technologiques, précarisation montante et individualisme radical : les individus n’existent désormais qu’au travers de choix de consommation, dont la logique irrésistible a colonisé les liens affectifs eux-mêmes et « liquéfié » les anciennes relations sociales. Le sociologue américain Christopher Lasch avait dénoncé dès la fin des années 1970 la montée du narcissisme[30] et le « déclin des espérances ». Mais ces auteurs reprenaient eux-mêmes, en la simplifiant à l’extrême, l’analyse pessimiste élaborée par certains représentants de l’école de Francfort dès l’immédiat après-guerre, Theodor Adorno et Max Horkheimer affirmant l’intégration capitaliste totale de la vie humaine mutilée[31] au sein du monde marchand et de sa culture de masse aliénée.

Si, sur le fond, aucune collusion politique n’existe entre les critiques de gauche et de droite du néolibéralisme, leur commune déploration du consumérisme démontre l’urgence d’un renouveau de l’analyse du capitalisme et d’un redéploiement d’une critique de l’économie politique apte à redéfinir la fonction idéologique dans toute sa complexité, distinguant les idées et le réel en vue de définir leurs rapports et leurs impacts mutuels. Au nombre des livres récents qui esquissent ce renouvellement de la pensée critique, il faut compter Imaginaires du néolibéralisme, ouvrage collectif [dont on pourra lire un extrait ici] dirigé par François Cusset, Thierry Labica et Véronique Rauline[32].

L’introduction et plusieurs chapitres de cet ouvrage insistent sur le caractère profondément disparate du néolibéralisme, Wendy Brown notant qu’ « il est caractérisé, dans l’espace et dans le temps, par son ubiquité globale aussi bien que par son manque d’unité, sa non-identité avec lui-même »[33]. Thomas Coutrot souligne l’écart entre « la phraséologie des manuels de gestion » et « la réalité empirique des modes de mobilisation »[34]. Thierry Labica propose pour sa part une exploration originale de la catégorie de « néoféodalisme » en tant qu’outil d’analyse et réflexion sur les transitions[35]. Au total pourtant, le livre aborde peu la question de l’articulation entre la réalité et ses imaginaires et le terme de néolibéralisme oscille ici encore entre la désignation d’un discours et celle d’un moment du capitalisme[36].

On peut en conclure qu’il conviendrait, au préalable, de décrire précisément la nature des courants qui constituent la pensée dominante et d’analyser les conditions sociales de leur impact relatif. La cartographie idéologique esquissée dans Le discours néo-réactionnaire, ouvrage dirigé par Pascal Durand et Sarah Sinalco, entreprend, comme son titre l’indique, de maintenir la distinction entre le « discours » et sa réalisation, sans minorer la puissance des idées, mais en les éclairant par leur diffusion médiatique et institutionnelle. Cette approche, plus descriptive que les précédentes, permet de mesurer à quel point une certaine critique du monde néolibéral emprunte parfois ses armes théoriques, sans toujours s’en douter, à son adversaire même. Ainsi Edouard Delruelle souligne-t-il que les nombreuses reprises contemporaines de l’analyse du symbolique par Jacques Lacan se préoccupent peu des origines et des visées très peu émancipatrices d’une telle élaboration normative, répétée sans jamais être discutée, qui sert avant tout les conceptions patriarcales et traditionalistes de la familles. Car « Lacan passe Freud et Levi-Strauss au filtre d’un conservatisme néo-comtien dont il a trouvé l’inspiration politique, avant-guerre, chez Charles Maurras, duquel on sait qu’il fut idéologiquement proche »[37].

Pareille histoire intellectuelle et politique des idées les relie non pas d’abord à leurs effets supposés mais à leurs causes objectives, c’est-à-dire, entre autres, à leurs auteurs et aux trajectoires sociales et politiques de ces derniers. Elle permet de mesurer la puissance et les limites du discours néolibéral comme celles des idées réactionnaires, évitant de saisir le discours néolibéral à l’aune de ses propres prétentions – « changer le coeur et l’esprit » claironnait Margaret Thatcher. Il semble théoriquement et politiquement plus fécond de l’analyser comme arme parmi d’autres aux mains des classes dominantes, de leurs alliés et de leurs ralliés, comme une idéologie donc, plus que jamais fragilisée par l’écart croissant entre des préconisations pratiques, leurs légitimations doctrinales et les effets réels des politiques concrètes sur les individus et sur leur conscience. Car les plans d’austérité imposés de par le monde ne conduisent pas avant tout ceux qui sont des salariés précarisés à se concevoir comme entrepreneurs de soi et comme consommateurs effrénés, mais plutôt à ressentir toujours plus violemment des formes d’exploitation renforcée qui entrent en tension avec les promesses du marché.

Pour autant, il ne s’agit pas de nier que ce dispositif parvienne aussi à produire le consentement et à mettre en boucle ses causes et ses effets : la destruction de la solidarité et de l’égalité. Mais l’alliance qui se dessine entre néoconservatisme et néolibéralisme est précisément une tentative de répondre à la tendance à la sécession des classes populaires, alors que la gauche peine à organiser une colère et un désarroi montants. Dès lors, il reste à comprendre la façon dont les politiques néolibérales, loin de produire un imaginaire commun, clivent les classes et les groupes mais aussi les individus, construisant une hégémonie par désagrégation plutôt que par adhésion. Cette approche des idées, centrée sur ceux qui les diffusent et ceux les reçoivent, et souvent les deux à la fois, est la condition d’une contre-offensive, sur le terrain des idées comme sur celui de la construction d’une alternative politique et sociale au capitalisme contemporain en même temps qu’aux idéologies asservissantes et régressives qu’il propage.

Il faut y insister, nombreux sont ceux qui combattent le carcan néolibéral, en produisant des travaux théoriques, mais aussi oeuvrant à l’existence de médias alternatifs, de maisons d’édition indépendantes, de revues, de sites internet et de séminaires, de partis, de syndicats et d’associations. Une partie de la vie intellectuellement contemporaine (si l’on y inclue tous ceux qui participent à l’élaboration et à la diffusion des idées, qu’ils en soient ou non des professionnels) se donne pour mission d’intervenir dans les luttes d’idées et le combat politique, y compris en remettant en cause la figure traditionnelle de l’intellectuel spécialisé, académique, se contentant de décrire des conflits auxquels il demeure extérieur. Car la voie émancipatrice a ceci de singulier qu’elle ne saurait être un pur discours, ni une autre idéologie mais la construction en idées et en actes d’un autre monde, fédérant les exploité-e-s et les dominé-e-s, et partant des individus tels qu’ils sont, contradictoires et vivants.

 

Cet article est paru dans le numéro 32 de la revue Contretemps

 

Notes

[1]       David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, trad. A. Burlaud, A. Feron, V. Gysembergh, M. Leclair et G. Tilliette, Paris, Les prairies ordinaires, 2014, p. 16.

[2]       Ibid., p. 76.

[3]       Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre – enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, 2002.

[4]       Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, p. 31.

[5]       Perry Anderson, La pensée tiède – Un regard critique sur la culture française, trad. W. O. Desmond, Paris, Seuil, 2005, p. 27.

[6]       Michael Scott Christofferson, Les intellectuels contre la gauche – L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), trad. A. Merlot, Marseille, Agone, 2009.

[7]       Pierre Dardot, Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas – Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte, 2016, p. 13.

[8]       Ibid., p. 19.

[9]       Ibid., p. 30.

[10]     Ibid., p. 53.

[11]     Ibid., p. 65.

[12]     Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde – Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009, p. 479.

[13]     Pierre Dardot, Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas, éd. cit., pp. 141 et suivantes.

[14]     Ibid., p. 148 (la formule est d’Amador Fernandez-Savater).

[15]     Shlomo Sand, La fin de l’intellectuel français ? – De Zola à Houellebecq, trad. M. Bilis, Paris, La Dispute, 2016.

[16]     Ibid., p. 205.

[17]     Les éditions Raisons d’agir, Le Croquant, La Dispute, pour ne citer qu’elles, proposent des ouvrages critiques précieux sur ce plan.

[18]     François Cusset, La droitisation du monde, Paris, Textuel, 2016. Au cours de cet ouvrage, l’auteur est amené à nuancer la thèse résumée par son titre.

[19]     Vincent Tiberj, « La politique des deux axes – variables sociologiques, valeurs et votes en France (1988-2007) », Revue française de sciences politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2012/1, vol. 62 (https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2012-1-page-71.htm)

[20]     Keith Dixon, Les évangélistes du marché, Paris, Raisons d’agir, 1998, p. 45.

[21]     Alain Badiou, La vraie vie, Paris, Fayard, 2016, p. 43.

[22]     André Tosel, « Remarques de méthode sur l’imaginaire néolibéral », in : Imaginaires du néolibéralisme, dir. François Cusset, Thierry Labica et Véronique Rauline, Paris, La Dispute, 2016, p. 44.

[23]     Ibid., p. 46.

[24]     Cf., par exemple, Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Paris, La Fabrique, 2010.

[25]     Cf., par exemple, Dany-Robert Dufour, L’art de réduire les têtes – Sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’heure du capitalisme total, Paris, Denoël, 2003.

[26]     Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, éd. cit., p. 448.

[27]     Ibid., p. 409.

[28]     Ibid., p. 449.

[29]     Zygmunt Baumann, La vie liquide, trad. C. Rosson, Arles, Editions du Rouergue, 2006.

[30]     Christopher Lasch, La culture du narcissisme – La vie américaine à un âge de déclin des espérances, trad. M. Landa, Paris, Flammarion, 2000.

[31]     Theodor W. Adorno, Minima moralia : réflexions sur la vie mutilée, trad. E. Kaujholz et J.R. Ladmiral, Paris, Payot, 2003.

[32]     Imaginaires du néolibéralisme, éd. cit.

[33]     Ibid., p. 61.

[34]     Ibid., p. 209.

[35]     Ibid., pp. 117 et suivantes.

[36]     Le néolibéralisme est « moins un objet en soi qu’un certain état historique des forces (économiques, sociales, culturelles et leur représentation imaginaire » lit-on dans l’introduction (Ibid., p. 17).

[37]     Eric Delruelle, « La ‘bonne nature’ du Symbolique : sur quelques équivoques de l’anthropologie française contemporaine », in : Le discours néo-réactionnaire, dir. Pascal Durand et Sarah Sinalco, Paris, CNRS éditions, 2015, p. 219.

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