Bloc arc-en-ciel contre bloc bourgeois. Un extrait du livre d’Aurélie Trouvé
Aurélie Trouvé, Le Bloc arc-en-ciel. Pour une stratégie politique radicale et inclusive, Paris, La Découverte, septembre 2021.
L’affrontement qui vient
Face à l’impératif sanitaire suscité par la pandémie de Covid-19, l’économie mondialisée a été bouleversée. Des contraintes sans précédent ont été imposées aux industries et aux commerces, dont beaucoup ont dû stopper net tout ou partie de leur activité. Au mois d’avril 2020, Emmanuel Macron expliquait aux milieux d’affaires que l’économie devait être étatisée : « Nous avons nationalisé les salaires et le compte d’exploitation d’à peu près toutes nos entreprises. » Des dizaines de milliards d’euros ont été versés afin de protéger l’économie, quasiment sans aucune conditionnalité sociale et environnementale. Dos au mur, Macron s’est mué en David Copperfield et a brusquement découvert la formule de l’ « argent magique » qui avait tant manquée pendant des années à des services publics pourtant aussi cruciaux que la santé, la recherche ou l’éducation. Mais si cette détermination à sauver l’existant s’est montrée sans faille, ni la justice sociale ni l’ambition écologique ne sont au rendez- vous du « monde d’après ».
Le gouvernement français espère gagner en appliquant la « stratégie du choc »[1] : profiter de la désorientation produite par la crise afin d’accélérer la mise en œuvre de sa politique antisociale et anti- écologique de redistribution vers les plus riches. C’est le programme d’une droite « bourgeoise » qu’il réinvente à la faveur d’une nouvelle conjoncture[2]. Un programme que ce livre entend contribuer à défaire. Avec la crise sanitaire, les peuples ont subi de plein fouet les conséquences de quarante ans d’affaiblissement des services publics et de dépendance accrue aux importations et à quelques pays tiers, y compris concernant des biens essentiels comme les médicaments. À la faveur de la crise de la Covid, on a redécouvert le sort réservé aux personnes âgées dans les Ehpad, les conditions de vie indignes des sans-logis ou des migrants, premières victimes du coronavirus, « en même temps » que le caractère intouchable des milliardaires, qui ont vu leur fortune exploser pendant la crise, la toute-puissance de multinationales décidant des bénéficiaires prioritaires des vaccins et profitant de milliards d’aides publiques tout en continuant à verser des dividendes à leurs actionnaires.
Beaucoup de gens ont compris que l’État pouvait, au nom de certains impératifs, dépenser des sommes gigantesques en un rien de temps et prendre des décisions extrêmement contraignantes pour l’économie, à l’inverse des préceptes du néolibéralisme assénés depuis tant d’années par les élites économiques et politiques. Beaucoup ont compris aussi qu’en peu de temps, nous pouvions transformer nos façons de consommer et réduire drastiquement notre empreinte écologique.
Beaucoup, encore, sont en colère face aux morts qui auraient pu être évitées. Alors que des centaines de milliards d’euros ont été dépensés depuis le début de la crise sanitaire, Macron a décidé, en toute conscience, de ne pas consacrer les quelques dizaines de milliards d’euros indispensables à la remise à flot des hôpitaux publics, à des conditions sanitaires adéquates dans les Ehpad, les écoles, les universités, au soutien des plus vulnérables, chômeurs, migrants, travailleurs pauvres… Sans ces politiques irresponsables, on n’aurait sans doute pas déploré ces centaines de morts par jour, frappant d’abord les plus vulnérables, les plus âgés, les plus pauvres, les premiers de corvée ou les soignants. On n’aurait sans doute pas constaté non plus ces dégâts pédagogiques et psychologiques considérables s’abattant sur les jeunes, de la maternelle à l’enseignement supérieur.
Pourquoi de telles décisions du gouvernement, alors que même sur un plan strictement économique elles sont incompréhensibles ? Parce qu’elles ont été préparées avec en permanence à l’esprit la volonté de ne pas donner prise à une alternative progressiste et, surtout de ne pas légitimer le mouvement contre la casse des services publics, de ne pas remettre en cause l’idéologie qui donne toujours l’initiative aux riches. Et dans le but de masquer sa propre responsabilité, le gouvernement a choisi de nous culpabiliser et de nous diviser, jouant sur l’idée que les premiers responsables de la pandémie seraient ceux qui ne respectent pas les consignes sanitaires.
Qui peut croire que la plupart des citoyens, en France et ailleurs, accepteront de tracer un trait sur ce qu’il s’est passé ? Sur le manque dramatique de lits en réanimation, de masques, de tests, de vaccins, de soignants ? Sur les fractures sociales qui ont exacerbé la crise ? Et que les mêmes puissent poursuivre impunément des politiques qui ont mené au désastre ? Entre deux voies frontalement opposées, entre d’un côté un bloc dirigeant qui impose toujours plus violemment ses politiques et opte en temps de crise pour une « stratégie du choc », de l’autre une population qui les subit et les rejette, les rapports ne peuvent que se tendre. Les fractures entre classes sociales sont à nu. Des chemins radicalement différents s’offrent au monde et le choix d’emprunter l’un ou l’autre marquera durablement l’histoire.
Le temps de la bifurcation
Un nouveau siècle commence en 2021. Au sortir d’une pandémie qui vient clore une décennie de chaos économique et social et de périls démocratiques et environnementaux, les bouleversements politiques à provoquer sont radicaux. Notre tâche collective est de trouver les moyens d’une réponse à la hauteur de la situation. Afin de défaire la droite des riches, la droite identitaire et leurs hybrides, cette réponse devra s’attaquer aux racines du système.
Le défi est politique et stratégique. Un des paradoxes hexagonaux est que la faiblesse de la gauche dans les urnes est contemporaine d’une certaine vitalité retrouvée des mouvements sociaux et des réseaux de résistance et de solidarité. Il nous faut donc opérer un saut stratégique, activer les ressorts d’une nouvelle articulation sociale et politique de façon à faire bloc, à la manière dont la Rainbow Coalition à la fin des années 1960 fit trembler l’ordre raciste et capitaliste aux États-Unis. Ce bloc arc-en-ciel est l’alternative dont nous avons besoin. Comment nous pouvons le mettre en mouvement en France aujourd’hui, c’est le sujet de ce livre.
Agronome de formation et, de profession, enseignante-chercheuse en économie, j’ai choisi de m’engager pleinement, activement dans les mouvements sociaux depuis que je suis étudiante, comme militante locale puis comme porte-parole d’une association, Attac. Vingt ans d’engagement qui m’ont amenée au cœur des luttes sociales et éco- logiques. Vingt ans pendant lesquels, tout en étant une cheville ouvrière de certaines de ces mobilisations, j’ai pu observer ce qui se déroulait. Ma colère contre les injustices est toujours aussi vive et je suis convaincue que nous pouvons construire un « monde d’après » le patriarcat, le capitalisme, le racisme et le productivisme. J’ai même la certitude que le moment est venu de passer des résistances à l’offensive, de reprendre le casse-tête de la lutte pour le pouvoir et l’émancipation. À cette fin, il nous faut rassembler autour d’un projet à la hauteur de la radicalité des enjeux de la période, avec une alliance de forces suffisamment large pour espérer prendre le pouvoir et l’exercer de façon démocratique. C’est en animatrice et organisatrice dans le mouvement social que j’aborde ce problème et c’est à ce titre que je vous propose dans ce livre de suivre le fil d’une hypothèse stratégique : le bloc arc-en-ciel.
Mais ce problème, je l’aborde aussi avec ce que je suis – et ne suis pas. Nous avons tous une subjectivité liée à nos propres vies. Comme beaucoup de militants, je me suis souvent interrogée sur le pourquoi de ma colère et de mon engagement. Parce que je suis une femme et que j’ai subi, comme toutes, la domination patriarcale et, comme beaucoup, des violences sexuelles et sexistes. Parce que je viens d’une famille de classe moyenne, avec un père au chômage, et que j’ai eu depuis toute petite ce sentiment de ne pas faire partie d’une élite bourgeoise et héritière. Parce que pendant dix ans d’athlétisme à haut niveau, sur le tartan du stade de Nîmes planté au milieu de la ZUP ou bien ailleurs, j’ai noué des amitiés fortes avec des personnes de multiples origines sociales et ethno-raciales, de multiples cultures et religions. Parce que je courais avec des copains venus du Maghreb, qui espéraient décrocher la nationalité française et vivre des courses à pied. Parce que je côtoyais tous ces entraîneurs bénévoles, dans des clubs trop peu aidés, réalisant pourtant un travail d’insertion sociale remarquable. Je me rends compte aujourd’hui que c’est parce que ces identités multiples me traversent, parce que j’ai pu vivre cette mixité sociale, que la conjonction des colères et des luttes me paraît évidente et capable de nourrir des stratégies politiques d’émancipation.
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Illustration : Photograph © Andrew Dunn, 27 September 2005. Website: http://www.andrewdunnphoto.com/
Notes
[1] Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, Arles, 2007.
[2] Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’Illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raisons d’agir, 2017.