Lire hors-ligne :

Dans ce texte, le militant portugais João Camargo – membre d’un collectif de travailleurs précaires (« Précaires inflexibles ») – revient sur la situation politique au Portugal. Victime de programmes d’austérité brutaux, d’abord imposés par le PSP (Parti socialiste portugais) puis par le PSD (Parti social-démocrate, droite), le peuple portugais a relevé la tête à travers de gigantesques manifestations dans toutes les villes du pays, mettant le gouvernement de Passos Coelho sur la défensive sans pour autant le faire reculer. 

 

L’impasse portugaise ne ressemble en rien à une impasse mexicaine1. Dans cette impasse digne d’un jeu vidéo, le tueur à gages (à savoir le gouvernement portugais), a été abattu, écrasé et enterré, et pourtant, son commanditaire (la Troïka), continue à lui envoyer des points de vie afin de le maintenir sain et sauf.

Il s’agit là d’un cas classique de tromperie qui dure depuis longtemps, mais au lieu de jeter l’éponge, l’équipe portugaise se trouve renforcée. Le 2 mars, plus d’un million et demi de Portugais sont ainsi descendus dans la rue, sous le slogan : « Que la Troïka aille se faire foutre ». Dans près d’une trentaine de villes à travers le pays, les manifestants ont dénoncé clairement les politiques d’austérité ainsi que leurs promoteurs : le gouvernement et la Troïka, exigeant la démission du gouvernement et revendiquant le retrait du mémorandum imposé par la Troïka. Et ce n’était pas la première fois. Le 15 septembre de l’année dernière, les Portugais, outragés, avaient déjà élevé la voix contre le gouvernement et la Troïka, rassemblant près d’un million de personnes à travers le pays, en scandant pour la première fois le mot d’ordre : « Que la Troïka aille se faire foutre ».

La légitimité démocratique du gouvernement a donc été réduite en lambeaux par la rue, qui exige à présent sa démission. Une telle exigence rassemble l’ensemble des partis de l’opposition2, les organisations de la société civile, les syndicats, et à présent la Cour constitutionnelle. En effet, pour la seconde année consécutive, la Cour constitutionnelle a jugé que les coupes budgétaires étaient contraires à la loi, et donc anti-constitutionnelles. Et alors que le gouvernement avait autorisé l’année dernière, de manière totalement illégale, les nouvelles coupes budgétaires, en prétextant de « l’urgence économique » dans laquelle le pays se trouvait plongé, cette année, la Cour a utilisé ses pleins pouvoirs pour exiger le rétablissement des salaires qui ont été retirés aux salariés, retraités, chômeurs, universitaires et fonctionnaires.

Pour la seconde fois, le plan budgétaire du gouvernement était jugé anti-constitutionnel, et donc illégal, et la protestation générale a émergé de nouveau dans la société civile : démission immédiate. Le gouvernement, isolé et rendu incapable de se montrer publiquement pendant plus de deux mois (le Premier ministre, ses ministres et ses secrétaires d’Etat étaient interrompus à chaque audience), n’a donc présenté aucune mesure d’austérité durant cette période : d’abord de peur de provoquer de nouvelles mobilisations, ensuite en raison des rassemblements massifs. Entre le jour où le Parti socialiste a déposé la motion exigeant la démission du gouvernement et la décision de la Cour constitutionnelle, le ministre le plus important du gouvernement, celui qui lui a imprimé son orientation politique, Miguel Relvas, a présenté sa démission, laissant le Premier ministre orphelin de l’homme qui l’avait porté à la tête du Parti social-démocrate (PSD)3 et du pays.

Le gouvernement emploie à présent la rhétorique bien connue de la peur et de la faillite, mais aussi de l’absence d’alternative. Le Président de la République, Cavaco Silva, qui avait lui-même demandé à la Cour constitutionnelle d’évaluer le nouveau budget de l’Etat, estime que le gouvernement est à même de se maintenir au pouvoir. Il est probablement le seul dans le pays à le croire, preuve de son caractère partisan et de sa loyauté envers son parti de toujours, le PSD. Les événements récents (notamment les manifestations du 2 mars), ont montré que le Président lui-même se trouve sur une pente glissante, étant considéré comme inefficace, partisan et incapable d’exercer la fonction qu’il occupe depuis sept ans.

La décision de la Cour constitutionnelle relative aux coupes budgétaires exigées par la troïka, est un pas important en avant vers la reconnaissance de l’illégitimité des conditions imposées aux pays d’Europe du sud, particulièrement après l’épisode chypriote. Ce dernier a montré qu’il n’y a ni frontières ni scrupules en matière d’oppression et d’exploitation économique, dans cette vision plus que jamais impérialiste de l’Europe. L’exigence populaire et les manifestations historiques aux cris de « Que la troïka aille se faire foutre » ont eu, sur cette question, un rôle crucial, permettant à la Cour de faire primer des lois nationales et démocratiques sur des traités et des mémorandums européens, imposés sans vote.

Le gouvernement portugais est à présent un esprit frappeur 4, hantant sa population bien qu’il ait perdu toute légitimité. Le principal parti au gouvernement (le PSD) a déclaré qu’il était en désaccord la décision de la Cour constitutionnelle, après avoir préventivement annoncé que la Cour était légalement soumise au mémorandum de la troïka. En s’opposant à la décision de la Cour dans sa réponse officielle, le Premier ministre a montré de manière frappante que son allégeance va, non pas à la Constitution sur laquelle il prêté serment, mais au mémorandum de la Troïka, qu’il fait respecter comme s’il s’agissait de la nouvelle loi fondamentale. Les quelques commentateurs qui persistent à soutenir le gouvernement ont d’ailleurs éprouvé quelques difficultés à justifier cette position. Ils s’y sont pourtant résolus, alors même qu’elle constitue la première attaque directe contre l’indépendance du pouvoir judiciaire à l’égard du pouvoir exécutif.

La position du gouvernement a supposé l’invention d’un nouveau récit lui permettant de se maintenir au pouvoir : peu importe les coupes budgétaires qui seront imposées dans l’avenir, elles seraient attribuées aux décisions qu’aurait pris la Cour. Le Premier ministre, Passos Coelho, a annoncé ensuite que le gouvernement n’augmenterait pas les impôts, mais accélèrerait plutôt les coupes dans les services publics tels que la couverture santé et l’éducation. En insistant sur le déficit d’1,3 milliard d’euros provoqué par la décision de la Cour, il oubliait opportunément que les prédictions de son gouvernement étaient tombées de 1,9% du Produit intérieur brut (3,3 milliards d’euros). C’est oublier également qu’il avait annoncé 4 milliards d’euros de coupes supplémentaires, sans montrer le courage suffisant pour les exécuter face à la réponse populaire. 

Enfin, il passait sous silence le fait que les 13 milliards de coupes déjà imposées ont produit une hausse du chômage (qui affecte actuellement 1,5 million de travailleurs), et une récession de -3,2%. Le Portugal a été le pays d’Europe où les coupes dans les budgets sociaux ont été les plus fortes : 3,7 milliards. Coelho a donc signé une lettre préventive de démission, prétextant d’une impossibilité d’exercer le pouvoir dans le cadre de la loi nationale, pour  justifier d’avance son éventuel échec ou l’acceptation d’une seconde rançon (auprès de la troïka). La population a réagi avec humour, ironisant sur internet à propos de la déclaration officielle du Premier ministre : « Margaret Thatcher est morte. La Cour constitutionnelle doit assumer sa responsabilité dans cet événement ».

La Troïka a déjà étendu son emprise sur le Portugal, et elle sera amenée à « négocier » des coupes supplémentaires dans un moment de forte agitation politique et populaire. Ses représentants ont déjà annoncé qu’ils ne délivreraient la prochaine « tranche » de paiements que lorsque les coupes auront été exécutées. Le Président de la Commission européenne, le portugais Durão Barroso – qui est également membre du PSD – a quant à lui fait savoir que le Parti socialiste devait marcher main dans la main avec le gouvernement et accepter d’appliquer les coupes, essayant de satisfaire les ordres de la Troïka et d’imposer ainsi une transition paisible vers le nouveau régime d’austérité.

Une impasse portugaise n’a donc rien à voir avec une impasse mexicaine. On peut en effet douter que la Troïka puisse envoyer de quelconques points de vie à son homme de main, pour le maintenir dans le jeu. L’équipe portugaise doit donc se préparer (et se préparera) pour le dernier round.

 

Traduit de l’anglais par Milena Jakši? et Ugo Palheta.

Photographie: Trente Parke

 

Nos contenus sont sous licence Creative Commons, libres de diffusion, et Copyleft. Toute parution peut donc être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur•e(s) et URL d’origine activée.

 

Lire hors-ligne :

références

références
1 Une « impasse mexicaine » désigne une situation dans laquelle trois individus se menacent mutuellement, provoquant alors le blocage total. En effet, aucun d’entre eux n’a intérêt à attaquer l’un des deux autres, sous peine d’être attaqué par le troisième. En dehors des films de gangsters (cf. les films de Quentin Tarantino, notamment Reservoir Dogs), dans lesquels on retrouve souvent cette situation, on applique cette expression à des situations diplomatiques sensibles comme la crise des missiles de Cuba en 1962.
2 Constituant actuellement le plus grand parti de l’opposition, le Parti socialiste portugais – qui dirigeait le précédent gouvernement et avait été à ce titre le signataire de la première « rançon » – a déposé, la semaine dernière, une motion de censure à l’Assemblée, demandant la démission du gouvernement. Mais la majorité parlementaire l’a emporté.
3 Parti social-démocrate : il s’agit au Portugal d’un parti de centre-droit, défendant l’orthodoxie néolibérale.
4 En anglais un « poltergeist », ce qui désigne une personne qui agit dans le secret et provoque des événements visibles de tous.