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À propos de : Jean-Marie Vincent, Max Weber ou la démocratie inachevée (préface de Catherine Colliot-Thélène), Paris, Éditions du Félin, 2009.

Cet ouvrage, malgré ce que pourrait laisser penser son titre, n’est pas une nouvelle introduction à la sociologie de celui dont on doit brosser le portrait en « fondateur de discursivité » : Max Weber [1864-1920]. Elevé par la communauté scientifique au grade prestigieux, séminal, de « fondateur », il appartient en effet à l’espèce rare de ceux à partir desquels on parle. C’est dans cet esprit qu’il faut recevoir la récente réédition, rehaussée d’une excellente préface de Catherine Colliot-Thélène, du travail de feu Jean-Marie Vincent [1934-2004] : Max Weber ou la démocratie inachevée.

Ici, le sociologue allemand ne se donne donc pas en objet d’exégèse à saisir dans la dernière de ses virgules, à comprendre ligne à ligne, il s’offre en point pivot à partir duquel éclatent mille chemins fréquentés tantôt par ceux qu’il croisa effectivement (Robert Michels, dont la sociologie politique n’était pas indifférente au premier…, Ernst Bloch, moins estimé « à cause de son extrémisme », p. 35)…), mais également par d’autres qui parlèrent à partir de son nom (la tradition de l’École de Francfort, très friande de réflexions sur la domination de la « rationalité en finalité » et autre « désenchantement du monde »), et par un aîné qui l’intéressa au plus haut point, et sur lequel J.-M. Vincent revient assidûment (Karl Marx). Un objectif anime tout cela : composer un tableau vivant du présent démocratique.

Aussi assiste-t-on à une première partie de la réflexion où la pensée weberienne est inlassablement renvoyée à son contexte social, historique, de production, l’Allemagne de la fin du XIXème et du début du XXème où l’on parle construction de l’État bismarckien, unification allemande et agitation révolutionnaire. La sociologie politique weberienne, faite de domination, de violence et de force, d’inquiétude et de pessimisme, est alors mise à l’épreuve de ses vertus, une indubitable puissance analytique de ce qui s’offrait à elle, ainsi qu’à celle des critiques adressées par l’auteur au titre, après tout incontestable, d’un désir de renouvellement destiné à introduire à une modernité de la démocratie.

Le constat général en matière de modernité est limpide : il était, autrefois, un monde où l’économie du salut avait pour monnaie d’échange universelle « la recherche de moyens magiques ». Ce monde est mort. Nietzsche, père en idées de Weber, ne chantait pas un autre refrain. Cette liquidation de ce qui n’est plus qu’un vieux monde, nourrit certes la modernité, mais également l’instabilité propre à l’univers où l’homme fonde, et ce en vertu d’une rationalité déprise des Transcendances ultimes. Bref, ne peut qu’analyser le sociologue, on a affaire désormais à un paysage de révolutions et de contre-révolutions, croissance du mouvement ouvrier allemand à l’appui, de démocratie de masse, grande pourvoyeuse en compétitions, en oppositions fleurant bon la nostalgie romantique, restauratrice, et en attentes millénaristes. De Bismarck à Weimar en passant par le Parti communiste allemand, s’exprime ainsi une totalité donnant corps à l’idée de procès de rationalisation de la société, tant sur le plan d’une théorie générale de la dynamique de l’Occident, que sur celui d’une sociologie politique faite d’irrémissible domination (l’ami Michels étant instamment prié de cesser de croire à sa possible rémission, p. 143), et de bureaucratisation parfaitement en phase avec une logique de division du travail accomplie.

La domination, variable ontologique, indissociable de l’idée de structuration, cœur du politique en langage weberien, par là si profondément distinct de son vis-à-vis durkheimien, laisse cependant un goût d’inachevé aux yeux d’un J.-M. Vincent de formation marxiste. Bref, tout comme il manque à sa théorie de l’action ce que la sociologie phénoménologique d’ Alfred Schütz lui offre, à savoir une prise en compte des procédures ordinaires de création de sens, la théorie politique de Weber trouve à faillir dans le privilège accordé à la domination, en ce qu’elle coupe la voie d’une intelligibilité du pouvoir par lequel le « sens par en bas » advient, occasion de se compter pour les moins bien placés.

D’une pierre deux coups, il y a alors à débusquer quelque ambiguïté, quelque impropriété, dans cet angle du moderne qu’est l’individu chez Weber. Unité de mesure minimale de la rationalité en finalité propre au déploiement des modernités politique et économique, l’individu se trouve, si l’on s’en tient aux processus politiques, tranquillement digéré par les puissances bureaucratiques et institutionnelles. Ces puissances, carburant à l’inégalité, s’emploient activement à gommer l’individu, condition philosophique et pratique de possibilité d’existence du moderne. Si Weber a les bons outils, il ne proposerait donc pas le bon tableau. Á voir cependant : de ce qu’il y eut de l’oppression dans l’État, de la mortification individuelle dans les partis, il ne découle pas nécessairement que ces deux substances se manifestent toutes sous les mêmes formes d’expropriation de l’individu. D’autant plus que l’on ne sache pas que l’autonomie soit inconciliable avec la construction de l’État-moderne, et notamment de l’État dit providence (même s’il n’y a rien de divin là-dedans) qui a assuré la possibilité matérielle de l’autonomie (voir notamment Robert Castel et Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001).

Dans ce contexte, il y aurait même quelque discours d’époque a-critique à en appeler trop généreusement aux « nouvelles générations » (p. 173) suspicieuses face à toute perte d’autonomie, afin de répondre à ce fait que la représentation politique n’en fini plus de traverser ce que l’on nomme une « crise » tenant à ce qu’elle fige les rapports politiques, à ce qu’elle témoigne de ce vieux monde de l’industrie taylorienne fournissant sa matière première vivante tant à une forme déclinante de capitalisme, qu’à des organisations partisanes et syndicales obsolètes.

L’auteur ne s’arrête cependant pas là en matière de réflexion sur l’avènement de l’« individu moderne ». Fin du socialisme de caserne et transformations les plus fraîches du capitalisme ont incontestablement profondément estampillé le réel, de sorte à apporter leur pierre au long cheminement du désenchantement du monde.

Il est même possible d’évoquer un « millénarisme inversé » (Frederic Jameson), soit cette phase du réel marquée par une temporalité plane et circulaire, niant l’avenir comme progrès radical, au profit du renouvellement permanent de la gamme des maintenant, fortement épaulée par les innovations technologiques, grandes pourvoyeuses de nouvelles sensations sensorielles et psychiques. Bref, le capitalisme wébérien, la figure du capital « à la papa », a cédé le pas à son pendant hédoniste. L’ancienne agitation libertaire des années 1970, repensée selon l’ordre du postmodernisme culturel, trouve ici matière à satisfaire le culte du dépassement des frontières, du rejet des tabous et autres rigidités (dé)passées. Conduites individuelles hédonistes et flux marchands font ici système, note J.-M. Vincent. La transformation culturelle est telle qu’au sein même de l’entreprise, « dans le rapport de production », règne désormais la performance, mélange savant, et productif, d’audace, d’initiative, sans oublier la créativité. La liberté individuelle par le salariat, en quelque sorte.

Du dernier Foucault au Touraine de Critique de la modernité, ceci a reçu le nom de « procès de subjectivation ». Processus qui se trouve être en phase directe avec le délitement des organisations liées à l’État-Providence, qui n’en finit plus de connaître sa crise, comme les grands partis, les structures syndicales…, mais également en lien étroit avec l’écroulement progressif de ce que J.-M. Vincent disqualifie généreusement, à savoir les « formes anciennes d’assujettissement », comme la famille, l’école…, théâtres premiers de l’autorité et de la discipline. Il y a alors quelque ambivalence à discerner dans l’individualisme présent. Entreprise pluriséculaire de libération des « pesantes tutelles », son envers, logique, porte trace de la dissolution tendancielle des liens de solidarité traditionnels, tout comme de l’empire croissant des contraintes impersonnelles des multiples marchés (financiers, du travail…). D’où une ambiance combinant individualisme narcissique et apologie de la communication véritable, « authentique » comme on dit. Et il n’y aurait guère de majoration de la liberté du côté de cet individualisme friand de loisirs, de jouissance privée, puisqu’il participe de la production de valeurs, à tel point que la nature ne vaut désormais que par la valeur que l’on y met sous forme de résidences secondaires, parcours sportif, aménagements… L’individu n’est alors, selon la belle formule d’Adorno, qu’un « instrument de passage » (Durchgangsintrument) pour plus puissant que lui.

Aussi Jean-Marie Vincent en vient-il à invoquer un accroissement des « autonomies individuelles et collectives » pour faire face à cette nouvelle phase du désenchantement du monde. On ne pourra néanmoins s’empêcher de penser, en cet instant, que l’agitation libertaire des années 1970, ne tenait pas un autre discours, avec pour résultat ce que notre auteur s’emploie précisément à dénoncer, à savoir la naissance envahissante et omnipotente de l’individu narcissique.

Quoi qu’il en soit, que l’on goûte ou non ces thèses, une chose est certaine, cette compilation d’articles n’a rien du regrettable produit de circonstances commerciales accueillantes. Prenant à contre-pied les approches exégétiques d’auteurs, J.-M. Vincent engage la discussion, ferraille, digère, à partir d’un ailleurs de Weber (essentiellement l’École de Francfort), et lui donne par là même une nouvelle vie épaulée par deux clés thématiques de taille : « démocratie » et « modernité ». N’est-ce pas là une manière exemplaire de consacrer un classique ?

 

 

Thierry Blin est maître de conférence de sociologie à l’Université Montpellier III, chercheur à l’IRSA (Montpellier III) et chercheur associé au GEPECS (Paris V). Il est notamment l’auteur de Requiem pour une phénoménologie. Sur Alfred Schütz, Merleau-Ponty et quelques autres (Paris, Éditions du Félin, 2010) et de L’invention des sans-papiers. Essai sur la démocratie à l’épreuve du faible (Paris, PUF, à paraître en septembre 2010).

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