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Le Mexique, géant nord-américain de 130 millions d’habitants, connaît des élections fédérales singulières le 1er juillet prochain. Gouverné de 1929 à 2000 par le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), le pays connaît une alternance entre ce parti-État corporatiste et un parti de droite, le Parti Action Nationale (PAN), depuis le début du XXIème siècle.

Cette année, Andrés Manuel López Obrador, représentant le Mouvement de Régénération Nationale (MORENA), candidat pour la troisième fois consécutive, issu de la gauche, est le favori du scrutin. Est-il en mesure de mettre fin au cycle de violences qui meurtrit le Mexique ? Est-il en mesure de remettre en cause le modèle de domination mis en place par le PRI ?

Massimo Modonesi, professeur à l’Université Nationale Autonome du Mexique (UNAM), nous livre quelques clés de compréhension d’un pays à la croisée des chemins.

 

A l´époque des populismes de différentes saveurs et arômes, la droitisation ou pour le dire mieux, le recul de la gauche à l’échelle mondiale comme phénomène général opère des déplacements spécifiques dans différentes régions et pays et produit des recompositions du clivage entre droite et gauche, des catégories relatives et mouvantes mais qui permettent de situer et caractériser les forces politiques sur la ligne réaction-conservation-réformes-révolution par rapport à ses idéaux, ses référents sociaux et ses propositions politiques.

Au Mexique, comme ailleurs, il est évident que la tendance générale mène à ce que les gauches soient toujours moins de gauche. En même temps, ce qui reste de gauche dans le spectre politique, le candidat du Mouvement de Régénération Nationale (MORENA), Andrés Manuel López Obrador, déjà trois fois candidat à la présidence, est en tête des enquêtes d’opinion et s’est installé à l´épicentre des dynamiques de la campagne électorale et des débats qui en découlent.

A la différence de ce qui est survenu dans les pays du cône sud latino-américain, le Mexique a été gouverné pendant les trois dernières décennies par des partis qui ont sans relâche défendu le néolibéralisme, le cas échéant par le biais de fraudes et de manipulations électorales et médiatiques pour empêcher à tout prix une victoire du progressisme local.

Les droites mexicaines se sont succédées à la tête du gouvernement fédéral au nom de l’alternance, simulant le changement, modifiant la forme du régime pour maintenir sa substance oligarchique et néolibérale. Cependant, elles arrivent affaiblies à la veille de la compétition électorale dans la mesure où elles ont partagé la funeste responsabilité historique de la dérive économique et sociale d’un pays submergé dans la récession, parcouru par les inégalités, la pauvreté et la précarité, plongé dans une violence endémique qui est la conséquence de la perte de la capacité de régulation de l’État et de l’effondrement des valeurs au niveau sociétal.

Le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) a succédé au Parti Action Nationale (PAN) en 2012 et repris le contrôle de l’appareil de l’État fédéral, étalant tout son répertoire d’autoritarisme, de clientélisme et de corruption, en plus de ses relations avec les clans de narcotrafiquants dont la portée est difficile à mesurer en l’absence d’un pouvoir judiciaire autonome et efficace. Son candidat, José Antonio Meade, un technocrate ayant travaillé pour les deux partis qui tranquillise les hommes d’affaires nationaux et internationaux, ne semble avoir ni le charisme ni la capacité de formuler des promesses qui suscitent les passions populaires ou génèrent de la confiance et de l’espérance au-delà du périmètre des clientèles établies du PRI. Á moins que ne survienne une opération médiatique efficace qui fasse décoller sa candidature aux dépens de celle de son principal adversaire, comme lors de la « sale guerre médiatique » qui a permis en 2006 d’équilibrer suffisamment les intentions de vote afin que le contrôle des suffrages captifs et la fraude au moment du scrutin  donnent une victoire serrée à Felipe Calderón (0.56%), le président du PAN. Celui-ci a militarisé le pays  au prétexte de lancer une guerre contre les narcotraficants, une politique qui a donné un coup de pied au « nid de frelons » et a provoqué la massacre de dizaines de milliers de « victimes collatérales ».

Par ailleurs, le PAN, après deux mandats au bilan négatif, est conscient de ne pas être à lui seul en condition de concurrencer le PRI-gouvernement, de surcroît handicapé par une scission et par la concurrence de la candidate « indépendante » Margarita Zavala, épouse de l’ex-président Calderón, qui attirera une partie importante de son électorat traditionnel. Pour surmonter ces obstacles, son jeune, polémique et ambitieux candidat Ricardo Anaya, a réussi l’acrobatie idéologique de s’allier au Parti de la Révolution Démocratique (PRD), un parti qui a abandonné définitivement son héritage de gauche, récupéré en substance et en militants par MORENA. Le PRD arrive seulement à offrir quelques niches clientélaires au plus offrant et exister dans le marché politique dans la mesure où il peut entraver MORENA et AMLO, en particulier dans la Ville de Mexico et d’autres zones d’enracinement traditionnel de la gauche mexicaine.

Cette situation est à la base de la décision de López Obrador – suivi par son parti, sans débat interne visible – de se tourner drastiquement vers le centre, modérant un programme déjà bien modéré et accentuant davantage encore le discours conciliateur et « amoureux » qui avait déjà été inauguré en 2012.

L’opportunisme  omniprésent dans  la partitocratie mexicaine a provoqué une fuite de tous ceux que les indications des sondages assignent dans le rôle du perdant, à plus forte raison lorsqu’ils n’ont pas obtenu les places de candidat auxquelles ils aspiraient. MORENA est ainsi devenu le réceptacle de politiciens de tout poil de venant du PAN, du PRD et du PRI.

AMLO a orienté sa stratégie vers le centre-droit dans la mesure où il pense être couvert sur sa gauche, ce qui est exact dans la mesure où des secteurs politisés de la gauche et de la jeunesse vont voter pour lui en se bouchant le nez même s’ils ne s’identifient pas à son projet national-populaire plus conservateur que celui du PRD de 1989 et même que ses propres  campagnes de 2006 et 2012. Cette tendance au vote utile de gauche pour MORENA se trouve renforcée par la tentative avortée d’enregistrer la candidature indigène et anticapitaliste de Marichuy, la porte-parole du Conseil Indigène de Gouvernement émanant du Congrès National Indigène qui a obtenu l’appui du EZLN, l’Armée Zapatiste de Libération Nationale. Cet échec qui témoigne de la difficulté de création d’un pôle de rassemblement des gauches anticapitalistes.

En ces temps marqués par la présidence de Trump et par une spirale incontrôlable de violence qui secoue le pays, les élections mexicaines acquièrent un dimension dramatique. Toute solution de continuité implique de perpétuer des situations ayant déjà atteint un point critique. Une issue qui semblerait logique  serait que les pouvoirs en place optent pour une solution de compensation, une étape de régulation et de contention des tensions sociales à travers la construction d’un consensus nationaliste., Il n’est cependant pas évident que les classes dominantes mexicaines puisse faire confiance à AMLO. Pour cela, il faudrait qu’elles dépassent non seulement leurs craintes d’un virage « étatiste » et redistributif mais surtout leur profond préjugé de classe que leur inspire le style plébéien et le geste caudilliste de López Obrador. Ces aspects populistes ne se sont pas effacés malgré ses ouvertures vers le monde de l’entreprise avec lequel, soit dit en passant, il avait déjà pu coexister et faire des affaires pendant son mandat de maire de Mexico entre 2000 et 2005.

La question de la lutte contre la corruption est le point central du discours et du programme de AMLO et de MORENA, qui soutiennent que c’est là que résident les ressources économiques nécessaires à des politiques limitées mais significatives de redistribution de la richesse et d’investissements publics. Cependant, il s’agit d’un sujet délicat car, s’il produit des attentes chez d’importants secteurs de la société civile, il est perçu comme menaçant pour d’autres, notamment pour les  puissants groupes faisant partie qui ont fait de la corruption le modus operandi du système politico-économique.  Cette réalité qui n’est pas une nouveauté, elle paraît même consubstantielle au néolibéralisme, où la liberté du marché se conjugue avec des doses de corruption qui agissent un lubrifiant entre la sphère étatique et celle des entreprises et des marchés financiers.

Pour ces raisons, même si AMLO y MORENA parient sur une transition pacifique et inclusive, faisant des allusions explicites à une future amnistie des narcotrafiquants  et des délinquants au col blanc, il est peu probable que les choses se passent ainsi. Il  faut au contraire, prendre en considération le rôle des facteurs extra-institutionnels, comme le fait que des portions importantes du territoire national soient sous contrôle intégral de bandes criminelles et du PRI (souvent organiquement entremêlées). A cela s’ajoute  la grande disparité de ressources économiques investies dans les campagnes électorales,  visant à obtenir l’achat de voix et, le trucage des urnes, en particulier là où  la surveillance du vote fera défaut et où on obesrve ou une collusion systématique entre autorités locales et intérêts des partis de droite.

Pour initier une vraie transition démocratique, après le simulâcre des élections de 2000, et permettre au projet national-populaire qui était déjà celui de Cuauthémoc Cárdenas et du PRD et maintenant, dans une version plus conservatrice et moins démocratique, de AMLO et de MORENA de l’emporter, il faudra davantage qu’une journée civique d’ordinaire administration électorale.

La mémoire des luttes démocratiques de 1968 et de 1988 apparaît à l’arrière-plan historique, au moment de la commémoration respective de leur 50ème et 30ème anniversaire. Ces deux luttes ont été vaincues quant à leurs objectifs immédiats mais elles se sont converties en puissants facteurs de transformation par en bas.  A un niveau subjectif, ces mouvements stimulèrent la citoyenneté la politisation, et l’organisation des mouvements sociaux. Ils ouvrirent ainsi une brèche dans le système politique et mirent en échec l’autoritarisme, l’obligeant à  se transformer, même si c’était, en fin de compte, pour prolonger son existence.

Dans le Mexique d’aujourd’hui, face  au poids des forces conservatrices néolibérales, des nouveautés qui n’ont de progressiste que le nom et à l’éventualité de réactions violentes de droite, il ne peut y avoir de changement profond et durable sans lutte et sans débordement massif par en bas, comme nous l’enseignent les limites des récentes expériences latino-américaines.  Pour qu’une éventuelle victoire électorale de AMLO  puisse conduire à une rupture substantielle en termes démocratiques, de justice sociale et de souveraineté, il faut sortir du cadre  respectueux des routines électorales. Seule une rupture des équilibres et des relations de domination au Mexique peut permettre d’y arriver, mais une telle approche dépasse la logique de la campagne électorale et les projets des différents candidats qui y participent.

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