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“Cette interprétation est explicitée notamment par Isaak Roubine”

Lire hors-ligne :

Dans ce texte, Daniel Tanuro revient sur la dimension écologique du travail théorique de Moishe Postone, en particulier dans son livre Temps, travail et domination sociale. Il en montre les apports, qui participent de l’élaboration d’une critique marxiste du productivisme capitaliste (et d’une critique du « marxisme traditionnel »), mais également les questions laissées en suspens par Postone. Daniel Tanuro est notamment l’auteur de L’impossible capitalisme vert (La Découverte, 2010) et de plusieurs articles parus sur notre site.

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Moishe Postone est professeur d’histoire à l’université de Chicago. Spécialiste de Marx et du marxisme, il publie en 1993 Temps, travail et domination sociale, un gros livre qui ne sera disponible en français que 16 ans plus tard[fn] Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Ed. Mille et une Nuits, 2009.[/fn]. Rejeté catégoriquement par certains, porté aux nues par d’autres, Temps, travail et domination sociale est un ouvrage discutable par une série d’aspects mais néanmoins important et stimulant. Dans cette contribution, je me concentrerai en particulier sur l’intérêt du livre pour les écosocialistes/écomarxistes qui veulent fonder théoriquement leur spécificité. Postone apporte en effet du crédit à certains de leurs arguments, tout en ouvrant de nouvelles pistes de réflexion (qui ne sont guère explorées dans son livre).

Les 600 pages de Temps, travail et domination sociale se divisent en trois parties : une critique de ce que Postone appelle « le marxisme traditionnel », une critique de l’école de Francfort et, finalement, un ambitieux essai de reconstruction des catégories de Marx (capital, marchandise, valeur, travail abstrait, travail concret…). Cette dernière partie donne son sous-titre à l’ouvrage : « Une réinterprétation de la théorie critique de Marx ».

Le travail de Postone est fort riche et je n’ai pas la prétention d’en discuter toutes les dimensions. Je me contenterai de présenter la thèse essentielle de l’auteur et d’en discuter des éléments qui paraissent contestables, tout en soulignant l’intérêt de certaines réflexions. Je terminerai en évoquant quelques questions qui mériteraient ultérieurement un examen plus approfondi. J’invite les lecteurs intéressés à consulter d’autres recensions du livre : celle d’Antoine Artous, à laquelle j’adhère largement[fn] Antoine Artous, « L’actualité de la théorie de la valeur de Marx. A propos de Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale ».[/fn] ou, à l’opposé, celle de Jacques Bidet, pour qui « le contenu scientifique (du livre de Postone) est insignifiant et sa teneur politique désastreuse »[fn] Jacques Bidet, « Misère dans la philosophie marxiste : Moishe Postone lecteur du Capital ». La critique de J. Bidet porte notamment sur la question amplement disputée de l’existence – ou pas – d’un mode de production marchand précapitaliste[/fn] Jean-Marie Harribey propose lui aussi une appréciation positive, tout en formulant – notamment – des remarques écosocialistes[fn] Jean-Marie Harribey, « Ambivalence et dialectique du travail. Remarques sur le livre de Moishe Postone, « Temps, travail et domination sociale » », Contretemps, Nouvelle série, n° 4, 2009, pp. 137-149.[/fn].

 

Marchandise, travail abstrait, valeur et capital

Selon Postone, la contradiction du capitalisme est contenue tout entière dans la double nature de la marchandise, à la fois valeur d’usage et valeur d’échange, c’est-à-dire forme de la valeur. Cette double nature implique que le travail producteur de marchandises existe lui aussi sous une double nature, à la fois travail concret (producteur de valeurs d’usage) et travail abstrait (substance de la valeur). Pour Postone, ce n’est pas par hasard que Marx commence sa critique de l’économie politique par un chapitre sur la marchandise et ses mystères: tout le reste en découle.

Marx, on le sait, définit le capitalisme comme une société de production généralisée de marchandises. Sur le marché, les rapports de production entre les humains prennent l’apparence de relations entre les choses, tandis que les choses semblent douées de propriétés sociales. C’est le fétichisme de la marchandise, décortiqué dès les premières pages du Capital. La médiatisation sociale s’effectue donc par le biais du travail abstrait, qui se médiatise lui-même, dit Postone. Le mécanisme de la socialisation du travail est déguisé : dans le capitalisme, cette socialisation ne se réalise pas par le biais de règles dont le caractère social est évident (comme l’échange de services, fondement de la société féodale), mais par le truchement d’une catégorie abstraite (« le travail ») qui, bien qu’instituée par les humains, échappe à leur contrôle et les domine.

Selon Postone, si cette catégorie peut jouer un rôle aussi despotique, c’est précisément parce qu’elle se présente déguisée en loi naturelle : la « loi » selon laquelle le travail est un trait biologique de notre espèce, la médiation incontournable entre l’humanité et l’environnement pourvoyeur de ressources. « Il faut bien travailler pour vivre », dit-on familièrement. Or, l’apparence est trompeuse : ce n’est pas tant la nécessité transhistorique du « travail » en général, comme activité productive caractéristique d’Homo sapiens, qui domine la société actuelle, que la forme historique particulière du travail dans le capitalisme. Et cette forme est façonnée par le fait que ce mode de production vise à créer de la (sur)valeur, pas à satisfaire les besoins. Il ne s’agit donc pas de critiquer le capitalisme « du point de vue du travail » : le travail capitaliste est au contraire l’objet central de la critique, il ne peut pas être en même temps au principe de l’alternative, conclut Postone.

Reprenant l’analyse par Marx des deux opérations qui consistent à vendre pour acheter (marchandise-argent-marchandise, M-A-M) et à acheter pour vendre (A-M-A, qui n’a de sens que si on a A-M-A’, avec A’ plus grand que A), Postone souligne les différences épinglées dès le début du livre 1 du Capital : dans M-A-M, l’argent n’est qu’un intermédiaire facilitant l’échange (en différant l’achat de la vente, il facilite la satisfaction du besoin concret, qui est le but final de l’opération) ; dans A-M-A’, par contre, c’est la marchandise productrice de valeur (la force de travail) qui n’est qu’un intermédiaire, le but de l’échange n’est pas la satisfaction d’un besoin concret mais l’accumulation d’argent, et ce plus d’argent n’a d’utilité que réinvesti dans un nouveau cycle A’-M-A’’. La production de valeur supplante la production de richesses, la quantité supplante la qualité. Le moyen devient but, le but devient moyen et l’argent devient capital : une somme d’argent qui court à la recherche d’une plus-value, une valeur qui se valorise elle-même en absorbant toujours plus de travail abstrait, et tend ainsi à une croissance sans fin.

 

Dynamique directionnelle du capitalisme et subsomption du travail

Il y a donc une logique productiviste de la valeur, et par conséquent de la domination du travail abstrait qui en forme la substance. Pour Postone, cette logique est sans précédent, de sorte que le capitalisme est la première société de l’histoire humaine présentant ce qu’il appelle une « dynamique directionnelle »[fn] L’idée du capitalisme comme seule société de l’histoire présentant une « dynamique directionnelle » est intéressante, mais est-elle exacte ? Sans se prononcer sur d’autres formations sociales, la société esclavagiste de l’antiquité grecque et romaine pouvait-elle se reproduire sans acquérir toujours plus de nouveaux esclaves, donc de territoires, donc sans recourir à la guerre ? N’y avait-il pas là une « dynamique directionnelle » (qui semble d’ailleurs avoir joué un rôle dans l’effondrement de l’empire romain) ? Lire Maurice Godelier, L’idéel et le matériel, Flammarion, « Champs Essais », 2010.[/fn]. Celle-ci est sous-tendue par une « trajectoire de production » qui met en évidence et exacerbe les traits uniques de l’exploitation du travail dans ce mode de production: en effet, la force de travail, parce qu’elle est productrice de (sur)valeur, est exploitée et n’est plus en définitive que la véritable matière première, l’objet réel de la production. Il s’ensuit que le travail en tant qu’activité devient de plus en plus « vide et fragmenté ».

La pression dans le sens de cette dégradation du travail ne peut que s’accentuer au cours de la « trajectoire de production ». En effet, le capital, du fait, selon Postone, de la détermination temporelle de la valeur (je discuterai cette détermination plus loin), a une « pulsion continue à l’augmentation de la productivité ». Celle-ci l’amène inévitablement à augmenter sa composition organique, donc à mettre en mouvement une force de travail qui est à la fois de plus en plus réduite relativement et de plus en plus cruciale à la production de survaleur, et par conséquent subordonnée de plus en plus despotiquement aux catégories abstraites. Cette force de travail, pour continuer à générer de la survaleur en quantité suffisante, doit être incorporée à des quantités croissantes de matières premières, ce qui constitue une des causes de la dégradation conjointe de l’environnement.

Marchant dans les traces de l’analyse marxienne de la coopération, Postone rejoue le film de cette dégradation du travail au fil des transformations qui marquent le passage de la manufacture à la grande industrie. Dans la coopération simple, le procès de travail lui-même n’est pas affecté : le capital se contente de s’approprier le surcroît de force productive qui jaillit de la coopération d’un grand nombre d’artisans transformés en salariés. Dans la manufacture, le procès de travail est décomposé en opérations successives de travailleurs différents qui ne peuvent travailler « que comme partie du tout ». L’obligation qu’ils ont de vendre leur force de travail ne repose plus seulement sur le fait qu’ils sont dépossédés des moyens de production, mais aussi sur les caractéristiques du procès de production lui-même. L’organisation de celui-ci devient donc spécifiquement capitaliste.

Cependant, à cette étape de la « trajectoire de production », ce que Marx appelle « la subsomption réelle du travail par le capital » n’est pas achevée. Elle est seulement organisationnelle, pas technique (Postone n’est pas aussi explicite sur l’aspect technique de la subsomption, j’y reviendrai). La manufacture n’est qu’ « une forme transitoire », au sein de laquelle « les travailleurs se servent toujours des outils, pas l’inverse », de sorte que « le travail humain demeure la force productive essentielle de la richesse matérielle ». Le basculement vers une forme spécifiquement capitaliste du procès technique de production intervient lorsque les avancées scientifiques et technologiques permettent le développement de la grande industrie où les outils sont remplacés par les machines, puis les machines produites par des machines. L’outil était un prolongement du travailleur, le travailleur devient un prolongement de la machine.

 

La grande industrie : saut qualitatif et domination contradictoire du capital

Postone souligne alors l’importance d’un fait mis en lumière par Marx dans les Grundrisse : dans la grande industrie, le travail humain immédiat et la nature ne sont plus les deux seules sources de richesse matérielle. En effet, les machines matérialisent pour ainsi dire l’apparition d’une troisième source qui joue un rôle sans cesse croissant dans le capitalisme: le savoir humain accumulé. Objectivé et approprié par le capital, incorporé à lui, il se dresse face aux travailleurs comme une force hostile. Ce savoir humain n’est pourtant rien d’autre que le résultat du travail des générations antérieures. Loin d’être le produit du capital, comme celui-ci l’affirme, il représente ce que Marx appelle la « force productive générale » de l’humanité, découlant de « sa compréhension et sa domination de la nature », de « son existence en tant que corps social, en un mot du développement de l’individu social ».

La grande industrie marque dans la « trajectoire de production » un saut qualitatif que Postone met bien en évidence. Et de citer Le Capital : « Alors que « la division du travail dans la manufacture doit être adaptée au travailleur et, en ce sens, est ‘subjective’, la division du travail à l’ère des machines est ‘objective’ : le procès de production est analysé dans ses éléments constituants à l’aide des sciences de la nature et sans égard aux principes (antérieurs) de la division du travail ‘centrés sur le travailleur’» (p. 497). A dater de ce moment, dit Postone, « la dimension temporelle abstraite de la valeur devient la détermination d’une forme particulière d’organisation et de discipline du travail » (p. 480). Dès lors, le procès de travail exprime pleinement « la fonction spécifique du travail humain immédiat sous le capitalisme, qui est d’être la source du temps de travail objectivé ».

S’appuyant sur les Grundrisse, Postone conclut de cette analyse que la contradiction majeure du capitalisme, pour Marx, n’est pas la contradiction entre le développement des forces productives et les rapports capitalistes de propriété – qui n’est, dit-il, qu’une contradiction entre les sphères de la production et de la distribution. La contradiction majeure, selon lui, traverse la sphère de la production elle-même: elle oppose le fait que, d’une part, « la force productive générale » de la société (la science et la technologie) étant devenue la source principale de la richesse matérielle, il est possible, grâce à elle, de réduire radicalement le temps de travail et de rendre au travail son sens comme activité productrice de l’existence sociale, tandis que, d’autre part, l’accumulation de valeur continue à dépendre du « vol du temps de travail d’autrui ». Ce vol constitue une « base misérable » (Marx), mais le capitalisme ne peut pas s’en passer, car elle est son essence même. En d’autres termes, la contradiction s’aiguise entre les deux dimensions du procès de production – procès de travail et procès de valorisation – elles-mêmes sous-tendues par les deux dimensions de la marchandise et du travail.

Postone insiste à juste titre sur la différence essentielle que Marx établit entre richesse et valeur, et dont il faut dire deux mots ici. Cette différence renvoie en effet au double caractère du travail dans le capitalisme. Pour Marx, la richesse est constituée des valeurs d’usage, ou plutôt des objets utiles[fn] On se range ici à la thèse de Tran Hai Hac, qui considère que la valeur d’usage n’est pas chose utile en général mais chose utile subsumée par la valeur, donc forme de chose utile spécifique au capitalisme. Tran Hai Hac, Relire le capital. Marx critique de l’économie politique et objet de la critique de l’économie politique, Cahiers libres, Ed. Page 2, 2003. Cette distinction entre valeurs d’usage et utilités est importante d’un point de vue écosocialiste, car elle fonde la critique du mode de consommation déterminé par la production capitaliste – non seulement en termes quantitatifs mais aussi en termes qualitatifs – et fait le lien avec le concept marxien de besoins humains réels. Elle est par ailleurs cohérente avec la distinction entre richesse et valeur.[/fn]. Produits par la nature et par l’activité productive des humains, ils sont caractérisés par leurs qualités, tandis que la valeur est une abstraction purement quantitative, une expression formelle du travail abstrait, du temps de travail social coagulé (Postone introduit la notion de « temps abstrait ») – une abstraction qui ne devient loi sociale que dans le mode de production capitaliste.

Pour l’auteur, le passage de la manufacture à la grande industrie entraîne une domination complète des catégories abstraites, mais cette domination est contradictoire, de sorte que s’ouvre aussi une possibilité anticapitaliste immanente qui n’existait pas au stade de la manufacture. En effet, «aussi longtemps que le travail humain demeure la force productive essentielle de la richesse matérielle, la production de cette richesse à un haut niveau de productivité entraîne nécessairement la même forme de travail que lorsque le but de la production est l’accumulation de la survaleur (…) (Au stade de la manufacture) la nature fragmentée, répétitive, unilatérale du travail ne peut être abolie que par une diminution considérable de la productivité et, partant, de la richesse matérielle » (p. 491). La grande industrie, selon Postone, permet de sortir de ce choix entre ‘richesse et beaucoup de travail’ vs. ‘austérité et moins de travail’ : dès lors que la plus grande partie de la richesse matérielle n’est plus produite par le travail mais par le savoir humain accumulé émerge la possibilité historique d’un dépassement du procès de travail capitaliste… Mais ce dépassement nécessite l’abolition de la valeur et de ce qui a été façonné par elle, notamment la grande industrie.

 

L’erreur du « marxisme traditionnel » focalisé sur la distribution

L’erreur du « marxisme traditionnel », d’après Postone, est de ne pas avoir compris cela, et de ne pas en avoir tiré toutes les conclusions. Or, elles ont une grande portée stratégique. Le socialisme se veut négation du capitalisme. On en manque l’essentiel si on le définit (seulement ?) comme abolition de la propriété privée des moyens de production : pour l’auteur, il ne s’agit pas (seulement ?) d’en finir avec le marché afin de mettre la sphère de la distribution en adéquation avec celle de la production, car cette sphère elle-même est le lieu de la contradiction capitaliste. Il ne s’agit pas (seulement ?) d’instaurer la propriété collective de l’appareil productif capitaliste, car cet appareil est le produit de la trajectoire capitaliste dictée par la domination du travail abstrait. Il ne s’agit pas non plus (seulement ?) d’éliminer la classe capitaliste pour permettre au « travail prolétarien » de se réaliser, car « le travail prolétarien est la base du capital », il « n’est donc pas le fondement de la possible négation de la formation sociale capitaliste ». (J’expliquerai plus loin la raison des « seulement ? »).

Postone n’épargne personne. Selon lui, tous les marxistes (il n’en cite pas un seul, et c’est agaçant, qui échapperait au « marxisme traditionnel » !) ont commis la même erreur fondamentale d’interprétation du Capital : ils ont saisi la valeur comme une « loi » de régulation économique inconsciente déterminant la distribution du travail entre les branches et celle des produits du travail entre les classes, et pas comme une catégorie structurant la sphère de la production à la fois dans ses aspects organisationnels et dans ses aspects techniques. Ils n’ont pas compris l’importance clé de la catégorie marxienne de travail abstrait, à partir de laquelle l’enjeu central de la critique du capitalisme se déplace de la sphère de la distribution à celle de la production, qui est en même temps production des caractéristiques de la société dans son ensemble (« fabrique de la modernité », selon l’expression de Postone).

Cette erreur à son tour est sous-tendue, d’après Postone, par l’idée que « la théorie de la valeur de Marx n’est pour l’essentiel qu’une version plus raffinée et plus cohérente de la théorie de la valeur-travail de Ricardo », que Marx ne divergerait fondamentalement de celui-ci qu’à partir de l’analyse de la plus-value (lorsqu’il montre que le profit est une forme de la plus-value). Or, Postone rappelle que la divergence de Marx avec Ricardo est plus profonde : tandis que Ricardo considère « le travail » en général comme source de la valeur (et fait donc non seulement du travail mais aussi de la valeur une donnée transhistorique de la production sociale), Marx considère la valeur comme une forme historique découlant de la forme spécifique du travail (en fait : des rapports de production) dans le mode de production capitaliste. Contrairement à Ricardo, il ne se contente pas de ramener la valeur au travail en général, il cherche à comprendre comment et pourquoi (dans quel contexte social et historique) le travail sous cette forme spécifique a nécessité la valeur en tant que forme[fn] Cette interprétation est explicitée notamment par Isaak Roubine[fn] Essais sur la théorie de la valeur de Marx, Syllepse, 2009, p. 102[/fn] ainsi que par Tran Hai Hac (op. cit.). Elle est d’autant plus crédible qu’elle est cohérente avec la démarche intellectuelle que Marx a adoptée pour critiquer la religion, et qui l’a amenée à se séparer du matérialisme de Feuerbach : il s’agit de « s’élever de l’abstrait au concret », c’est la seule méthode « scientifiquement correcte » (introduction aux Grundrisse).[/fn].

La critique de Postone n’est pas complètement dénuée de fondement. Des citations de Dobb, Sweezy, Mandel et autres, rassemblées dans la première partie du livre, en attestent. Antoine Artous amène des éléments supplémentaires dans sa préface au livre d’Isaak Roubine, et le note dans sa recension : dans son essai sur « la formation de la pensée économique de Karl Marx »[fn] Ernest Mandel, La formation de la pensée économique de Karl Marx. De 1843 jusqu’à la rédaction du Capital, Maspéro, 1967.[/fn], Ernest Mandel n’évoque pas la notion de « travail abstrait »… que Marx considérait comme son principal apport scientifique. Et en effet, le travail abstrait peut être considéré comme la découverte majeure du Capital : c’est grâce à cette catégorie que Marx distingue la valeur de la valeur d’échange, puis démontre que la plus-value est bien la seule source du profit et de la rente, de sorte que la valeur, en dépit des apparences, est bien le régulateur souterrain des phénomènes qui se manifestent à la surface du système capitaliste. En d’autres termes, le travail abstrait est le chaînon indispensable pour « boucler » la critique de l’économie politique qui progresse de l’abstrait au concret entre le premier et le troisième livre du Capital.

Selon Postone, le « marxisme traditionnel » tend à rabaisser l’ambition de l’auteur du Capital. De fait, Marx n’entendait pas perfectionner la science économique mais en faire la critique implacable et, à travers elle, celle du capitalisme, dont il entendait montrer en même temps qu’il inclut la possibilité immanente de son propre dépassement. De ce point de vue, Temps, travail et domination sociale mérite d’être vu comme une contribution à une interprétation révolutionnaire de l’œuvre de Marx. Mais c’est une interprétation parmi d’autres, dont Postone tend à nier l’existence. En particulier, Isaak Roubine a défendu dès les années vingt du siècle passé l’importance clé du travail abstrait et soutenu que le fétichisme de la marchandise est plus qu’une métaphore : un élément décisif de la théorie de la valeur, impliquant la centralité de la sphère de la production par rapport à celle de la distribution[fn] « L’acquis principal de la théorie du fétichisme n’est pas que l’économie politique dissimule derrière des catégories matérielles les rapports de production qui se nouent entre les hommes ; c’est que, dans une économie marchande-capitaliste, ces rapports de production acquièrent nécessairement une forme matérielle et ne peuvent exister que sous cette forme. (…) Dans sa formulation abrégée courante, (la théorie de la valeur) dit que la valeur de la marchandise dépend de la quantité de travail socialement nécessaire à sa production (…). Il est plus approprié d’exprimer la théorie de la valeur de la façon inverse : dans la société marchande-capitaliste, les rapports que nouent les hommes à l’occasion de l’activité de production acquièrent la forme de la valeur des objets et ne peuvent apparaître que sous cette forme matérielle. Le point de départ de la recherche n’est plus alors la valeur, mais le travail : ce n’est plus les transactions de l’échange marchand en tant que tel mais la structure de production de la société marchande, l’ensemble des rapports de production entre les hommes. Les transactions de l’échange marchand sont alors les conséquences nécessaires de la structure interne de la société : elles sont l’un des aspects du procès social de production ».[/fn].

 

Un capitalisme administratif, sans marché ni concurrence ?

Postone, cependant, pousse le bouchon trop loin. Du fait que la contradiction majeure du système n’oppose pas la sphère de la distribution à celle de la production, mais traverse celle-ci, il déduit que le marché et la propriété privée des moyens de production ne sont pas essentiels au capitalisme. « Bien que le mode de circulation par le marché puisse avoir été nécessaire à la genèse historique de la marchandise en tant que forme totalisante, écrit-il, celui-ci (le marché, DT) ne reste pas forcément essentiel à cette forme. On peut tout aussi bien concevoir qu’un autre mode de coordination et de généralisation –administratif par exemple- remplisse la même fonction (…). Dès lors qu’elle est établie, la loi de la valeur peut aussi être médiatisée politiquement » (p. 428).

Pour que cette affirmation tienne la route, l’auteur doit démontrer que la « pulsion continue à la hausse de la productivité », qui fonde typiquement la « trajectoire de production » capitaliste, ne découle pas de la concurrence entre capitaux rivaux. Il écrit donc ceci : « Bien que l’on puisse recourir à la concurrence entre les capitaux pour expliquer l’existence de la croissance, (…) on ne peut pas expliquer adéquatement cette trajectoire en termes de marché et de propriété privée. (…) La planification, qu’elle réussisse ou qu’elle échoue, représenterait une réponse consciente aux contraintes exercées par les formes aliénées de rapports sociaux exprimés par la valeur et le capital, mais elle ne les dépasserait pas » (p. 461).

On pourrait donc avoir un ‘capitalisme administratif’, sans marché ni propriété privée des moyens de production, où la loi de la valeur serait « médiatisée politiquement », nous dit Postone. La faiblesse de l’argumentation saute aux yeux. D’une part, le capitalisme est né historiquement sous la forme de « capitaux nombreux » (Marx) et sa dynamique contradictoire de destruction-reconstruction, que Postone décrit fort bien, fait que les tendances à la concentration et à la centralisation du capital sont constamment mitigées par l’apparition de nouveaux marchés que de nouveaux capitaux tentent d’occuper dans un contexte hautement concurrentiel. D’autre part et surtout, en supposant un instant un capitalisme composé d’un seul capital, il n’y aurait pas de différences entre la valeur et le prix, entre les valeurs d’échange et les prix de production, et entre le profit moyen et la plus-value. Or, ce sont ces différences qui incitent les capitalistes à investir dans des machines, pour abaisser le prix de production de leur affaire au-dessous du prix de production moyen et empocher ainsi un surprofit (ou « rente technologique »). Par ailleurs, s’il n’y a pas de différence entre valeur et prix, on ne comprend plus comment des choses qui ne sont pas produits du travail peuvent avoir un prix. Or, cette compréhension est décisive à l’analyse du prix de la force de travail et à la critique des stratégies néolibérales d’ « internalisation des externalités environnementales».

Postone décrit fort bien le fonctionnement de ce qu’il désigne comme « le moulin de discipline » capitaliste – l’ajustement périodique de l’heure de travail social à la hausse continue de la productivité. Mais chacun peut constater que ce « moulin » est mis en mouvement par la concurrence entre capitalistes qui s’affrontent pour gagner des parts de marché. En admettant que cet effet automatique de la concurrence puisse être remplacé par des décisions politiques (mais il faudrait alors un appareil administratif gigantesque), «le moulin de discipline » n’aurait plus « le caractère d’une loi, un aspect objectif indépendant de la volonté humaine » (p. 427). Étant donné que Postone affirme par ailleurs que le fonctionnement automatique du « moulin » constitue « la détermination initiale » de la loi de la valeur et lui confère son caractère dynamique de « transformations/reconstitutions sociales permanentes », il est clair que l’auteur s’enfonce ici dans des contradictions inextricables. Se camper comme le seul interprète pertinent de Marx tout en niant que la division du travail social en multiples procès de travail privé est caractéristique de la forme valeur est pour le moins audacieux. Car sur ce point, Marx est catégorique : « Le capital existe et ne peut exister que comme pluralité de capitaux et s’est pourquoi sa détermination apparaît comme action réciproque des différents capitaux »[fn] Karl Marx, Manuscrits de 1857-58, tome 1, p. 353.[/fn].

 

Capitalisme d’État, « marxisme traditionnel » et contre-révolution bureaucratique

L’insistance théorique de Postone à affirmer que la contradiction majeure du capitalisme n’oppose pas le caractère social de la production à la propriété privée des moyens de production est évidemment en relation avec son analyse politique de l’URSS et du « socialisme réel » en général. « Il ne faut pas concevoir le ‘socialisme réellement existant’ et les systèmes d’Etat providence à l’Ouest comme des sociétés radicalement différentes, écrit-il, mais comme des variations relativement importantes de la même forme interventionniste d’Etat du capitalisme mondial au XXe siècle. Loin de démontrer la victoire du capitalisme sur le socialisme, l’effondrement récent du ‘socialisme réellement existant’ peut être vu comme l’effondrement de la forme la plus rigide, la plus vulnérable et la plus oppressive du capitalisme interventionniste d’Etat » (p. 30).

De nombreux auteurs ont montré que l’effondrement de l’URSS a été causé en dernière instance par l’écart croissant de productivité du travail entre l’URSS et les économies capitalistes. Pour étayer sa thèse, Postone devrait logiquement se demander pourquoi ce soi-disant « capitalisme d’Etat » n’a pas été capable de « médiatiser la loi de la valeur politiquement » de manière à assurer des performances économiques au moins égales à celles des économies capitalistes basées sur la propriété privée, la concurrence et le marché. Autrement dit, il devrait, pour convaincre, identifier ce qui a creusé l’écart entre la productivité du travail à l’Est et à l’Ouest, si ce n’est justement le fait que le gigantesque appareil bureaucratique était structurellement incapable de faire tourner régulièrement le « moulin de discipline », c’est-à-dire de faire en sorte que les rapports de production reproduisent spontanément la « forme spécifique » que le marché et la concurrence confèrent au travail. Or, sans cette « forme spécifique » du travail, sur laquelle Postone insiste pourtant à juste titre, toute l’analyse par Marx de la forme marchandise et des catégories qui en découlent s’écroule comme un château de cartes. C’est là que le bât blesse : en amalgamant le phénomène bureaucratique au capitalisme, Postone contredit sa propre thèse.

Postone a pleinement raison de considérer que la relation du socialisme à la liberté ne peut pas être contingente : la « non liberté persistante » est incompatible avec le socialisme, une société authentiquement socialiste doit signifier plus de libertés et de droits démocratiques que le capitalisme, pas moins. Il a par contre tort d’imputer l’absence de libertés dans les pays du « socialisme réel » aux conceptions « marxistes traditionnelles » qui ne voient le socialisme, selon lui, « qu’en termes d’alternatives étatiques au marché et à la propriété privée ». Du coup, le bilan que Postone tire de l’histoire du 20e siècle absout le stalinisme de toute responsabilité : « Le résultat (de la révolution russe) ne fut pas, et ne pouvait pas être, une société postcapitaliste », écrit-il (p. 69). Inutile dès lors de s’interroger sur les privilèges bureaucratiques, les procès de Moscou, la collectivisation forcée de l’agriculture, la calamiteuse « théorie du socialisme dans un seul pays », voire sur les erreurs des bolcheviks… Postone noie tout cela dans l’échec du « marxisme traditionnel » : « Le dépassement du capitalisme par le socialisme, tel que le voit le marxisme traditionnel, entraîne une transformation inessentielle de la société, voire une augmentation de ses aspects négatifs» (p. 70).

 

Lutte de classe : les étranges déductions de Postone et l’ambiguïté du « pas seulement »

Les affirmations de Postone sur les classes et la lutte des classes sont au moins aussi problématiques que celles sur la propriété privée et le marché. L’auteur a raison de considérer que le dépassement du capitalisme implique le dépassement de la classe ouvrière, pas sa « réalisation ». Il est bien évident par ailleurs que la classe ouvrière n’est pas spontanément anticapitaliste – les autres couches exploitées ou opprimées non plus. De là à poser que « la lutte de classes et le système structuré par l’échange marchand ne reposent pas sur des principes opposés » et que « ce type de lutte de représente pas une perturbation dans un système par ailleurs harmonieux » (p. 466), il y a un pas dangereux à franchir. Car sur quoi Postone veut-il mettre l’accent? Sur le fait que le capitalisme n’est pas « harmonieux » ? Ou sur le fait que la lutte des classes « ne représente pas une perturbation » du système? La première proposition est absurdement évidente, la seconde est évidemment absurde – les efforts que les capitalistes déploient quotidiennement pour étouffer la lutte de classe en attestent à suffisance.

Cette approche amène Postone à d’étranges déductions, que l’on peut raisonnablement qualifier de « maximalistes » ou « gauchistes ». Un exemple frappant est la manière dont l’auteur contredit Le Capital sur le sens du combat pour la réduction du temps de travail. Pour Marx, il s’agit d’un axe stratégique, une « lutte séculaire », « une guerre civile longue, opiniâtre et plus ou moins dissimulée » entre « le capitaliste, c’est-à-dire la classe capitaliste, et le travailleur, c’est-à-dire la classe ouvrière », une lutte « contre le vol du temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil »[fn] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Chapitre X.[/fn]. Or, bien qu’il se présente comme le champion de la contestation du travail dans la sphère de la production, Postone rabaisse le combat pour la réduction du temps de travail au point de le rendre dérisoire (aussi « inessentiel », en somme, que la victoire de la révolution russe): « Selon Marx, écrit-il, les manifestations de lutte des classes entre les représentants du capital et les travailleurs sur les questions de temps de travail (…) sont structurellement intrinsèques au capitalisme et, partant, sont un élément de la dynamique de ce système » (p. 63). Le paradoxe est ici énorme. Au point qu’on peut à bon droit retourner à Postone cette phrase du Capital, en la reformulant sur le mode interrogatif: «Du temps pour l’éducation, pour le développement intellectuel, pour l’accomplissement de fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, (…), pure niaiserie ‘intrinsèques au capitalisme’? »

Pour ne pas forcer le trait, il convient de préciser que certaines des affirmations les plus discutables de Postone peuvent changer de sens selon qu’il les tempère – ou pas – par les mots « seulement », ou « pas seulement ». Le passage suivant éclaire bien ce dont il s’agit : « On ne peut pas saisir adéquatement les traits de la production capitaliste quand on les saisit seulement en fonction du fait que les moyens de production et les produits appartiennent aux capitalistes et non pas aux travailleurs. En d’autres termes, la conception que Marx a des rapports sociaux constitués dans la sphère de production ne doit pas être comprise seulement en termes de rapports d’exploitation de classes » (p. 414) (je souligne). Avec « seulement », les deux affirmations sont correctes, sans ces deux petits mots elles ne le sont plus. Or, les deux types de formulations sont présents tout au long de l’ouvrage (raison pour laquelle, plus haut dans ce texte, on a ajouté la question « seulement ? » à quelques conclusions de Postone).

 

Et pourtant, une approche radicale et féconde, des implications pour l’écosocialisme

Il ne faudrait pas cependant que cette discussion critique escamote l’intérêt du travail de Moishe Postone et des questions qu’il soulève – ou qu’il suscite. Je ne dirai rien de la partie de l’ouvrage consacrée à Lukacs, à l’école de Francfort et à Habermas, sinon que la discussion sur le pessimisme d’auteurs comme Pollock et Orkheimer est passionnante et subtile. D’une manière plus générale, pour peu qu’on n’en tire pas les conclusions unilatérales et maximalistes-gauchistes discutées ci-dessus (sur le marché, la propriété privée, la lutte des classes, la réduction du temps de travail, etc.), l’interprétation de la théorie critique de Marx par Postone est plutôt convaincante et féconde.

Le mérite majeur de cette interprétation est de saisir le capitalisme en tant que totalité contradictoire et dynamique, en tant que société en perpétuelle transformation/reconstruction sous la férule de la survaleur. Certains non marxistes – et même certains marxistes, « traditionnels » ou non – tendent à faire de Marx un économiste critique du capitalisme, voire le fondateur éponyme d’un système économique alternatif. Une certaine lecture « économiciste » du Capital a contribué à sous-estimer les questions du féminisme, de l’antiproductivisme, de l’antiracisme, de la révolte contre l’aliénation, et les « questions sociétales » en général. En développant la critique du travail abstrait comme catégorie structurante et despotique à l’échelle de la société tout entière, en définissant l’aliénation comme la soumission sociale à cette catégorie (et pas seulement en termes de dépossession des moyens de production ainsi que des produits du travail), Postone s’inscrit – mais il n’est pas le seul ! – dans la critique radicale d’une civilisation fétichiste pilotée à l’aveugle par des abstractions absurdes déguisées en lois naturelles.

« Le travail » étant au coeur de ces abstractions, Postone, contrairement aux auteurs de l’école de Francfort et à Habermas, rompt avec « l’économicisme » sans rompre avec la centralité de la question de la production. Son analyse renforce au contraire cette centralité. Du coup, elle peut aider à saisir la crise de sens du travail dans les sociétés capitalistes développées d’aujourd’hui et ses multiples conséquences au travail et dans la vie en général.

La manière dont Temps, travail et domination sociale évoque la question écologique illustre la richesse potentielle de cette approche générale. Un mérite de Postone est d’attirer l’attention sur l’importance de la formule de Marx caractérisant la grande industrie de « forme spécifiquement capitaliste ». Ce faisant, l’auteur apporte de facto de l’eau au moulin des écosocialistes/écomarxistes qui soutiennent que les technologies ne sont pas neutres, que les manipulations génétiques, l’usage des combustibles fossiles et celui de l’énergie nucléaire, par exemple, sont taillés sur mesure par et pour le capitalisme, de sorte qu’une société authentiquement socialiste devrait en bannir l’usage. L’auteur, toutefois, semble insuffisamment conscient du fait que cette spécificité capitaliste inclut non seulement les formes d’organisation du travail mais aussi les techniques qui sous-tendent celles-ci, en tant qu’elles sont perverties par la subordination de la science aux objectifs capitalistes. Comme le note Jean-Marie Harribey, il y a chez Postone un étrange « chassé-croisé » sur le productivisme et la neutralité des technologies[fn] Jean-Marie Harribey (op. cit.) a attiré l’attention sur ce point. Postone évoque l’idée que dans une société socialiste « le maintien d’un haut niveau de productivité » permettrait « une autre forme de croissance économique qui ne serait pas nécessairement diamétralement opposée aux intérêts écologiques durables de l’humanité ». Il ne semble pas conscient de la nécessité écologique de réduire les prélèvements sur les ressources et les rejets qui découlent de leur utilisation, et ne questionne pas explicitement les technologies hautement productives. Cette faille dans l’ouvrage souligne la nécessité de clarifier certaines notions. Le productivisme peut être défini comme la tendance du capital à « produire pour produire », qui implique aussi « consommer pour consommer ». Dans les « Théories sur la plus value », Marx explique que cette double tendance est une obligation découlant de l’accumulation du capital fixe. La hausse de la productivité du travail a certes un potentiel libérateur mais, dans le capitalisme, elle est au service de la production de survaleur, donc du productivisme. L’alternative passe évidemment par la réduction massive du temps de travail, mais ce partage (quantitatif) des gains de productivité doit s’accompagner de la critique des moyens par lesquels ils sont acquis.[/fn].

En dépit de ce « chassé-croisé », un aspect intéressant de Temps, travail et domination sociale est que Postone ne se contente pas de mentionner l’antagonisme entre le caractère limité des ressources et la tendance à la croissance illimitée du capital. Allant au-delà de ce constat, il examine les conséquences du fait que, dans le capitalisme, le travail abstrait (donc la valeur dont il forme la substance) médiatise non seulement les rapports de production des humains entre eux mais aussi leurs rapports avec la nature. Celle-ci est productrice de richesse matérielle, mais la nature, pas plus que le travail concret, n’entre dans la détermination de la valeur, qui dépend seulement du temps de travail abstrait. Cette approche suggère l’idée que le capitalisme, en « amalgamant les deux dimensions de la société – les rapports des hommes entre eux et les rapports des hommes à la nature », invisibilise pour ainsi dire la dépendance de l’humanité par rapport aux ressources naturelles ainsi que l’impasse productiviste (p. 325).

Une deuxième conséquence de la médiatisation propre au capitalisme est que ce mode de production, selon Postone, détermine aussi une conception très particulière de la nature : le fait que « les formes des rapports sociaux qui (le) caractérisent n’apparaissent pas du tout comme sociales mais comme ‘naturelles’ (…) ne conditionne pas seulement les compréhensions du monde social, mais aussi celles du monde naturel » (p. 255). L’auteur le montre en comparant à grands traits la société capitaliste aux sociétés non capitalistes. Dans la première, les rapports sociaux et les rapports société-nature sont constitués par le travail qui les médiatise; dans les secondes, c’est l’inverse : le travail est déterminé par les rapports sociaux et par les rapports à la nature[fn] En fait, on pourrait dire que Postone étend ici le concept d’encastrement de l’économie – développé par Polanyi – à l’encastrement de la société dans son environnement.[/fn]. Il en découle que « la nature, dans une société traditionnelle, est dotée d’un caractère aussi ‘essentiellement’ diversifié, personnalisé et non rationnel (sacré, DT) que les rapports sociaux caractérisant ladite société » (p. 256).

Dans le capitalisme, par contre, « tout ce qui était sacré est profané » (Marx), homogénéisé et « abstractifié » par le passage à la moulinette de la valeur, donc du travail abstrait et de la monnaie. « La nature particulière de la médiation sociale engendre une antinomie – bien caractéristique des visions du monde occidentales modernes- entre une dimension concrète ‘chosiste’, ‘sécularisée’, et une dimension purement abstraite, par laquelle est voilée la nature socialement constituée des deux dimensions, ainsi que leur relation interne » (p. 390). Pour Postone, « il existe de nombreuses similitudes entre les caractéristiques de ces formes sociales et les caractéristiques de la nature telle que les sciences de la nature du XVIIe siècle la conçoivent » (p. 260), c’est-à-dire comme un ensemble d’objets présentant des caractéristiques communes, abstraites et quantifiables mathématiquement. Cette conception n’est pas sans lien avec « une des caractéristiques essentielles des sciences de la nature modernes (qui) est leur caractère instrumental » (p. 266). Sous la férule du capital, et avec la bénédiction des sciences, l’être humain et la nature dont il fait partie sont transformés en moyens au service de l’accumulation.

Continuant d’examiner les implications épistémologiques de la conception capitaliste de la nature, Postone note que «la théorie de la pratique sociale sous le capitalisme de Marx est une théorie de la constitution par le travail des formes sociales qui médiatisent les rapports des hommes entre eux et avec la nature et qui sont en même temps des formes d’être et de conscience » (p. 326). Il faut donc « distinguer deux moments dans le rapport des hommes à la nature : la transformation de la nature, de la matière et de l’environnement en tant que résultat du travail social, et les conceptions que les hommes ont de la réalité naturelle (p. 328). « (Ces) conceptions (…) ne s’acquièrent pas de façon pragmatique (simplement à partir des luttes avec la nature et des transformations de cette dernière) mais (…) s’enracinent dans le caractère des formes sociales déterminées qui structurent ces interactions avec la nature. » (p. 326). Cette réflexion est pertinente, notamment, comme le dit l’auteur, pour faire la part des choses entre les pressions des milieux d’affaire sur l’évaluation scientifique de la crise écologique, d’une part, et les conceptions biaisées que les scientifiques eux-mêmes ont de la « nature » (conceptions biaisées qui se manifestent clairement dans les travaux du GT3 du GIEC, par exemple)[fn] Pour une ébauche de critique du biais idéologique dans les travaux du GT3 du GIEC, voir Daniel Tanuro, « Le spectre de la géoingénierie hante l’accord de Paris sur le climat ».[/fn].

Autre point intéressant : son analyse de la productivité comme « moulin de discipline » amène Postone à montrer que l’antagonisme entre croissance capitaliste et finitude des ressources ne peut que s’aiguiser au fil du temps. En effet, les ressources naturelles doivent fonctionner comme « supports de valeur, et non comme de simples éléments constitutifs de la richesse matérielle. (Le capital) ne consomme pas seulement la nature matérielle en tant que matériau de la richesse matérielle mais aussi en tant que moyen (…) d’extraire et d’absorber le plus de temps de surtravail possible ». Plus la productivité du travail augmente, plus la quantité de ressources consommées doit s’accroître pour que soit produite une même quantité de survaleur. « La valeur constitue une base de plus en plus étroite pour les immenses augmentations de productivité qu’elle induit » (p. 525). La destruction écologique n’est donc pas une fonction linéaire de la croissance, et il ne peut en être autrement, d’après Postone. Notons que cette conclusion théorique est validée par le profil, quasi exponentiel, de la plupart des courbes présentant l’évolution en fonction du temps des différents indicateurs de la « crise écologique » (tels que les rejets de gaz à effet de serre, de nitrates, de phosphates, l’extinction des espèces, etc.).

 

Quelques questions en suspens…

Outres les questions écologiques abordées – parfois furtivement – dans l’ouvrage, Temps, travail et domination sociale invite indirectement à en creuser d’autres, que l’auteur n’évoque pas. Sans entrer dans le débat sur la catégorie de « temps abstrait » introduite par Postone, on signalera par exemple que son analyse de l’accélération capitaliste du flux du « temps historique » est stimulante. En particulier, elle permet de saisir dans un seul mouvement diverses manifestations concrètes du fait que la vitesse croissante de la rotation du capital affecte aussi l’exploitation des ressources naturelles : entrent dans ce cadre, par exemple, le raccourcissement de la vie des animaux de boucherie, le raccourcissement du temps minimum entre le vêlage et la fécondation des animaux d’élevage et la sélection d’arbres à croissance rapide (pour capter d’avantage de carbone atmosphérique). Tous ces phénomènes renvoient au fait que le capital incorpore de force la nature dans sa danse de Saint-Guy productiviste, ce qui a des conséquences non seulement en termes de quantités de ressources prélevées, mais aussi en termes qualitatifs.

Le capitalisme amalgame les deux ordres de relation qui caractérisent toute société humaine (entre les humains d’une part, entre les humains et la nature, d’autre part). Au moment de la conclusion, Postone n’exploite pas cet élément, qu’il a pourtant mis en évidence plus tôt dans son ouvrage. Il écrit que « la trajectoire de développement capitaliste contient une possible négation historique déterminée qui permettrait la constitution d’une autre forme de médiation sociale, non ‘objective’, la constitution d’une autre forme de croissance et d’un mode de production technologiquement avancé qui ne serait plus façonné par les impératifs de la valeur. Les hommes, dit-il, au lieu d’être dominés par leurs capacités productives socialement générales et subsumés sous elles, pourraient les utiliser à leur propre profit (…), la vie pourrait être médiatisée de façon ouvertement sociale et politique » (pp. 529-530). Cette conclusion me semble insuffisante. Face à l’ampleur formidable du défi écologique et à son impact complexe sur les consciences, le projet socialiste ne peut en effet plus se contenter de mettre en perspective une autre forme de croissance et un autre mode de relation entre les humains : il doit en plus élaborer et soumettre à discussion les principes d’un nouveau mode de relation entre l’humanité et le reste de la nature (donc aussi un autre mode de relation entre humains et non-humains).

L’interprétation postonienne de Marx considère que l’alternative au capitalisme existe comme possibilité « moderne » immanente, découlant de la contradiction entre ce qui est et ce qui serait possible si la « force productive générale de l’humanité » était mobilisée au service d’une autre logique. « Le dépassement de l’aliénation, écrit-il, n’entraîne pas la réappropriation d’une essence ayant existé antérieurement, mais l’appropriation (collective) de ce qui s’est constitué sous une forme aliénée » (p. 57). On retrouve ici l’ambivalence de Postone sur le productivisme, la technologie et la croissance. L’appropriation qu’il évoque est certainement un enjeu décisif de l’alternative, mais il conviendrait d’y mettre deux bémols : un sur l’apport du passé au futur, l’autre sur ce qui est à approprier – ou pas.

Sur le premier point, la question se pose : pourquoi « l’appropriation de ce qui s’est constitué sous une forme aliénée » est-elle contreposée à la « réappropriation d’une essence ayant existé antérieurement » ? Les peuples indigènes et les petits paysans n’ont-ils pas quelque chose à nous apprendre en termes de relations entre les humains et le reste de la nature ? Les artisans n’ont-ils pas de même quelque chose à nous apprendre en termes de réalisation de soi dans la « belle ouvrage » concourant au travail social ? Le Marx « de la maturité » n’a-t-il pas écrit à Vera Zassoulitch que la commune rurale pourrait permettre à la Russie d’entamer directement une transition de type socialiste ?

Quant au second point, de nombreux marxistes ont tendance à estimer que toute augmentation de la productivité du travail nous rapproche objectivement du socialisme (plus ou moins identifié à la quasi-élimination du travail manuel). Postone ne se démarque pas de cette interprétation. Pour ma part, j’incline à penser qu’elle peut être questionnée, que le travail manuel (il faudrait dire plutôt : l’activité productive manuelle) ne peut pas être considéré uniquement en termes de charge à éliminer et que « ce qui s’est constitué sous une forme aliénée » mérite d’être soumis à examen avant « appropriation collective ». Postone manque ici d’esprit critique face au « marxisme traditionnel ».

Au-delà de la discussion sur l’interprétation par Postone de la théorie critique de Marx, Temps, travail et domination sociale devrait surtout inciter les marxistes à penser les problèmes soulevés par la « crise écologique » en tant que défi majeur qui menace l’humanité au 21e siècle. Postone lui-même n’y apporte pas de réponse. Il se contente de noter que « l’analyse du caractère dynamique du capitalisme est aussi potentiellement une analyse des transformations historiques de la subjectivité ». (p. 65). Or, une transformation historique majeure de la subjectivité consiste en ceci qu’il ne suffit plus de poser la question « quelle société voulons-nous ? ». Le capitalisme étant, comme dit Neil Smith, producteur de nature[fn] Neil Smith, Uneven Development: Nature, Capital and the Production of Space, Basil Blackwell, 2010.[/fn], il faut impérativement lier cette question à une autre : « quelle nature voulons-nous ? »

*

Annexe : à propos du travail abstrait

Un reproche à faire à Postone est sans doute sa prétention à se poser comme l’interprète authentique du « Marx de la maturité ». Plutôt que de considérer que l’œuvre de Marx est ouverte sur différentes hypothèses de travail, que toutes ces hypothèses ne sont pas tranchées, et que plusieurs interprétations des textes sont par conséquent légitimes, Postone tend parfois à forcer le trait. Un exemple flagrant, à mon sens, concerne le débat sur le fondement physiologique ou non du travail abstrait.

Dans Le Capital, Marx écrit que « tout travail est d’un côté dépense, dans le sens physiologique, de force humaine et, à ce titre de travail humain égal, il forme la valeur des marchandises ». Cette phrase gène Postone. En effet, si le travail abstrait créateur de valeur est seulement la manifestation du fait physiologique que tout travail est une dépense d’énergie, alors il en découle que le travail abstrait et la valeur ne sont pas spécifiques au système capitaliste, contrairement à ce que Postone affirme.

Confrontés à cette même difficulté, d’autres auteurs (I. Roubine, notamment) l’ont résolue en posant que le fait physiologique du travail comme dépense d’énergie n’est que la présupposition de la catégorie du travail abstrait, que celle-ci ne peut apparaître que dans une société marchande-capitaliste et qu’elle est donc bien sociale, pas naturelle. Au lieu de cela, Postone prétend, de façon à mon avis peu convaincante, que la phrase de Marx citée ci-dessus découle du fait que l’auteur du Capital s’est pour ainsi dire astreint à présenter la logique du capitalisme de l’intérieur, ce qui justifierait le recours à une définition physiologique, donc capitaliste, du travail abstrait…

 

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