Lire hors-ligne :

Les syndicats, les assemblées générales, la grève : est-il possible, avec l’ensemble de ces termes, d’établir une équation parfaite ? C’est ce à quoi veut répondre le débat sur les comités de grève et l’autogestion des luttes en 1973. Et qu’il peut être utile de reprendre. À partir des débats qui traversent alors les syndicalistes, notamment ceux et celles de la CFDT d’avant son recentrage, et les militant.es d’extrême-gauche, Théo Roumier revient sur la façon dont l’autogestion est débattue dans cette période : élément fort d’identité politique dans certaines organisations (CFDT et PSU notamment), elle est discutée de manière plus critique par d’autres acteurs, et s’inscrit dans des débats plus anciens sur la démocratie ouvrière et les conseils ouvriers.

***

En 1973 nous sommes cinq ans après Mai 68 et les luttes ouvrières sont incandescentes. Les grèves dures. L’insolence s’est invitée dans le répertoire d’action des grévistes. La démocratie aussi, bousculant les rôles et les assignations traditionnelles des syndicats comme des travailleuses et des travailleurs. Les assemblées générales souveraines sont incontestablement une innovation et un acquis de cette période.

Pour la gauche syndicale et politique la plus marquée par les grèves de mai-juin, elles sont au centre d’un important débat stratégique : comment articuler autogestion des luttes et projet de transformation sociale ? L’enjeu – loin d’être théorique à l’époque – tient à la place que prennent les travailleuses et les travailleurs elles et eux-mêmes dans le passage au socialisme. L’expérience chilienne du gouvernement d’Unité populaire (1970-1973) et suivie de près et alimente les discussions comme les confrontations à ce sujet. D’autant plus depuis la signature du Programme commun PS-PC en 1972, qui rend crédible la perspective d’un gouvernement d’Union de la gauche en France.

Ce débat va être au cœur du congrès de la CFDT qui se tient à Nantes des 30 mai au 3 juin 1973, affirmant, par une déclaration d’intention qui lui est pleinement liée, vouloir « Vivre demain dans nos luttes aujourd’hui ». 1700 délégué-es y représentent près d’un million de syndiqué-es, plus du double qu’en 1967.

Un espace ouvert pour l’autogestion socialiste

La CFDT est à cette époque une organisation syndicale en pointe dans les luttes de classe. Elle a adopté lors de son congrès précédent de 1970 une orientation, celle du « socialisme autogestionnaire », qui doit beaucoup à la radicalisation d’une partie des responsables cédétistes – dont la figure la plus marquante est celle de Frédo Krumnow en charge de l’action revendicative de la confédération – comme à l’afflux de nouvelles et nouveaux syndiqué-es qui y voient la « centrale de 68 ». Nombre de ses équipes syndicales ne rechignent pas à mener des grèves combatives où l’auto-organisation des travailleuses et des travailleurs est bien accueillie. Edmond Maire, son récent secrétaire général, n’a-t-il pas déclaré à propos de la grève du Joint Français de Saint-Brieuc[1], marquée par ses affrontements avec les forces de l’ordre, qu’elle était « typiquement CFDT » ? Pour autant, sa direction cherche un débouché politique à ces luttes, notamment institutionnel. Et elle croit déceler dans le « nouveau » Parti socialiste de Mitterrand son principal véhicule[2].

Ce qui n’empêche pas qu’en son sein, et c’est une différence notable avec la CGT d’alors, les militant-es d’extrême gauche trouvent et prennent une place, apprenant (plus ou moins sereinement) à composer avec d’autres cultures politiques. Deux organisations notamment se distinguent par leur ancrage et/ou leur activisme dans la CFDT : le Parti socialiste unifié, le PSU, et la Ligue communiste.

Fort de 10 000 adhérent-es, le PSU a lui aussi adopté l’autogestion socialiste comme axe central de son combat[3]. Aux trois-quarts, ses membres sont syndiqué-es à la CFDT, plutôt bien intégré-es à l’appareil cédétiste, à l’image de Jean Le Faucheur par exemple, secrétaire de l’Union départementale des Côtes du Nord qui a activement soutenue la grève du Joint. 144 d’entre elles et eux sont d’ailleurs délégué-es au congrès confédéral pour leur syndicat. Le Manifeste de 1972 du PSU, intitulé « Contrôler aujourd’hui pour décider demain », est diffusé durant l’année 1973 à 50 000 exemplaires. Il a acté de s’appuyer d’abord sur les luttes des travailleuses et des travailleurs, dans une optique révolutionnaire revendiquée, un socialisme qui ne soit ni « de caserne » – comme en URSS et dans les démocraties populaires – ni condamné au réformisme social-démocrate. Dans ces luttes, et pour cela, c’est la perspective de contrôle ouvrier qui doit être mise en avant, évidemment appuyée sur l’organisation démocratique de celles-ci. Ainsi,

« les militants révolutionnaires se battront pour exiger dans chaque secteur la libre expression des travailleurs par le respect de la démocratie ouvrière de base se concrétisant par l’assemblée générale des travailleurs, l’organisation des comités de grève, d’action, de soutien regroupant syndiqués et non-syndiqués, adhérents et non-adhérents. »

La Ligue communiste quant à elle veut s’inscrire dans la continuité du courant trotskyste, converti de longue date à la nécessité de formes de démocratie ouvrière : le programme de transition de 1938 n’invite-t-il pas déjà à promouvoir « les comités de grève, les comités d’usines, et, enfin, les conseils » ? Elle compte un peu plus de 2000 membres titulaires et presque autant de « stagiaires » regroupé-es en cercles sympathisants et est l’une des organisations parmi les plus activistes de l’extrême gauche[4]. Pour la plupart, les militant-es de la Ligue communiste se sont forgé-es dans les luttes de la jeunesse de 68 et des années suivantes. Si la Ligue privilégie l’intervention dans la CGT, elle n’en garde pas moins un œil attentif, voire plus, sur la CFDT au regard de ce que la centrale représente dans ce moment d’insubordination ouvrière[5] et 20 de ses membres sont présent-es au congrès de Nantes. La direction confédérale, en retour, s’en inquiète et surveille de près « l’entrisme trotskyste » dont elle cherche à mesurer l’influence dès 1972. En janvier de cette année un premier rapport est ainsi envoyé par le Secteur politique confédéral aux membres du Bureau national de la CFDT sur « l’intervention politique directe de la Ligue communiste dans les syndicats »[6]. En mars, le même Secteur politique, dirigé par Albert Détraz, estime à « environ 500 militants » le nombre de membres de la Ligue communiste syndiqué-es à la CFDT[7].

Dans l’ensemble de cet espace (auquel s’intéresse cet article), la conception de l’autogestion des luttes varie et c’est précisément ce que va cristalliser le débat sur les comités de grève. Avant d’être un « débat », il s’agit d’ailleurs de pratiques réelles et concrètes observées dans de nombreuses luttes. Publication originale née de 68, éditée par un collectif militant attaché à promouvoir une parole ouvrière directe, le numéro des Cahiers de Mai de mai-juin 1973 titre ainsi « Les travailleurs décident de leur grève. À quelles conditions peuvent-ils les diriger ? ». Parce que ce qui s’exprime dans ces pratiques nouvelles, c’est l’aspiration des grévistes à contrôler leur mobilisation. Prenons quelques exemples.

Le pouvoir aux grévistes ?

Lors de la grève des Nouvelles-Galeries du dépôt de Richemont et du magasin de Thionville en Moselle d’avril à juin 1972, magasinières et vendeuses, tout juste syndiquées à la CFDT, mènent une lutte déterminée pour l’augmentation des salaires et l’amélioration des conditions de travail. Leur grève et rythmée tant par Les assemblées générales de grévistes que par les violences policières. Si elle est majoritaire chez les vendeuses et magasinières, elle est minoritaire, bien que « significative », si l’on tient compte de l’ensemble du personnel (180 grévistes sur les 420 salarié-es des deux sites). Malgré cela les permanents CFDT de l’Union départementale et de la Fédération des services interviennent directement dans la fin du conflit, entraînant la reprise.

A l’autre bout de la France, à Millau dans l’Aveyron, les 150 ouvrières de la Samex, une fabrique de pantalons, se mettent en grève en mars 1972 « contre l’accélération des cadences, les brimades et pour la reconnaissance d’une section syndicale » (s’il faut le préciser : CFDT). Dans cette entreprise, il n’y avait tout simplement pas eu de grève depuis le Front populaire. C’est aussi l’une des premières grèves à faire une jonction avec la lutte naissante des paysans du Larzac[8]. Dans une de ses brochures, parue en juin 1973, la Ligue communiste la présente justement comme exemplaire[9]. Elle note ainsi que, malgré l’inexpérience,

« quand la grève est votée, sont élues des déléguées par chaînes qui forment ensuite le comité de grève. (…) Une fois décidée l’occupation [de l’usine], les grévistes décident de remettre en route la production à leur propre profit : elles revendent les pantalons qu’elles fabriquent, au coût minimum, pour remplir la caisse de solidarité. »

La radicalité et la démocratie de la grève, en permettant « d’éviter la dispersion de chacune dans son foyer » est « pour ces ouvrières de Millau, auparavant pieds et poings liés à la chaîne, à leur patron, à leur famille, (…) une révélation ».

Il est une expérience à laquelle tient la Ligue communiste, qui lui consacre même une brochure « Taupe rouge » dédiée (du nom de ses groupes d’entreprise)[10]. C’est celle de la mise en place du comité de grève à l’EGF (EDF) de Brest dans le Finistère à l’automne 1972. Elle y tient d’autant plus qu’un de ses principaux animateurs et délégué CGT, André Fichaut, est l’un des doyens de la Ligue communiste, militant trotskyste depuis les années 1950.

Sur ce site de 500 salariés, la grève est majoritaire… alors même que les revendications, portant sur les embauches, ne sont pas encore clairement établies ! Un comité de grève la dirige de bout en bout, avec le soutien actif des sections CGT et CFDT (dont les animateurs sont eux au PSU). Ses membres sont élus dans chaque équipe, proportionnellement, à raison d’un pour 10 agents. Et révocables par leurs mandants. Le comité de grève siège en public. Au bout, les grévistes obtiennent 54 créations de postes sur les 64 finalement demandées. Dans ses mémoires, Sur le pont. Souvenirs d’un ouvrier trotskyste breton, publiées aux éditions Syllepse[11], André Fichaut y revient longuement :

« J’étais convaincu que les militants syndicaux de tous les jours, ceux qui sont indispensables pour maintenir la nécessaire organisation permanente dans les entreprises, ne sont pas systématiquement les meilleurs pour mener une grève difficile. Il existe dans tous les secteurs des travailleurs qui ne veulent pas s’occuper au jour le jour du fonctionnement du syndicat, mais qui dans les moments difficiles savent instinctivement ce qu’il faut faire et qui le font pour peu qu’on leur en donne l’occasion. (…) Furent élus [au Comité de grève] des membres des bureaux syndicaux, pas tous loin s’en faut, des syndiqués du rang, mais aussi quelques non-syndiqués. Chaque membre du comité pouvait être changé à tout moment, sur simple décision de ceux qu’il représentait. Ce ne fut jamais le cas durant toute la grève. En gros, le choix a été quasiment le meilleur qu’il ait été possible de rêver, ce qui démontre aussi la valeur de la démocratie réelle. »

Mais tout ne se passe pas toujours si bien. Au Grand-Quevilly, dans l’agglomération de Rouen en Seine-Maritime, l’usine de Baroclem, qui fabrique des batteries pour l’industrie automobile, salarie un peu plus de 450 personnes. À la toute fin du mois d’août 1972, la grève éclate sur les conditions de travail, les salaires et les libertés syndicales. Un comité de grève est mis en place par l’assemblée générale et l’usine est occupée. Mais cette fois le rapport aux organisations syndicales est plus conflictuel. Si la section CFDT – dont sont membres des militants de la Ligue communiste – assume la grève, la section CGT est loin de se reconnaître dans ces formes d’action. Surtout, les deux responsables des Unions syndicales de la métallurgie du département, tant CGT que CFDT (par ailleurs, et ce n’est pas un détail, ce dernier étant membre du PSU), estiment que les propositions patronales sont suffisamment sérieuses pour reprendre le travail. Ils sont interdits d’accès à l’usine par les grévistes. Rouge, l’hebdomadaire de la Ligue Communiste relate dans l’un de ses articles, qu’un permanent CFDT de la Fédération de la Métallurgie « est raccompagné à la porte en quelques secondes et expulsé par une soixantaine de grévistes ». Au bout de dix jours, le vote pour la reprise, s’il est majoritaire, rencontre, toujours selon Rouge, « l’hostilité des travailleurs qui ont animé la grève ».

Pour la Ligue, La grève de Baroclem traduit la trahison des « bureaucrates »[12]. Pour la direction CFDT, elle illustre les dérives minoritaires et antisyndicales que peuvent alimenter des comités de grève « jusqu’auboutistes », amalgamées au reste des « comités » para-syndicaux de la période (de soutien, d’action…). Mais aussi aux pratiques spontanéistes – et pour le coup réellement antisyndicales – que portent certains courant maoïstes. Il faut aussi reconnaître que les militant-es de la Ligue, parfois prisonnier-es d’une forme de « léninisme pressé », sont convaincu-es, après la répétition générale de Mai 68[13], de préparer « le coup d’après ». La construction lente et patiente des organisations syndicales pouvant en ce sens leur paraître secondaire.

Alors qu’il est un autre acquis inestimable de Mai 68 : les sections syndicales d’entreprise, désormais légalisées, qui se multiplient et offrent des capacités nouvelles d’organisation. Ce que les appareils syndicaux, dont celui de la CFDT, ne comptent certainement pas sacrifier. Cette exigence, bien légitime par ailleurs, entraîne des réactions « défensives » parmi les militant-es en responsabilité de structures CFDT. Comme l’établit l’historien Xavier Vigna :

« Ainsi, [en 1972/1973] en même temps que se manifeste une défiance envers les comités de soutien, un réflexe organisationnel joue contre la volonté de promouvoir l’autogestion des luttes. Dès lors, un point de vue attaché au rôle déterminant des syndicats surgit. »[14]

Devant le congrès

C’est précisément à ce moment-là et dans ce contexte que le débat sur l’autogestion des luttes arrive devant le congrès de la CFDT. La résolution générale soumise aux congressistes par le Bureau national confédéral sortant, élu au précédent congrès, (re)met le syndicat au centre des luttes, « de façon (presque) agressive » note Politique hebdo[15]. Si le syndicat doit tout de même « susciter et organiser le débat collectif » sur le lieu de travail, « développer l’information des travailleurs », c’est bien lui qui « a la responsabilité de la conduite de l’action », le texte tenant à préciser que « la négociation est de la seule compétence des organisations syndicales représentatives »[16]. Pas moins de 260 amendements sont proposés au projet initial, entraînant la réduction du temps de parole à cinq minutes par congressiste. Parmi eux, deux portent particulièrement sur la conduite démocratique des luttes[17].

Celui présenté par le Syndicat des commerces et services de Lyon tient à rappeler que « la forme de ces luttes n’est pas indifférente à leurs objectifs : l’autogestion commence par l’autogestion des luttes ». Celui du syndicat de l’APHP, s’il précise, prudent, que « l’organisation syndicale doit plus que jamais se réunir pendant la grève, faire à chaque étape l’analyse de la situation et faire connaître publiquement ses positions » invite en quelque sorte à donner « tout le pouvoir aux comités de grèves » dont l’élection doit être un objectif prioritaire. Pourquoi ? Parce que « malgré la division syndicale, l’unité des grévistes sera assurée. (…) Ainsi se réalisera l’autogestion des luttes qui annonce le pouvoir des travailleurs de demain ». L’amendement précise encore, qu’une fois le comité de grève dissout, l’expérience conduit de facto à renforcer la structuration syndicale. Les deux amendements récoltent respectivement 21% et 15% des mandats exprimés.

Le secrétaire général, Edmond Maire lui-même, prend la peine de répondre publiquement à ce qui y est porté et attaque directement la Ligue communiste. La réponse mérite d’être largement citée :

« En fait, il y a une théorie derrière cette proposition de création systématique de comités de grève qui rejette le syndicat au rang d’accessoire. C’est la théorie bien vieillotte de la Ligue communiste selon laquelle le syndicat étant réformiste par nature, il doit s’effacer pendant les conflits derrière les militants dits révolutionnaires qui pourront alors servir d’avant-garde éclairée à la masse. La CFDT n’est pas prête à s’embarquer dans une telle galère. Les travailleurs les plus conscients sont le plus souvent les travailleurs organisés et le rassemblement des travailleurs organisés historiquement pour conduire leurs luttes au succès, c’est la définition même du syndicat. C’est vrai qu’il y a des scléroses syndicales mais au total la preuve est faite tous les jours que la coupure est infiniment plus grande entre les enfants de Trotsky et la masse des travailleurs qu’entre les sections CFDT et les inorganisés. »

Concluant par cette sentence cinglante : « La grève est quelque chose de trop grave pour traiter de sa conduite par des recettes magiques passe-partout. »

Portant le fer du point de vue théorique, Edmond Maire joue donc la carte du patriotisme d’organisation. Les amendements des syndicats sont présentés comme téléguidés par la Ligue (ce que cette dernière dément).

Sur le fond, Alain Krivine, dirigeant de la Ligue communiste, renverse l’accusation dans un éditorial daté du 5 juin 1973 :

« Depuis quelques temps, un nouveau plat a été inscrit au menu de la récupération : celui de l’autogestion. (…) Parce que nous défendons de longue date l’idée d’une révolution socialiste fondée sur la démocratie des conseils ouvriers, parce que nous défendons dans ce cadre l’autogestion socialiste, nous n’avons rien à craindre de l’organisation démocratique la plus large des luttes dès maintenant. Comment peut-on prétendre faire confiance aux travailleurs demain pour prendre en main leurs affaires si on leur dénie le droit d’organiser et de diriger leurs luttes aujourd’hui ? C’est le sens de la bataille que nous menons en faveur des comités de grève. »[18]

Il s’agit bien d’interpeller la CFDT sur son ambition affichée de « vivre demain dans les luttes aujourd’hui ». Au travers du débat sur les comités de grève c’est la manière de construire le socialisme à brève échéance qui est interrogée : par en haut ou par en bas ? En « occupant » le pouvoir d’État ou en construisant un véritable pouvoir populaire et ouvrier ? Dans un entretien croisé sur les comités de grève donné à Libération durant cette séquence, Daniel Bensaïd ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que « ces comités de grève représentent des germes, l’apprentissage de la démocratie ouvrière pleine et entière »[19].

Sur la forme, outre la nécessité de dépasser dans l’action la division syndicale, les militant-es de la Ligue martèlent que les syndicats n’organisent pas l’ensemble des travailleuses et des travailleurs – le taux de syndicalisation est d’un peu plus de 25% en 1973. Le comité de grève peut pallier cela en donnant un espace aux non-syndiqué-es. C’est en quelque sorte une « garantie supplémentaire » d’unité, plus à même d’assurer la victoire des luttes. Conclusion que ne partage évidemment pas la direction CFDT. Autre argument, porté par Daniel Bensaïd encore : les syndicalistes sincères et intègres ne sont pas en concurrence avec les nouvelles formes de lutte puisque « un responsable syndical qui se dévoue (…) est, la plupart du temps, élu sans problème au comité de grève. »

Pour autant le rejet très franc par le congrès des deux amendements en question ne signifie pas un désaveu total de l’autogestion des luttes par les troupes cédétistes, loin de là. D’ailleurs un amendement du syndicat de la chimie parisienne, plus centré sur le rôle de contrôle démocratique et décisionnaire des assemblées générales dans les luttes, est retiré contre la promesse d’Albert Détraz du Secteur politique confédéral de reprendre le débat dans la perspective d’un prochain Conseil national de l’organisation – instance qui réunit les représentant-es des Fédérations professionnelles et des Unions régionales interprofessionnelles.

C’est ce qui fait dire à André Jeanson, ancien président de la CFDT, dans un entretien à Tribune socialiste[20], l’hebdomadaire du PSU :

« Par exemple dans la critique des comités de grève je crois que les militants, et pas seulement la direction confédérale, mais bien la grande masse des militants CFDT, ont réagi de façon un peu sentimentale contre un certain nombre de manipulations dont ils ont été l’objet. En ce sens il y a eu un certain raidissement mais qui laisse ouverte la possibilité d’une réflexion plus poussée et plus nuancée sur cette question. »

Le syndicat et la grève

Qu’en disent justement les militant-es pour l’autogestion socialiste que sont celles et ceux du PSU ? Les réactions sont ambivalentes à lire les compte rendus du congrès CFDT rédigés pour Politique hebdo par Monique Grima et Philippe Laubreaux (journalistes et membres du PSU) et pour Tribune socialiste par Alain Rannou (responsable du secteur entreprise du PSU). Tous deux considèrent que la Ligue s’est livrée durant le congrès à des « pratiques manipulatrices », des « manœuvres », reprenant l’accusation de la direction confédérale.

Pourtant, si l’article de Grima et Laubreaux critique la prescription obligatoire du comité de grève – telle qu’il le décèle dans la rédaction de l’amendement du syndicat de l’APHP – c’est aussi pour dénoncer la caricature du débat par la direction confédérale et le repli sur le seul syndicat.

Que veulent discuter en revanche Monique Grima et Philippe Laubreaux ? Ceci :

« Tous les travailleurs ne sont pas syndiqués. Ils refusent de plus en plus, qu’ils aient leurs cartes d’adhérents ou pas, de donner a priori un chèque en blanc, pendant la lutte, au syndicat “qui sait tout avant d’avoir écouté”. Ils veulent, à tout le moins, contrôler son action et décider eux-mêmes de leur sort. Comment réagiront-ils quand ils sauront que la CFDT a condamné une forme d’organisation qui leur semblait mieux correspondre à leurs propres aspirations, à leurs exigences de plus grande démocratie ouvrière et qui, surtout, ne leur paraissait pas ennemie du syndicalisme ? »

L’article donne en outre la parole à « un métallurgiste de la région Besançon-Vesoul » comme aux travailleuses ex-grévistes des Nouvelles-Galeries de Thionville, favorables à une pratique syndicale ressourcée à la base, qui, l’un, constate que « presque toutes nos sections ont été en grève [sur ces bases] depuis six mois et nos effectifs ont augmenté de 50% », et, les autres, rappellent que « c’est parce que nous avons développé cette pratique qu’un an après la grève, la CFDT (…) dispose de 92,5% des voix » et interrogent « Est-ce cela la destruction de l’organisation dont on nous accuse ? ».

Alain Rannou dans Tribune socialiste est nettement plus mesuré. S’il en appelle sur la question à ce que « la Confédération reflète la pensée de la base » en ouvrant le débat plus largement dans l’organisation, l’article donne globalement quitus à la direction de la CFDT[21]. La Une de Tribune socialiste présente le congrès confédéral de Nantes comme une « étape vers l’autogestion ». Dans le même numéro, Edmond Maire accorde un entretien qui délivre la version confédérale et invite encore « à éviter d’employer l’autogestion à toutes les sauces ».

Plus globalement, il faut tenir compte d’un PSU bien plus immergé que ne l’est la Ligue communiste dans le fonctionnement ordinaire de la CFDT, partageant pour beaucoup de ses membres un engagement d’origine chrétienne qui plus est. La CFDT n’est pas, pour le PSU, un syndicat « comme les autres ». Il est partie prenante d’un camp autogestionnaire qu’il s’agit de renforcer dans une perspective socialiste, sans brusquer sa base comme ses cadres. Les questions d’appareils jouent donc, jusque dans le débat sur les formes de lutte.

C’est ce que traduisent les propos de Michel Rocard, alors secrétaire national du PSU, dans l’entretien croisé de Libération, qui après avoir distingué les structurations de « période chaude » – les comités de grève, de celles qui se maintiennent y compris en « période froide » – les syndicats, assume de privilégier ces derniers :

« il arrive que pour préserver la capacité, l’existence d’organisation de la classe ouvrière, il faille procéder à un certain recul par rapport aux ambitions et aux possibilités du mouvement quand il est chaud. Quand la bagarre éclate là-dessus, priorité doit être donnée à la préservation de l’organisation syndicale, parce qu’il y a encore le patronat ».

Cette forme de respect de l’outil syndical, tout en conservant l’objectif d’auto-organisation des travailleuses et des travailleurs elles et eux-mêmes, gagne d’ailleurs de plus en plus la Ligue à mesure que ses membres « s’installent » dans leur militantisme d’entreprise. En janvier 1977, René Yvetot, dirigeant de la LCR (qui a pris la suite de la Ligue communiste après sa dissolution à l’été 1973) peut affirmer :

« Nous adhérons aujourd’hui à une conception fédéraliste de la démocratie syndicale. Un copain élu par son syndicat pour défendre telle ou telle position, même si elle est contraire aux idées de la LCR, la défendra parce qu’il a été mandaté pour ça. »[22]

Pour revenir à 1973, sur la conception même de l’autogestion des luttes, une forme de synthèse surgit seulement quelques jours après la fin du congrès confédéral, dans la pratique de la lutte elle-même. À Besançon dans le Doubs, les 1200 ouvrières et ouvriers de l’usine Lip, fleuron de l’industrie horlogère, se lancent dans une grève « hors-la-loi » appuyée sur une démocratie à toute épreuve où le comité d’action des grévistes, l’assemblée générale et la section CFDT (celle de la CGT étant plus frileuse) articulent sans souci aucun leur intervention, au seul service de la mobilisation et dans le seul objectif de construire le rapport de force[23]. Sans qu’il y ait de « comité de grève » élu à proprement parler, c’est bien l’assemblée générale des grévistes qui décide le 18 juin de relancer la production afin de s’assurer une paye sauvage. La lutte des Lip – par sa démocratie, son imagination et sa détermination – tiendra en haleine la France entière durant tout l’été et percutera les certitudes comme les orientations savamment dosées de bien des militant-es.

Jeannette Habel de la LCR résume en 1975 cette évolution dans un entretien à Politique hebdo sur « la gauche révolutionnaire et les syndicats » :

« Lip nous a montré la voie à suivre : des structures unitaires et démocratiques qui ne se présentent pas comme des comités anti ou asyndicaux, mais qui mènent bataille pour l’unité avec les organisations syndicales. Le comité ne doit pas être une troisième force, autoproclamée par trois ou quatre militants dans leur coin. »[24]

Daniel Bensaïd, condense cette prise de conscience en une formule : « Lip est devenu un point de repère, un exemple et un drapeau. »[25]

Que peut-on retenir de tout cela ?

Que la question de l’autogestion, de l’auto-organisation des luttes met en tension deux aspects :

1/ une pratique militante, avec ses caractères et objectifs propres : trouver les moyens de rassembler les travailleuses et travailleurs, construire les revendications et le rapport de force collectivement pour qu’il soit plus solide et durable ;

2/ une portée stratégique, adossée à un projet de transformation et de réorganisation de la société dans un sens anticapitaliste : c’est un exercice de pouvoir direct pariant sur un avenir socialiste qui ne serait confisqué par personne, ni parti, ni État.

C’est l’équilibre des deux, qui, tout en tenant compte de la plasticité et de la réalité des mobilisations – comme de leurs difficultés – lui donne sa pleine dimension. Et cet équilibre n’est pas toujours évident à trouver. Les recettes ou les raccourcis ne peuvent en tout cas que se heurter à la pratique vivante des luttes sociales et de l’action gréviste. Y contribuer, chercher, sans totems mais en toute occasion, à créer les meilleures conditions possibles à l’auto-organisation ne peut que rester un enjeu majeur pour les syndicalistes et les militant-es de la grève.

*

Illustration : grève du Joint français, Saint-Brieuc, 1972.

Notes

[1] Vincent Porhel, Ouvriers bretons. Conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, Presses universitaires de Rennes, 2008.

[2] Théo Roumier, « Fallait-il un grand parti pour l’autogestion ? La CFDT et les Assises du socialisme de 1974 », Les Utopiques n°19, printemps 2022.

[3] Autogestion et révolution. Charles Piaget, interventions, 1974, Les Cahiers de l’ITS, éditions du Croquant, 2022.

[4] Jean-Claude Salles, La Ligue communiste révolutionnaire (1968-1981). Instrument du Grand Soir ou lieu d’apprentissage ?, Presses universitaires de Rennes, 2005.

[5] Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses universitaires de Rennes, 2007.

[6] Archives confédérales CFDT, « Intervention politique directe de la Ligue communiste dans les syndicats », note du Secteur politique confédéral aux membres du Bureau national, janvier 1972, Fonds Edmond Maire, 15P109.

[7] Archives confédérales CFDT, Courrier de la Ligue communiste à la CFDT du 13 mars 1972 et commentaires du Secteur politique, Fonds Edmond Maire, 15P109.

[8] Philippe Artières, Le peuple du Larzac, La Découverte, 2021.

[9] Les Comités de grève, brochure sur la rencontre nationale ouvrière des 9, 10 et 11 juin 1973 de la Ligue communiste.

[10] Pourquoi des comités de grève ? L’exemple de l’EGF de Brest, brochure « Taupe Rouge », Ligue communiste, 1973.

[11] André Fichaut, Sur le pont. Souvenirs d’un ouvrier trotskyste breton, Syllepse, 2003.

[12] « Baroclem : unité des bureaucrates contre la grève », Rouge n°171 du 15 septembre 1972 et « Après la lutte de Baroclem, qui renforce la CFDT ? », Rouge n°174 du 7 octobre 1972.

[13] Daniel Bensaïd, Henri Weber, Mai 1968 : une répétition générale, François Maspero, 1968.

[14] Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68, op. cit.

[15] Monique Grima, Philippe Laubreaux, « CFDT, le congrès des dupes », Politique hebdo n°82 du 7 juin 1973.

[16] Archives interfédérales CFDT, Bulletin du militant FGM-CFDT n°379 de juillet-août 1973, reproduit la résolution générale votée au 36e congrès et l’intervention d’Edmond Maire.

[17] « Congrès CFDT : le débat sur les comités de grève », Rouge n°208 du 8 juin 1973.

[18] Alain Krivine, « Les grandes manœuvres de la social-démocratie », Rouge n°208 du 8 juin 1973.

[19] « Les comités de grève en question », entretien croisé avec Michel Rocard (PSU), Daniel Bensaïd (Ligue communiste), Georges Sarre (Ceres/PS), Pierre Victor (La Cause du Peuple), Libération n°42 du 29 juin 1973

[20] « Perspectives autogestionnaires », entretien avec André Jeanson, Tribune socialiste n°582 du 13 juin 1973.

[21] Alain Rannou, « Par les luttes, pour l’autogestion », Tribune socialiste n°581 du 6 juin 1973.

[22] Archives confédérales CFDT, « La LCR après son 20ème congrès », Secteur politique, Fonds du secrétariat général, 8H106.

[23] Charles Piaget, On fabrique, on vend, on se paie, Lip 1973, Syllepse, 2021.

[24] « La gauche révolutionnaire et les syndicats : dedans et dehors », entretien croisé avec Jeannette Habel (LCR), Daniel Juge (PSU), Alain Lesage (GOP), François Milan (Révolution !), Politique hebdo n°200 du 4 décembre 1975.

[25] Daniel Bensaïd, La révolution et le pouvoir, Stock, 1976.

Lire hors-ligne :