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David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2014, 320 pages, 20 €.

Après la publication de la Géographie de la domination (2008), du Nouvel Impérialisme (2010), et de Paris, capitale de la modernité (2011), les Prairies ordinaires ont poursuivi leur entreprise de traduction des œuvres du géographe marxiste David Harvey avec sa Brève histoire du néolibéralisme (2014). Ce travail a été prolongé par les éditions Amsterdam, à travers la publication des Limites du capital (2020) et la re-publication, en édition de poche, de son livre sur le néolibéralisme.

Alors que la plupart des ouvrages traitant du néolibéralisme accordent une très grande importance à l’histoire intellectuelle et théorique de ce courant de pensée, David Harvey, au contraire, se concentre surtout sur le fonctionnement concret du néolibéralisme (lequel est bien souvent en contradiction avec les théories professées).

Par ailleurs, l’intérêt de l’ouvrage tient au fait que son analyse n’est pas centrée sur les seuls Etats-Unis et Grand-Bretagne, mais analyse également la spécificité de la mise en place et de la pratique du néolibéralisme dans les différents pays (il consacre ainsi un chapitre entier à la Chine, et aborde aussi la situation de pays comme le Mexique, la Suède ou la Corée du Sud). Contretemps publie ici le chapitre 3 de l’ouvrage qui analyse la place de l’Etat dans le néolibéralisme.

David Harvey n’est cependant pas un inconnu pour les lecteurs de Contretemps. Vous pourrez ainsi compléter votre lecture de l’ouvrage par l’entretien que David Harvey nous a accordé, sur « le néolibéralisme comme projet de classe », ainsi que par un article paru sous le titre « S’organiser pour la transition anticapitaliste ». Nous avons également publié une présentation de David Harvey par Razmig Keucheyan.

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L’État néolibéral

Le rôle de l’État dans la théorie néolibérale est relativement facile à définir. En pratique toutefois, la néolibéralisation s’est sensiblement écartée du modèle fourni par la théorie. L’évolution quelque peu chaotique et le développement géographiquement inégal des institutions, des pouvoirs et des fonctions étatiques au cours des 30 dernières années suggèrent en outre que l’État néolibéral pourrait bien être une forme politique instable et contradictoire.

L’État néolibéral en théorie

En théorie, l’État néolibéral devrait promouvoir de solides droits de propriété privée, le règne du droit et les institutions du libre marché et du libre-échange1.

Tels sont les agencements institutionnels qui apparaissent essentiels pour garantir les libertés individuelles. Le cadre légal est celui d’obligations contractuelles librement négociées entre sujets juridiques au sein du marché. Le caractère sacré des contrats et le droit individuel d’agir, de s’exprimer et de choisir librement doivent être protégés. L’État doit donc utiliser son monopole de la violence pour défendre à tout prix ces libertés. Par extension, la liberté qu’ont les entreprises et les grandes sociétés (que la loi considère comme des personnes) d’opérer à l’intérieur de ce cadre institutionnel du marché libre et du libre échange est considérée comme un bien fondamental. L’entreprise privée et l’initiative entrepreneuriale sont considérées comme les clés de l’innovation et de la création de richesse. Les droits de propriété intellectuelle sont protégés (par exemple au moyen de brevets), de manière à encourager le changement technologique. La hausse continue de la productivité devrait ensuite offrir à tous des niveaux de vie plus élevés. Partant du principe que « la marée montante soulève tous les bateaux », ou encore du concept de « ruissellement » (trickle down), la théorie néolibérale soutient que la liberté des marchés et le libre-échange sont plus à même de garantir l’élimination de la pauvreté (aussi bien dans le cadre national qu’au plan international).

Les néolibéraux sont particulièrement enclins à privatiser les actifs. Ils voient même l’absence de droits de propriété privée clairs – comme c’est le cas dans beaucoup de pays en voie de développement – comme l’une des plus grandes entraves institutionnelles au développement économique et à l’amélioration du bien-être humain. Pour eux, l’enclosure et l’attribution de droits de propriété privée constituent les meilleurs moyens de se protéger contre la prétendue « tragédie des communs » (la tendance des individus à surexploiter, de manière irresponsable, les ressources possédées en commun, comme la terre et l’eau). Les secteurs qui étaient autrefois régis ou régulés par l’État doivent être rendus à la sphère privée et dérégulés (libérés de toute ingérence étatique). La concurrence – entre individus, entre firmes, entre entités territoriales (cités, régions, nations, regroupements régionaux) – est tenue pour une vertu primordiale. Les règles fondamentales de la compétition à l’intérieur du marché doivent, bien sûr, être dûment respectées. Dans les situations où de telles règles ne sont pas clairement établies, ou dans les situations où les droits de propriété sont difficiles à définir, l’État doit utiliser son pouvoir pour imposer ou inventer des systèmes de marché (comme le marché du droit de polluer). La privatisation et la dérégulation combinées à la concurrence éliminent, selon les néolibéraux, la paperasserie bureaucratique, augmentent le rendement et la productivité, améliorent la qualité, et réduisent les coûts, à la fois directement, pour le consommateur, grâce à des marchandises et des services moins chers, et indirectement, en réduisant le poids des impôts. L’État néolibéral doit constamment chercher à se réorganiser et concevoir de nouveaux agencements institutionnels propres à améliorer sa position concurrentielle vis-à-vis des autres États sur le marché mondial.

En même temps qu’est garantie la liberté personnelle et individuelle sur le marché, chaque individu est tenu pour responsable de ses actions et de son bien-être, pour lesquels il peut avoir à rendre des comptes. Ce principe s’étend aux domaines de la protection sociale, de l’éducation, de la santé et même des retraites (le système d’assurance sociale a été privatisé au Chili et en Slovaquie, et il existe des propositions visant à faire de même aux États-Unis). Les succès et les échecs individuels sont interprétés en termes de vertus entrepreneuriales ou de faiblesses personnelles (par exemple, ne pas avoir investi suffisamment dans son propre capital humain à travers l’éducation) plutôt qu’attribués à une quelconque propriété systémique (par exemple, aux phénomènes d’exclusion de classe que l’on attribue généralement au capitalisme).

La libre circulation des capitaux entre secteurs, régions et pays est considérée comme cruciale. Toutes les entraves à cette libre circulation (comme les barrières douanières, les mesures de taxation punitive, la planification et les contrôles environnementaux, et autres obstacles locaux) doivent être levées, excepté dans les domaines cruciaux pour « l’intérêt national », quelle que soit la manière dont celui-ci est défini. L’État doit volontairement abdiquer sa souveraineté sur les mouvements de biens et de capitaux au profit du marché mondial. La concurrence internationale est vue comme un facteur de bonne santé, dans la mesure où elle améliore l’efficacité et la productivité, fait baisser les prix et jugule ainsi les tendances inflationnistes. Les États doivent donc viser et négocier collectivement la réduction des entraves au mouvement du capital à travers les frontières, ainsi que l’ouverture des marchés (à la fois pour les marchandises et pour les capitaux) aux échanges internationaux. Toutefois, la question de savoir si cela s’applique au travail en tant qu’il serait une marchandise fait l’objet de débats. Dans la mesure où tous les États doivent collaborer pour réduire les entraves aux échanges, des structures de coordination doivent être mises en place, telles que le groupe des pays capitalistes les plus développés (États-Unis, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie, Canada et Japon) baptisé G7 (aujourd’hui le G8 avec l’adjonction de la Russie). Des accords internationaux entre États, garantissant le droit et la liberté du commerce, comme ceux qui sont aujourd’hui intégrés dans les accords de l’OMC, sont essentiels à l’avancée du projet néolibéral à l’échelle mondiale.

Les théoriciens néolibéraux nourrissent cependant une profonde méfiance à l’égard de la démocratie. Le gouvernement de la majorité est perçu comme une menace potentielle pour les droits individuels et les libertés constitutionnelles. La démocratie apparaît comme un luxe, possible seulement dans un pays où la prospérité serait à peu près générale et la classe moyenne suffisamment puissante pour que soit assurée la stabilité politique. Les néolibéraux ont tendance à privilégier un gouvernement où siègeraient des experts et des élites. Ils ont une préférence marquée pour un gouvernement par décrets et par décisions de justice, plutôt que pour les processus décisionnels démocratiques et parlementaires. Les néolibéraux préfèrent tenir les institutions clés, comme les banques centrales, à l’abri d’éventuelles pressions démocratiques. Étant donné que la théorie néolibérale accorde une place centrale au droit et à une stricte interprétation de la constitutionnalité, il s’ensuit que les conflits et les oppositions doivent être tranchés par les tribunaux. C’est dans le système juridique que les individus doivent chercher la solution et le remède à tous les problèmes qu’ils rencontrent.

Tensions et contradictions

Il y a quelques zones d’ombre et quelques points de désaccord au sein de la théorie générale de l’État néolibéral. Il y a d’abord le problème de l’interprétation du pouvoir monopolistique. La concurrence débouche souvent sur des monopoles ou des oligopoles, les entreprises les plus fortes évinçant les plus faibles. La plupart des théoriciens néolibéraux considèrent que ce n’est pas un problème (selon eux, cela doit maximiser l’efficience), à condition toutefois qu’il n’y ait pas d’entrave substantielle à l’entrée de nouveaux acteurs dans la compétition (une condition souvent difficile à réaliser, et que l’État doit donc veiller à préserver). Le cas de ce que l’on appelle les « monopoles naturels » est plus délicat. Il est absurde d’avoir une concurrence entre plusieurs réseaux d’électricité ou de gaz, plusieurs systèmes de distribution d’eau et de chauffage, ou plusieurs lignes de chemins de fer entre Washington et Boston. Une régulation étatique portant sur l’approvisionnement, l’accès, les prix semble inévitable dans de tels domaines. Si une dérégulation partielle est parfois possible (permettant à des producteurs en concurrence les uns avec les autres de diffuser de l’électricité dans le même réseau ou de faire rouler des trains sur les mêmes rails), il y a un risque bien réel d’abus et de profits excessifs, comme l’a amplement montré la crise de l’électricité qu’a connue la Californie en 2002, ou comme l’a prouvé, dans une confusion et un désordre meurtriers, la situation du chemin de fer britannique.

Le deuxième grand domaine de controverse concerne les défaillances du marché. Celles-ci surgissent quand des individus ou des entreprises esquivent le paiement de l’intégralité des coûts qui leur incombent en évacuant en dehors du marché leurs passifs (qui sont alors, en termes techniques, « externalisés »). L’exemple classique est celui de la pollution, avec des individus ou des firmes qui évitent certains coûts en rejetant gratis dans l’environnement des déchets toxiques susceptibles de dégrader ou détruire des écosystèmes productifs. L’exposition à des substances dangereuses ou à des dangers physiques sur le lieu de travail peut affecter la santé humaine, voire dépeupler les rangs des travailleurs en bonne santé. Si certains néolibéraux admettent que c’est un problème, et si certains consentent, dans ce cas, à envisager une intervention de l’État, d’autres plaident pour qu’il ne fasse rien, au motif que le remède serait presque à coup sûr pire que le mal. Mais la plupart s’accorderaient pour dire que, s’il doit y avoir intervention de l’État, celui-ci doit agir en jouant sur les mécanismes du marché (par le biais d’impôts ou d’avantages fiscaux, de droits à polluer, et d’autres choses de ce genre). Les défaillances de la concurrence font l’objet d’une approche similaire. La prolifération des relations contractuelles et sub-contractuelles peut entraîner des coûts de transaction croissants. Pour ne prendre qu’un seul exemple, le vaste système sur lequel s’appuie la spéculation financière apparaît de plus en plus coûteux, alors même qu’il devient de plus en plus fondamental pour capter des profits spéculatifs. D’autres problèmes surgissent quand, par exemple, tous les hôpitaux concurrents d’une région achètent le même équipement sophistiqué, qui reste sous-utilisé, ce qui fait grimper les coûts agrégés. Voilà qui plaide fortement en faveur d’une limitation des coûts qui passerait par une planification, une régulation, une coopération imposées par l’État, mais, là encore, les néolibéraux sont profondément méfiants face à de telles interventions.

Tous les agents actifs sur le marché sont censés avoir accès aux mêmes informations. On suppose qu’il n’existe pas d’asymétries de pouvoir ou d’information susceptibles d’interférer avec la capacité des individus à prendre des décisions économiques rationnelles dans leur propre intérêt. Cette condition est rarement – sinon jamais – remplie dans la pratique, et cela a des conséquences non négligeables2.

Les acteurs les plus puissants ou les mieux informés ont un avantage qu’ils peuvent très facilement faire fructifier, pour en tirer toujours plus d’informations et un pouvoir relatif accru. En outre, l’établissement de droits de propriété intellectuelle (brevets) encourage la recherche de rentes. Ceux qui possèdent des brevets utilisent leur pouvoir de monopole pour fixer des prix de monopole et éviter les transferts technologiques, si ce n’est à un prix très élevé. Les rapports de pouvoir asymétriques tendent donc plus à croître qu’à diminuer avec le temps, à moins que l’État n’intervienne pour les contrer. Le présupposé néolibéral selon lequel l’information est parfaite et la compétition se déroule sur un pied d’égalité apparaît comme une occultation, naïvement utopique ou délibérée, des processus qui conduisent à la concentration de la richesse et donc à la restauration du pouvoir de classe.

La théorie néolibérale du changement technologique compte sur la force contraignante de la compétition pour inciter à la recherche de nouveaux produits, de nouvelles méthodes de production et de nouvelles formes d’organisation. Cette incitation est désormais si profondément ancrée dans le sens commun entrepreneurial qu’elle devient une croyance-fétiche : l’idée selon laquelle il existerait une solution technologique à tout problème possible et imaginable. Dans la mesure où cette croyance s’enracine non seulement dans les entreprises, mais aussi dans l’appareil d’État (notamment militaire), elle produit des dynamiques de changement technologique puissantes et autonomes qui peuvent devenir déstabilisantes, voire contre-productives. Les développements technologiques peuvent tourner au délire, quand des secteurs dédiés uniquement à l’innovation créent de nouveaux produits et de nouvelles manières de produire des choses qui n’ont pas encore de marché (par exemple, de nouveaux produits pharmaceutiques pour lesquels on invente de nouvelles maladies). D’habiles escrocs peuvent en outre utiliser l’innovation technologique pour miner les relations et institutions sociales dominantes ; ils peuvent même, par leurs activités, remodeler le sens commun dans leur propre intérêt pécuniaire. Il y a par conséquent un lien intrinsèque entre le dynamisme technologique, l’instabilité, la dissolution des solidarités sociales, la dégradation de l’environnement, la désindustrialisation, les transformations rapides du rapport temps/espace, les bulles spéculatives et la tendance générale à la formation de crises au sein du capitalisme3.

Il y a enfin, à l’intérieur du néolibéralisme, quelques problèmes politiques fondamentaux qu’il convient d’aborder. Une contradiction surgit entre, d’une part, l’individualisme possessif, séduisant mais aliénant, et, d’autre part, le désir d’une vie collective qui ait du sens. Alors que les individus sont censés être libres de leurs choix, on n’attend pas d’eux qu’ils choisissent de bâtir des institutions collectives fortes (comme des syndicats) plutôt que des associations faibles fondées sur le bénévolat (comme les organisations caritatives). A fortiori ils ne doivent pas choisir de s’associer pour construire des partis politiques dont le but est de forcer l’État à intervenir sur le marché ou à l’éliminer. Pour se protéger de leurs plus grandes peurs – le fascisme, le communisme, le socialisme, le populisme autoritaire, ou même le règne de la majorité –, les néolibéraux doivent fixer des limites rigoureuses à la gouvernance démocratique. C’est pourquoi ils préfèrent confier les décisions importantes à des institutions non démocratiques, qui n’ont de comptes à rendre à personne (comme la Réserve Fédérale et le FMI). D’où un paradoxe : de fortes interventions de l’État et un gouvernement des élites et des « experts », dans un monde qui n’est pas censé être interventionniste. Cette situation n’est pas sans rappeler le conte utopique de Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide (1626), où un conseil des Anciens a pour mission de prendre les décisions importantes. Confronté à des mouvements sociaux qui cherchent à intervenir collectivement, l’État néolibéral est lui-même forcé d’intervenir, parfois de manière répressive, au mépris des libertés qu’il est pourtant chargé de faire respecter. Dans ce cas, cependant, il peut sortir ses armes : la concurrence internationale et la mondialisation peuvent être utilisées pour discipliner les mouvements opposés au programme néolibéral à l’intérieur de chaque État. Si cette tentative échoue, alors l’État doit recourir à la persuasion, à la propagande, voire à la force brute et à la police pour écraser l’opposition au néolibéralisme. C’était précisément ce que redoutait Polanyi : que le projet utopique libéral (et, par extension, néolibéral) ne puisse en définitive être maintenu que par le recours à l’autoritarisme. Que la liberté des masses soit restreinte au profit des libertés de quelques-uns.

L’État néolibéral en pratique

La nature générale de l’État à l’époque de la néolibéralisation est difficile à décrire pour deux raisons spécifiques. D’abord, on voit rapidement apparaître des écarts par rapport au modèle de la théorie néolibérale, des écarts qui ne peuvent pas tous être rapportés aux contradictions internes que je viens de souligner. Deuxièmement, la dynamique de la néolibéralisation a donné lieu à des adaptations qui ont grandement varié, d’un endroit à l’autre et au fil du temps. Toute tentative pour composer, à partir de cette géographie historique instable et erratique, l’image d’un État néolibéral typique, peut sembler vouée à l’échec. Néanmoins, il me semble utile d’esquisser quelques grandes lignes directrices qui montreront la pertinence du concept.

Il existe en particulier deux domaines où le projet de restauration du pouvoir de classe fait subir une distorsion à la théorie néolibérale, et même, d’un certain point de vue, la renverse en pratique. Le premier résulte du besoin de créer, pour les entreprises capitalistes, un « climat propice aux affaires et à l’investissement ». Si certaines conditions, telles que la stabilité politique, le plein respect de la loi, ou l’application équitable de celle-ci, peuvent raisonnablement être considérées comme neutres d’un point de vue de classe, d’autres sont manifestement discriminantes. Ces discriminations découlent, plus particulièrement, du fait que l’on traite le travail et l’environnement comme de simples marchandises. Si un conflit survient, l’État néolibéral typique aura tendance à choisir un climat propice aux affaires, aux dépens des droits collectifs (et de la qualité de vie) des travailleurs ou de la capacité de l’environnement à se régénérer. Le second type de discrimination tient au fait que, si un conflit survient, l’État néolibéral préférera généralement l’intégrité du système financier et la solvabilité des institutions financières au bien-être de la population ou à la qualité environnementale.

Ces partis pris systématiques ne sont pas toujours faciles à distinguer dans le fouillis des pratiques étatiques, souvent divergentes et très disparates. Les considérations pragmatiques ou opportunistes jouent un grand rôle. Le président Bush défend le marché libre et le libre-échange, mais il a imposé des taxes sur les importations d’acier pour consolider ses chances électorales dans l’Ohio (tactique qui se révéla finalement payante). On impose des quotas parfaitement arbitraire aux importations, dans le seul but d’apaiser des mécontentements intérieurs. Les Européens protègent leur agriculture, pour des raisons sociales, politiques et même esthétiques, tout en défendant le libre-échange dans tous les autres domaines. Les interventions spéciales de l’État favorisent des intérêts économiques particuliers (par exemple, les contrats d’armement), et un État peut arbitrairement choisir d’accorder des crédits à un autre État pour prendre pied politiquement et gagner de l’influence dans des régions sensibles au plan géopolitique (comme le Moyen-Orient). Pour toutes ces raisons, il serait bien surprenant de voir les États néolibéraux, fussent-ils les plus fondamentalistes, respecter constamment l’orthodoxie néolibérale.

Dans d’autres cas, on peut raisonnablement imputer les divergences et frictions entre théorie et pratique à des problèmes de transition, qui renvoient aux différentes formes étatiques qui existaient avant le tournant néolibéral. Par exemple, les conditions qui prévalaient en Europe centrale et en Europe de l’Est avant la chute du communisme étaient très particulières. La vitesse à laquelle la privatisation s’est opérée sous l’effet de la thérapie de choc infligée à ces pays au cours des années 1990 a créé des tensions énormes dont les répercussions se font sentir aujourd’hui encore. Les États sociaux-démocrates (comme les États scandinaves ou la Grande-Bretagne dans l’immédiat après-guerre) avaient longtemps maintenu hors de la sphère marchande des secteurs-clés comme la santé, l’éducation ou même le logement, au nom de l’idée selon laquelle la satisfaction des besoins humains les plus élémentaires ne devait pas être assurée par les forces du marché ni limitée par la capacité financière des individus. Si Margaret Thatcher a réussi à changer cette situation, les Suédois ont résisté bien plus longtemps, malgré les vigoureux efforts des capitalistes qui leur enjoignaient d’emprunter la voie néolibérale. Les États dits « développementalistes » (comme Singapour et quantité d’autres pays d’Asie) se sont, pour des raisons très différentes, appuyés sur le secteur public et sur la planification étatique, en association étroite avec le capital national et le capital d’affaires (souvent étranger et multinational), pour favoriser l’accumulation du capital et la croissance économique4.

Ils sont généralement très attentifs aux infrastructures sociales et physiques, d’où des politiques bien plus égalitaires en matière d’accès à l’éducation et à la santé, par exemple. Ainsi, ils considèrent l’investissement de l’État dans l’éducation comme une condition cruciale pour obtenir un avantage concurrentiel dans le commerce mondial. Ces États sont en phase avec la néolibéralisation dans la mesure où ils facilitent la compétition entre les firmes, les entreprises et les entités territoriales, acceptent les règles du libre-échange et s’appuient sur des marchés extérieurs ouverts. Mais ils sont activement interventionnistes dans la mesure où ils créent des infrastructures propres à entretenir un climat favorable aux affaires. La néolibéralisation offre donc aux États développementalistes la possibilité d’améliorer leur position dans la concurrence internationale grâce à la création de nouvelles structures d’intervention étatique (comme le soutien au secteur Recherche & Développement). Mais, du même coup, la néolibéralisation crée aussi les conditions pour la formation de classes, et à mesure que le pouvoir d’une classe se renforce, cette dernière a tendance (c’est le cas en Corée) à vouloir se dégager de sa dépendance à l’égard du pouvoir d’État, ainsi qu’à réorienter le pouvoir d’État suivant des lignes néolibérales.

À mesure que de nouveaux agencements institutionnels viennent définir les règles du commerce international – par exemple, pour devenir membre du FMI et de l’OMC –, les États développementalistes sont de plus en plus poussés à prendre un pli néolibéral. L’un des principaux effets de la crise asiatique de 1997-1998, par exemple, a été d’aligner davantage ces États sur les pratiques néolibérales les plus communes. Et, comme nous l’avons vu dans le cas britannique, il est difficile de maintenir à l’extérieur une position néolibérale (notamment en facilitant les opérations du capital financier) sans accepter à l’intérieur un minimum de néolibéralisation (la Corée du Sud a été confrontée exactement au même type de tensions). Mais les États développementalistes ne sont nullement convaincus que la voie néolibérale est la bonne, en particulier parce que ceux qui (comme Taïwan et la Chine) n’avaient pas libéralisé leurs marchés de capitaux ont beaucoup moins souffert de la crise financière de 1997-98 que ceux qui l’avaient fait5.

Les pratiques qui se rapportent au capital financier et aux institutions financières sont peut-être les plus difficiles à concilier avec l’orthodoxie néolibérale. En règle générale, les États néolibéraux, en pratiquant la dérégulation, élargissent la sphère d’influence des institutions financières, mais garantissent ensuite très souvent leur intégrité et leur solvabilité, quel qu’en soit le prix. Cet engagement provient en partie (et légitimement, selon certaines versions de la théorie néolibérale) d’une confiance aveugle dans le monétarisme, l’intégrité et la solidité de la monnaie étant perçues comme l’axe central des politiques publiques. Mais cela signifie paradoxalement que l’État néolibéral ne saurait tolérer de défaut financier massif, y compris quand ce sont les institutions financières qui ont pris les mauvaises décisions. L’État doit intervenir et remplacer la « mauvaise » monnaie par sa prétendue « bonne » monnaie – ce qui explique la pression exercée sur les banquiers centraux pour qu’ils assurent la solidité de la monnaie de l’État. Le pouvoir de l’État a souvent servi à renflouer de grandes entreprises ou à éviter des désastres financiers — ainsi, aux États-Unis, dans la crise des Caisses d’épargne de 1987-88, dont on estime qu’elle coûta 150 milliards de dollars au contribuable américain, ou dans l’effondrement du fonds spéculatif Long Term Capital Management en 1997-8, qui coûta 3,5 milliards.

Au niveau international, les États néolibéraux ont donné en 1982 toute autorité au FMI et à la Banque Mondiale pour négocier les allègements de dettes, ce qui revenait, dans les faits, à protéger les principales institutions financières mondiale de la menace d’un défaut. En réalité, le FMI couvre, du mieux qu’il peut, l’exposition aux risques et aux incertitudes sur les marchés financiers internationaux. Pratique difficile à justifier par rapport à la théorie néolibérale, puisque les investisseurs devraient en principe être responsables de leurs propres erreurs. Les néolibéraux les plus intégristes pensent donc que le FMI devrait être supprimé. Cette option à été sérieusement envisagée durant les premières années de l’administration Reagan, et les Républicains du Congrès soulevèrent à nouveau la question en 1990. James Baker, Secrétaire au Trésor sous Reagan, insuffla une nouvelle vie à l’institution après s’être trouvé confronté à une possible banqueroute du Mexique en 1982, impliquant de lourdes pertes pour les principales banques d’investissement new-yorkaises qui détenaient la dette mexicaine. Il utilisa le FMI pour imposer au Mexique des politiques d’ajustement structurel et protéger les banquiers de New York d’un défaut de paiement. Cette pratique consistant à donner la priorité aux besoins des banques et des institutions financières alors que l’on diminue le niveau de vie du pays débiteur avait déjà été expérimentée durant la crise de la dette de la ville de New York. Dans le cadre international, elle revient à extorquer des surplus aux populations pauvres du Tiers-monde pour rembourser les banquiers internationaux. « Drôle de monde, note Stiglitz avec ironie, dans lequel les pays pauvres subventionnent en fait les plus riches. » Même le Chili – exemple d’une pratique néolibérale « pure » à partir de 1975 – fut poussé dans cette voie en 1982-1983, si bien que son PIB chuta de près de 14 % et que le chômage grimpa à 20 % en un an. Les théoriciens n’allèrent pas jusqu’à en conclure que la néolibéralisation « pure » ne fonctionnait pas, mais les adaptations pragmatiques qui s’ensuivirent au Chili (de même qu’en Grande-Bretagne à partir de 1983) ouvrirent un espace de compromis qui approfondit davantage encore la fracture entre théorie et pratique6.

L’extorsion d’un tribut par l’intermédiaire de mécanismes financiers est une vieille pratique impériale. Elle s’est révélée très utile pour restaurer le pouvoir de classe, particulièrement dans les principaux centres financiers du monde, et elle n’a pas toujours besoin d’une crise d’ajustement structurel pour fonctionner. Ainsi, quand des entrepreneurs de pays en voie de développement empruntent de l’argent à l’étranger, l’exigence selon laquelle leur propre État doit avoir des réserves de change suffisantes pour couvrir leurs emprunts se traduit de la façon suivante : l’État doit investir, par exemple, dans des bons du Trésor américain. La différence entre le taux d’intérêt appliqué sur l’argent emprunté (mettons 12%) et celui auquel est soumis l’argent placé en parallèle dans des bons du Trésor à Washington (disons 4%) crée un puissant flux financier net en direction du centre impérial et aux dépens du pays en voie de développement.

Cette tendance, de la part d’États du centre comme les États-Unis, à protéger les intérêts financiers et à les laisser faire quand ils pompent des surplus aux quatre coins du monde, favorise et reflète à la fois la consolidation, autour des processus de financiarisation, du pouvoir de la classe dominante dans ces pays. Mais l’habitude d’intervenir sur les marchés et de renflouer les institutions financières lorsqu’elles sont en difficulté demeure irréconciliable avec la théorie néolibérale. Les investissements imprudents devraient être sanctionnés par des pertes pour le prêteur, mais les États prémunissent largement ces derniers contre les pertes. Ce sont donc les emprunteurs qui doivent payer à leur place, quel qu’en soit le coût social. Les théories néolibérales devraient avoir pour mot d’ordre : « Prêteurs, gare à vous » ; en pratique, on devrait plutôt dire : « Emprunteurs, prenez garde ».

Il y a toutefois des limites à la capacité de soutirer des surplus aux économies des pays en développement. Pour ces pays, prisonniers d’une d’austérité qui les condamne à une stagnation économique chronique, la perspective de rembourser leurs dettes est souvent reléguée dans un lointain avenir. Dans ces conditions, des pertes limitées peuvent apparaître comme une option séduisante. C’est ce qui s’est passé avec le plan Brady de 19897.

Les institutions financières acceptèrent de réduire de 35% le montant de la dette cumulée, en échange de bons du Trésor au rabais (garantis par le FMI et le Trésor américain), pour garantir le remboursement du reste (en d’autres termes, les créanciers voyaient leur dette garantie à hauteur de 65 cents pour un dollar). En 1994, 18 pays (dont le Mexique, le Brésil, l’Argentine, le Venezuela et l’Uruguay) passèrent des accords qui annulaient leur dette à hauteur de 60 milliards. Ils espéraient, évidemment, que cette remise de dette provoquerait une reprise économique qui permettrait le remboursement du reste de la dette dans un délai raisonnable. Mais le FMI veilla à ce que tous les pays bénéficiaires de cette modeste remise de dette (que beaucoup jugeaient minime par rapport à ce que les banques pouvaient permettre) soient aussi tenus d’avaler la pilule empoisonnée des réformes institutionnelles néolibérales. La crise du peso de 1995 au Mexique, la crise brésilienne de 1998 et l’effondrement total de l’économie argentine en 2001 furent le résultat prévisible de toutes ces mesures.

Voilà qui nous amène enfin au problème épineux du rapport des États néolibéraux au marché du travail. Sur le plan intérieur, l’État néolibéral est nécessairement hostile à toute forme de solidarité sociale, qui impose des limites à l’accumulation du capital. Par conséquent, les syndicats indépendants et autres mouvements sociaux (tels que le socialisme municipal du type pratiqué par le Greater London Council), qui ont acquis un pouvoir considérable sous le régime du libéralisme intégré, doivent être disciplinés, sinon détruits, au nom de la sacro-sainte liberté individuelle du travailleur isolé. La « flexibilité » devient le maître-mot en ce qui concerne le marché du travail. Il est difficile de défendre l’idée que la flexibilité est foncièrement mauvaise, notamment face à des pratiques syndicales hautement restrictives et sclérosées. Certains réformateurs de gauche plaident donc avec force pour « la spécialisation flexible », qui serait un moyen d’aller de l’avant8.

Quelques individus en tireraient indiscutablement profit, mais les asymétries d’information et de pouvoir qui se font jour, combinées à l’absence d’une circulation facile et libre pour la force de travail (en particulier pour ce qui est de franchir les frontières étatiques) désavantagent les travailleurs. La spécialisation flexible peut être utilisée par le capital comme une moyen commode de trouver des modes d’accumulation plus flexibles. Les deux termes – spécialisation flexible et accumulation flexible – ont des connotations bien différentes9.

Ces différentes tendances ont en général pour résultat : une baisse des salaires, une insécurité de l’emploi croissante, et dans bien de cas, la disparition des avantages et des protections liés à l’emploi. Ces tendances sont clairement visibles dans tous les États qui ont emprunté la voie néolibérale. Si l’on en juge par l’attaque violente contre toutes les formes d’organisation des travailleurs et le recours massif à des réserves de travailleurs considérables mais largement inorganisées dans des pays comme la Chine, l’Indonésie, l’Inde, le Mexique le Bangladesh, il semble bien que le contrôle des travailleurs et le maintien d’un fort taux d’exploitation de la force de travail ont occupé une place centrale tout au long du processus de néolibéralisation. La restauration et la formation du pouvoir de classe se fait, comme toujours, aux dépens des travailleurs.

C’est précisément dans ce contexte de diminution des ressources personnelles tirées du marché du travail que la volonté néolibérale de re-transférer aux individus toute responsabilité en matière de santé a un effet doublement délétère. L’État se retirant du domaine de la protection sociale et réduisant son rôle dans des secteurs comme la santé, l’enseignement public, les services sociaux, il laisse des portions de plus en plus larges de la populations exposées à la pauvreté10.

Le filet de protection sociale est réduit au strict minimum, au bénéfice d’un système qui insiste sur la responsabilité individuelle. L’échec d’une personne est généralement attribuée à des défaillances personnelles, et la victime très souvent rendue responsable de son malheur.

Derrière ces tournants majeurs de la politique sociale se cachent d’importants changements structurels dans la nature de la gouvernance. Étant donnée la suspicion du néolibéralisme envers la démocratie, il faut trouver un moyen d’intégrer les processus de décisions étatiques dans les dynamiques de l’accumulation du capital et dans les réseaux du pouvoir de classe qui sont en cours de restauration ou, comme en Chine ou en Russie, en cours de formation.

La néolibéralisation a occasionné, par exemple, un recours croissant aux partenariats public-privé (c’était l’une des idées fortes avancées par Margaret Thatcher lorsqu’elle mit en place des « institutions quasi-gouvernementales », telles que les agences de développement urbain, qui devaient favoriser le développement économique). Non seulement les milieux d’affaires et les grandes entreprises collaborent intimement avec l’État, mais ils acquièrent en plus un rôle considérable en rédigeant des textes de loi, en déterminant les politiques publiques et en instaurant des cadres réglementaires (qui sont pour la plupart faits à leur avantage).

De nouveaux modèles de négociation émergent, qui intègrent le monde des affaires et quelquefois des corps professionnels, lors d’étroites consultations parfois tenues secrètes. L’exemple le plus frappant fut le refus répété du Vice-Président américain Dick Cheney de révéler le nom des membres du groupe qui avait mis au point la feuille de route de l’administration Bush pour 2002 en matière de politique énergétique.

Ce groupe comprenait certainement Kenneth Lay, président d’Enron – une compagnie qui était accusée de faire des bénéfices indus en entretenant une crise énergétique en Californie, et qui par la suite s’effondra en donnant lieu à un scandale retentissant. Le passage du gouvernement (le pouvoir d’État en tant que tel) à la gouvernance (une plus large configuration regroupant l’État et des éléments-clés de la société civile) a donc été particulièrement net sous le néolibéralisme11.

De ce point de vue, les pratiques de l’État néolibéral et de l’État développementaliste convergent largement.

L’État produit généralement une législation et des cadres réglementaires avantageux pour les entreprises et, dans certains cas, pour des branches particulières comme le secteur de l’énergie, l’industrie pharmaceutique, l’agribusiness, etc. Dans bien des partenariats public-privé, en particulier au niveau municipal, l’État assume la majeure partie des risques tandis que le secteur privé récupère la plupart des profits. En outre, l’État pourra si nécessaire recourir à une législation coercitive et à des tactiques de maintien de l’ordre (des lois anti-grèves par exemple) pour disperser ou réprimer les oppositions collectives au pouvoir des entreprises.

Les formes de surveillance et de maintien de l’ordre prolifèrent : aux États-Unis, l’incarcération est devenu une stratégie centrale de l’État pour traiter les problèmes qui ont surgi dans les rangs des ouvriers licenciés et au sein des minorités marginalisées. Le bras armé de l’État est renforcé pour protéger les intérêts des entreprises et, si besoin, réprimer les oppositions. Rien de tout cela ne semble en phase avec la théorie néolibérale. La peur néolibérale de voir des groupes d’intérêts particuliers pervertir et subvertir l’État n’a nulle part plus de réalité qu’à Washington, où des armées de lobbyistes (dont la plupart ont profité des passerelles (revolving doors) entre la fonction publique et des emplois bien plus lucratifs dans les grandes entreprises) dictent bel et bien la loi pour servir leurs intérêts particuliers. Si certains États continuent à respecter la traditionnelle indépendance de la fonction publique, son intégrité a été partout menacée par le progrès de la néolibéralisation. La frontière entre l’État et l’entreprise est devenue de plus en plus poreuse. Ce qui reste de la démocratie représentative se trouve submergé, corrompu légalement par le pouvoir de l’argent.

L’accès au système judiciaire est en principe égal pour tous. En pratique, il est particulièrement coûteux (qu’il s’agisse d’un individu intentant un procès pour négligence ou d’un pays portant plainte contre les États-Unis pour non-respect des règles de l’OMC, procédure qui peut coûter un million de dollars, somme équivalente au budget annuel de certains petits pays pauvres), les jugements sont souvent très favorables à ceux qui jouissent du pouvoir de l’argent. Ce parti pris de classe dans les décisions de justice est sinon systématique, du moins fréquent12.

Il n’y a pas lieu de s’étonner que, dans un régime néolibéral, les moyens privilégiés d’action collective soient définis et formulés par des groupes de pression non élus (et généralement dirigés par l’élite), créés pour défendre divers droits. Dans certains domaines, comme la protection des consommateurs, les droits civils, ou les droits des personnes handicapées, des progrès importants ont été obtenus par ce moyen. Les organisations non gouvernementales (ONG) et les organisations populaires (grassroots) se sont remarquablement développées sous le règne du néolibéralisme, nourrissant la croyance selon laquelle une opposition mobilisée en dehors de l’appareil d’État et à l’intérieur d’une entité séparée appelée « société civile » constitue le moteur de la contestation politique et de la transformation sociale13.

La période au cours de laquelle l’État néolibéral est devenu hégémonique a aussi été celle où le concept de société civile – souvent entendu comme une entité opposée au pouvoir d’État – est devenu central dans la formulation de la contestation politique. L’idée gramscienne de l’État comme unité de la société politique et de la société civile a cédé la place à l’idée selon laquelle la société civile serait le principal foyer d’opposition, voire l’alternative, à l’État.

Cela montre clairement que le néolibéralisme ne condamne pas l’État, ou certaines institutions étatiques, à l’insignifiance, comme l’ont soutenu des commentateurs de droite et de gauche14.

Toutefois, il s’est opéré une reconfiguration radicale des institutions et des pratiques étatiques (notamment en ce qui concerne l’équilibre entre coercition et consentement, entre le pouvoir du capital et celui des mouvements populaires, entre les pouvoirs exécutif et judiciaire, d’une part, et le pouvoir de la démocratie représentative, d’autre part).

Mais il y a des choses qui ne tournent pas rond dans l’État néolibéral. Aussi apparaît-il comme une forme politique transitionnelle ou instable. Au cœur du problème, l’écart grandissant entre les objectifs affichés du néolibéralisme – le bien-être de tous – et ses conséquences réelles – la restauration du pouvoir de classe. Mais derrière tout cela se cache toute une série de contradictions plus spécifiques qu’il convient de mettre en évidence :

1. D’un côté, on attend de l’État néolibéral qu’il se mette en retrait et se contente de préparer le terrain au marché, mais d’un autre côté, il est censé se démener pour créer un climat favorable aux affaires et se comporter comme une entité compétitive sur la scène politique mondiale. Dans ce dernier rôle, il doit agir comme un corps collectif, ce qui pose un problème : comment assurer la loyauté des citoyens ? Le nationalisme est une réponse qui s’impose d’elle-même, mais il est profondément contraire au programme néolibéral. C’était le dilemme de Margaret Thatcher : elle était obligée de jouer la carte nationaliste dans la guerre des Malouines et plus encore dans la campagne contre l’intégration européenne pour obtenir sa réélection et poursuivre les réformes néolibérales en Grande-Bretagne. Que ce soit au sein de l’Union Européenne, du Mercosur (où les nationalismes brésilien et argentin entravent l’intégration), du NAFTA ou de l’ASEAN, le nationalisme, nécessaire au bon fonctionnement de l’État comme entreprise cohérente et compétitive, vient constamment entraver les libertés commerciales au sens large.

2. L’autoritarisme mis au service du marché s’accorde mal avec l’idéal des libertés individuelles. Plus le néolibéralisme tend vers l’autoritarisme, plus il lui est difficile de maintenir sa légitimité en respectant ces libertés, et plus il doit révéler sa vraie nature anti-démocratique. Parallèlement à cette contradiction, on constate une dissymétrie croissante dans la relation entre les entreprises et les individus comme vous et moi. Si « le pouvoir des entreprises nous vole notre liberté personnelle », alors les promesses du néolibéralisme sont réduites à néant15.

Cela vaut pour les individus sur leur lieu de travail comme dans leur vie privée. C’est une chose d’affirmer, par exemple, que mon état de santé relève de mes choix et de ma responsabilité personnelle. Mais est-ce une raison pour faire du marché le seul moyen de satisfaire mes besoins en payant des sommes exorbitantes à des compagnies d’assurances aussi inefficaces, gargantuesques et bureaucratiques que lucratives ? En outre, lorsque ces compagnies ont même le pouvoir de définir de nouvelles catégories de maladies correspondant à de nouveaux médicaments arrivant sur le marché, il y a clairement quelque chose qui ne tourne pas rond16.

Dans une telle situation, le maintien de la légitimité et la perpétuation du consentement deviennent, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, un difficile exercice d’équilibriste qui peut facilement finir en culbute si les choses commencent à mal tourner.

3. S’il est sans doute crucial de préserver l’intégrité du système financier, l’individualisme irresponsable des acteurs de ce système produit de la volatilité spéculative, des scandales financiers et une instabilité chronique. Les scandales de Wall Street, les affaires de comptabilité frauduleuse de ces dernières années ont sapé la confiance et posé aux autorités de régulation de sérieux problèmes : comment et quand intervenir, au niveau international comme au niveau national ? Le libre-échange international exige des règles du jeu globales et ne rend que plus manifeste la nécessité d’une forme de gouvernance à l’échelle planétaire (qui serait par exemple assurée par l’OMC). La dérégulation du système financier facilite des comportements qui appellent de nouvelles formes de régulation si l’on veut éviter les crises17.

4. Tandis que l’on vante les vertus de la concurrence, on assiste en réalité à la consolidation croissante d’un pouvoir oligopolistique, monopoliste et transnational détenu par une poignée de multinationales centralisées : la compétition en matière de sodas se réduit à l’opposition Coca-Cola vs. Pepsi, l’industrie de l’énergie se résume à cinq gigantesques transnationales, et quelques magnats des médias contrôlent l’essentiel des informations, qui constituent en grande partie de la propagande pure et simple.

5. Au niveau des populations, la dynamique de libération des marchés et de marchandisation de toute chose peut facilement verser dans le délire et produire des incohérences sociales. La destruction des formes de solidarité sociale et même, comme le suggérait Thatcher, de l’idée de société, laisse un trou béant dans l’ordre social. Il devient alors particulièrement difficile de lutter contre l’anomie et de contrôler les comportements anti-sociaux qui en découlent, comme la criminalité, la pornographie et la quasi-mise en esclavage d’une partie de l’humanité. La réduction de la « liberté » à la « liberté d’entreprendre » déchaîne toutes ces « libertés négatives » que Polanyi considérait comme inextricablement liées aux libertés positives. La réponse consiste donc à reconstruire des solidarités sociales, mais selon des modalités différentes – d’où le regain d’intérêt pour la religion et la morale, pour de nouvelles formes d’association (autour de questions de droits et de citoyenneté par exemple) et même le retour de formes politiques anciennes (fascisme, nationalisme, localisme et autres tendances du même genre). Le néolibéralisme à l’état pur a toujours menacé de faire apparaître sa Némésis, les diverses formes de populisme autoritaire et de nationalisme. Dès 1996, Schwab et Smadja, les organisateurs de la grande fête néolibérale de Davos, lançaient l’avertissement suivant :

La mondialisation de l’économie est entrée dans une phase nouvelle : une violente réaction contre ses effets est en train de monter, tout particulièrement dans les démocraties industrielles, où elle menace de perturber l’activité économique et la stabilité sociale de nombreux pays. L’état d’esprit qui domine dans ces démocraties est un mélange d’impuissance et d’inquiétude, qui contribue à expliquer le succès de politiciens populistes d’un nouveau genre. Tout cela pourrait facilement finir en révolte18.

La réponse néoconservatrice

Si l’État néolibéral est intrinsèquement instable, qu’est-ce qui pourrait le remplacer ? Aux États-Unis, le néo-conservatisme entend clairement apporter des réponses à cette question. Réfléchissant à l’histoire récente de la Chine, Wang suggère également que, au niveau théorique, le « néo-autoritarisme », le « néo-conservatisme », le « libéralisme classique », le fondamentalisme du marché, la modernisation nationale (…) : tous ces discours entretiennent, d’une manière ou d’une autre, une relation étroite avec la constitution du néolibéralisme. Le fait que ces expressions se soient successivement substituées les unes aux autres (et même qu’elles soient mutuellement contradictoires) donne à voir les transformations de la structure du pouvoir, aussi bien dans la Chine contemporaine que dans le monde contemporain en général19.

Il reste à voir si cela débouchera sur une reconfiguration plus générale des structures de gouvernance à travers le monde. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de noter l’apparente convergence entre la néolibéralisation d’États autoritaires comme la Chine ou Singapour et l’autoritarisme croissant qui se manifeste dans des États néolibéraux comme les États-Unis et la Grande-Bretagne. Que l’on songe à la manière dont ont évolué, au États-Unis, les réponses apportées à l’instabilité intrinsèque de l’État néolibéral.

Comme les néolibéraux qui les ont précédé, c’est au sein des universités que les « néo-cons » ont longtemps cultivé leurs idées sur l’ordre social (Léo Strauss, à l’université de Chicago, jouissait d’une influence significative), mais aussi dans des think tanks généreusement dotés ou encore dans des publications influentes (comme Commentary)20.

Les néo-conservateurs américains défendent le pouvoir des milieux d’affaires, l’initiative privée et la restauration du pouvoir de classe. Aussi le néo-conservatisme est-il parfaitement en phase avec le programme néolibéral fondé sur le gouvernement des élites, la défiance à l’égard de la démocratie et la garantie de la liberté des marchés. Il s’écarte toutefois des principes du néolibéralisme pur sur deux points fondamentaux : premièrement, il prône l’ordre comme réponse au chaos des intérêts individuels ; deuxièmement, il fait de la moralité le ciment nécessaire pour maintenir l’intégrité du corps politique face aux dangers extérieurs et intérieurs.

Par cette exigence d’ordre, le néo-conservatisme s’inscrit dans le prolongement du néolibéralisme, dont il dévoile le caractère autoritaire. Mais il avance aussi des réponses qui lui sont propres à l’une des contradictions centrales du néolibéralisme. Si, comme l’a dit Thatcher, il n’y a « pas de société mais seulement des individus », alors le chaos des intérêts individuels pourrait très bien finir par l’emporter sur l’ordre. L’anarchie du marché, de la concurrence et d’un individualisme débridé (espoirs, désirs, inquiétudes et peurs individuels ; choix de styles de vie, d’habitudes et d’orientations sexuelles ; modes d’expression de soi et comportement avec les autres) crée une situation de plus en plus ingouvernable, qui pourrait conduire à la rupture de tous les liens de solidarité, voire à l’anarchie et au nihilisme.

Dans ces conditions, un certain degré de coercition apparaît nécessaire pour restaurer l’ordre. Les néo-conservateurs voient dans la militarisation un antidote au chaos des intérêts individuels et sont particulièrement enclins à souligner les menaces, réelles ou imaginaires, qui pèsent sur l’intégrité et la stabilité de la nation. Aux États-Unis, cela revient à laisser libre cours à ce que Hofstadter appelle « le style paranoïaque de la politique américaine », qui présente une nation assiégée, menacée par des ennemis intérieurs et extérieurs21.

Ce style de politique a une longue histoire aux États-Unis. Le néo-conservatisme n’est pas nouveau, et depuis la Deuxième Guerre mondiale il a trouvé refuge au sein d’un puissant complexe militaro-industriel qui a tout intérêt à la militarisation permanente. Mais avec la fin de la Guerre froide, qui pouvait bien menacer la sécurité des États-Unis ? L’Islam radical et la Chine sont alors apparus comme les deux principaux ennemis extérieurs, et les dissidents de l’intérieur (les Davidiens brûlés à Waco, les milices qui ont soutenu l’attentat à la bombe d’Oklahoma City, les émeutes qui ont suivi le passage à tabac de Rodney King à Los Angeles, et enfin les désordres qui ont éclaté à Seattle en 1999) ont fait l’objet d’une surveillance accrue. L’émergence bien réelle de la menace de l’islam radical au cours des années 1990, qui a atteint son apogée avec le 11 Septembre, est finalement apparue comme l’objet principal d’une guerre permanente contre « le terrorisme », qui exigeait, pour assurer la sécurité de la nation, une militarisation à la fois extérieure et intérieure. Si la menace révélée par les deux attentats contre le World Trade Center appelait bel et bien une réponse militaire ou policière, les néo-conservateurs, une fois au pouvoir, ont mis en œuvre une militarisation du pays et de sa politique étrangère que beaucoup jugeaient disproportionnée22.

Le néo-conservatisme a longtemps attendu son heure en coulisses. Ce mouvement hostile à la permissivité liée à l’essor de l’individualisme cherche à restaurer les valeurs morales pour en faire le centre de gravité du corps politique. Cette possibilité est, d’une certaine manière, déjà esquissée dans le cadre des théories néolibérales qui, « en mettant en question les fondements politiques des modèles interventionnistes depilotage économique (…) ont réintégré dans l’économie des questions de morale, de justice et de pouvoir – du moins à leur manière »23.

Ce que font les néo-conservateurs, c’est modifier la « manière » dont de telles questions sont débattues. Leur intention est de contrer les effets dissolvants du chaos des intérêts individuels que le néolibéralisme produit immanquablement. Ils ne s’écartent nullement du programme néolibéral de construction ou de restauration du pouvoir de la classe dominante. Mais ils cherchent à assurer une légitimité à ce pouvoir et à exercer un contrôle social qui passerait par la création d’un climat consensuel autour d’un ensemble cohérent de valeurs morales. Cela soulève immédiatement la question suivante : quelles valeurs morales doivent prévaloir ? Il serait tout à fait possible, par exemple, d’en appeler au système libéral des droits de l’homme, puisque, après tout, comme l’affirme Mary Kaldor, le militantisme en faveur des droits de l’homme vise « non seulement l’intervention pour défendre les droits humains, mais aussi la création d’une communauté morale »24.

Aux États-Unis, les doctrines de l’« exceptionnalisme » et la longue tradition de combat pour les droits ont donné naissance à des mouvements moraux mobilisés autour de questions comme les droits civiques, la faim dans le monde et la philanthropie, mais aussi à un fanatisme missionnaire.

Toutefois, les valeurs morales qui sont désormais centrales pour les néo-conservateurs doivent être comprises comme des produits de la coalition particulière constituée dans les années 1970, entre, d’une part, l’élite sociale et les milieux d’affaires soucieux de restaurer leur pouvoir de classe, et, d’autre part, la base électorale gagnée au sein de la « majorité morale » d’une classe ouvrière blanche mécontente. Les valeurs morales touchaient au nationalisme culturel, à la droiture morale, au christianisme (de type évangélique), aux valeurs familiales et au droit à la vie, en profonde opposition aux nouveaux mouvements sociaux comme le féminisme, la défense des droits des gays, la discrimination positive et l’écologie. Sous Reagan, cette alliance était essentiellement d’ordre tactique, mais le désordre intérieur des années Clinton a propulsé le thème des valeurs morales en tête du programme républicain de George Bush fils. Il forme aujourd’hui le noyau du programme moral du mouvement néo-conservateur25.

On aurait tort de voir dans ce tournant néo-conservateur une exception américaine, même s’il l’est sous certains aspects. L’affirmation des valeurs morales repose en grande partie sur les idéaux de la nation américaine – la religion, l’histoire, la tradition culturelle, etc. -, des idéaux qui ne sont nullement l’apanage des États-Unis. Cela nous ramène à l’un des aspects les plus troublants de la néolibéralisation : la curieuse relation qu’y entretiennent l’État et la nation. En principe, la théorie néolibérale ne voit pas la nation d’un bon œil, y compris lorsqu’elle prône un État fort. Pour que le néolibéralisme s’épanouisse, il faut couper le cordon ombilical qui, dans le libéralisme intégré, rattache l’État à la nation. C’était particulièrement vrai dans des États qui, comme le Mexique ou la France, avaient une forme corporatiste. Le Partido Revolucionario Institucional au Mexique a eu longtemps pour mot d’ordre l’unité de l’État et de la nation, mais cette unité s’est défaite peu à peu, au point qu’avec la néolibéralisation conduite dans les années 1990, une bonne partie de la nation s’est retournée contre l’État. Le nationalisme est, depuis longtemps, une caractéristique de l’économie mondiale et il eût été bien étrange qu’il disparaisse sans laisser de trace à la suite des réformes néolibérales ; en réalité, il a connu un certain regain, précisément en réaction au processus de néolibéralisation. L’essor de partis fascistes d’extrême droite, qui traduit un fort sentiment anti-immigration en Europe, en est un bon exemple. Plus affligeant encore est le nationalisme ethnique qui a surgi à la suite de l’effondrement économique de l’Indonésie et qui a abouti à une agression brutale contre la minorité chinoise.

Mais, comme nous l’avons vu, l’État néolibéral a besoin pour survivre d’un certain type de nationalisme. Contraint de devenir un acteur compétitif sur le marché mondial, cherchant à établir le climat le plus favorable aux affaires, il mobilise le nationalisme pour parvenir à ses fins. La concurrence produit d’éphémères gagnants et perdants dans la lutte globale pour conquérir la meilleure position, ce qui peut être pour un pays une source de fierté ou d’examen de conscience. Le nationalisme dans les compétitions sportives internationales en est un signe. En Chine, l’appel au sentiment national pour procurer à l’État une bonne position (sinon une hégémonie) dans l’économie mondiale est clairement assumé. Le nationalisme est également répandu en Corée du Sud et au Japon, deux pays où il constitue sans doute un antidote à la dissolution des anciens liens de solidarité sociale sous l’impact du néolibéralisme. De puissants courants de nationalisme culturel s’agitent dans les vieux États-nations (comme la France) aujourd’hui réunis dans l’Union Européenne. La religion et le nationalisme culturel ont fourni au Parti nationaliste hindou l’assise morale qui lui a permis de développer des politiques néolibérales en Inde ces dernières années. L’invocation des vertus morales dans la révolution iranienne et le tournant autoritaire qui s’en est suivi n’ont pas conduit à un abandon total des pratiques de marché dans le pays, alors même que la révolution s’était attaquée à la décadence de l’individualisme débridé du marché. C’est une impulsion similaire qui sous-tend le vieux sentiment de supériorité morale qui imprègne des pays comme Singapour ou le Japon, par rapport à ce qu’ils considèrent comme l’individualisme « décadent » et le multiculturalisme invertébré des États-Unis. Le cas de Singapour est particulièrement instructif. Singapour a combiné le néolibéralisme en matière de marché avec un pouvoir d’État coercitif et autoritaire draconien, tout en invoquant des formes de solidarité morale fondées sur les idéaux nationalistes d’une île assiégée (après son exclusion de la fédération de Malaisie), les valeurs confucéennes et, plus récemment, une éthique cosmopolite très particulière, adaptée à sa position actuelle dans le commerce international26.

Le cas britannique est lui aussi particulièrement intéressant. Margaret Thatcher, avec la guerre des Malouines et la posture d’opposition qu’elle a maintenu face à l’Europe, invoquait le sentiment nationaliste à l’appui de son projet néolibéral – mais elle défendait en réalité l’Angleterre et Saint George, non le Royaume-Uni, ce qui lui valut l’hostilité de l’Écosse et du Pays de Galles.

Clairement, si le flirt du néolibéralisme avec un certain type de nationalisme constitue un danger, les noces sauvages du néo-conservatisme avec une mission morale nationale représentent une menace bien plus grande. La perspective de voir de nombreux États, tous prêts à recourir à des pratiques coercitives draconiennes, et chacun adhérant à des valeurs morales supposées supérieures, se livrer une concurrence féroce sur la scène mondiale, n’a rien de rassurant. Ce qui apparaît comme une solution aux contradictions du néolibéralisme pourrait bien devenir un problème. La dissémination d’un pouvoir néo-conservateur, voire carrément autoritaire (du type de celui qu’exerce Vladimir Poutine en Russie, et que le Parti Communiste exerce en Chine), même enraciné dans des formations sociales très différentes, souligne les risques de basculement dans des nationalismes rivaux qui pourraient entraîner des guerres. Si une quelconque nécessité est ici à l’oeuvre, elle relève davantage du tournant néo-conservateur que d’une quelconque « vérité éternelle » des différences nationales. Pour éviter les catastrophes, il faut donc rejeter la solution apportée par le néo-conservatisme aux contradictions du néolibéralisme. Cela suppose toutefois qu’il existe des alternatives. Nous aborderons cette question plus loin.

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références

références
1 Chang, Globalisation ; B. Jessop, « Liberalism, Neoliberalism and Urban Governance: A State-Theoretical Perspective », Antipode, 34/3 (2002), p. 452-72 ; N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris,Les Prairies ordinaires, 2013 ; S. Clarke (dir.), The State Debate, Londres, Macmillan, 1991 ; S. Haggard & R. Kaufman (dir.),The Politics of Economic Adjustment: International Constraints, Distributive Conflicts and the State, Princeton, Princeton University Press, 1992 ; R. Nozick, État, Anarchie et utopie, Paris, PUF, 1988.
2 Joseph Stiglitz, auteur de Quand le capitalisme perd la tête, a remporté le Prix Nobel pour ses travaux consacrés à la manière dont les asymétries d’information affectent les comportements sur le marché et leurs résultats.
3 Cf. Harvey, The Condition of Postmodernity, Oxford, Basil Blackwell, 1989 ; Harvey,The Limits to Capital, Oxford, Basil Blackwell, 1982.
4 P. Evans, Embedded Autonomy : States and Industrial Transformation, Princeton, Princeton University Press, 1995 ; R. Wade, Governing the Market, Princeton, Princeton University Press, 1992 ; M. Woo-Cummings ed., The Developmental State, Itahca, NY, Cornell University Press, 1999.
5 J. Henderson, « Uneven Crises: Institutional Foundation of East Asian Turmoil », Economy and Society, 28/3, 1999, 327-68.
6 Stiglitz, Quand le capitalisme perd la têteop. cit. ; P. Hall, Governing the Economy, art. cité ; Fourcade-Gourichas & Babb, « The Rebirth of the Liberal Creed », art. cité.
7 I. Vasquez, « The Brady Plan and Market-Based Solutions to Debt Crises », The Cato Journal, 16/2.
8 M. Piore et C. Sable, The Second Industrial Divide: Possibilities for Prosperity, New York, Basic Books, 1986.
9 Cf. Harvey, The Condition of Postmodernityop. cit.
10 V. Navarro (dir.), The Political Economy of Social Inequalities: Consequences for Health and the Quality of Life, Amityville, NY, Baywood, 2002.
11 P. McCarney et R. Stern, Governance on the Ground: Innovations and Discontinuities in the Cities of the Developping World, Princeton, Woodrow Wilson Center Press, 2003 ; A. Dixit, Lawlessness and Economics: Alternative Modes of Governance, Princeton, Princeton University Press, 2004.
12 R. Miliband, L’État dans la société capitaliste, Bruxelles Presses de l’Université de Bruxelles, 2013.
13 N. Rosenblum et R. Post (dir.), Civil Society and Government, Princeton, Princeton University Press, 2001 ; S. Chambers et W. Kymlicka (dir.), Alternative Conceptions of Civil Society, Princeton, Princeton University Press, 2001.
14 K. Ohmae, The End of the nation State: The Rise of the Regional Economy, New York, Touchstone Press, 1996.
15 Court,Corporateering cit.
16 D. Healy, Let Them Eat Prozac: The Unhealthy Relationship between the Pharmaceutical Industry and Depression, New York, New York University Press, 2004.
17 W. Bello, N. Bullard & K. Malhotra (dir.),Global Finance: New Thinking on Regulating Speculative Markets, Londres, Zed Books, 2000.
18 K. Schwab & C. Smadja, cité dans D. Harvey, Spaces of Hope, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2000, p. 70.
19 H. Wang, China’s New Order: Society, Politics and Economy in Transition, Cambridge, Harvard University Press, 2003, p. 44.
20 J. Mann, The Rise of the Vulcans: The History of Bush War’s Cabinet, New York, Viking Books, 2004 ; S. Drury, Leo Strauss and the American Right, New York, Palgrave Macmillan, 1999.
21 R. Hofstadter, Le Style paranoïaque dans la politique américaine, Bourin, 2012.
22 Harvey, Le nouvel impérialismeop. cit., chap. 4.
23 Chang, Globalisationop. cit., p. 31.
24 M. Kaldor, New and Old Wars: Organized Violence in a Global Era, Cambridge, Polity Press, 1999, p. 130.
25 T. Frank, Pourquoi les pauvres votentàdroite, Marseille, Agone, 2008.
26 Lee Kuan Yew, From Third World to First: The Singapore Story, 1965-2000, New York, HarperCollins, 2000.