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Pierre Tevanian revient dans cet entretien sur dix ans de lutte, politique et intellectuelle, contre l’islamophobie. Il montre comment, y compris à gauche, il est difficile de faire comprendre la nécessité d’une lutte implacable contre cette forme singulière de racisme.

Contretemps : Tu as déjà participé à l’ouvrage collectif Les filles voilées parlent1 et publié Le voile médiatique2. Pourquoi as-tu trouvé nécessaire d’écrire de nouveau sur cette question ? Est-ce le contexte qui a changé ? Est-ce que le recul t’a permis d’aborder la question différemment ?

Pierre Tevanian : Le livre est une sélection de textes que j’ai écrits au fil des années, c’est une chronique de la presque décennie de matraquage anti-voile de haute intensité. Au moment même où le livre sortait, il y avait encore une loi votée par le Sénat, dite loi « anti-nounou »3. Je n’ai donc jamais arrêté d’écrire : on est requis, sollicité par toutes ces offensives islamophobes et anti-voile, non seulement à contre-argumenter, mais aussi, lorsque les choses s’aggravent, et se dévoilent encore plus, appelé à combattre et à radicaliser parfois ses analyses.

Fondamentalement, la situation n’a pas été bouleversée, et c’est notamment ce qui permet à toutes ces différentes campagnes anti-voile de plus ou moins bien fonctionner sans provoquer un soulèvement de la population. Le matraquage médiatique contre les femmes voilées  et l’absence des principales concernées en tant que sujet de paroles écoutées, restent la norme depuis dix ans.

As-tu l’impression que la situation s’est aggravée avec la multiplication des lois anti-voile ?

C’est délicat de faire le bilan de tout ça en positif ou en négatif, parce que c’est tout un processus historique, avec ses contradictions. D’une certaine manière, même si jusqu’au début des années 1980, on avait un racisme moins hyperactif et bavard dans les politiques publiques, en terme d’islamophobie, ce n’est pas pour autant que celle-ci était moins puissante et que la condition des femmes voilées était plus enviable. Il n’y avait pas à interdire à ces femmes l’accès a l’université, à l’école, à l’emploi, au monde politique, à l’accompagnement de sorties scolaires, tout simplement parce que les lois non-écrites du monde social suffisaient : leur position sociale, le pouvoir de l’idéologie assimilationniste, le devoir de ne pas se faire remarquer, de se cacher si on ne fait pas comme tout le monde…

C’est parce que cette injonction à l’assimilation a perdu de sa puissance que tant de femmes s’autorisent maintenant à porter leur voile partout : la société évoluant, de plus en plus de filles réussissent leurs études, veulent aller au lycée et y porter leur foulard, vont à la fac, veulent faire tel ou tel métier, et puis un jour tapent à la porte du NPA, veulent être candidate comme n’importe quelle militante. Au fond, cela ne sert pas à grand chose de dire si c’est le positif ou le négatif qui l’emporte. Est-ce que c’était mieux quand l’oppression était tellement implacable et les résistances tellement faibles qu’il n’y avait pas besoin de réprimer, d’insulter et de légiférer ? Ou est-ce que c’est mieux maintenant que les opprimé-e-s et les subalternes ouvrent leurs gueules et se posent comme égales ou égaux, et du coup en prennent d’autant plus dans la gueule ? Ce n’est pas à moi de le dire. C’est une jurisprudence que chaque fille ou femme voilée pratique dans sa vie : « qu’est-ce que je risque, qu’est-ce que je ne risque pas ? », « est-ce que j’esquive, est-ce que je baisse la tête, est-ce que je relève la tête ? » et c’est au cas par cas, au quotidien, que chacune d’entre elles  répond, sans avoir de leçons à recevoir de l’extérieur.

Un bilan général n’a donc pas beaucoup de sens, d’abord parce qu’il est impossible à faire, mais surtout, parce qu’on est dans un mouvement historique : quand il y a oppression, il y a toujours, à un moment donné, résistance, révolte, et quand il y a résistance, il y a répression en retour. L’histoire a donné des exemples multiples du temps que cela peut prendre pour que ce cycle se dénoue de la meilleure des manières possibles par une victoire des opprimé-e-s. On est un peu à cette croisée de chemin-là. L’impression que j’ai, et c’est la conclusion de mon livre, c’est que l’aggravation actuelle (projet Chatel, loi anti-nounous, etc.) est le fruit d’une répression qui elle-même, est réactive par rapport à une avancée.

Et pour ce qui est du quotidien des femmes voilées dont tu as recueilli les témoignages ?

C’est difficile à évaluer parce qu’il y a toujours le risque d’idéaliser le passé. Mais dans le livre d’entretiens auquel j’ai participé, les filles voilées parlent, il apparaît clairement que leur situation empire à chaque réactivation de la campagne anti-voile.

Il paraît que Frantz Fanon a dit qu’« une société est raciste ou ne l’est pas »4, et qu’il n’y a « pas de degré » dans le racisme. Le problème, c’est que, pour les gens qui subissent le racisme (ou une autre oppression), il y a toujours du plus et du moins dans le niveau de violence. Il n’est donc pas incongru d’être attentif à ces violences, bien au contraire, il est incongru et même obscène de vouloir les évacuer. La voilophobie s’inscrit certes dans une islamophobie structurelle, d’origine coloniale, dont on peut faire toute la généalogie : des historiens travaillent sur le rôle qu’ont joué l’islam et la condition des femmes dans la justification de la tutelle coloniale et, en un sens, la fameuse cérémonie de dévoilement des femmes à Alger en 1958 dont je parle en introduction du livre, représente une espèce de scène primitive de tout ce qu’on vit depuis des années autour du voile en France.

Mais ensuite, il y a bien des paliers, toute une histoire de la réactivation de cet héritage, avec du plus ou du moins : en 19895, ça revient avec la première affaire du foulard islamique, puis il y a Bayrou en 19946,  la loi de 20047, celle de 20108 et et maintenant Chatel et Laborde… Et à chaque fois, il y a un avant et un après.

Toutes les filles et femmes voilées que je côtoie dans les luttes ou dont j’ai recueilli les témoignages le font ressortir très clairement : il y a bien des degrés, des paliers, du plus ou du moins. A chaque nouvelle offensive politique, relayée et amplifiée médiatiquement, à chacun de ces moments qui ont scandé ces dernières années, les réactions violentes augmentent et pourrissent davantage leur quotidien, dans la rue, au guichet, au travail….

Par exemple en 2004, après le vote de la loi, on a découvert dans notre collectif que des mamans qui espéraient n’avoir à s’occuper que de la question des élèves, se sont vues interdites de sorties scolaires, au delà de ce qui était prévu dans le cadre de la loi, alors qu’elles les accompagnaient sans problème depuis des années. Et de même, avec le projet Chatel9, les cas se sont encore multipliés, et des mamans qui avaient passé toutes les barrières précédentes ont été touchées par l’interdiction. Soudain la loi non écrite de l’idéologie dominante, de l’islamophobie, se met à avoir le dessus sur la loi positive – et de fait, pour les principales concernées, il est très clair qu’au fil des années et des offensives, il y a une aggravation.

Cela dit, une spécificité de cette décennie 2002-2012, c’est aussi qu’il y a quand même des rencontres qui se sont faites et des liens qui se sont noués et renforcés, même si ça reste encore à petite échelle, entre des mondes qui étaient auparavant séparés, comme le monde militant associatif-musulman et tout ce qui est à gauche du PS en terme de politique. C’est « du positif qui est sorti du négatif », pour citer Zahra Ali dans Un racisme à peine voilé10. Il ne s’agit en aucun cas de minimiser ou de justifier en disant que c’était un mal nécessaire puisqu’il a produit ce positif, mais de dire que c’est un mouvement nécessaire de l’histoire qui veut que, quand il y a une oppression et du négatif, il y a toujours de la résistance, qui finit par produire du positif. Il est certain qu’on s’en serait bien passé mais il est clair également que c’est à partir de ces lois de trop, celle de 2004 et celles qui ont suivi, que se sont nouées des relations, qui commencent à avoir des petits effets.

De la même manière que le système raciste est relayé à tous les étages de la société, il est aussi contesté à tous les étages. Et ce ne sont pas seulement les ténors des offensives anti-voile comme Sarkozy, Chatel, Stasi11, Gérin12, Raoult13 ou Laborde[14], qui sont contestés, mais ce sont aussi les gardiens gaucho-laïques qui sont obligés de ne plus ignorer. Ils ne peuvent plus pratiquer aussi tranquillement qu’avant le déni d’existence d’une partie de la population et donc d’un certain nombre de revendications légitimes. Ils commencent à devoir se justifier, à dire qu’ils ne sont pas racistes, que c’est « autre chose ».

Dans le titre « Dévoilements », tu fais un jeu de mots. Pour toi c’est ce qu’on impose aux femmes qui portent le foulard, mais c’est aussi le dévoilement du racisme de la société française, pas seulement celui de l’Etat mais aussi de l’école et des professeurs, du féminisme, de la gauche… Dans le 30e paradoxe, tu conclus ainsi : « ce gros mot presque aussi inconvenant que le voile (…) : racisme ». N’est-ce pas un paradoxe pour ces groupes qui justement se réclament de l’antiracisme ?

Dans ce jeu de mots, il y a deux idées. La plus répandue dans les discours de gauche est que les lois anti-voile et les débats sur la question voilent les vrais problèmes que sont le chômage, la précarité, la casse des services publics. Les débats autour du voile servent à détourner l’attention, à divertir, à diviser. Cela est tout à fait vrai, mais il y a une deuxième idée qu’évoque le film de Jérôme Host, Un racisme à peine voilé. Dans ce film, l’une des lycéennes, Zahra Ali dit que l’un des mérites paradoxaux de ce débat dont elle se serait bien passé, c’est qu’à leur corps défendant et pour un prix élevé, les lycéennes voilées ont servi à dévoiler la société française et son racisme. J’ai moi-même souvent insisté sur cette idée.

Déjà, en 2004, dans ma préface au livre de Saïd Bouamama14, L’affaire du foulard islamique, la production d’un racisme respectable, j’avais souligné cet aspect de son livre. Il y a tout un travail d’analyse à faire pour dépasser le discours de cette partie (importante) de la gauche qui n’a pas été jusqu’à soutenir ces lois, n’a pas voulu participer au consensus national, non pas par compassion avec les femmes voilées, mais plus par opposition à la droite. Cette partie-là de la gauche, qui n’était pas la pire, mais qui n’est pas très glorieuse non plus, préférait ne pas parler d’un sujet qui la divisait et qu’elle considérait comme un écran de fumée.

Elle a donc adopté une posture d’esquive. Or, en réalité la voilophobie n’est pas un faux problème. Le fait qu’il y ait des filles voilées, effectivement, n’est pas en soi un problème, et n’a pas à l’être, mais justement, le fait que cela soit érigé en problème dans les médias, dans la sphère académique et dans la loi, ça c’est un problème !  En poussant les choses à l’extrême, c’est comme si, dans les années 30 et 40, en pleine explosion d’antisémitisme, on disait : « non, la question juive est une non-question, on ne va pas du tout en parler ». Et Sartre dans ses Réflexions sur la question juive15 consacre un petit chapitre à l’hypocrisie de ce qu’il appelle le bourgeois humaniste, le démocrate libéral qui dit : « non pour moi c’est bon, tu es un homme comme les autres ». Dans ces deux cas, c’est en réalité un mauvais coup porté à des gens qui en effet ne sont pas un problème en eux-mêmes – mais à qui ont fait des problèmes !. Si la présence dans une classe d’une fille avec un foulard ne pose pas problème, par contre le fait de la renvoyer de l’école a des conséquences très graves pour elle, sa famille, la classe, l’école… et la société française.

Il y a depuis 2003, en résumé, trois types de positionnements dans la gauche : d’une part, les partisans zélés de la loi qui participent au consensus national avec la droite. Puis la deuxième partie médiane, qui se retrouve, pour résumer derrière le slogan de la LCR à l’époque : « ni voile, ni loi », une position qui implique que l’on ne participe pas au consensus national mais que l’on se tait. Lorsqu’il faut prendre position on dit « ni voile, ni loi » en se tenant à équidistance d’une loi raciste d’exclusion, anti-laïque, anti-femmes, et des victimes de cette loi, sous prétexte qu’avec leur foulard, elles représentent quelque chose qui divise l’organisation. La troisième partie de la gauche a sauvé l’honneur, en comprenant que parmi les vrais problèmes sociaux, il n’y a pas que le chômage ou les retraites, mais aussi le racisme, la discrimination, l’islamophobie… Et que la campagne antifoulard est précisément une campagne raciste aboutissant à une loi discriminatoire.

Il y a une autre métaphore que je n’invente pas, mais que je retravaille : celle de « l’écran de fumée ».  On nous a beaucoup fait la leçon à gauche sur le thème : « vous êtes en train de tomber dans le piège parce que ce n’est qu’un écran de fumée». Il y a bien sûr quelque chose de vrai : pour tous ceux qui ne sont pas enfumés, qui ne se la prennent pas dans la gueule cette fumée, ça a pour seul effet de les empêcher de voir une partie de la réalité. Mais pour ceux qui se la prennent en pleine face cette fumée, elle est dangereuse, elle est toxique, pour les filles voilées, pour leurs familles, pour les musulman- e-s en général. Cette loi n’a pas seulement pour effet de réduire leur champ de vision, mais de réduire leur champ de vie, de les virer de l’école, de les déscolariser, de les désocialiser, de les humilier, de les brutaliser à un âge où on est fragile.

J’ai voulu exprimer cette pression en reprenant cette idée : s’il y a écran de fumée, n’oublions pas aussi qu’il étouffe, il empoisonne une partie de la population. Ce qui veut dire concrètement que cette loi n’est pas seulement un outil de diversion et de division, elle a aussi un effet radical d’oppression sur une partie plus réduite de la population. C’est une loi liberticide, une loi d’exclusion.

Penses-tu que le déni de l’islamophobie face aux attaques sociales qu’elle cacherait, renvoie à la question de la place de la classe par rapport aux autres catégories des oppressions ? Comment se positionnent les militant-e-s engagé-e-s contre l’islamophobie de ce point de vue ? Si la gauche, et en particulier la LCR et LO, se sont retrouvées sur cette position là, est-ce à travers cette idée stalinienne qui veut qu’il y ait les oppressions principales, l’exploitation de classe et les oppressions secondaires ?

Ce dont je peux témoigner, c’est que dans les lycées, les clivages ne suivaient pas les étiquettes politiques, CFDT, CGT, non syndiqués, grévistes, non-grévistes. Ils traversaient toutes les organisations, tous les milieux, et pareil pour les féministes ou d’autres milieux politiques.

Cela montre qu’il ne s’agissait pas de critères théoriques autour de la lutte des classes et de l’articulation des oppressions de classe, de race, de genre, etc. Dans le collectif « Une École pour toutes et tous », il y avait aussi des militants « purs lutte des classes », et par ailleurs, il y a aussi eu des Queer qui n’ont pas mouillé le petit doigt pour défendre les filles voilées… Ou encore des féministes historiques, qui avaient pourtant passé 20 ans de leur vie à se battre dans leurs organisations, la LCR par exemple, sur le fait que le féminisme n’était pas un front secondaire, qu’il y avait une relative autonomie des oppressions et des fronts de lutte, et qu’en dernière instance tout ne s’évaporera pas avec la fin du capitalisme – bref : beaucoup de gens avaient les cadres théoriques suffisants pour analyser et comprendre la situation, et pourtant, là, rien !

Du coup, j’ai l’impression que ce qui joue ici, et qui  empêche la compréhension et l’engagement, c’est l’impossibilité de s’identifier, de voir la femme,  la sœur de lutte à partir du moment où elle est musulmane et où elle a un foulard sur la tête… et pas une ennemie ou un agent déguisé du patriarcat. Et c’est ce que j’appelle le préjugé, ou plus simplement le racisme. Parce que le racisme, ce n’est pas seulement des skins qui vont assassiner quelqu’un au coin d’une rue la nuit. C’est toute attitude discriminatoire, d’exclusion, de soutien à l’exclusion, basée sur des préjugés. L’emprise des préjugés racistes, et les clivages à l’intérieur des partis, n’étaient donc pas tant, entre marxistes, 2e gauche, CFDT, centre gauche, extrême gauche…

Ils sont plutôt générationnels (les antiprohibitions sont souvent plus jeunes), de genre (il y a plus de femmes  que d’hommes antiprohibition en tout cas en milieu enseignant) et de race (il y a plus de non blancs antiprohibition). Donc cela veut bien dire que ce n’est pas que une question de référent théorique, cela dépend aussi d’où l’on part dans son analyse, de quelle expérience, professionnelle, personnelle, de quel point de vue subjectif individuel, et en tant qu’individu inséré dans quelle sociabilité familiale, amicale, professionnelle, militante. Je crois que c’est une partie du problème –  et peut être aussi de la solution.

N’y-a-t-il pas de nouvelles personnes qui se mobilisent dans la dernière période ? En tous cas, n’est-ce pas de plus en plus admis qu’il y a une instrumentalisation du féminisme à des fins racistes ? Est-ce qu’il n’y a pas une brèche qui s’ouvre ?

Ce que l’on constate souvent, malheureusement, c’est que la brèche se re-colmate assez facilement. Il y a même des gens qui sont payés pour ça. La fonction de Caroline Fourest, notamment, est celle d’agent pour garder dans le giron de l’islamophobie celles et ceux qui seraient ébranlés. Elle va dire : « attention, bien entendu que Riposte Laïque, c’est des fachos, bien entendu que le gite des Vosges16, ça va trop loin, on ne revient pas sur un contrat de vente signé parce qu’il y a des voilées dans la famille.

Mais, par contre, les prières de rue, la bouffe halal, les crèches à partir du moment où il y a un centime d’euros public, et bien non, c’est l’État, la République, etc. » On condamne Anne Zelensky17 qui est avec les identitaires mais on soutient la loi du 15 mars 2004. La limite que je vois donc dans ces brèches c’est leur capacité à s’auto-colmater avec des agents payés pour cela.

Prenons la campagne de Poutou.18. Poutou a fait deux déclarations pourries sur le voile, dont une à une heure de grande écoute dans l’émission « On est pas couché »19. C’était son baptême du feu. Il y avait un coté inquisition, « donnez-nous votre billet d’entrée dans notre monde, répondez à ce sacrilège qu’est le fait qu’il ait pu y avoir une candidate voilée au NPA ». Sans doute que s’il n’avait pas fait face à ce tribunal d’inquisition, jamais il n’aurait éprouvé le besoin de cracher sur les femmes voilées. Mais il a accepté de faire allégeance, « oui, je suis d’accord avec vous, moi j’étais contre, et d’ailleurs j’ai lu Bas les voiles20 et c’est pour ça que je sais que le voile, c’est pas bien », c’est quasi textuellement ce qu’il a dit. On en est là…

La campagne de Mélenchon aussi est un bon indicateur du rapport de force actuel. D’un côté, sur les prières de rue, il a dit des choses très graves. Il a esquivé le problème, en disant que la droite faisait un amalgame et instrumentalisait un phénomène très marginal qui ne concerne qu’une poignée de fanatiques alors que la quasi-totalité des musulmans sont des gens paisibles et comme il faut. Il assimilait donc tous les gens qui prient dans les rues à des fanatiques. D’autre part, Mélenchon a choisi de ne pas parler du voile. C’est très problématique dans une société ravagée par l’islamophobie d’État, de ne pas en parler  : quid de la loi anti-voile de 2004 ? Quid de Laborde ? Quid de la misère absolue qui est faite aux femmes qui portent le foulard ?… Cela dit, il y a eu une évolution notable de son discours. En 2004, son discours était en gros le suivant : « les  »gonzesses », les  »pédés », les  »bougnoules », etc, on est tous-tes de gauche, alors venez pas nous faire chier avec les particularismes ».

En 2012, il n’a pas fait  cette campagne là et il a même pris position en disant : « on fait des musulmans ce qu’étaient les juifs dans les années 1930 ». Ce type de déclaration, surtout venant de quelqu’un comme Mélenchon, est l’expression d’un changement dans la société française, d’une prise de conscience qu’il y a des musulmans, et qu’on les traite un peu comme les juifs dans les années 1930, même si cela reste très vague et très approximatif. Le fait que le racisme d’État est inacceptable est désormais présent dans son discours ce qui l’a amené à avoir de bonnes réactions en particulier pour dénoncer la construction politique du problème de la viande halal. Les aléas de la rhétorique de Mélenchon sont en somme l’expression d’un rapport de force : quelque chose a bougé dans le champ politique blanc depuis dix ans, des résistances se sont construites, qui parviennent à imposer une légère inflexion, mais en même temps il y a dans la gauche blanche de grosses résistances face à ces résistances !

La campagne Mélenchon marque un début de prise en compte de la question de l’islamophobie et un progrès dans la bataille autour de la légitimité du mot. Il faut quand même se souvenir qu’en 2004, le mot islamophobie n’avait pas droit de cité et était considéré comme une invention des mollahs pour qu’on ne critique pas les religions. Le fait que même Mélenchon utilise le mot, ou ne soit pas loin de l’utiliser, est significatif. C’est le début d’une prise en compte de l’idée que la question sociale ne se résume pas à la question des retraites, aux grands choix économiques, à la sécu, aux services publics, mais également, à minima, à l’arrêt d’une propagande raciste permanente contre les musulmans. Ce n’est pas grand chose par rapport à ce qu’il reste à conquérir mais ce n’est pas rien par rapport au point d’où l’on part – et, j’ai même eu la surprise de voir dans des manifs des femmes voilées qui soutiennent Mélenchon, malgré le déni de leur existence dans sa campagne, et les propos méprisants qu’il a pu avoir sur leur foulard.

Cela dit, ce qui tempère mon optimisme, c’est par exemple que l’abandon du projet Chatel n’est pas une vraie victoire. On est dans un schéma très similaire à ce qui s’est passé entre 1989 et 2004. L’histoire a l’air de bégayer : entre 1989 et 2004, il y a eu 15 ans de rapports de force, avec tous les deux ans des propositions de loi au Sénat ou à l’Assemblée et des affaires lancées sur des faits divers. Pendant longtemps, ils ont essayé de faire sans loi, suite à l’avis négatif du Conseil d’État, en jouant les coups de pression et le bluff vis-à-vis des lycéennes voilées. Quelquefois, elles étaient exclues quand même et celles qui en avaient la force allaient devant le tribunal administratif et obtenaient systématiquement gain de cause…

Finalement, le « ni voile, ni loi » de Pierre-François Grond21, cela signifie en fait qu’il n’avait pas besoin de loi pour exclure les filles voilées. C’est seulement quand cela n’a plus été possible de faire sans que la loi a été votée. De la même manière, le fait que le projet Chatel d’exclure les femmes voilées des sorties scolaires ne soit pas passé ne veut pas forcément dire qu’il faille être optimiste. Bien sur, cela choque les gens : c’est des mamans, c’est des enfants, c’est des sorties scolaires, on n’est pas dans l’enceinte de l’école, ça va encore plus loin. Mais, finalement, en 1989, c’était déjà ça : c’était choquant de virer une fille de l’école et il a fallu 15 ans de bataille idéologique,  et de magouilles plus ou moins cachées dans les lycées pour essayer de se débarrasser de ces adolescentes sans avoir à passer par une loi. Passer par une loi, c’est affronter l’opinion publique qui n’est pas forcément chaude pour ça : les  sondages que j’ai étudiés pour Le voile médiatique, montrent qu’au début du débat, en avril 2003, c’est 50/50.

Concernant les sorties scolaires, c’est exactement ce qu’il s’est passé. Les arguments de Fillon pour refuser de faire une circulaire étaient de deux ordres : d’une part que c’est extrêmement violent pour la maman comme pour son enfant et que cela n’a pas de justification puisque les mamans ne sont pas des agents du service public, mais d’autre part que ça ne passerait pas au Conseil constitutionnel et dans l’opinion. Par contre, l’expérience qu’on a eu sur Montreuil avec l’inspection académique, ainsi que les cas qui nous sont parvenus à Mamans Toutes Égales, tendent à montrer que manifestement, pour l’année prochaine, les mères voilées ne seront plus les acceptées. Mais cela se passe en douce, parce qu’ils sentent qu’idéologiquement, on n’en est pas encore au point où ça passerait comme une lettre à poste de jeter ces mamans comme des malpropres, aussi facilement qu’on a jeté des lycéennes.

Au final, c’est la preuve que toutes ces opérations ne sont pas réductibles à un simple usage instrumental d’une question qu’on agite pour faire diversion. Si c’était ça, ils assumeraient leur position, même s’ils n’ont pas la majorité au début du débat, et ils continueraient de l’agiter, de le mettre en avant et de faire du bruit là-dessus. En fait, je crois qu’il y a aussi une dimension vraiment viscérale : un racisme viscéral, profond, qui a sa propre logique, au-delà de la stratégie du diviser-pour-mieux-régner. Donc, s’il y a moyen de faire sortir les femmes voilées du paysage sans bruit, sans commission Stasi-Gérin et sans débat télévisé, ils le feront. Voilà pourquoi, à mon avis, la situation sur le terrain est si difficile. Il n’y a pas simplement un avant et un après 2004 pour les mamans, il y a aussi un avant et un après Chatel. D’autant que Peillon ne fait rien pour sortir de cette séquence Chatel…

La seule chose qui me redonne un peu confiance, c’est que malgré l’arsenal médiatique, intellectuel, idéologique, parlementaire, ministériel, le niveau de violence, de brutalité, qui a été déployé pour réduire à néant subjectivement, socialement, les femmes voilées dans cette société, celles-ci continuent de porter leur foulard et de faire des études, de se débrouiller pour trouver du travail, de se mobiliser… Il y a des résistances, sous différentes formes : une résistance collective, organisée, dans des collectifs type Mamans Toutes Egales ou Génération Spontanée à Toulouse, et une résistance plus informelle, individuelle, dans la famille, au quotidien. Elles continuent de tenir debout.

*

Pierre Tevanian est professeur de philosophie dans un lycée de Seine Saint-Denis (Drancy, 93). Il est fondateur avec Sylvie Tissot du collectif Les mots sont importants et en co-anime le site. Il est investi dans le collectif Mamans Toutes Égales (MTE)22.

Propos recueillis par Fanny Gallot, Capucine Larzillière et Strega Viola.

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références

références
1 Pierre Tévanian, Ismahane Chouder, Malika Latrèche, Les filles voilées parlent, La fabrique, 2008.
2 Pierre Tévanian, Le voile médiatique, Un faut débat : « l’affaire du foulard islamique », Raisons d’Agir, Liber, 2005.
3 Proposition de loi visant à étendre l’obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et à assurer le respect du principe de laïcité, adoptée en première lecture au Sénat le 18 janvier 2012.  
4 Frantz Fanon, Peaux Noires, Masques Blancs, Seuil, 1952, p. 69.
5 « Affaire de Creil ».
6 Circulaire Bayrou distinguant symboles religieux discrets et symboles ostentatoires, interdits en classe.
7 Loi du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ».
8 Loi « anti-niqab », loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.
9 Annonce en avril 2011 par le ministre de l’éducation Luc Chatel d’une loi étendant l’obligation de neutralité aux accompagnateurs de sortie scolaire, loi que le gouvernement Fillon a finalement renoncé à mettre en place.
10 Un racisme à peine voilé, documentaire réalisé par Jérome Host en 2004, produit par co-errances et hprod.
11 Bernard Stasi, médiateur de la Réublique de 1998 à 2004 a présidé la commission Stasi dont les conclusions ont servies de base à la loi de 2004.
12 André Gérin, député communiste de la 14e circonscription du Rhône a présidé la mission d’information parlementaire sur le port du voile intégral.
13 Eric Raoult était député, et maire UMP du Raincy a été le rapporteur, avec André Gérin du rapport parlementaire sur le voile intégral en 2010.
14 Françoise Laborde, sénatrice PRG de la Haute Garonne est l’auteure de la proposition de loi « anti-nounou » (Cf. note 5).
15 Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Gallimard, 1954.
16 En août 2006, Fanny Truchelut, propriétaire d’un gîte dans les Vosges, demande à deux clientes qui se présentent voilées de retirer leur voile dans les parties communes de son établissement.
17 Anne Zelensky est une « féministe historique » ayant participé à l’action du 26 aout 1970 déposant une gerbe à la femme du soldat inconnu. Elle est maintenant une animatrice de Riposte Laique et assume publiquement son alliance avec le FN et les identitaires, contre l’ennemi principal des femmes, qui est à ses yeux l’islam.
18 Philippe Poutou, candidat du NPA à la présidentielle 2012.
19 Emission du 29 octobre 2011 sur France 2, animée par Laurent Ruquier.
20 Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, Gallimard, 2003.
21 Dirigeant de la LCR et enseignant à Aubervilliers au moment de l’exclusion d’Alma et Lila Lévy en 2004.
22 http://www.mamans-toutes-egales.com/