Fascisme. Fascisation. Antifascisme.
Partout dans le monde, des États-Unis au Brésil en passant par l’Inde, l’Italie ou la Hongrie, la question du fascisme est revenue au premier plan. Non pas simplement en raison de la progression – ou des victoires électorales – d’organisations d’extrême droite, mais aussi du fait d’indéniables poussées autoritaires et d’une accélération des politiques de destruction des droits des travailleurs·ses, couplées à la montée des nationalismes identitaires et à des processus de radicalisation/légitimation du racisme.
Cette dynamique est particulièrement visible en France depuis quelques années : qu’on pense au durcissement de la répression policière et judiciaire (contre les migrant·e·s, les quartiers d’immigration et les mobilisations sociales), au caractère systématique (et systématiquement impuni) des violences policières et à l’impossibilité même pour le pouvoir de reconnaître leur existence, ou encore à la banalisation médiatique et politique de l’islamophobie, jusqu’au plus haut sommet de l’État comme on l’observe avec l’actuel pseudo-débat sur le « séparatisme ».
Auteur de La Possibilité du fascisme (La Découverte, 2018), Ugo Palheta propose dans cet article des éléments de réflexion sur le fascisme (d’hier et d’aujourd’hui), sur les processus de fascisation et sur l’antifascisme nécessaire, en espérant que cela puisse contribuer à une compréhension commune des batailles présentes et à venir.
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1 – Du fascisme
Le fascisme peut être défini classiquement à la fois comme idéologie, comme mouvement et comme régime.
Il désigne ainsi en premier lieu un projet politique de « régénération » d’une communauté imaginaire – en général la nation[1] – supposant une vaste opération de purification, autrement dit la destruction de tout ce qui, du point de vue fasciste, ferait obstacle à son homogénéité fantasmée, entraverait son unité chimérique, l’éloignerait de son essence imaginaire et dissoudrait son identité profonde.
En tant que mouvement, le fascisme se développe et gagne une large audience en se présentant comme une force capable de défier le « système » mais aussi de rétablir « la loi et l’ordre » ; c’est cette dimension profondément contradictoire de révolte réactionnaire, mélange explosif de fausse subversion et d’ultra-conservatisme, qui lui permet de séduire des couches sociales dont les aspirations et les intérêts sont fondamentalement antagonistes.
Quand le fascisme parvient à conquérir le pouvoir et à se muer en régime (ou plus précisément en État d’exception). il tend toujours à perpétuer l’ordre social – et ce malgré ses prétentions « anti-système », et parfois même « révolutionnaires ».
Cette définition permet d’établir une continuité entre le fascisme historique, celui de l’entre-deux-guerres, et ce qu’on nommera ici le néofascisme, c’est-à-dire le fascisme de notre temps. Comme on le verra plus loin, affirmer une telle continuité n’implique pas de se montrer aveugle aux différences de contextes.
2 – Crise d’hégémonie (1)
Si son ascension suppose s’opère sur fond de crise structurelle du capitalisme, d’instabilité économique, de frustrations populaires, d’approfondissement des antagonismes sociaux (de classe, de race et de genre) et de panique identitaire, le fascisme n’est à l’ordre du jour que lorsque la crise politique atteint un tel niveau d’intensité qu’elle devient insurmontable dans le cadre des formes établies de la domination politique, ou dit autrement quand il n’est plus possible pour la classe dominante de garantir la stabilité de l’ordre social et politique par les moyens ordinaires associés à la démocratie libérale et par un simple renouvellement de son personnel politique.
Il s’agit là de ce que Gramsci nommait crise d’hégémonie (ou « crise organique »), dont la composante centrale est l’incapacité croissante de la bourgeoisie à imposer sa domination politique par la fabrication d’un consentement majoritaire à l’ordre des choses, c’est-à-dire sans une élévation importante du degré de coercition physique. Dans la mesure où l’élément fondamental qui caractérise cette crise n’est pas la montée impétueuse des luttes populaires, et encore moins un soulèvement qui créerait des fissures profondes au sein de l’État capitaliste, ce type de crise politique ne saurait être caractérisé comme crise révolutionnaire, même si la crise d’hégémonie peut, sous certaines conditions, déboucher sur une situation de type de révolutionnaire ou pré-révolutionnaire.
Une telle incapacité procède en particulier d’un affaiblissement des liens entre représentants et représentés, ou plus précisément des médiations entre pouvoir politique et citoyens. Dans le cas du néofascisme, cet affaiblissement se traduit par le déclin des organisations de masse traditionnelles (partis politiques, syndicats, associations), sans lesquelles la « société civile » n’est guère qu’un slogan électoral (pensons aux fameuses « personnalités issues de la société civile »), favorise l’atomisation des individus et les condamne ainsi à l’impuissance, rendant ces derniers disponibles pour de nouveaux affects politiques, de nouvelles formes d’enrôlement et de nouveaux modes d’action. Or cet affaiblissement, qui rend largement superflu pour les néofascistes la formation de milices de masse, est le produit même des politiques bourgeoises et de la crise sociale qu’elles ne peuvent manquer d’engendrer.
3 – Crise d’hégémonie (2)
Dans le cas du fascisme de notre temps (néofascisme), il est évident que ce sont les effets cumulés des politiques menées depuis les années 1980 dans le cadre du « néolibéralisme », cette réponse des bourgeoisies occidentales à la poussée révolutionnaire des années 1968, qui ont abouti partout – à des rythmes inégaux selon les pays – à des formes plus ou moins aiguës de crise politique (taux d’abstention croissants, effritement progressif ou effondrement brutal des partis de pouvoir, etc.), créant les conditions d’une dynamique fasciste.
En lançant une offensive contre le mouvement ouvrier organisé, en brisant méthodiquement tous les fondements du « compromis social » d’après-guerre, qui dépendait d’un certain rapport entre les classes (une bourgeoisie relativement affaiblie et une classe ouvrière organisée et mobilisée), la classe dominante s’est rendue progressivement incapable de bâtir un bloc social composite et hégémonique. À cela doit être ajouté la très forte instabilité de l’économie mondiale et les difficultés rencontrées par les économies nationales, qui affaiblissent profondément et durablement le crédit que les populations peuvent accorder aux classes dirigeantes et leur confiance dans le système économique.
4 – Crise d’hégémonie (3)
Dans la mesure où l’offensive néolibérale a rendu plus difficile la mobilisation sur les lieux de travail – en particulier sous la forme de la grève – en affaiblissant les syndicats et en accroissant la précarité, cette désaffection tend de plus en plus à s’exprimer ailleurs et autrement, sous différentes formes :
– Une abstention électorale croissante partout (même si elle se réduit parfois lorsque telle ou telle élection s’avère plus polarisée) et atteignant des niveaux souvent jamais vus auparavant ;
– Un déclin – progressif ou brutal – d’une part importante des partis institutionnels dominants (ou l’apparition en leur sein de mouvements et de figures nouvelles, tels que le Tea Party et Trump dans le cas du Parti Républicain aux États-Unis) ;
– L’émergence de nouveaux mouvements politiques ou la montée de forces autrefois marginales ;
– L’éclosion de mouvements sociaux se développant hors des cadres traditionnels, c’est-à-dire pour l’essentiel hors du mouvement ouvrier organisé (ce qui ne veut pas dire sans aucun lien avec la gauche politique et les syndicats).
Les néofascistes parviennent, dans certains contextes nationaux, à s’insérer dans de vastes mouvements sociaux (Brésil) ou à susciter eux-mêmes des mobilisations de masse (Inde) ; il arrive également que leurs idées imprègnent certaines franges de ces mouvements. Pour autant, cela ne suffit pas en général pour que les organisations néofascistes se muent en mouvements militants de masse, du moins à ce stade, et les luttes extra-parlementaires tendent davantage vers les idées d’émancipation sociale et politique (anticapitalisme, antiracisme, féminisme, etc.), que vers le néofascisme. Bien que dépourvues de cohésion stratégique et d’un horizon politique commun, parfois même de revendications unifiées, ces mobilisations pointent généralement vers l’objectif d’une rupture avec l’ordre social et font exister concrètement la possibilité d’une bifurcation émancipatrice.
Dans tous les cas, l’ordre politique se trouve profondément déstabilisé. Or, c’est à l’évidence dans ce type de situation que les mouvements fascistes peuvent apparaître – pour différents groupes sociaux et pour des raisons contradictoires – à la fois comme une réponse essentiellement électorale (à ce stade du moins) au déclin de la capacité hégémonique des classes dominantes et comme une alternative au jeu politique traditionnel.
5 – Crise de l’alternative
Contrairement à une idée reçue (dans une partie de la gauche), le fascisme n’est pas une simple réponse désespérée de la bourgeoisie à une menace révolutionnaire imminente mais l’expression d’une crise de l’alternative à l’ordre existant et d’une mise en échec des forces contre-hégémoniques. S’il est vrai que les fascistes mobilisent la peur (réelle ou non) de la gauche et des mouvements sociaux, c’est bien l’incapacité de la classe exploitée (prolétariat) et des groupes opprimés à se constituer en sujet politique révolutionnaire, et à engager une expérience de transformation sociale (même limitée), qui permet à l’extrême droite d’apparaître comme une alternative politique et de gagner l’adhésion de groupes sociaux très divers.
Dans la situation présente, comme durant l’entre-deux-guerres, affronter le danger fasciste suppose non seulement de mener des luttes défensives contre le durcissement autoritaire, les politiques anti-migratoires, le développement des idées racistes, etc., mais aussi (et plus profondément) que les subalternes – exploité·es et opprimé·es – parviennent à s’unifier politiquement autour d’un projet de rupture avec l’ordre social et à se saisir de l’opportunité que constitue la crise d’hégémonie.
6 – Les deux moments de la dynamique fasciste
Dans le premier stade de son accumulation de forces, le fascisme cherche à donner un tour subversif à sa propagande et à se présenter comme une révolte contre l’ordre existant. Il procède en contestant à la fois les représentants politiques traditionnels des classes dominantes (les droites) et des classes dominées (les gauches), tous rendus coupables de contribuer à la désintégration démographique et culturelle de la « Nation » (conçue de manière fantasmagorique comme une essence plus ou moins immuable) : les premiers favoriseraient le « mondialisme d’en haut » (pour reprendre les mots de Marine Le Pen), celui de la finance « cosmopolite » ou « apatride » (avec les relents antisémites que charrient immanquablement de telles expressions), tandis que les seconds alimenteraient le « mondialisme d’en bas », celui des migrant·es et des minorités raciales (avec là toute la palette de la xénophobie traditionnelle et inhérente à l’extrême droite).
En faisant de la « Nation » la solution face à des méfaits – crise économique, chômage, « insécurité », etc. – invariablement attribués à ce qui lui est réputé étranger (en particulier tout ce qui touche – de près ou de très loin – à l’immigration), le fascisme prétend s’ériger en force « anti-système » et constituer une « troisième voie » : ni droite ni gauche, ni capitalisme ni socialisme. La banqueroute de la droite et les trahisons de la gauche donnent du crédit à l’idéal fasciste d’une dissolution des clivages politiques et des antagonismes sociaux dans une « Nation » enfin « régénérée » parce qu’unifiée politiquement (en réalité mise sous la coupe des fascistes), unanime idéologiquement (c’est-à-dire privée de tout moyen d’exprimer publiquement une quelconque forme de contestation) et « purifiée » ethno-racialement (autrement dit débarrassée des groupes considérés comme intrinsèquement « allogènes » et « inassimilables », « inférieurs » mais « dangereux »).
Reste que, dans un second temps, passé ce qu’on pourrait nommer son moment « plébéien » ou « anti-bourgeois » (caractère auquel le fascisme ne renonce jamais totalement, au moins en discours, ce qui fait l’une de ses spécificités), les dirigeants fascistes aspirent à nouer une alliance avec des représentants de la bourgeoisie – généralement par la médiation de partis ou de dirigeants politiques bourgeois – pour sceller leur accès au pouvoir, utiliser l’État à leur profit (pour des buts politiques mais aussi à des fins d’enrichissement personnel, comme l’ont montré toutes les expériences fascistes et comme l’illustrent régulièrement les condamnations judiciaires de représentants d’extrême droite pour détournement de fonds publics), tout en promettant au capital l’anéantissement de toute opposition. Des prétentions initiales à une « troisième voie » ne reste rien, le fascisme ne proposant pas autre chose que de faire fonctionner le capitalisme sous le régime de la tyrannie.
7 – Fascisme et crise des rapports d’oppression
La crise de l’ordre social se présente aussi comme crise des rapports d’oppression, dimension particulièrement aigüe dans le cas du fascisme contemporain (néofascisme). La perpétuation de la domination blanche et de l’oppression des femmes comme des minorités de genre se trouve en effet déstabilisée voire mise en péril par la montée, à l’échelle mondiale (quoique très inégale selon les pays), des mouvements antiracistes, féministes et LGBTQI. En s’organisant collectivement, en se révoltant respectivement contre l’ordre raciste et hétéro-patriarcal, en parlant d’une voix propre, les non-Blanc·he·s, les femmes et les minorités de genre se constituent toujours davantage en sujets politiques autonomes (ce qui n’empêche nullement les divisions, en particulier si manque une force politique capable d’unifier les groupes subalternes).
Ce processus ne peut manquer, en réaction, de susciter des radicalisations raciste et masculiniste, qui se déploient sous des formes et dans des directions variées mais trouvent leur pleine cohérence politique dans le projet fasciste. Celui-ci articule en effet la représentation délirante d’un retournement en cours ou déjà advenu des rapports de domination (avec ces mythologies variées que constituent la « domination juive », le « grand remplacement », la « colonisation à l’envers », le « racisme anti-blancs », la « féminisation de la société », etc.) à la volonté fanatique des groupes oppresseurs de maintenir, quoi qu’il en coûte, leur domination.
Si les extrêmes droites s’opposent partout aux mouvements et aux discours féministes, si elles ne rompent jamais avec une conception essentialiste des rôles de genre, elles peuvent à l’occasion, selon les besoins politiques et les contextes nationaux, adopter une rhétorique de défense des droits des femmes et des minorités sexuelles. Elles vont alors jusqu’à mettre en sourdine certaines de leurs positions traditionnelles (interdiction de l’avortement, criminalisation de l’homosexualité, etc.), pour enrichir la gamme des discours nationalistes de nouvelles tonalités : ainsi rendra-t-on les « étrangers »[2] responsables des violences subies par les femmes et les homosexuel·le·s. Fémo-nationalisme et homo-nationalisme permettent ainsi de viser de nouveaux segments de l’électorat, de gagner en respectabilité politique, et au passage de détourner de toute critique systémique de l’hétéro-patriarcat.
8 – Fascisme, nature et crise environnementale
La crise de l’ordre existant n’est pas simplement économique, sociale et politique. Elle se présente également, notamment du fait du basculement climatique en cours, comme crise environnementale.
Le néofascisme apparaît pour le moment divisé par les phénomènes morbides associés au capitalocène. Une grande partie des mouvements, idéologues et dirigeants néofascistes minimisent notamment le réchauffement climatique (voire le nient purement et simplement), plaidant pour une intensification de l’extractivisme (carbo-fascisme). À l’inverse, certains courants que l’on peut qualifier d’éco-fascistes prétendent constituer une réponse à la crise environnementale mais ne font guère que raviver et maquiller en « écologie » les vieilles idéologies réactionnaires de l’ordre naturel, toujours associées aux idées de rôles et de hiérarchies traditionnels (de genre notamment), mais aussi de communautés organiques fermées (au nom de la « pureté de la race » ou au prétexte de l’« incompatibilité des cultures »). De même utilisent-ils bien souvent l’urgence du désastre pour en appeler à des solutions ultra-autoritaires (éco-dictatures) et racistes (leur néo-malthusianisme justifiant presque toujours pour eux une répression accrue des migrant·es et un empêchement quasi-total des migrations).
Si les seconds demeurent largement minoritaires par rapport aux premiers et ne constituent pas des courants politiques de masse, leurs idées se développent indéniablement jusqu’à imprégner le sens commun néofasciste, si bien qu’émerge une écologie identitaire et que les luttes environnementales deviennent un terrain de lutte crucial pour les antifascistes. Ce clivage renvoie en outre à une tension intrinsèque au fascisme « classique », entre un hyper-modernisme qui exalte la grande industrie et la technique comme marqueurs et leviers de puissance nationale (économique et militaire), et un anti-modernisme qui idéalise la terre et la nature comme foyers de valeurs authentiques avec lesquelles la Nation devrait renouer pour retrouver son essence.
9 – Fascisme et ordre social
Si le fascisme veut apparaître comme alternative à l’ordre existant (et y parvient au moins en partie), s’il va bien souvent jusqu’à se présenter comme « révolution » (nationale), il constitue non simplement la roue de secours de l’état actuel des choses, mais le moyen de supprimer toute opposition au capitalisme écocide, racial et patriarcal ; autrement dit une authentique contre-révolution.
À moins de prendre au mot – et ainsi de valider – ses prétentions à se tenir du côté des « petits » ou des « sans grades », à mobiliser le « peuple » et à constituer un programme de transformation sociale qui lui serait favorable, ou à moins d’adopter une définition purement formelle/institutionnelle du concept de « révolution » (devenant simple synonyme de changement de régime), le fascisme ne saurait ainsi en aucune manière être décrit comme « révolutionnaire » : toute son idéologie et toute sa pratique de pouvoir tend au contraire vers la consolidation et le renforcement, par des méthodes criminelles, des rapports d’exploitation et d’oppression.
Plus profondément, le projet fasciste consiste à intensifier ces rapports de manière à produire un corps social extrêmement hiérarchisé (du point de vue de la classe et du genre), normalisé (du point de vue des sexualités et des identités de genre) et homogénéisé (du point de vue ethno-racial). L’enfermement et le crime de masse (génocide) n’est donc nullement une conséquence fortuite mais une potentialité inhérente au fascisme.
10 – Fascisme et mouvements sociaux
Pour autant, le fascisme se situe dans un rapport ambivalent vis-à-vis des mouvements sociaux. Dans la mesure où son succès dépend de sa capacité à apparaître comme une force « anti-système », il ne peut se contenter d’une opposition frontale aux mouvements de contestation et aux gauches. Ainsi les fascismes – « classiques » ou actuels – ne cessent-t-il d’emprunter une partie de leur rhétorique à ces mouvements pour façonner une synthèse politique et culturelle puissante.
Trois tactiques principales sont employées en ce sens :
– soit la reprise partielle d’éléments de discours critique et programmatique, mais privée de toute dimension systémique et de toute visée révolutionnaire. Le capitalisme n’est par exemple pas critiqué dans ses fondements, c’est-à-dire en tant qu’il repose sur un rapport d’exploitation (capital/travail), suppose la propriété privée des moyens de production ainsi qu’une coordination par le marché, mais uniquement dans son caractère mondialisé ou financiarisé (ce qui permet, comme on l’a dit plus haut, de jouer sur de vieilles tonalités antisémites du discours fasciste classique, qui a toujours son attrait dans certaines franges de la population). On comprend de ce point de vue que la critique du libre-échange, et encore davantage l’appel au « protectionnisme », ont toutes les chances, s’ils ne sont pas reliés de manière cohérente à l’objectif d’une rupture avec le capitalisme, de renforcer idéologiquement l’extrême droite.
– soit le détournement de la rhétorique des gauches et des mouvements sociaux pour en faire une arme contre les « étrangers », c’est-à-dire en fait contre les minorités raciales. C’est la logique du fémo-nationalisme et de l’homo-nationalisme évoquée plus haut, mais aussi de la défense « nationaliste » de la laïcité : alors que l’extrême droite s’est opposé tout au long de son histoire aux droits des femmes et des LGBTQI ou au principe de la laïcité, certains de ses courants (notamment la direction actuelle du FN/RN) s’en prétendent maintenant les meilleurs défenseurs, ce qui dans le dernier cas a supposé une redéfinition complète ou plutôt une « falsification » de la laïcité.
– soit le renversement de la critique féministe ou antiraciste, en prétendant que les opprimé·es seraient devenus les oppresseurs. Ainsi un idéologue en voie de fascisation accélérée a-t-il pu affirmer récemment la chose suivante : « Nous sommes dans un régime communautariste et racialiste anti-blanc, autrement dit un apartheid inversé » (Michel Onfray). De même voit-on régulièrement Éric Zemmour ou Alain Soral affirmer que les hommes seraient aujourd’hui dominés par les femmes, et ainsi empêchés de réaliser leur essence dominatrice. Ce type de discours est le meilleur moyen pour appeler sans le dire tout à fait explicitement à une opération suprémaciste de « reconquête », c’est-à-dire d’affirmation blanche ou masculine.
11 – Fascisme et démocratie libérale
Les régimes libéral et fasciste ne s’opposent pas comme s’opposeraient la démocratie et la domination. Dans les deux cas est obtenue la soumission des prolétaires, des femmes et des minorités ; dans les deux cas se déploient et se perpétuent des rapports imbriqués d’exploitation et de domination, et toute une série de violences associées inévitablement et structurellement à ces rapports ; dans les deux cas se maintient la dictature du capital sur l’ensemble de la société. Il s’agit en réalité de deux formes distinctes prises par la domination politique bourgeoise, autrement dit de deux méthodes différentes à travers lesquelles on parvient à soumettre les groupes subalternes et à les empêcher d’engager une action de transformation révolutionnaire.
Le passage aux méthodes fascistes est toujours précédé par un ensemble de renoncements, par la classe dominante elle-même, à certaines dimensions fondamentales de la démocratie libérale. Les arènes parlementaires sont de plus en plus marginalisées et contournées, à mesure que le pouvoir législatif est accaparé par l’exécutif et que les méthodes de gouvernement deviennent de plus en plus autoritaires (décrets-lois, ordonnances, etc.). Mais cette phase de transition entre démocratie libérale et fascisme passe surtout par la limitation croissante des libertés d’organisation, de réunion et d’expression, ou encore du droit de grève.
C’est sans grande proclamation que s’opère le durcissement autoritaire, qui fait reposer de plus en plus le pouvoir politique sur le soutien et la loyauté des appareils répressifs d’État, l’entraînant dans une spirale anti-démocratique : quadrillage sécuritaire de plus en plus serré des quartiers populaires et d’immigration ; manifestations interdites, empêchées ou durement réprimées ; arrestations préventives et arbitraires ; jugements expéditifs de manifestant·es et usage croissant des peines de prison ; licenciements de plus en plus fréquents de grévistes ; réduction du périmètre et des possibilités de l’action syndicale, etc.
Affirmer que l’opposition entre démocratie libérale et fascisme se situe entre des formes politiques de la domination bourgeoise, ne signifie en rien que l’antifascisme, les mouvements sociaux et les gauches devraient se montrer indifférents au déclin des libertés publiques et des droits démocratiques. Défendre ces libertés et ces droits, ce n’est pas semer l’illusion d’un État ou d’une République conçus comme arbitres neutres des antagonismes sociaux ; c’est défendre l’une des principales conquêtes des classes populaires au cours des 19e et 20e siècles, à savoir le droit des exploité·es et des opprimé·es à s’organiser et à se mobiliser pour défendre leurs conditions de travail et d’existence fondamentales ; base incontournable pour le développement d’une conscience de classe, féministe et antiraciste. Mais c’est également s’affirmer comme alternative à la dé-démocratisation que constitue, dans son projet même, le néolibéralisme.
12 – Fascisme et démocratie libérale (2)
Le fascisme procède spécifiquement par l’écrasement de toute forme de contestation, que celle-ci soit révolutionnaire ou réformiste, radicale ou modérée, globale ou partielle. Partout où le fascisme devient pratique de pouvoir, c’est-à-dire régime politique, il ne reste plus rien ou presque au bout de quelques années, et parfois de quelques mois, de la gauche politique, du mouvement syndical ou encore des formes d’organisation des minorités, c’est-à-dire de toute forme stable, durable et cristallisée de résistance.
Là où le régime libéral tend à tromper les subalternes en cooptant une partie de ses représentants, en incorporant certaines de leurs organisations dans le cadre de coalitions (en tant que partenaire mineur, n’ayant pas voix au chapitre) ou de négociations (prétendu « dialogue social » dans lequel les syndicats ou associations jouent le rôle de faire-valoir), voire en intégrant certaines de leurs revendications, le fascisme aspire à détruire toute forme d’organisation inassimilable dans l’État fasciste et à déraciner jusqu’à l’aspiration même à s’organiser collectivement hors des cadres organisationnels fascistes ou fascisés. Le fascisme se présente en ce sens comme la forme politique que prend la destruction presque complète de la capacité d’auto-défense des subalternes – ou sa réduction à des formes de résistance moléculaires, passives ou bien clandestines.
Il faut noter toutefois que, dans cette œuvre de destruction, le fascisme ne peut s’assurer la passivité d’une grande partie du corps social par des moyens uniquement répressifs ou par des discours ciblant tel ou tel bouc-émissaire : il ne parvient à stabiliser sa domination qu’en satisfaisant réellement les intérêts matériels immédiats de certains groupes (travailleurs privés d’emploi, petits indépendants appauvris, fonctionnaires, etc.), du moins ceux qui, au sein de ces groupes, sont reconnus par les fascistes comme de « vrais nationaux ». Dans un contexte d’abandon des classes populaires par la gauche, on ne saurait sous-estimer la force d’attraction d’un discours promettant de réserver les emplois et les prestations sociales à ces prétendus « vrais nationaux » (dont on ne dira jamais assez que, dans la vision fasciste ou néofasciste, ils ne sont pas définis par un critère juridique de nationalité mais un critère d’origine, donc ethno-racial).
13 – Fascisme, « peuple » et action de masse
Si le fascisme est parfois décrit faussement comme « révolutionnaire » du fait de ses appels au « peuple », ou parce qu’il procéderait par la mise en action des « masses » (dans une analogie superficielle avec le mouvement ouvrier), c’est parce qu’on mélange sous les termes « peuple » et « action » des choses très différentes.
Le « peuple », tel que l’entendent les fascistes, ne désigne ni un groupe qui partagerait certaines conditions d’existence (au sens où la sociologie parle de classes populaires), ni une communauté politique incluant toutes celles et ceux qu’unifie une volonté commune d’appartenance, mais une communauté ethno-raciale fixée une fois pour toutes rassemblant celles et ceux qui seraient « vraiment d’ici » (que le critère d’appartenance au « peuple » soit ici pseudo-biologique ou pseudo-culturel) ; cela équivaut en somme au corps social défalqué des ennemis (le « parti de l’étranger », disent aussi bien Drumont que Zemmour) et des traîtres (les gauches), qui auraient pris le « parti de l’étranger ».
Concernant l’action proprement fasciste, elle oscille par excellence entre l’expédition punitive menée par des escouades armées (bandes extra-étatiques ou secteurs des appareils répressifs d’État autonomisés ou en voie d’autonomisation[3]), la marche de type militaire et le plébiscite électoral. Si la première s’en prend aux luttes sociales et plus globalement aux subalternes (travailleurs·ses en grève, minorités ethno-raciales, femmes en lutte, etc.), afin de démoraliser l’adversaire et de dégager le terrain pour l’implantation fasciste, la seconde vise à produire un effet symbolique et psychologique de masse, afin de mobiliser les affects en faveur du chef, du mouvement ou du régime, tandis que la troisième vise à faire ratifier passivement par un ensemble d’individus atomisés la volonté du chef ou du mouvement.
Si le fascisme fait donc effectivement appel aux masses, ce n’est donc nullement pour stimuler leur action autonome à partir d’intérêts spécifiques (politique de classe), en favorisant par exemple des formes de démocratie directe où l’on discuterait et agirait collectivement, mais afin d’appuyer les chefs fascistes et de leur donner un argument de poids dans les négociations avec la bourgeoisie pour l’accès au pouvoir. La participation populaire aux mouvements fascistes – et encore davantage aux régimes – est pour l’essentiel commandée d’en haut, dans ses objectifs comme dans ses formes, et elle suppose la déférence la plus absolue à l’égard de ceux qui seraient voués par nature à commander.
On trouve néanmoins des formes de mobilisation par en bas dans le cadre du premier moment du fascisme, du côté des branches plébéiennes du fascisme qui lui fournissent ses troupes de choc en prenant au sérieux ses promesses antibourgeoises et son pseudo-anticapitalisme. Néanmoins, lorsque la crise politique s’accentue et que l’alliance des fascistes avec la bourgeoisie est scellée, cela ne peut manquer de susciter des tensions entre ces branches et la direction du mouvement fasciste. Cette dernière cherche alors immanquablement à se débarrasser de la direction de ces milices[4], tout en cherchant à les canaliser en les intégrant à l’État fasciste en construction.
En réalité, quant à l’action, le fascisme n’a jamais offert aux masses que l’alternative entre l’acquiescement – bruyant ou passif – aux désirs des chefs fascistes, et le manganello[5], c’est-à-dire la répression (allant bien souvent dans les régimes fascistes jusqu’à la torture et au meurtre, y compris vis-à-vis de certaines de ses plus fervents partisans).
14 – Une contre-révolution posthume et préventive
Le fascisme constitue une contre-révolution « posthume et préventive »[6]. Posthume dans la mesure où il se nourrit de l’échec de la gauche politique et des mouvements sociaux à se hisser à la hauteur de la situation historique, à se constituer en solution à la crise politique et à engager une expérience de transformation révolutionnaire. Préventive parce qu’il vise à détruire par avance tout ce qui pourrait nourrir et préparer une expérience révolutionnaire à venir : organisations explicitement révolutionnaires mais aussi résistances syndicales, mouvements antiraciste, féministe et LGBTQI, lieux de vie autogérés, journalisme indépendant, etc., autant dire la moindre forme de contestation de l’ordre des choses.
15 – Fascisme, néofascisme et violence
Il est indéniable que la violence extra-étatique, sous la forme d’organisations paramilitaires de masse, a joué un rôle important (quoique sans doute surestimé) dans l’ascension des fascistes – élément qui les distingue d’autres mouvements réactionnaires qui n’ont pas cherché à organiser militairement les masses. Or, à ce stade du moins, la grande majorité des mouvements néofascistes ne se construit pas à partir de la mise en action de milices de masse et ne disposent pas de telles milices (à l’exception du BJP indien et à un moindre degré, en termes d’implantation de masse, du Jobbik hongrois et d’Aube dorée en Grèce).
On peut avancer plusieurs hypothèses pour expliquer pourquoi les néofascistes sont en incapacité ou n’aspirent pas à construire de telles milices :
– La délégitimation de la violence politique, notamment dans les sociétés occidentales, qui condamnerait à la marginalité électorale des partis politiques se dotant de structures paramilitaires ;
– L’absence d’une expérience équivalente à la Première Guerre mondiale, en termes de brutalisation des populations, c’est-à-dire d’habituation à l’exercice de la violence, qui mettrait à disposition des fascistes des masses d’hommes disposés à s’enrôler et à exercer la violence dans le cadre des milices fascistes armées ;
– L’affaiblissement des mouvements ouvriers dans leur capacité à structurer, à organiser et à encadrer, syndicalement et politiquement, les classes populaires, qui fait que les fascistes de notre temps n’ont plus véritablement en face d’eux d’adversaire qu’il leur faudrait impérativement briser par la force pour s’imposer, et qui nécessiteraient de se doter d’un appareil de violence de masse ;
– Le fait que les États sont beaucoup plus puissants aujourd’hui et disposent d’instruments de surveillance et de répression d’une sophistication sans commune mesure avec les États dans l’entre-deux-guerres, si bien que les fascistes de notre temps peuvent avoir le sentiment que la violence étatique peut tout à fait suffire à annihiler, physiquement si besoin, toute forme d’opposition ;
– Enfin le caractère crucial stratégiquement pour les néofascistes de se distinguer des formes les plus visibles de continuité avec le fascisme historique, et notamment avec cette dimension de violence extra-étatique. Il faut rappeler de ce point de vue que le FN a été créé en 1972 en France à partir d’une stratégie de respectabilisation élaborée et mise en œuvre par les dirigeants d’Ordre nouveau, une organisation indéniablement néofasciste.
Ces hypothèses permettent d’insister sur le fait que la constitution de milices de masse était rendue nécessaire et possible pour les mouvements fascistes dans le contexte très particulier de l’entre-deux-guerres. Mais ni la constitution de bandes armées, ni même l’usage de la violence politique, ne constitue le propre du fascisme, que ce soit en tant que mouvement ou comme régime : non qu’il n’y soient présents centralement mais d’autres mouvements et d’autres régimes, n’appartenant nullement à la constellation des fascismes, ont eu recours à la violence pour conquérir le pouvoir ou s’y maintenir, parfois en assassinant des dizaines de milliers d’opposants (sans même parler de l’usage légitime de la violence par des mouvements de libération).
Dimension la plus visible du fascisme classique, les milices extra-étatiques sont en réalité un élément subordonné à la stratégie des directions fascistes, qui en usent tactiquement en fonction des exigences imposées par le développement de leurs organisations et la conquête légale du pouvoir politique (qui suppose dès l’entre-deux-guerres, et encore davantage aujourd’hui, d’apparaître un tant soit peu respectable, donc de mettre à distance les formes les plus visibles de violence). La force des mouvements fascistes ou néofascistes se mesure alors à leur capacité à manier – selon la conjoncture historique – tactique légale et tactique violente, « guerre de position » et « guerre de mouvement » (pour reprendre les catégories de Gramsci).
16 – Fascisme et processus de fascisation
La victoire du fascisme est le produit conjoint d’une radicalisation de pans entiers de la classe dominante, par peur que la situation politique leur échappe, et d’un enracinement social du mouvement, des idées et des affects fascistes. Contrairement à une représentation commune, bien faite pour absoudre les classes dominantes et les démocraties libérales de leurs responsabilités dans l’ascension des fascistes vers le pouvoir, les mouvements fascistes ne conquièrent pas le pouvoir politique comme une force armée s’empare d’une citadelle, par une action purement extérieure de prise (un assaut militaire). S’ils parviennent généralement à obtenir le pouvoir par voie légale, ce qui ne veut pas dire sans effusion de sang, c’est que cette conquête est préparée par toute une période historique que l’on peut désigner par l’expression de fascisation.
C’est seulement au terme de ce processus de fascisation que le fascisme peut apparaître – évidemment aujourd’hui sans dire son nom, et en maquillant son projet, étant donné l’opprobre universelle qui entoure les mots « fascisme » et « fasciste » depuis 1945 – à la fois comme une alternative (fausse) pour des secteurs divers de la population et comme une solution (réelle) pour une classe dominante politiquement aux abois. C’est alors que, de mouvement essentiellement petit-bourgeois, il peut devenir un véritable mouvement de masse, interclassiste, même si son cœur sociologique, qui lui fournit ses cadres, demeure la petite bourgeoisie : petits indépendants, professions libérales, cadres moyens.
17 – Les formes de la fascisation
La fascisation s’exprime de multiples manières, à travers une grande variété de « symptômes morbides » (pour reprendre là encore l’expression de Gramsci), mais deux vecteurs principaux peuvent néanmoins être soulignés : le durcissement autoritaire de l’État et la montée du racisme.
Si le premier a évidemment pour principal terrain d’expression les appareils répressifs d’État (avec cet acteur spécifique de la fascisation que constituent les syndicats policiers), il ne faut pas oublier la responsabilité première des dirigeants politiques, dans le cas français de Sarkozy et Hortefeux à Macron et Castaner en passant par Hollande et Valls. Et si les violences policières s’inscrivent dans l’histoire longue de l’État et de la police, c’est bien la crise d’hégémonie, c’est-à-dire l’affaiblissement politique de la bourgeoisie, qui rend celle-ci de plus en plus dépendante de sa police et qui accroît la force, mais aussi l’autonomie, de cette dernière[7] : le ministre de l’Intérieur n’a plus tendanciellement pour fonction de diriger (et de contrôler) la police mais de défendre celle-ci coûte que coûte, d’en accroître les moyens, etc.
La montée du racisme combine également l’histoire longue de l’État français, vieille puissance impériale dans laquelle l’oppression coloniale et raciale a occupé – et ne cesse pas d’occuper – une place centrale, et l’histoire courte du champ politique. Face à la crise d’hégémonie, l’extrême droite et des secteurs de la droite – étant entendu que ces forces politiques représentent des fractions de classe distinctes – ont pour projet de solidifier un bloc blanc sous hégémonie bourgeoise, capable de porter une forme de compromis social sur une base ethno-raciale, par une politique d’éviction systématique des non-Blanc·he·s ou autrement dit de préférence raciale. En outre, en faisant sans cesse valoir le danger que représenteraient les migrant·es et les musulman·es pour l’ordre public mais aussi pour l’intégrité culturelle de la « Nation », ces forces justifient la licence donnée aux forces de police dans les quartiers d’immigration et contre les migrant·es, l’accroissement de la répression des mouvements sociaux, en un mot l’autoritarisme d’État.
Ainsi peut-on pointer un ensauvagement – pour parler comme Aimé Césaire – de la classe dominante, qui se trahit avant tout à travers des pratiques et des dispositifs de répression visant en premier lieu les minorités ethno-raciales puis les mobilisations sociales (gilets jaunes, syndicales, antiracistes, antifascistes, écologistes, etc.). Mais l’ensauvagement affleure également, de plus en plus couramment, sous la forme de déclarations publiques (qu’on imagine d’ailleurs ce qui se dit en privé…) : pensons à cet ancien ministre de l’Éducation nationale et intellectuel médiatique omniprésent, en l’occurrence Luc Ferry, appelant les policiers « à se servir de leurs armes » contre les gilets jaunes ; pensons à cette nuée d’idéologues, Zemmour n’étant que l’arbre masquant la forêt, qui ont fait de l’islamophobie médiatique et éditoriale une industrie florissante.
18 – Ce que signifie la fascisation de l’État
La fascisation de l’État ne doit donc en aucun cas être réduite, surtout dans la première phase qui précède la conquête par les fascistes du pouvoir politique, à l’intégration ou à l’ascension d’éléments fascistes reconnus comme tels dans les appareils de maintien de l’ordre (police, armée, justice, prisons). Elle fonctionne plutôt comme dialectique entre transformations endogènes de ces appareils, du fait de choix politiques effectués par les partis bourgeois depuis près de trois décennies (tous orientés vers la construction d’un « État pénal » sur les cendres de l’« État social », pour reprendre les catégories de Loïc Wacquant), et puissance politique – principalement électorale et idéologique à ce stade – de l’extrême droite organisée.
Pour le dire simplement, la fascisation de la police ne s’exprime et ne s’explique pas principalement par la présence de militants fascistes en son sein, ou par le fait que les policiers votent massivement pour l’extrême droite (en France et ailleurs), mais par son renforcement et son autonomisation (notamment des secteurs préposés aux tâches les plus brutales de maintien de l’ordre, dans les quartiers d’immigration, contre les migrant·es et secondairement dans les mobilisations). Autrement dit, la police s’émancipe de plus en plus du pouvoir politique et du droit, c’est-à-dire de toute forme de contrôle externe (sans même parler d’un introuvable contrôle populaire).
La police ne se fascise donc pas dans son fonctionnement parce qu’elle serait progressivement grignotée par les organisations fascistes. Au contraire, c’est parce que tout son fonctionnement se fascise – évidemment à des degrés inégaux selon les secteurs – qu’il est si facile pour l’extrême droite de diffuser ses idées en son sein et de s’implanter. Cela est particulièrement visible à travers le fait que l’on n’a pas assisté ces dernières années à une progression dans la police du syndicat lié directement à l’extrême droite organisée (France Police-Policiers en colère) mais à un double processus : la montée de mobilisations factieuses venant de la base (mais couverte par le sommet, au sens où elles n’ont fait l’objet d’aucune sanctions administratives) ; et la radicalisation droitière des principaux syndicats policiers (Alliance et Unité SGP Police-FO).
19 – Un processus contradictoire et instable
Dans la mesure où il dérive en premier lieu de la crise d’hégémonie et du durcissement des affrontements sociaux, le processus de fascisation s’avère éminemment contradictoire et, par-là, hautement instable. Il ne s’agit en aucune manière d’une voie royale pour le mouvement fasciste.
La classe dominante peut en effet parvenir dans certaines circonstances historiques à faire émerger de nouveaux représentants politiques, à intégrer certaines demandes provenant des subalternes et à bâtir ainsi les conditions d’un nouveau compromis social (qui lui permettent de ne pas avoir à céder le pouvoir politique aux fascistes pour conserver son pouvoir économique)[8] ; il est néanmoins peu probable que les classes dominantes soient amenées, dans le contexte présent, à accepter de nouveaux compromis sociaux sans une séquence de lutte de haute intensité imposant un nouveau rapport de force moins défavorable aux classes populaires.
Si le processus de fascisation n’aboutit pas nécessairement au fascisme, c’est aussi qu’au mouvement fasciste comme aux classes dominantes font face la gauche politique et les mouvements sociaux. Le succès des fascistes dépend en dernier ressort de la capacité – ou au contraire de l’impuissance – des subalternes à investir victorieusement tous les terrains de lutte politique, à se constituer en sujet politique autonome et à imposer une alternative révolutionnaire.
20 – Après une victoire électorale des fascistes : trois scénarios
Si la conquête par les fascistes du pouvoir politique – généralement par voie légale, répétons-le – constitue pour eux une victoire cruciale, elle n’est pas le dernier mot de l’histoire. Une période de lutte s’ouvre nécessairement au lendemain de cette victoire qui – selon les rapports de force politiques et sociaux, selon les luttes menées ou non, selon qu’elles sont victorieuses ou défaites – peut aboutir :
– soit à la construction d’une dictature de type fasciste ou militaro-policière (lorsque les mouvements populaires subissent une défaite historique et que la bourgeoisie est politiquement trop affaiblie ou divisée) ;
– soit à une normalisation bourgeoise (lorsque le mouvement fasciste est trop faible pour construire un pouvoir politique alternatif et que se déploie une riposte populaire importante mais pas suffisante pour aller au-delà d’une victoire défensive) ;
– soit sur une séquence révolutionnaire (lorsque le mouvement populaire est suffisamment fort pour coaliser autour de lui d’importantes forces sociales et politiques, et engager une épreuve de force avec les forces bourgeoises et le mouvement fasciste).
21 – De l’antifascisme aujourd’hui (1)
Si l’antifascisme apparaît d’abord et nécessairement comme réaction au développement du fascisme, donc action défensive ou auto-défense (populaire, antiraciste, féministe), il ne saurait pour autant être réduit au corps à corps avec les groupes fascistes ; et cela d’autant plus que la tactique de construction des mouvements fascistes fait à notre époque une moindre place à la violence de masse – sauf sans doute en Inde comme on l’a dit plus haut – que dans le cas du fascisme « classique » (voir thèse 15). L’antifascisme fait de la lutte politique contre les mouvements d’extrême droite un axe central de son combat, mais il doit se donner aussi pour tâche de favoriser l’action commune des subalternes et d’enrayer le processus de fascisation, autrement dit de saper les conditions politiques et idéologiques dans lesquelles ces mouvements peuvent prospérer, s’enraciner et croître, de briser tout ce qui favorise la diffusion du poison fasciste dans le corps social. Or, si l’on prend au sérieux cette double vocation de l’antifascisme, alors celui-ci doit être conçu, non comme une lutte mono-thématique contre l’extrême droite organisée, qui fonctionnerait indépendamment d’autres luttes (syndicale, anticapitaliste, féministe, antiraciste, écologiste, etc.), mais comme le revers défensif du combat pour l’émancipation sociale et politique, ou de ce que Daniel Bensaïd nommait politique de l’opprimé.
22 – De l’antifascisme aujourd’hui (2)
Il n’est évidemment pas question de conditionner la constitution d’un front antifasciste à l’adhésion à un programme politique complet et précis, ce qui signifierait en réalité un renoncement à toute perspective unitaire puisqu’il s’agirait alors pour chaque force d’imposer aux autres son propre projet politique et stratégique. Il serait encore plus malvenu d’exiger de celles et ceux qui aspirent à combattre ici et maintenant le fascisme ou les dynamiques de fascisation évoqués plus haut, qu’ils ou elles présentent des brevets de militantisme révolutionnaire. Pour autant, l’antifascisme ne peut avoir pour seule boussole l’opposition aux organisations d’extrême droite s’il aspire à faire reculer réellement, non seulement ces organisations, mais aussi et surtout les idées et affects fascistes, qui se propagent et s’enracinent bien au-delà. Il ne peut renoncer à faire le lien entre le combat antifasciste, la nécessité d’une rupture avec le capitalisme racial, patriarcal et écocide, et l’objectif d’une autre société (que nous nommerons ici écosocialiste).
L’affaire est complexe car il ne suffit pas pour l’antifascisme d’affirmer son féminisme ou son antiracisme, de faire la critique du néolibéralisme ou d’appeler à défendre « la laïcité » pour faire apparaître le caractère réactionnaire du néofascisme. Dans la mesure où l’extrême droite a repris à son compte une partie au moins du discours anti-néolibéral, tend de plus en plus à adopter une rhétorique de défense des droits des femmes, use d’un pseudo-antiracisme de défense des « blancs » et s’érige en protecteur de la laïcité, l’antifascisme ne peut se contenter de formules vagues en la matière. Il doit impérativement préciser le contenu politique de son féminisme et de son antiracisme, ou encore expliquer ce qu’il faudrait entendre par « laïcité », sous peine de laisser subsister des angle-morts dans lesquelles ne manquent jamais de s’engouffrer les néofascistes (« fémonationalisme », dénonciation du « racisme anti-blancs » ou falsification/instrumentalisation de la laïcité), mais aussi sous peine de se mettre à la remorque des néolibéraux (qui ont leur propre « féminisme », celui des 1%, et leur « antiracisme moral », généralement sous la forme d’un appel à la tolérance mutuelle). De même doit-il préciser l’horizon politique de son opposition au néolibéralisme ou de sa critique de l’Union européenne, qui ne peut être celui d’un « bon » capitalisme national enfin régulé.
Par ailleurs, les dernières années ont fait apparaître en pleine lumière la nécessité pour l’antifascisme de s’inscrire pleinement dans la bataille politique – nécessairement unitaire – contre la poussée autoritaire. Que cette dernière s’exprime contre des milliers de musulman·es, traînées dans la boue, fiché·es, surveillé·es, discriminé·es, disqualifié·es publiquement, parfois emprisonnées, parce que soupçonné·es de « radicalisation » (donc de constituer un « ennemi de la Nation », réel ou potentiel), contre les migrant·es (privé·es de droits et harcelé·es par la police), contre les habitant·es des quartiers d’immigration (quadrillés par les secteurs les plus fascisés des forces de répression, qui y jouissent d’une impunité quasi-totale), ou contre des mobilisations sociales de plus en plus sévèrement réprimées par la police et la justice (mouvement contre la loi Travail, gilets jaunes, etc.).
On voit à quel point le défi, pour l’antifascisme, n’est pas simplement de nouer des alliances avec les militant·es d’autres causes, qui laisseraient chaque partenaire inchangé, mais de redéfinir et d’enrichir l’antifascisme à partir des perspectives qui émergent au sein des luttes syndicales, anticapitaliste, antiraciste, féministe ou écologiste, tout en nourrissant ces dernières de perspectives antifascistes. C’est à cette condition que pourra se renouveler et progresser l’antifascisme, non comme un combat sectoriel, une méthode particulière de lutte ou une idéologie abstraite, mais comme sens commun imprégnant et impliquant l’ensemble des mouvements d’émancipation.
*
N. B. Je remercie les membres de la rédaction de Contretemps, en particulier Stathis Kouvélakis, pour leurs nombreuses remarques et suggestions à partir de versions antérieures de ce texte.
Notes
[1] La civilisation – « blanche » ou « européenne » – peut également jouer ce rôle, de même que la race (« aryenne » dans l’idéologie nazie), même si ce dernier référent a été rendu politiquement intenable, à une échelle de masse, par le génocide des Juifs d’Europe.
[2] Catégorie éminemment extensible puisqu’elle inclut tous ceux et toutes celles qui, ayant ou non la nationalité du pays, ne sont pas considérés comme des autochtones véritables (dans le cas de la France les prétendus « Français de souche », « vrais Français », etc.). De ce point de vue, un immigré européen de fraîche date – naturalisé ou non – sera considéré par l’extrême droite comme moins étranger, du moins s’il est blanc et de culture chrétienne, qu’un individu né Français en France de parents eux-mêmes nés en France mais dont les grands-parents seraient venus, par exemple, d’Algérie ou du Sénégal.
[3] Qu’on pense, dans le cas français contemporain, aux brigades anti-criminalité.
[4] Qu’on relise à ce propos La Résistible ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht.
[5] Nom donné en italien au gourdin avec lequel on tabassait notamment les militants ouvriers ou toute personne s’opposant aux fascistes. Le manganello et son usage ont fait l’objet d’une sorte de culte dans l’Italie fasciste.
[6] Nous reprenons ici à notre compte la formule d’Angelo Tasca dans son livre classique Naissance du fascisme.
[7] Ce qui lui permet, dans le cas français, de s’en prendre à présent directement à des forces politiques (on se souvient d’une manifestation de syndicats policiers devant le siège de La France Insoumise), et de manifester sans autorisation, avec armes et voitures de service, souvent cagoulés, sans risquer aucune sanction administrative et judiciaire.
[8] Qu’on pense au cas de Roosevelt et du New Deal dans les États-Unis des années 1930, qui n’ont pas permis véritablement de surmonter la crise du capitalisme états-unien (il faudra attendre pour cela la guerre), mais qui ont suspendu la crise politique.