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Dans ce cinquième article d’une série consacrée à la situation politique en Grande-Bretagne, Thierry Labica poursuit son analyse de l’offensive politique contre Jeremy Corbyn au sein du Labour Party depuis son accession à la tête du parti. 

À (re)lire les quatre précédents articles :

Détruire l’ennemi (II) : travaillisme officiel, putsch raté et fièvre politicidaire

Détruire l’ennemi (I) : les conservateurs et les forces médiatiques

Jeremy Corbyn, le contretemps. Sur la crise du parti travailliste britannique en 2016

Référendum en Grande-Bretagne sur l’UE : le groupe parlementaire travailliste, ou un certain goût du désastre

 

À défaut de parvenir à se débarrasser de la direction, il fallut tenter de se débarrasser des forces qui la portent et qui ont fait la dynamique d’expansion même du parti depuis l’été 2015. On a déjà vu les mesures administratives prises pour tenter l’endiguement de cette dynamique et l’on connait aussi maintenant la virulence avec laquelle certaines figures importantes avaient pu s’en prendre à leurs adversaires au sein du parti.

On veut s’arrêter ici à nouveau sur la représentation hostile ordinaire de ces forces par le labour officiel, en-deçà des extravagances rhétoriques de donateurs malheureux et de la criminalisation rampante. Les milieux et électrices et électeurs pro-Corbyn n’étant pas uniformément nazi, anti-sémites, sexistes, homophobes et porté·e·s au vandalisme, que faire de ce vaste marais non encore symboliquement déchu de sa nationalité britannique, modérée et convenable, à l’extrême ?

Cette base du parti s’est vu couramment attribuer certains traits caractéristiques assez prévisibles : elle forme une mouvance globalement peu rationnelle, nettement empreinte de religiosité, déconnectée du réel, et étrangère par nature à « l’esprit national » britannique. Y sont également à l’œuvre les pratiques des forces obscures et toxiques propres à « la gauche dure » [hard left] d’inspiration, voire, sous emprise, « trotskyste ».

On peut commencer à observer ce tableau à partir de la démarche même de Smith. Elle présupposait une opinion travailliste pro-Corbyn prête à réagir de manière pavlovienne à des éléments de langage sans substance ni attache. En cela, l’affichage auto-promotionnel de Smith, et dans une mesure un peu comparable, celui d’Eagle (l’authenticité ouvrière, « du nord »), était d’emblée conçu à partir des représentations déjà courantes du soutien de masse à Corbyn.

Depuis l’été 2015, l’exceptionnelle dynamique d’adhésion – au discours, au parti – est très régulièrement réduite à une « Corbynmania » dont les connotations ne se limitent en rien à l’aimable engouement qu’ailleurs on qualifia d’obamania. La « Corbynmania » est bien une folie pro-Corbyn « d’adeptes », de « convertis » dans un rapport d’allégeance aveugle au maître, à leur « dieu ».

Cette foule présumée pré-rationnelle, dans l’incapacité de comprendre les finesses statistiques et prospectives du « cycle électoral », ou la gravité des implications d’une nouvelle défaite électorale des travaillistes en 2020, invite à deux attitudes possibles : elle peut, voire, doit, être ignorée, pour le bien du parti dont les dirigeants, eux, savent-bien et mieux. Mais on peut aussi espérer en canaliser les « pulsions » ou les « spasmes » par une habile démagogie combinant ce qu’elle « veut entendre » à un esprit de ferme responsabilité parentale.[1] Smith a agi comme s’il s’était adressé à un ensemble de consommateurs politiques potentiellement « chauds » pour une offre commerciale concurrente sur un même créneau, et prêts à attendre dès la veille au soir l’ouverture du magasin pour l’édition limitée.

La « corbynmania » serait donc à la fois affaire de « conversion » enthousiaste (mystique) et en cela, les mouvances qui la constituent sont présumées foncièrement déconnectées du monde réel, des urgences politiques, de l’enjeu électoral de 2020. Mais cet engouement est tout aussi souvent présenté comme le fait de milieux petits-bourgeois citadins gauchisés, universitaires, consommateurs de médias et de politique, confit dans l’entre-soi de leurs réseaux sociaux et vivant dans une méconnaissance chronique des réalités sociales des anciennes grandes régions ouvrières, cœur historique du travaillisme, désindustrialisées depuis les années 1980.

Dans les deux cas – comme irresponsabilité politique idéaliste en général, ou comme aveuglement social petit-bourgeois en particulier – la « corbynmania » est présentée comme une sortie, une déconnexion vis-à-vis du réel qu’en revanche, les échelons supérieurs du parti connaissent, eux, très bien. Cette élite du parti ne cesse de répéter que Corbyn et son électorat n’ont pas même l’intention de gagner les élections et de prendre le pouvoir en 2020, chose à laquelle ils sont alors présumés préférer un registre « protestataire » stérile.

On se trouve alors dans la situation paradoxale suivante : être élu par une très large majorité de membres du parti et enclencher un processus d’adhésion inimaginable jusqu’il y a peu dans le monde de la social-démocratie mourante devient la confirmation ultime, non pas de la légitimité d’un mandat de direction, mais plutôt d’une « inéligibilité » rédhibitoire devant le pays. C’était la conclusion à laquelle était déjà parvenue Polly Toynbee dans les semaines précédant le vote de septembre 2015 pour la direction : Corbyn est une « relique » des années 1980 et voter pour lui « c’est ignorer l’électorat »[2] tout entier.

Le récit médiatique comme celui du travaillisme officiel a aussi tendu à faire du « Corbynisme » le monde séparé d’une « gauche dure » fondamentalement étrangère à la nation réputée « modérée » par nature. La connotation latino-américaine du terme souvent utilisé pour désigner les soutiens militants de Corbyn, « Corbynistas », suggère d’emblée une mouvance politique étrangère à la nation britannique. Le corbynisme devient ainsi le fait d’une sorte de population allogène qui en tant que telle dispense les commentateurs de considérations plus sérieuses sur les conditions d’une réaffirmation de la gauche en Grande-Bretagne aujourd’hui.

La mouvance corbyniste apparait donc comme une région à part, qui nécessite une sorte de voyage exploratoire vers l’inconnu. La London Review of Books, dont nombre de contributions ont été assez favorables au nouveau dirigeant du labour[3], a néanmoins proposé une contribution assez à l’image de cette réification du Corbynisme comme contrée lointaine : Tom Crewe y fait le récit d’une sorte de visite ethnographique dans une région méconnue peuplée de militants pas nécessairement antipathiques, parfois même intelligents, mais visiblement en décalage avec une population moyenne qu’ils méconnaissent et qui, en retour, les ignorent, ou les rejettent vertement.

On aurait compris l’intérêt d’une telle démarche s’il avait été question de révéler des pratiques cachées ou méconnues. Mais en l’occurrence, le texte s’emploie, sur le ton de la neutralité descriptive, à constituer un ensemble de banalités en objet de curiosité régionaliste, dépourvu de contenu politique et programmatique ou de la moindre analyse de contexte, et porté à valider le stéréotype souvent rédhibitoire d’un corbynisme avant tout londonien, loin du pays « profond ».

Ce genre d’exotisme politique – dont l’élément de démoralisation tranquille ne devrait échapper à personne – a au moins le mérite de signaler le degré de maltraitance et de marginalisation endurée par l’idée même de « la  gauche », au point de ne pouvoir être le fait que d’un monde social, mental et symbolique, autre et congénitalement marginal. Ses dommages paraissent si débilitants en Grande-Bretagne depuis trente ans que l’on ne parvient plus à concevoir « la gauche » comme une espèce locale recensée ; elle ne peut exister que sur le mode d’une relative étrangeté.

À travers ce prisme déformant du corbynisme constitué en monde séparé, l’accroissement rapide et massif des effectifs du parti n’est plus le signe d’une capacité d’influence et de rayonnement en train de se reconstruire, pas l’occasion de refonder une force politique et sociale. On préfère y voir, au contraire, la preuve d’une involution sectaire aggravée, d’un repli « dur », « extrémiste », « passéiste », « puriste », rapporté à une forme de religiosité fébrile.

D’où les accusations devenues récurrentes d’un Corbyn « dans son bunker », qui « ne prêche qu’aux convertis » et se montre incapable de « s’adresser au pays », accusations répétées à l’envi dans l’ignorance active et déterminée des centaines de réunions publiques organisées dans tout le pays auxquelles affluent des milliers de gens qui souvent croyaient avoir perdu tout intérêt et tout espoir dans la politique en général et dans le labour en particulier. On est à la fois dans l’onde longue de la haine anti-anabaptiste dans et par laquelle s’est construite une norme idéologique nationale anglaise, dans le résidu de guerre froide et pour la religiosité, dans l’association de fait à l’extrémisme terroriste du moment et aux « amis » de Corbyn (Hezbollah, Hamas, mais aussi républicains indépendantistes irlandais).

Cet ensemble d’imputations permet de justifier la poursuite de la stigmatisation de l’émergence d’une gauche travailliste même après la deuxième élection de Corbyn fin septembre 2016, avec un mandat renforcé.

L’idée d’un parti entrainé vers l’abîme et « l’annihilation » (pour Blair) par des forces de « gauche dure », irréalistes et à la religiosité fanatique, atteint son point d’orgue fantasmatique dans la figure de la manipulation « trotskyste ». Toute cette terrible aventure est le fait de « trots », terme qui, dans le contexte politico-médiatique britannique, évoque un ensemble de tares irrécupérables et mortifères. Il faut donc démasquer les agents de la malfaisance « trots », leur « entrisme », leur sectarisme autoritaire que l’on juge maintenant en mesure d’entrainer des personnes par centaines de milliers.

Ce motif, déjà audible dans la musique d’ambiance générale, est venu occuper une place centrale début août 2016 lorsque Tom Watson, élu vice-dirigeant du parti en 2015, a publiquement dénoncé ce qu’il jugeait être les manœuvres de la « gauche dure » du groupe Momentum, soutien organisé de Corbyn au sein même du parti. Incidemment, en temps de paniques morales manufacturées, sans doute ne faut-il plus s’étonner que les catégories politiques – « hard »/ « soft left » – se partagent avec les désignations ordinaires des genres de l’industrie pornographique.

 

Cauchemar proche : 1984. Cauchemar lointain : hérésies plébéiennes (une digression)

Certains observateurs ont fait le rapprochement entre le traitement de Corbyn et de la gauche travailliste par la plupart des titres de presse et par la télévision, et le traitement qui fut celui des mineurs en grève contre les fermetures de puits il y a maintenant un peu plus de trente ans. Si le travail de dénigrement, de démoralisation et de caricature est souvent comparable à ce que durent subir les grévistes, leur organisation (le NUM, National Union of Mineworkers) et ses dirigeants, deux différences importantes sont à prendre en compte au moins au départ.

La première est que, contrairement à la gauche britannique pro-Corbyn qui se rencontre à peu près partout, le monde souvent semi-rural des bassins miniers pouvait immédiatement être traité comme monde séparé, spécifique, avec sa culture, ses mœurs, ses particularismes et ses « déviances » politiques propres (si l’on pense aux « petits Moscous » écossais ou gallois d’autrefois, ou à l’enclave minière du Kent[4]). En 1984-1985, « l’ennemi de l’intérieur » de Margaret Thatcher pouvait être renvoyé à une empirie géographique peuplée d’indiens de la nation britannique, et donc « objectivement » distincte qu’il restait alors à envahir, conquérir et soumettre. De telles délimitations territoriales n’en étaient, bien sûr, pas moins aussi des frontières mentales entre ordre et chaos, loyalisme et rébellion, « extrémisme » et « modération », grévistes et non-grévistes, « démocratie » et « totalitarisme », intégrité nationale et subversion étrangère, globalement « communiste ».

La deuxième différence tient au fait que les échelons supérieurs du parti travailliste de l’époque – quelques grandes exceptions mises à part, dont Corbyn – s’étaient contentés de n’apporter qu’un soutien de façade, gêné et passablement hypocrite aux communautés ouvrières que l’on était en train de broyer ; hypocrisie carabinée que l’on retrouve aujourd’hui dans des expressions d’empathie et de solidarité, avec un léger délai d’une trentaine d’années, de parlementaires qui par ailleurs votent les coups de hache des conservateurs officiels dans des dépenses de protection sociale pourtant devenues vitales pour ces mêmes communautés apparemment si estimées et si emblématiques du travaillisme historique. Quoi qu’il en soit, c’est aujourd’hui le travaillisme officiel qui est lui-même aux avant-postes de l’offensive contre son « ennemi de l’intérieur » corbyniste.

En dépit de ces différences importantes, cependant, et comme on vient d’essayer de le suggérer, la grammaire de la situation reste assez comparable. La dynamique de recomposition d’une gauche travailliste autour de Corbyn apparait finalement elle aussi repoussée au-delà d’une frontière mentale qui dessine les contours d’une nation britannique en esprit. La plupart des motifs sont identiques à ceux infligés aux membres du NUM il y a trente ans : violence, intimidation par les adeptes fanatisés d’un maître qu’ils étaient censés être prêts à suivre aveuglément ; manipulation communiste pour renverser l’Etat et la démocratie ; danger pour la nation tout entière.

En répétant mécaniquement que Corbyn présente un risque pour la sécurité de la nation, de l’économie et de « votre famille », Michael Fallon ou Priti Patel faisaient-ils autre chose que ressortir l’arme de « l’ennemi de l’intérieur » ? En traitant les militants de « sections d’assauts nazies » dans le Daily Mirror, Michael Foster faisait-il autre chose que réactiver une association infamante déjà employée – il est vrai, dans des correspondances privées et aujourd’hui déclassifiées – par le conseiller de Thatcher, David Hart, ou par le journal The Sun qui projeta de montrer en première page le dirigeant du NUM, Arthur Scargill, en position de salut hitlérien sous le titre « Mine Fuhrer ! ». A l’époque cependant, les salariés du journal avaient refusé de publier un montage aussi ignoble. En 2016 – nuance, il est vrai – le Daily Mirror, soutien historique des travaillistes, ne s’embarrasse plus de scrupules inutiles pour évoquer Corbyn et ses « sections d’assaut nazies ».

Proposons une dernière remarque sur l’expression de cette hostilité en ce qu’elle fait aussi entendre une onde longue. On s’est contenté d’indiquer en passant qu’une des dimensions du rejet anti-Corbyn crépitait d’un grésillement dont l’émetteur se situe dans un passé lointain, celui des paniques anti-anabaptistes qui marquèrent l’ensemble de la période d’agitation qui fut celle de l’âge de la Réforme, des années 1520 jusqu’à l’expérience révolutionnaire qui traversa la guerre civile anglaise (1642-1649). Sans, bien entendu, entrer dans le détail de cette histoire, il faut indiquer deux choses pour ne pas laisser l’impression d’un rapprochement agréablement pittoresque mais généralement arbitraire.

Dans le cas anglais, il ne serait pas bien difficile, pour commencer, de montrer comment la haine anti-anabaptiste devint le socle d’une norme idéologique nationale anglaise et de son idéal apparemment immuable de « modération » religieuse-étatique. Dès les premières pages de sa célèbre étude sur l’émergence des idées radicales dans le contexte de la guerre civile anglaise, l’historien Christopher Hill observait déjà que le terme « anabaptiste », utilisé en Angleterre de manière assez vague, « en vint à acquérir une connotation générale péjorative pour décrire ceux dont on pensait qu’ils s’opposaient à l’ordre social et politique existant »[5].

Que les églises fussent réformées, luthériennes ou catholiques, leur constitution ou leur reconduction en piliers et décors des absolutismes émergents ne pouvaient être que viscéralement opposées à une doctrine et une pratique (anabaptiste) défaisant la consubstantialité de l’appartenance, par la naissance même, à une église et à une royaume. En outre, le communisme biblique d’inspiration anabaptiste (ni roi, ni noblesse, ni clergé, ni enclosures des communs) était porteur d’un projet suffisamment puissant et radical pour s’attirer les entrains exterminateurs des puissants, que ces derniers aient été convaincus ou non de la présence réelle et substantielle du Christ dans les éléments de l’Eucharistie.

Cet héritage révolutionnaire anabaptiste a connu nombre de résurgences jusqu’à des périodes encore très récentes. Engels, juste après l’année 1848, y consacra tout un ouvrage, La guerre des paysans en Allemagne (1850), et inscrivit cet héritage en amont des filiations du projet révolutionnaire socialiste et communiste. Dans le sillage immédiat de la révolution bolchévique et de la défaite de la révolution allemande, Ernst Bloch prolongea et enrichit ce travail en lui consacrant son Thomas Münzer, théologien de la révolution (1921). Plus tard, les autorités Est-allemandes monumentalisèrent la mémoire du prêcheur anabaptiste.

Et inversement, l’anabaptisme entra au panthéon noir des précurseurs du désastre ; en temps de guerre froide, il devint un archétype de l’illuminisme fanatique de la première modernité, source immédiate du totalitarisme communiste même[6]. L’exemple sans doute le plus marquant et le plus savant de ce type relecture fut le livre de Norman Cohn, The Pursuit of the Millenium, d’abord paru en 1957[7]. L’évocation de l’anabaptisme, de la figure de Thomas Münzer et de la commune de Münster, forment des points culminants de cette grande historiographie de guerre froide.

Dans l’histoire intellectuelle et politique britannique, à partir des années 1930, les hérésies plébéiennes de la fin du 16e siècle jusqu’à la guerre civile anglaise devinrent une médiation de l’affirmation de la gauche radicale et communiste. Les forces révolutionnaires internes à la guerre civile et engagées dans l’armée parlementaire contre Charles 1er, la haute figure du poète et militant, John Milton, devinrent autant de miroirs d’un projet politique en mal d’une tradition insurrectionnelle nationale comparable aux sources d’inspiration inépuisables que les voisins français pouvaient mobiliser à tout moment dans leur propre histoire (1789-1793, 1830, 1848, 1871).

L’historien communiste Christopher Hill produisit bientôt une œuvre gigantesque sur ce 17e siècle révolutionnaire anglais. Il y exhuma les expériences théologico-politiques les plus audacieuses, celles des niveleurs, des bêcheurs, des Cinquièmes Monarchistes, ou des membres de la Famille de l’amour et des anabaptistes, par exemple.

Cette histoire par en bas du 17e siècle selon Christopher Hill donna une tradition radicale, de caractère communiste et révolutionnaire à la Grande-Bretagne, dans une exploration qu’allaient poursuivre d’autres membres célèbres du groupe des historiens communistes du PC britannique : George Rudé avec les foules émeutières londoniennes des années 1770 et 1780, Rudé et Eric Hobsbawm avec les ouvriers agricoles briseurs de machines dans les années 1830, et bien sûr, E.P. Thompson avec l’étude des filiations courant de la révolution anglaise à la poésie de William Blake, les échos de la Révolution française dans le romantisme anglais, les insurrections luddistes ou l’œuvre esthétique, politique et morale de William Morris.

Et le même E.P. Thompson, grande figure de toute la gauche britannique, militant acharné de la campagne pour le désarmement nucléaire (dont Corbyn est un descendant direct) pouvait tout naturellement écrire qu’à la lecture des bigoteries d’un Leszek Kolakowski « non seulement l’athée qui est en moi, mais aussi le lollard ou l’anabaptiste primordial, s’insurge »[8].

Les vives querelles du travaillisme britannique, qui certes ne sont pas les premières, ne se manifestent pas de manière toujours bien honorable. Il demeure qu’elles méritent de ne pas être interprétées sur le seul horizon d’une histoire récente qui la restreindrait aux seules affres d’un blairisme égaré et s’effondrant dans l’impasse de ses incohérences congénitales. Il s’agit bien de cela et cette histoire-là va devoir être rappelée.

Mais si l’on veut essayer de comprendre les termes du script à partir duquel la présente conjoncture est appréhendée par un certain nombre de ses participants, il faut alors prendre le risque de capter la radioactivité d’un matériau entreposé quelque part aux sources de l’imaginaire national britannique moderne, et en repérer au moins certaines des grandes médiations. C’est du moins ce que les paragraphes qui précèdent tentent de proposer. Le rejet viscéral de Corbyn et de ses « convertis » fait donc aussi entendre un peu de la rumeur héroïque de ce communisme bêcheur sur la colline St George, au sud de Londres en avril 1649, réactivé au prisme des historiographies concurrentes de guerre froide.

*

Récapitulons. Jeremy Corbyn a été largement élu à la tête du parti travailliste en 2015. Au vu des catastrophes annoncées, on a voulu commencer par regarder ce que, de manière assez factuelle, il advenait du parti à la fois en termes d’attractivité et de résultats électoraux. On a rappelé ensuite les circonstances du déclenchement de l’offensive visant à pousser Corbyn à la démission puis pour lui interdire de participer à la campagne interne pour sa propre succession, moins d’un an après avoir été élu. On s’est intéressé ensuite à la triple campagne de disqualification de Corbyn, de la part des conservateurs au pouvoir, des principaux médias et, souvent en lien avec eux, des échelons supérieurs du parti travailliste lui-même. Restait à voir comment étaient présentées ces foules enthousiastes, entre dynamique de repolitisation d’une partie au moins de la société britannique, et dangereuse intrusion de forces extérieures aux frontières de la nation en esprit.

Au cours de cette description, on a bien compris que Corbyn était couramment jugé, par ses adversaires travaillistes, incompétent dans son rôle de dirigeant, dépourvu de crédibilité électorale, et fatal pour l’avenir même du parti tout entier. Ajoutons à cela qu’il apparut aussi comme usurpateur d’un bien au regard de l’esprit remarquablement propriétaire des échelons supérieurs du parti.

Le pronostic catastrophiste a souvent été énoncé avec l’assurance de l’expertise distanciée et savante que promet l’évocation du « cycle électoral » : dans les premiers mois de l’année 2016, on expliqua couramment qu’à ce stade du « cycle électoral », les sondages devraient nous être beaucoup plus favorables et donc, le parti sera anéanti en 2020 si nous ne changeons pas de direction. Telle est la dure loi du « cycle électoral ». Le « cycle électoral », c’est une affaire apparemment aussi fiable que le passage des saisons ou les migrations d’oiseaux.

Les experts et stratèges travaillistes en général ont une maitrise solide de la conjoncture politique et savent ce qu’il faut faire pour gagner, à quelques nuances près, qu’on l’on peut rappeler succinctement. Corbyn serait incapable d’obtenir les nominations nécessaires pour être candidat à la direction du parti en 2015. Erreur. Dans tous les cas, Corbyn ne pourrait jamais gagner l’élection pour la direction du parti. Erreur. Le droit de participer à l’élection interne pour 3 livres sterling allait permettre de contourner les secteurs plus organisés et politisés du parti en attirant un public plus large et globalement moins à gauche. Erreur. Le parti va perdre les élections partielles « tests » d’Oldham. Erreur. Va perdre les élections municipales, surtout à Londres. Erreur.

Le parti parlementaire, après des mois d’anticipation, a été en outre incapable de choisir une occasion tactique valable pour lancer son offensive contre la direction (et a laissé passer une occasion rare d’exploiter la débâcle des conservateurs suite au référendum. Ses stratèges, ses experts en communication, après des mois de conciliabules, ont été incapables de trouver un·e candidat·e crédible et à même de l’emporter contre la direction. A. Eagle n’est pas capable de donner une réponse simple à une question simple (« quelles sont vos divergences avec la direction sortante ? ») et O. Smith s’est avéré plus calamiteux encore dans ses surenchères incohérentes.

Et sans oublier que les « as » travaillistes de la gagne ont perdu les élections législatives de 2010, de 2015, l’élection municipale de Londres en 2008 et en 2012, et ont présidé à la liquidation électorale du parti en Ecosse en 2015 (en perdant 40 sièges parlementaires sur 41). Il n’y a aucune honte à perdre. On se grandit même souvent dans la défaite. Moins souvent, quand même, lorsque l’on se pose en expert de tactique électorale imparable. Mais d’où peuvent venir de telles erreurs d’appréciation de la situation en cours et du potentiel de renouvellement et de reconstruction politique et organisationnelle de moyen terme ?

Le récit d’une direction Corbyn-McDonnell marginale, de témoignage et sans avenir, a eu une crédibilité de courte durée, au cours des semaines qui suivirent le début de la campagne pour la nouvelle direction du parti pendant l’été 2015. On peut l’admettre sans grand risque : comment des candidats issus du Socialist Campaign Group, très minoritaires au sein d’un parti profondément droitisé allaient-ils seulement réussir à s’approcher de la zone d’audibilité politique où règnent les hiérarchies d’appareil et les stratégies de communication taillées pour un espace médiatique fermement sous contrôle ?

Ce mystère a été cependant résolu par la campagne de Corbyn, sa victoire écrasante, et celle-ci ne suffisant manifestement pas à convaincre la droite du parti, par une deuxième victoire, plus écrasante encore, un an plus tard. A ce stade, il ne parait même pas polémique d’observer qu’il faut avoir eu, et il qu’il faut avoir – outre cette mentalité singulièrement propriétaire – une imagination débordante pour tenter de rendre Corbyn responsable de la crise d’un parti travailliste dont la dynamique d’audience et de recrutement est parfaitement à contre-courant de ce qui s’observe en Europe en général.

Dans le déni caractérisé de la dynamique du parti se déployant sous leurs yeux en 2015-2016, l’opposition parlementaire travailliste dite « modérée » a trahi une forme d’extrémisme qui n’est pas tout à fait sans rappeler le goût du désastre avec lequel Tony Blair a grossièrement menti au parlement britannique et au monde en général pour en arriver au déclenchement de la guerre d’Irak de 2003. Aujourd’hui, ce déni de caractère fanatique est aussi, d’ailleurs, celui du crime de Blair officiellement reconnu dans le rapport Chilcot de juin 2016 ; en cherchant à accabler Corbyn de toutes sortes de maux présents mais surtout à venir et dans tous les cas, ardemment espérés, les « modérés » ont réussi, dans une large mesure, à couvrir de leur tintamarre l’évènement majeur que devait constituer un tel rapport.

À ce document, on préféra prétendre célébrer les acquis du néo-travaillisme au pouvoir entre 1997 et 2010, et dont au bout du compte, la pièce centrale est la prise du pouvoir elle-même, au prix d’alignements principiels majeurs sur l’adversaire conservateur, du découragement et de l’apathie de dizaines de milliers d’adhérent·e·s et du renoncement de millions d’électeurs et d’électrices travaillistes. Mais en l’occurrence, comment ne pas vouloir oublier et faire oublier le rapport Chilcot lorsque l’on a soi-même soutenu la guerre en Irak, que l’on a accepté la thèse des armes de destruction massive mobilisables en quarante-cinq minutes par le pouvoir irakien d’alors, et que l’on est allé jusqu’à s’opposer à la mise en place de la commission devant établir le dit rapport ?

L’entrain mélancolique avec lequel a été menée la campagne anti-Corbyn (pour nous en tenir à la conjoncture politique récente) est cependant le révélateur d’une réalité politique, idéologique et organisationnelle plus générale, et patente. Il n’a cessé d’en être question jusqu’ici.

Le parti travailliste connait depuis des années une crise profonde à tous les étages, et dont certains des signaux multiples ont été évoqués ici à plusieurs reprises : l’effondrement des effectifs du parti, la perte de cinq millions d’électeurs, ou l’effacement électoral en Ecosse renvoient à des évolutions d’une gravité qu’il parait difficile de surestimer. Mais cette crise, c’est avant tout dans les grandes orientations politiques récentes du parti que l’on en trouve les ressorts. La guerre d’Irak aux côtés de Bush, Cheney, Wolfowitz et Rumsfeld, mais dont le projet initial fut surtout porté par Blair lui-même, causa des dommages massifs pour le travaillisme, dommages que les arithmétiques électorales des législatives ultérieures ne pouvaient tout à fait masquer.

Essayons alors de détailler un peu plus avant de quel travaillisme « en crise » la gauche du parti pourrait être le contrepoint.

 

Notes

[1] Sans pouvoir développer ici, rappelons toujours que cette « foule » a une histoire qui, en Grande-Bretagne, est aussi ancienne que le Chartisme, cet ancêtre du mouvement ouvrier moderne. Dans la littérature conservatrice des années 1840, le peuple des rassemblements chartiste (comme les femmes ou bientôt les colonisés de l’impérialisme classique) est un ramassis de pauvres enfants dépourvus des capacités de raisonnement nécessaires à la compréhension des complexités de la politique et de l’économie, capacités raisonnables qui leur permettraient des saisir les liens entre leur misère immédiate et l’ordre –inévitable – des choses. C’est une foule dont l’activité se manifeste au gré de « spasmes » réactionnels (économiquement déterminés), sans conscience, culture, ni construction imaginaire commune du bien et de la justice.

[2] Rapporté par Ian Sinclair, « Polly Toynbee, Jeremy Corbyn and the limits of acceptable politics », open Democracy, 29 juin 2015. https://www.opendemocracy.net/ourkingdom/ian-sinclair/

[3] Un exemple parmi d’autre, dans « Corbyn in the media », LRB du 22 octobre 2015, Paul Myerscough fit un impressionnant tableau de la virulence du ton anti-Corbyn tout au long de la campagne électorale pour la direction.

[4] Cf. Adrian Park, “L’ennemi dans le Jardin de l’Angleterre”, dans Ici note défaite a commencé : la grève des mineurs britanniques (1984-1985), M. Bertrand, C. Crowley, T. Labica dirs., Syllepse, 2016

[5] Christopher Hill, The World Turned Upside Down: Radical Ideas During the English Revolution [1972], Penguin, 1991, p.26.

[6] Ces réinventions polémiques réactionnaires sont évoquées dans la préface à la récente réédition de Ernst Bloch, Thomas Münzer : théologien de la révolution, Les Prairies ordinaires, 2013.

[7] Norman Cohn, Les fanatiques de l’apocalypse : Millénaristes révolutionnaires et anarchistes mystiques au moyen-âge, Trad. S Clemendot et al., Payot, 1983.

[8] E P Thompson, « An open letter to Leszek Kolakowski », in The Poverty of Theory & Other Essays, Merlin Press, 1978, p.316.

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