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L’élection présidentielle argentine se tiendra le 22 octobre prochain. Ce scrutin se déroule dans l’ombre des primaires du 13 août dernier, lors desquelles le candidat libertarien d’extrême droite Javier Milei a créé la surprise, en arrivant en tête avec 30% des voix. Pour la première fois de son histoire, le péronisme se retrouve à la troisième place, avec 27 %, derrière la candidate de la droite traditionnelle (mais radicalisée), à 28%. Nous avons déjà publié dans nos colonnes les analyses de ce séisme politique proposées par Mariano Schuster et Pablo Stefanoni, puis par Claudio Katz.

Dans cet article, Martin Mosquera, animateur de Jacobin América Latina, replace ce moment dans la longue durée de l’histoire politique de l’Argentine, marquée selon lui par une « impasse hégémonique », qui voit les classes antagonistes s’engluer dans une forme d’« équilibre catastrophique ». L’extrême droite incarnée par Javier Milei peut alors apparaître comme une issue possible, en captant la colère sociale diffuse pour imposer la purge néolibérale que les classes dominantes (et le personnel politique qui leur est organiquement lié) n’ont pas été jusqu’à présent en mesure de mener à bien. Se pose alors à nouveaux frais la question de la tactique et de la stratégie que la gauche radicale doit suivre dans une conjoncture aussi dégradée.

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Il est difficile d’exagérer la signification du bouleversement politique de l’élection primaire du 13 août. Il n’est d’ailleurs pas facile d’en saisir toutes les dimensions. Tout d’abord, l’extrême droite  s’est hissée aux portes du pouvoir. Ce qui paraissait impossible semble désormais inéluctable. Une force politique quasi-inexistante, sans structure de parti, sans candidats provinciaux, sans sénateurs ni gouverneurs, a atteint une position surprenante dans un système politique conçu pour empêcher l’entrée de forces extérieures. Pourtant, réduire le tremblement de terre du 13 août à l’irruption de Javier Milei serait sous-estimer l’ampleur des changements en cours. Comme souvent, il n’est que le symptôme (« morbide » selon l’expression usuelle) de bouleversements tectoniques qui ne sont pas immédiatement détectables.

La crise du péronisme et de la droite traditionnelle

La performance de Javier Milei est étroitement liée à ce qui apparaît comme l’événement fondamental de cette conjoncture : la crise majeure du péronisme, le corps céleste autour   duquel gravite le système politique argentin depuis 1945. Le péronisme n’est pas un parti comme les autres. Sa capillarité sociale, son mimétisme avec les structures de l’État, ses réseaux territoriaux (militants ou clientélistes), ses liens avec le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux en font une force politique d’une résilience rarement égalée.

Entre 1946 et 1983, il n’a jamais perdu une élection où il s’était présenté (c’est-à-dire où il n’était pas interdit). Aux élections présidentielles, son plancher électoral, lorsqu’il se présentait en tant que parti unifié, a toujours été d’environ 40 %. Dans le cadre du système actuel de primaires, son résultat le plus modeste a été celui de 2015, avec 38 % des voix, mais il s’ était alors trouvé en concurrence avec une autre liste péroniste qui avait obtenu 14%. Le 13 août dernier, il s’est présenté aux urnes uni (mais divisé en deux listes internes, ce qui a probablement empêché une chute plus importante) et son pourcentage est tombé  à 27 %. Pour la première fois, le péronisme est sur le point de perdre sa majorité au Sénat ; de plus, il cède le contrôle de gouvernorats historiquement considérés comme ses bastions (Santa Cruz, San Juan et Chaco en sont des exemples notables).

Face à chacune des grandes crises que le pays a connues depuis la restauration de la démocratie (1989, 2001, 2019), le péronisme est apparu comme le « parti de l’ordre », disposant de la capacité de mettre un terme à l’effondrement de l’État et de rétablir la gouvernabilité. En raison de cette capacité particulière, une crise du péronisme de cette ampleur est, dans une certaine mesure, une crise de l’État.

Cependant, l’impact des changements en cours ne se limite pas au péronisme. La droite traditionnelle, qui, sûre d’elle, se préparait à accéder au pouvoir dans le cadre d’une alternance électorale conventionnelle, est maintenant confrontée à son possible effondrement. Patricia Bullrich, la candidate qui  avait le programme d’austérité le plus agressif et qui soutenait ouvertement le recours à la répression contre les mobilisations sociales, l’a emporté lors des primaires de Juntos por el Cambio [Ensemble pour le Changement, coalition de droite dont est notamment issu l’ancien président Mauricio Macri]. Sans l’émergence de Milei, c’est elle qui, à juste titre, aurait attiré le plus l’attention : pour la première fois depuis le retour de la démocratie, un parti majoritaire présente un candidat ouvertement    orienté vers l’ultra-droite. Néanmoins, Juntos por el Cambio a enregistré un recul électoral par rapport à son très mauvais résultat de 2019, à la fin du mandat de Macri. La droite, confiante dans sa capacité à retourner au pouvoir, risque désormais d’être exclue du second tour et d’avoir à faire face à des divisions internes.

Enfin, l’élection du 13 août a marqué le plus fort taux d’abstention de l’histoire des élections présidentielles, avec une participation de 69% des électeurs inscrits. Le niveau de l’abstention a augmenté de plus de 6 points par rapport à l’élection de 2019, et représente un nombre d’électeurs qui pourrait s’avérer décisif dans le résultat final.

L’arrivée au pouvoir de l’extrême droite pourrait rendre possible  ce que les rapports de force sociaux de la période précédente ont réussi à empêcher : une thérapie néolibérale de choc qui briserait durablement le barrage aux politiques d’ajustement   structurel érigé lors du soulèvement populaire de 2001. Cette perspective se situerait probablement dans un contexte de « crise organique » de l’État, selon le terme utilisé par Gramsci dans les années 1930, qui pourrait ouvrir la voie à une solution de force pour sortir de l’impasse sociale persistante que connait l’Argentine.

Vers la crise de l’État

Même s’il y a beaucoup à dire sur les mutations sociologiques de la classe ouvrière, sur l’impact idéologique de la pandémie ou sur les tendances à l’individualisation de la main- d’œuvre, une explication des événements actuels se détache de toutes les autres : la longue phase de stagnation qui affecte le capitalisme argentin depuis 2011-2012, une phase qui s’est transformée en récession et en crise ouverte à partir de 2018. Du fait d’un processus inflationniste de grande ampleur, le pouvoir d’achat des salaires en Argentine a connu une baisse  de 25 % entre décembre 2017 et 2023, cette chute étant encore plus marquée chez les travailleur.seu.s du secteur informel. Bien que cette baisse ait atteint son point culminant en 2018, sous le gouvernement Macri, elle s’est poursuivie sous le gouvernement péroniste. L’écart entre les travailleurs formels et informels s’est aggravé et s’est même accentué après la pandémie.

Cette période a également été celle de la destruction de l’emploi privé formel et de l’augmentation de l’emploi informel. En d’autres termes, les travailleurs.euses informel.le.s ont vu leur pouvoir d’achat diminuer en même temps qu’ils et elles occupaient une part de plus en plus importante de la population active. Cette nouvelle configuration socioprofessionnelle est particulièrement défavorable pour le péronisme, qui est également affecté par le fait qu’il se trouve au pouvoir en temps de crise et qu’il nuit à sa propre base sociale par les mesures d’ajustement qu’il met  en œuvre. Cette détérioration continue de la vie matérielle de la classe ouvrière, qui s’est  produite au cours d’une période où les deux grandes coalitions politiques étaient au pouvoir, a jeté les bases d’une agitation sociale croissante qui s’est finalement transformée en une crise générale de la représentation.

Il est probable que nous nous dirigions vers une crise organique de l’État. Gramsci a utilisé ce terme pour illustrer une rupture radicale des liens entre représentants et représentés, symptôme d’une crise hégémonique générale. Si l’effondrement du soutien aux partis traditionnels est sans doute le signe le plus visible d’une crise organique, celle-ci tend à s’étendre à toutes les médiations de la société civile. À mesure que cette crise s’approfondit, elle entraîne un déclin de la capacité des classes dirigeantes à maintenir leur leadership par des moyens conventionnels. Cependant, dans une telle crise, il existe une relation asymétrique en termes de capacité d’intervention entre les classes dominantes et les classes subalternes, qui n’est compensée que dans des situations exceptionnelles d’offensive de masse. Selon Gramsci :

« (…) les différentes couches de la population ne possèdent pas la même capacité de s’orienter rapidement et de se réorganiser avec le même rythme. La classe dirigeante traditionnelle, qui a un personnel nombreux et entraîné, change d’hommes et de programmes et récupère le contrôle qui était en train de lui échapper avec plus de célérité que ne peuvent le faire les classes subalternes. »[1]

L’émergence explosive d’une figure extérieure au système politique, dans un contexte de crise politique générale, n’aurait pas surpris Gramsci, qui analysait le processus politique en Europe dans les années 1930. Comme l’explique Stathis Kouvélakis :

« La crise organique déclenche une recomposition du personnel politique, qui peut prendre  des formes diverses – d’un bonapartisme qui préserve la façade parlementaire, aux différents césarismes et à l’ « état d’exception » – dans le but de résoudre la situation dans l’intérêt du bloc dominant. Le champ est donc ouvert aux solutions de force, représentées par les ‘hommes providentiels’ de Gramsci. »

L’« homme providentiel » qui peut imposer une « solution de force » ne doit pas nécessairement posséder des conditions personnelles exceptionnelles. Rappelons les remarques caustiques de Marx à propos de Louis Bonaparte, demandant quelles circonstances exceptionnelles « ont permis à un personnage médiocre et grotesque de jouer le rôle d’un héros ».

La longue crise argentine

La crise économique actuelle n’est pas un phénomène inattendu ; elle s’inscrit dans une histoire de cycles récurrents. L’Argentine se caractérise par une instabilité politique et économique constante. Comme l’ont montré les recherches menées par des économistes appartenant à des courants différents (Adrián Piva, Pablo Gerchunoff), cette instabilité trouve l’une de ses racines dans la force relative de sa classe ouvrière, qui empêche une restructuration capitaliste de grande envergure qui résoudrait les problèmes macroéconomiques par une baisse durable des salaires.

En outre, il est nécessaire de considérer une deuxième raison, qui renvoie à des facteurs de nature internationale, liés aux transformations de la production mondiale au cours des dernières décennies : la tendance séculaire du pays au déclin économique et social qui a  commencé il y a près d’un demi-siècle avec la crise de l’État-providence péroniste dans le contexte de l’internationalisation de la production et de la crise des modèles de développement national de l’après-guerre.

Depuis lors, la société argentine a enregistré des bonds successifs dans les indices de pauvreté et d’inégalité, ce qui a conduit chaque génération   à avoir sa propre perception directe du déclin, même si les points de référence diffèrent selon la classe d’âge. Le pays est passé d’un taux de pauvreté de 4% de la population dans les années 1970  à  40 % ces dernières années, reflétant une tendance à la régression sociale quasi-constante  et sans équivalent dans le monde. La tendance à la crise organique devient ainsi un trait distinctif d’une société qui combine des rapports de force entre classes qui empêchent une résolution définitive de l’instabilité au profit des classes dominantes et une dégradation continue de sa situation économique qui alimente les tensions sociales.

Bien que ce déclin se développe progressivement et de manière non linéaire, avec des périodes de chute brutale suivies de reprises partielles, l’agitation sociale prend, lors de moments critiques, un caractère explosif, comme nous l’avons vu pendant la crise de 2001. Le kirchnerisme est apparu en 2003 comme une réponse politique à cette crise, profitant de conditions politiques et économiques exceptionnelles. Aujourd’hui, nous assistons à la désarticulation de ce dispositif qui a réussi à résoudre la crise il y a deux décennies. De plus, la crise qui affecte le kirchnerisme entraîne avec elle une crise plus large au sein du  péronisme, dont nous ne pouvons pas encore évaluer pleinement l’ampleur.

La particularité de la situation actuelle réside dans le fait que, pour la première fois, le péronisme fait face aux crises aiguës qui affectent périodiquement le pays. Il est difficile  d’exagérer l’importance de ce phénomène. Comme souvent, la formation d’une base de masse pour l’extrême droite ne peut se comprendre sans prendre en compte la rupture préalable des liens entre les classes populaires et leur représentation politique traditionnelle. Si le péronisme  a historiquement joué le rôle d’un facteur stabilisateur amortissant la tendance récurrente à la crise organique, la crise actuelle du péronisme pourrait ouvrir la porte à une crise politique de plus grande ampleur.

Une idéologie populaire de droite

Dans un premier temps, les interprétations du phénomène Milei se sont concentrées sur le vote de protestation à l’origine de son émergence. Cela explique une partie du  phénomène : il existe toujours une agitation sociale relativement liquide qui a trouvé en Milei l’instrument le plus efficace pour se faire connaître.

En outre, des facteurs contingents et conjoncturels ont influencé ses performances électorales, comme  la sécession de 17 provinces qui ont organisé leurs élections à des dates différentes de celles des élections nationales. Cette sécession, principalement motivée par les dirigeants péronistes soucieux d’éviter les retombées négatives d’un scrutin national qu’ils  considéraient comme défavorable, a eu un impact décisif sur les résultats. Dans les districts où les élections locales et nationales se sont déroulées simultanément, le soutien à Milei a été inférieur de 13 points à celui des provinces où le scrutin a eu lieu à des dates différentes. Parmi les facteurs circonstanciels, le soutien économique et logistique que le péronisme a apporté à Milei est également significatif, le calcul étant que la fragmentation du vote de droite lui serait favorable.

Cependant, ni le vote protestataire ni les facteurs circonstanciels ne suffisent à expliquer  les résultats du 13 août. D’abord parce que l’expression du malaise social n’est souvent pas anodine. Le caractère pour l’instant fluctuant et hétérogène de cette base électorale ne doit pas occulter un processus en cours : la consolidation croissante d’une idéologie populaire de droite, à laquelle Milei a contribué en touchant des secteurs sociaux qui échappaient à la droite traditionnelle. De même, l’état liquide de sa base électorale change au fur et à mesure que le processus politique progresse, car l’ascension de Milei génère des effets rétroactifs sur sa base. Comme le disait Ernesto Laclau, « le représentant remplit une fonction active » sur le représenté. Les dirigeant.e.s politiques ne sont pas seulement le résultat des rapports de force et des courants d’opinion présents dans la société, ils et elles les façonnent et les influencent. Il ne s’agit pas seulement d’un malaise qui éclate sous des formes aléatoires, mais de la métabolisation réactive de ce malaise.  Si cette situation n’est pas nécessairement irréversible, elle constitue une donnée incontournable.

L’analyse de ces questions par Nancy Fraser peut nous être utile. Fraser a inventé un terme pour expliquer la montée mondiale de l’extrême droite : le « néolibéralisme progressiste ». Elle utilise ce concept pour décrire le « bloc historique » qui a combiné des politiques économiques néolibérales avec des politiques progressistes de « reconnaissance ». Les hommes politiques dits de la « troisième voie » (Clinton, Blair, Schroeder, et leurs héritiers : Obama, Hollande, Matteo Renzi, etc.) ont mis en œuvre des politiques néolibérales tout en embrassant superficiellement les revendications multiculturelles, environnementales, féministes et relatives aux droits des LGBTQ+. La classe ouvrière, lésée par les politiques économiques régressives et parfois gênée par les avancées réelles ou apparentes des groupes opprimés (femmes, LGBTQ+, etc.), a commencé à réagir contre le bloc néolibéral progressiste en adoptant un profil « populiste réactionnaire » qui unifiait les demandes de protection sociale avec le rejet des politiques de reconnaissance mises œuvre par l’adversaire.

Le cas argentin est conforme à cette situation, mais présente une différence importante. D’une part, le gouvernement a appliqué une politique économique qui a poursuivi l’ajustement orthodoxe de la législature précédente, ce qui fait que presque tous les indicateurs sociaux (pauvreté, salaires, inégalités) sont encore plus mauvais qu’au moment du départ de Mauricio Macri. D’un autre côté, il a adopté une approche progressiste dans plusieurs domaines, tels que la légalisation de l’avortement, la promotion d’un langage inclusif et la mise en œuvre de quotas d’emploi pour les personnes transgenres.

Mais le cas argentin nous permet d’ajouter un élément supplémentaire. La différence avec le néolibéralisme progressiste de Fraser est que, dans le cas du péronisme, l’ajustement néolibéral s’est fait au nom de la lutte contre l’ajustement néolibéral. C’est ce à quoi Pablo Semán fait référence lorsqu’il parle d’ un « simulacre d’État » : le plaidoyer en faveur de l’« État  actif » (Estado presente) servait de couverture idéologique à la détérioration progressive des avantages matériels fournis par l’État au nom de la redistribution des revenus et de la justice sociale. C’est là en  partie la raison de la réponse anti-étatiste au néolibéralisme progressiste. Si Trump, Le Pen ou Meloni sont des critiques, du moins en apparence, du globalisme néolibéral, Javier Milei est un anarcho-capitaliste flamboyant qui rêve de l’élimination complète de l’État.

La détérioration des conditions de vie sous un gouvernement promouvant un discours progressiste et redistributif a ouvert la voie à un discours anti-étatiste qui a trouvé un écho dans différentes couches sociales, y compris parmi celles qui dépendent de manière significative de la protection sociale de l’État pour leurs moyens de subsistance. L’effondrement d’une expérience populiste, qui a maintenu sa rhétorique de redistribution alors même qu’elle mettait en œuvre des mesures d’ajustement sévères, a eu pour conséquence  que les coûts des politiques orthodoxes n’ont pas été attribués à leurs principaux défenseurs intellectuels. Ce processus a démoralisé et désorienté la classe ouvrière, entraînant une agitation sociale qui a basculé à droite. La crise du progressisme gouvernemental s’étend à la crise des valeurs et des idées qui lui sont associées, telles que la redistribution progressive des revenus, le rôle actif de l’État, les droits de l’homme et la mobilisation sociale. Comme c’est souvent le cas, les décombres du mur qui s’écroule tombent  sur tout le spectre de la gauche et de ses idées.

Selon des études de sociologie électorale, le soutien de Milei est diffus parmi toutes les classes   sociales et les tranches d’âge. En termes d’affiliation idéologique, les études indiquent qu’environ un tiers de ses électeurs correspond à un profil d’ultra-droite, un autre tiers représente un vote classique d’orientation néolibérale et le dernier tiers provient d’une base populaire et « pro-étatique », motivée par l’indignation et le mécontentement. Même si l’on écarte ce dernier segment et que l’on n’y ajoute que le vote clairement idéologique de Patricia Bullrich (16%), il est indéniable qu’il existe  une base pour l’extrême droite qui se situe entre 25 et 30% du corps électoral. Ce sont des niveaux très élevés, qui peuvent constituer une base de masse pour une expérience néolibérale autoritaire.

Cette base électorale est encore fluide et instable. Cependant, son existence même contredit l’optimisme excessif qui a prévalu à gauche, qui suppose qu’un éventuel gouvernement Milei rompra nécessairement les liens avec sa base. De nombreuses raisons ou séquences d’événements (succès d’un plan de stabilisation, démoralisation des secteurs populaires combatifs, désaffection politique de la classe ouvrière)   pourraient nous conduire vers une scénario inverse, comme cela s’est produit avec Bolsonaro au Brésil. Bien que l’ancien capitaine ait perdu les élections lors d’un second tour très serré (51/49), il a réussi à unir sa propre base, éliminant toute loyauté antérieure de son électorat envers les partis traditionnels.

Un gouvernement Milei est-il irréalisable ?

Une façon d’atténuer la perception du danger que représente l’extrême droite est de considérer comme acquis qu’un gouvernement Milei manquera de soutien politique et s’effondrera sous la pression de la mobilisation populaire. C’est l’approche prédominante  du Frente de Izquierda (Front de gauche FIT-U, coalition de partis trotskistes). Le PTS est allé jusqu’à comparer Milei à Liz Truss, la première ministre britannique qui, en octobre 2022, a été chassée du pouvoir 45 jours après son entrée en fonction. Il s’agit d’un pronostic dangereux, largement imaginaire et adapté aux besoins politiques non pas de la lutte des classes mais de la campagne présidentielle du Front de gauche. Le problème de la candidature du FIT-U est qu’elle pourrait se heurter à une réaction démocratique de la société qui essaierait de barrer la route à Milei en recourant au seul ticket qui puisse avoir un impact pratique dans ce sens, à savoir celui du péronisme. Concentrer la campagne électorale sur la diminution du danger que représente Milei, afin d’améliorer légèrement le résultat électoral du Front de Gauche, est une stratégie mesquine et irresponsable.

Il n’est pas surprenant que le PTS minimise la menace posée par l’extrême droite, compte tenu de son attitude dans des situations similaires antérieures. Face à la montée de Bolsonaro en 2018, le PTS a soutenu qu’« un éventuel gouvernement Bolsonaro est déjà né faible » et, dans un autre texte, élargissant sa position, il a souligné que « lorsque Bolsonaro voudra mettre en œuvre des privatisations, une législation dégradant les conditions de travail et de vie de la population ouvrière et populaire, entre autres attaques contre les droits démocratiques, les femmes et les minorités opprimées, il devra faire face à la lutte des classes. (…) Dans un contexte de crise politique et économique et de polarisation, on peut s’attendre à de grandes explosions sociales ». Dans leurs analyses de la Turquie d’Erdogan ou du Rassemblement National français, ce courant a proposé un raisonnement similaire. Aucune de ces prédictions ne s’est vérifiée.

Ces erreurs d’analyse ne sont pas accidentelles ; elles reflètent des limites théoriques et stratégiques qui se manifestent sous différents aspects : la tendance à sous-estimer les risques démocratiques posés par l’extrême droite, l’hypothèse selon laquelle elle ne pourrait diriger que des gouvernements nécessairement faibles, le fantasme d’éventuelles explosions sociales comme sous-produit de son arrivée au pouvoir, le mépris des tâches unitaires défensives et l’accent mis sur la lutte contre les courants réformistes ou progressistes, qui semblent souvent être un ennemi plus important que l’extrême droite elle-même.

Cette conception gauchiste a conduit le PTS à appeler au vote nul dans toutes les élections récentes en Amérique latine qui se sont soldées par un second tour entre une force progressiste ou de centre-gauche et l’extrême droite : Lula contre Bolsonaro, Castillo contre Fujimori et Boric contre Kast. Leurs alliés du FIT-U ont adopté des positions similaires.

La possibilité d’un « populisme autoritaire »

En tout état de cause, des batailles décisives nous attendent. Thatcher n’a pu aller de l’avant qu’après la grande défaite de la grève des mineurs de 1985 et Menem après la défaite des grandes luttes contre la privatisation. L’avenir est incertain comme rarement auparavant. La légitimité d’un éventuel gouvernement Milei sera plus fragile que le résultat électoral ne le laisse supposer. Il n’est pas exclu qu’une réaction sociale de grande ampleur, combinée à l’instabilité politique et parlementaire, conduise son gouvernement dans une  impasse. Toutefois, il ne faut pas exagérer cette possibilité ni jouer avec le feu au bord du précipice.

Les conditions nécessaires à la viabilité politique et parlementaire d’un futur gouvernement Milei peuvent se mettre en place (Bullrich, de son côté, n’aurait pas ce problème). Il pourrait y avoir une fracturation de la droite qui ajouterait un secteur significatif à une nouvelle coalition gouvernementale. Le soutien parlementaire est également susceptible de provenir d’une grande partie du péronisme dans les provinces de l’intérieur du pays, qui a déjà donné la préférence à Macri, et qui gouverne les territoires  où Milei est arrivé en tête.

Alors que le péronisme des provinces intérieures est en train de  se préparer pour le prochain cycle, ce qui pourrait prendre plusieurs années, il est probable qu’une partie importante de celui-ci arrivera à la conclusion que ce ne serait pas une mauvaise idée que de soutenir un gouvernement capable porter un fardeau qui effraie toutes les forces politiques (plan de stabilisation, réformes structurelles, confrontation avec le mouvement de masse).

Dans ce sens, certains secteurs péronistes ont déjà montré des signes de rapprochement, que d’importants dirigeants de la bureaucratie syndicale ont même rendu public. Un éventuel futur gouvernement dirigé par Milei pourrait amorcer une reconfiguration politique sans précédent, surtout s’il parvient à surmonter rapidement une première crise. Cela impliquerait la possibilité de rompre avec les deux autres blocs politiques et d’attirer des secteurs des deux coalitions, en obtenant le soutien parlementaire   nécessaire pour consolider son gouvernement.

Tant Milei que Bullrich ne semblent pas craindre, du moins pas de la même manière que Macri, la mobilisation sociale. Au contraire, comme cela s’est produit, par  exemple, dans la France de Sarkozy ou, de façon encore plus nette, avec le thatchérisme, ils sont prêts  à l’utiliser à leur avantage, en y répondant de manière autoritaire et en assumant un profil que l’on pourrait qualifier de populiste : le peuple représenté par son président contre des « minorités corporatistes » défendant leurs « privilèges ». Il s’agit d’une droite de combat qui tentera de profiter de la combinaison de l’érosion partielle de la capacité de résistance, après des années de crise économique et de démobilisation par le haut, pour isoler la protestation sociale de manière à ce qu’elle apparaisse comme un obstacle à la résolution des problèmes économiques du pays.

Le terme de « populisme autoritaire » avec lequel Stuart Hall a caractérisé Thatcher peut être utile ici[2]. Indépendamment de la viabilité d’un éventuel gouvernement sous sa direction, Milei a annoncé qu’il aurait recours au plébiscite lorsque le Congrès s’opposerait à ses mesures. Milei peut prétendre représenter directement le peuple contre une opposition politique ou sociale qui sera accusée d’être antidémocratique et de promouvoir l’ingouvernabilité. Nous aurions alors affaire à un populisme plébiscitaire, dans lequel Milei parlerait au nom du peuple contre des intérêts sectoriels (tous ceux désignés  par le signifiant vide de « caste » : politiciens, leaders syndicaux, piquets de grève, etc.).

Une telle construction discursive aurait un précédent dans la critique de Macri à l’égard des « privilégiés ». Dans le langage du gouvernement de Macri, les « privilégiés » sont les mafias et les politiciens corrompus, mais aussi le syndicalisme, le travail formel protégé par le droit du travail, qui « empêche la création d’emplois », ou ceux qui se placent « au-dessus de la loi », par exemple un piquetero qui bloque une entrée de ville. Bien qu’il ne soit pas nécessairement majoritaire, ce type de construction idéologique est sédimenté dans certains secteurs de la société depuis des années.

Il s’agit d’une simple hypothèse, car dans une situation aussi incertaine que la situation actuelle, personne ne peut être certain de l’avenir. Toutefois, il s’agit d’un scénario plausible, étayé par des précédents historiques et des conditions réalisables. Dans un contexte aussi    critique, il n’est pas raisonnable de prendre des risques inutiles.

Prendre au sérieux le risque de l’extrême droite

Il est curieux de constater que les secteurs progressistes réagissent de deux manières différentes à la montée de l’extrême droite. Certains sont pris de panique  et  ont recours à des caractérisations exagérées, qui indiquent une perte du sens des proportions. Dans un autre secteur, s’est répandu un sentiment généralisé d’incrédulité. Ce qui apparaissait, jusqu’au 13 août, comme un pronostic – « ça [une victoire de l’extrême droite] ne peut pas arriver » – est parfois devenu un « ça ne peut pas être si mauvais », qui est en réalité une variante du premier pronostic. C’est ce qui se passe dans une dissonance cognitive : l’inconfort psychologique généré par des perceptions contradictoires, généralement par la contradiction entre les croyances antérieures et les informations provenant de la réalité, est résolu par des ajustements secondaires qui permettent de rétablir  la congruence avec les idées initiales.

L’extravagance de certaines propositions de Milei facilite l’incrédulité : la vente d’organes, un marché pour les mineurs, la privatisation des rues. Personne ne pense que ces mesures sont applicables sur la planète Terre. Même sa proposition phare, l’abandon de la monnaie nationale au profit du dollar, est très problématique en termes de faisabilité. Mais ce ne sont pas les propositions extravagantes qui posent problème. Il existe au contraire un autre paquet de mesures qui ne relèvent pas du domaine de la fantaisie et dont la mise en œuvre effective signifierait une défaite à long terme pour la classe ouvrière : une réforme du travail agressive, comme celle menée par l’ultra-libéral Paulo Guedes dans le gouvernement de Bolsonaro, un ajustement fiscal basé sur la privatisation ou la fermeture d’entreprises publiques et le licenciement massif de fonctionnaires, une attaque à grande échelle contre l’éducation et la santé publiques, ou une transformation des retraites qui éliminerait le système public de répartition, entre autres. De plus, il est clair que l’extrême droite chercherait à lancer une offensive ambitieuse dans le domaine de l’égalité de genre et des droits des LGTBQ+ (interdiction de l’avortement, élimination de l’éducation sexuelle et du quota transgenre, etc.), conduisant à une validation par l’État des discours haineux, homophobes et patriarcaux, tout comme l’ont fait Trump et Bolsonaro.

Une telle politique antipopulaire de choc ne peut faire l’économie d’un durcissement autoritaire de l’Etat : répression judiciaire à l’encontre des leaders des mouvements sociaux, soutien aux violences policières, libre accès au port d’armes, revitalisation des forces armées, grâce accordée aux militaires condamnés [pour leurs actions lors de la dictature], tentative d’affaiblir l’influence des syndicats sur les lieux de travail et, surtout, lutte contre la présence des mouvements piquetero dans les quartiers populaires,   sujet social fondamental du dernier cycle politique. Ce secteur est susceptible de devenir l’ennemi préféré d’un futur gouvernement d’extrême droite, qui pourrait compter sur le soutien d’une partie de la bureaucratie syndicale sur un certain sens commun « anti-piquetero » construit par le gouvernement au cours des dernières années, sur fond de fatigue sociale causée par le caractère chronique de manifestations de rue.

En bref, si ces mesures devaient être mises en œuvre avec succès, cela signifierait une régression sociale et démocratique majeure, accompagnée d’un durcissement autoritaire de l’État et d’une tentative de discipliner socialement et de démobiliser la contestation. En d’autres termes, il s’agirait d’une défaite stratégique pour la classe ouvrière.

Comment une base de masse durable pourrait-elle se construire en mettant en œuvre une thérapie de choc aussi agressive ? La principale source d’un possible soutien, passif ou actif, est que la constitution d’un tel gouvernement soit précédée d’une crise économique catastrophique qui autorise des mesures drastiques. Au moment où nous écrivons ces lignes, nous sommes au bord d’une telle crise. Dans l’expérience du menemisme[3], l’hyperinflation de 1989-1991 a semé le désespoir dans la population, anéanti le gouvernement sortant et permis à Menem d’entrer en fonction avec une énorme délégation d’autorité présidentielle et un chèque en blanc pour prendre des mesures impopulaires « pour ramener l’ordre ». Comme le montre Adrián Piva, cette catastrophe économique a offert une hégémonie faible autour d’un consensus  par défaut : une stabilité économique construite sur le choc de l’hyperinflation précédente. Dans la même veine, Perry Anderson, analysant les plans de stabilisation en Amérique latine, écrit :

« Il existe un équivalent fonctionnel au traumatisme de la dictature militaire comme mécanisme pour amener un peuple à accepter démocratiquement, plutôt que de façon coercitive, les politiques néolibérales les plus drastiques : l’hyperinflation ».

Un gouvernement d’extrême droite (et sur ce point Bullrich et Milei ne présentent pas  de différences significatives) jouera aussi sur la fragmentation de la classe ouvrière et les contradictions entre les victimes des politiques d’ajustement : les secteurs informels contre les « privilèges » de la classe ouvrière syndiquée, les travailleurs contre les chômeurs qui survivent grâce à l’aide sociale, les emplois « ubérisés «  contre les syndicats, etc.

En tout état de cause, il convient de noter qu’un processus agressif de contre-réformes ne  requiert pas nécessairement le soutien massif de la population. Pour reprendre l’exemple classique du thatchérisme, qui a mobilisé d’innombrables études, l’offensive de Thatcher  contre l’État social n’a pas bénéficié du soutien majoritaire de la population (comme le montrent les textes classiques de Bob Jessop et d’autres publiés dans la New Left Review).[4] La domination peut prendre des formes qui combinent le consentement et la coercition, mais aussi la résignation, l’apathie ou la désaffection.

Une voie césariste pour sortir de l’impasse sociale

L’extrême fragilité de la situation économique dans laquelle s’inscrit la poussée réactionnaire est un élément qui distingue la situation argentine de la vague mondiale de gouvernements d’extrême droite. Le risque qu’implique cette conjonction ne doit pas être sous- estimé. Il n’est pas nécessaire de se référer à l’hyperinflation allemande des années 1920 pour illustrer ce point. Ce scénario a plusieurs précédents récents, dont l’un est particulièrement révélateur. Au cours des années 1980, le Pérou a lui aussi subi les effets d’une longue décennie de stagnation qui s’est accélérée vers la fin en un pic d’hyperinflation.

C’est dans ce contexte qu’Alberto Fujimori est entré en fonction. Il est important de rappeler que son ascension électorale fulgurante s’est faite au moyen d’une force politique marginale (Cambio 90), essentiellement électorale, sans soutien social ou entrepreneurial majeur. La catastrophe économique lui a donné la légitimité nécessaire pour appliquer une thérapie de choc : un plan de stabilisation, la privatisation des entreprises publiques et la libéralisation de l’économie, ainsi qu’un durcissement autoritaire comprenant la fermeture du Congrès. Le remodelage néolibéral de la société péruvienne et la violation massive des droits de l’homme (les victimes se comptent par dizaines de milliers) ont constitué un tournant historique dont la classe ouvrière péruvienne n’a toujours pas réussi à se remettre.

Il est curieux que cette corrélation (crise inflationniste-gouvernement autoritaire) ne soit pas suffisamment présente dans le débat public de la gauche, surtout dans une situation où l’inflation mensuelle a atteint deux chiffres et où les réserves nettes de la Banque centrale sont négatives. Une crise bancaire n’est pas à exclure en cas de victoire de l’un ou l’autre des deux candidats de l’ultra-droite, d’autant plus qu’ils semblent conscients du bénéfice qu’ils tireraient du déclenchement d’une panique économique en annonçant des propositions radicales « pro-marché » aux effets catastrophiques à court terme (comme la levée brutale du contrôle des capitaux, l’élimination des taxes à l’exportation, la dollarisation, etc.) Le bon résultat de Milei le 13 août avait déjà montré une tendance à la panique sur les « marchés » : baisse des achats obligations, hausse du « risque pays », stagnation des actions.

Dans son livre sur le dernier cycle politique, Fernando Rosso reprend le terme « impasse hégémonique » des gramsciens argentins des années 1970, qui l’ont utilisé pour décrire la  longue période d’instabilité qu’a connue l’Argentine entre 1955 et 1976. Rosso, de son côté, s’en sert pour caractériser la dynamique politique des vingt dernières années, où les rapports  de force sociaux ont empêché les classes dominantes de lancer une véritable offensive. Mais une telle impassepeut trouver une occasion de sortie dans la combinaison d’une catastrophe économique et de l’autoritarisme politique. C’est précisément l’analyse de Gramsci qui permet d’évaluer un tel scénario, d’où le caractère « catastrophique » de l’« impasse catastrophique ». Si Rosso est enclin à penser que Milei s’écrasera à nouveau dans le « cimetière des projets hégémoniques » qu’est la société argentine, il exclurait prématurément une alternative typiquement gramscienne : que Milei incarne précisément la possibilité de sortir de cette impasse.

Il est étonnant de se référer à Gramsci pour analyser l’« impasse hégémonique » mais de ne pas discuter de l’hypothèse centrale que le penseur italien a avancée comme solution possible à ce type de situation. Ce que Gramsci a décelé dans les situations d’impasse dans les relations de pouvoir, c’est qu’elles génèrent les conditions d’un leadership alternatif qui a un effet catastrophique sur les forces en présence. Selon Gramsci :

« On peut dire que le césarisme exprime une situation dans laquelle les forces en lutte s’équilibrent de façon catastrophique, c’est-à-dire s’équilibrent de telle façon que la poursuite de la lutte ne peut aboutir qu’à leur destruction réciproque. Quand la force progressive A lutte contre la force régressive B, il peut se faire non seulement que A l’emporte sur  B ou B sur A , mais aussi que ni A ni B ne l’emporte, mais qu’ils s’épuisent réciproquement et qu’une troisième force C intervienne de l’extérieur et s’assujettisse ce qui reste de A et de B. »[5]

Dans son analyse, Gramsci a en premier lieu pris en compte les conditions spécifiques qui ont permis l’émergence du fascisme italien. À cet égard, il convient de rappeler la formule d’Angelo Tasca, qui définit le fascisme comme une « contre-révolution posthume et préventive », apparue dans une situation intermédiaire où les menaces révolutionnaires avaient été vaincues, mais où le mouvement ouvrier n’avait pas encore été complètement liquidé. Le fascisme n’a pas directement vaincu la révolution, mais il est intervenu, et a consolidé son pouvoir, lorsque les tentatives révolutionnaires avaient déjà échoué. C’est aussi une façon de décrire l’« impasse hégémonique » : la classe ouvrière n’était plus dans une période d’ascension avec l’espoir d’imposer son propre projet, mais elle conservait encore suffisamment de force pour arrêter une offensive capitaliste mondiale. C’est dans cet intervalle qu’est apparue une solution de force avec les caractéristiques exceptionnelles du fascisme de l’entre-deux-guerres.

Certes, il n’y a pas de tentatives révolutionnaires à l’horizon pour le moment (ni de menaces fascistes au sens strict). Nous assistons néanmoins à une situation d’impasse sociale prolongée qui épuise les énergies des acteurs impliqués. Dans le camp de la classe ouvrière, cela se traduit par une tendance à la démobilisation sociale et à la désaffection politique. Si les classes populaires conservent la capacité de bloquer l’adversaire, leur faiblesse relative ouvre en même temps la porte à la possibilité d’une solution « césariste ». Cette observation donne à l’analyse gramscienne de l’« impasse catastrophique » une importance et un sens précis, souvent négligés dans l’usage courant.

L’analyse de Gramsci permet également d’éviter une confiance excessive dans l’accumulation des forces de la classe ouvrière argentine en tant qu’assurance contre la réaction autoritaire. Les solutions de force apparaissent précisément lorsque des forces sociales bloquent une résolution conventionnelle – le fascisme classique dans des pays tels que l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne illustre ce point.

C’est précisément de là qu’émane l’illusion d’optique de l’explication « instrumentale » du fascisme, largement critiquée dans la littérature spécialisée. Le fascisme n’était ni un instrument ni un épiphénomène des besoins du capital, comme le croyait l’Internationale communiste, mais le produit d’un processus complexe et autonome, dans lequel se sont conjugués des facteurs idéologiques, des dynamiques politiques et même des accidents inattendus. Toutefois, l’explication instrumentale capture, à sa manière, quelque chose d’important concernant la dynamique de l’action et de la réaction à des moments critiques de la lutte des classes, lorsque des conditions spécifiques tendent à promouvoir des solutions énergiques. Ces réactions autoritaires répondent aux besoins fonctionnels des classes dirigeantes, non pas parce qu’elles en sont de simples instruments, mais parce qu’elles représentent des issues politiques qui deviennent plausibles dans des contextes politiques particuliers.

Pour illustrer cela avec l’histoire argentine, on peut rappeler que la dictature militaire de  1976 n’est pas survenue parce que le pays avait une faible organisation syndicale et sociale, mais au contraire parce que la classe ouvrière avait réussi à bloquer les tentatives d’offensives capitalistes par des moyens conventionnels (le Rodrigazo de 1975[6] en a été le dernier exemple). Cette force sociale, dotée de la capacité de bloquer le projet adverse mais non d’imposer le sien, a progressivement créé les conditions de son épuisement : incapable de résoudre la situation en sa faveur, sa capacité de blocage tend à générer le chaos, l’instabilité et la fatigue sociale. Cela facilite non seulement la formation d’une base de masse  pour une radicalisation à droite, elle exerce également une pression sur la classe ouvrière elle-même. Celle-ci commence progressivement à sentir qu’elle est dans une impasse, perd confiance en ses propres forces et commence à se démobiliser. C’est dans cette combinaison d’éléments qu’émerge la faisabilité d’une solution de force. En  raison de cette combinaison de facteurs, le coup d’Etat de 1976 a été vécu par de larges secteurs de la population comme un soulagement.

Une victoire électorale de l’extrême droite pourrait donc avoir une portée stratégique. Les classes dirigeantes pourraient trouver une voie alternative pour engager un combat direct  en faveur d’une politique ultra-libérale. Depuis au moins une décennie, le rapport de force a empêché les contre-réformes demandées par le patronat. Désormais, les classes dirigeantes pourraient, sur un mode césariste, déléguer à un personnage « extérieur » le sale boulot que les forces organiques de la bourgeoisie ne semblent pas en mesure d’accomplir. Une trop grande dépendance à l’égard du consentement social fait échouer tout  projet politique. Peut-être qu’un « fou », sans passé et sans peur de l’avenir, sans force propre pour prétendre à la durabilité, pourrait être utile pour trancher le nœud qui bloque le capitalisme argentin depuis deux décennies.

Si tel est le cas, le moment politique actuel pourrait apparaître dans l’avenir comme celui d’un tournant décisif, où la victoire électorale de Milei a joué un rôle stratégique, offrant à la bourgeoisie un instrument et une réorganisation qu’elle pouvait trouver par elle-même.

Le moment politique de la lutte des classes

La réponse instinctive de la gauche sociale et politique à la progression de l’extrême droite est d’appeler à la mobilisation et à la lutte sociale. Cette stratégie souffre toutefois une lacune importante. L’extrême droite est en effet sur le point de s’emparer du pouvoir d’État. Dans une telle configuration, une réponse politique est-elle nécessaire et réalisable, ou pouvons-nous nous en passer ?

Il y a deux façons de sous-estimer ce qui est condensé dans une élection présidentielle : d’une part, le rejet mouvementiste de toute « politique institutionnelle », d’autre part le gauchisme classique pour lequel toutes les options bourgeoises sont à mettre sur le même plan. Plus proche de cette seconde option, la stratégie dominante à gauche repose sur l’appel à la lutte revendicative contre les effets de l’ajustement en cours comme moyen d’affronter l’extrême droite. Mais nous n’assistons à aucune lutte sociale pertinente, et dans quelques semaines nous serons confrontés au scrutin qui pourrait amener l’extrême droite au pouvoir. Une lutte exclusivement sociale détourne l’attention de la nécessité d’une lutte politique de masse contre l’extrême droite. A quelques semaines du scrutin, c’est ce qui inquiète les secteurs concernés de la population et les affecte de telle manière qu’elle pourrait libérer une énergie sociale actuellement latente.

Il est essentiel de comprendre que l’État n’est pas simplement un reflet passif des relations de pouvoir « externes », qui ne peuvent supposément se résoudre que par le « pouvoir de la rue ». L’État est un acteur qui influence les relations de pouvoir et possède la capacité de changer et de modifier les équilibres politiques établis. Ne pas comprendre l’importance d’une élection présidentielle conduit à sous-estimer le moment politique de la lutte des classes en faveur d’une approche essentiellement « sociale » qui, pendant la période électorale, peut s’accompagner d’une agitation politique abstraite qui n’affronte pas les véritables dilemmes présentés par la conjoncture.

Que faire ?

L’une des particularités de la prochaine élection présidentielle est que nous sommes confrontés non pas à une mais à deux formations d’extrême droite, ce qui pourrait conduire à un scénario cauchemardesque dans lequel les deux parviendraient au second tour. Nous assistons également à une autre particularité : la division du paysage en trois grands blocs pourrait permettre à Milei d’être élu dès le premier tour, avec plus de 40% des voix et une avance de 10 points sur le candidat suivant, comme le permet le système électoral argentin. Ces particularités précipitent les décisions tactiques de la gauche radicale qui sont habituellement réservées au second tour.

La menace que cette situation représente pour les droits démocratiques impose d’assumer un rôle sans équivoque dans la lutte contre l’extrême droite. Aujourd’hui, cependant, nous sommes confrontés à une difficulté supplémentaire. Le cycle politique est en train de changer, ce qui signifie que de nombreuses catégories avec lesquelles nous avons réfléchi ces dernières années deviennent anachroniques. Pendant des années, une tactique de large unité défensive contre la droite a permis de communiquer avec la sensibilité majoritaire des classes populaires, principalement identifiée au kirchnerisme. Mais les années d’ajustement orthodoxe appliquées par le péronisme version Alberto Fernandez ont changé la donne. Aujourd’hui, il ne s’agit plus seulement d’agir avec les classes populaires contre une droite traditionnelle qui a sa ligne de flottaison dans les classes moyennes antipopulistes. Aujourd’hui, dans une certaine mesure, ce sont les classes populaires qui réagissent, de manière extrêmement problématique, contre l’ajustement imposé par Fernandez.

Si nous voulons combattre l’extrême droite sur le long terme, nous ne pouvons pas nous subordonner à l’« extrême centre » ou au « néolibéralisme progressiste ». Ces courants sont les représentants  du statu quo contre lequel s’élève la révolte réactionnaire. Si la gauche se présente comme « l’extrême gauche » du statu quo, le mécontentement populaire continuera à s’orienter vers des solutions autoritaires. Dans le même ordre d’idées, il faut éviter que le « tous contre la  droite » ne devienne un slogan qui finisse par justifier les politiques orthodoxes menées par les forces politiques traditionnelles. En d’autres termes, il faut éviter que le néolibéralisme progressiste ne trouve dans l’extrême droite l’antagoniste parfait qui lui permet de se légitimer par crainte d’un « plus grand mal » de plus en plus inquiétant. Soutenir le néolibéralisme progressiste contre l’extrême droite revient à soutenir la cause  pour tenter d’éviter l’effet.

Et pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il y a des  moments critiques qui obligent à des actions ponctuelles avec « la cause contre l’effet »  dans le but de gagner du temps précieux pour changer la situation. Lors des prochaines élections, il est nécessaire d’utiliser le bulletin de vote qui peut avoir pour effet pratique  de barrer la route à l’extrême droite (dans ce cas, un vote pour le candidat du péronisme), mais  cela ne revient pas à accepter la pente glissante de la logique du « moindre mal ».

Les écrits classiques de Trotsky contre le fascisme continuent d’offrir des leçons utiles à cet égard. Trotsky soulignait que dans des circonstances critiques, on peut même être « d’accord avec le diable et sa grand-mère », mais « à la seule condition de ne pas se lier les mains »,  c’est-à-dire de ne pas recourir à des tactiques qui impliquent la subordination politique et des accords durables. Dans sa « Lettre à un ouvrier communiste allemand » (décembre 1931), dans laquelle il appelle d’urgence à un front uni (communistes-sociaux-démocrates) pour vaincre le fascisme, il écrit :

« Nous, marxistes, considérons Brüning et Hitler ainsi que Braun comme les représentants d’un seul et même système. La question de savoir qui d’entre eux est un ‘moindre mal’ est dépourvue de sens, car leur système, contre lequel nous nous battons, a besoin de tous ses éléments. Mais aujourd’hui, ces éléments sont en conflit, et le parti du prolétariat doit absolument utiliser ce conflit dans l’intérêt de la révolution.».

Il poursuit :

« Pour ceux qui ne comprennent pas, prenons encore un exemple. Si l’un de mes ennemis m’empoisonne chaque jour avec de faibles doses de poison, et qu’un autre veut me tirer un coup de feu par derrière, j’arracherais d’abord le revolver des mains de mon deuxième ennemi, ce qui me donnera la possibilité d’en finir avec le premier. Mais cela ne signifie pas que le poison est un ‘moindre mal’ en comparaison du revolver ».

Et il ajoutait une dernière remarque, que l’on pourrait transposer aux dirigeants du trotskisme argentin : « A vrai dire, on est un peu gêné d’expliquer une chose aussi élémentaire ! »

Alors que les conditions d’une mobilisation démocratique contre l’extrême droite sont réunies, nous sommes confrontés à un problème très sérieux. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les deux principaux acteurs politiques qui pourraient la faire avancer ne sont pas intéressés à la faire, du moins pour le moment. D’une part, le Front de gauche s’est engagé à mener sa propre campagne électorale, ce qui entre en concurrence avec tout mouvement social qui donne la priorité à la lutte contre l’extrême droite, puisque cette dernière pourrait avoir pour effet de détourner le soutien électoral de la gauche vers la candidature du parti au pouvoir.

En revanche, le secteur le plus directement lié à Cristina Kirchner semble absent de toute action contre l’extrême droite, même sur le plan la campagne électorale  la plus élémentaire. Il semble que la stratégie de ce secteur, similaire à celle qu’il a employée en 2015, soit exclusivement axée sur la conservation du gouvernorat stratégique de la province de Buenos Aires. Il est possible qu’il suive la logique selon laquelle une victoire de la droite au niveau national serait préférable, car cela leur permettrait de maintenir leur leadership au sein du péronisme, tout en embellissant par contraste l’héritage du kirchnérisme et en jetant les bases d’un éventuel retour au pouvoir à l’avenir. L’irresponsabilité de ce calcul est extrême.

Un vaste mouvement social contre l’extrême droite pourrait jouer un rôle clé en changeant   le cours des élections. Il ne s’agit pas d’une platitude du jargon de la gauche que l’on répète systématiquement dans toutes les situations. Dans le cas présent, elle revêt une signification et une importance particulières. Une polarisation entre un mouvement de masse démocratique et l’extrême droite est essentielle pour changer le résultat des élections, car personne n’est plus désemparé que le gouvernement lui-même pour tirer la sonnette d’alarme « contre le  fascisme » ou contre « l’attaque sur les droits ».

À cet égard, la situation ressemble moins au second tour de Lula contre Bolsonaro qu’à celui de Macron contre Le Pen. Si la lutte contre Milei est laissée aux seules mains de Massa et du parti au pouvoir, les chances de défaite augmentent. Un signal d’alarme doit être donné sur le danger social et démocratique que représente l’extrême droite, mais pour être efficace, il nécessite, comme Ezequiel l’a souligné à juste titre, un déplacement de l’énonciateur de cet avertissement : un mouvement social et démocratique qui polarise la situation politique doit occuper le devant  de la scène.

Même si l’extrême droite devait arriver au pouvoir, il est essentiel qu’elle le fasse dans le  cadre d’une large mobilisation démocratique qui devienne le point d’appui des batailles sociales et politiques à venir. Rien n’est plus important en ce moment.

*

L’auteur tient à remercier Adrián Piva, Ariel Feldman et les membres de la rédaction de Jacobin America Latina pour leurs commentaires et suggestions.

Ce texte est initialement paru dans Jacobin América Latina le 23 septembre 2023. Traduction et notes de bas de page de Contretemps.

Notes

[1] Antonio Gramsci, « Remarques sur certains aspects de la structure des partis politiques dans les périodes de crise organique », Cahier 13, §23, in Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Cahier 10, 11, 12 et 13, Paris, Gallimard, 1978, p. 399 – également disponible ici. Le texte italien est disponible ici

[2] Stuart Hall, The Hard Road to Renewal: Thatcherism and the Crisis of the Left, Londres et New York, Verso, 2021 [1ère édition 1988].

[3] Carlos Menem, issu du péronisme, a dirigé l’Argentine de 1989 à 1990 en mettant en œuvre une politique néolibérale brutale.

[4] Textes rédigés en réponse à ceux de Stuart Hall et regroupés dans l’ouvrage co-écrit par Bob Jessop, Kevin Bonnett, Simon Bromley et Tom Ling, Thatcherism, A Tale of Two Nations, Londres et Oxford, Blackwell, 1988.

[5] Antonio Gramsci, « Remarques sur certains aspects… », Cahier 13, §27, in Antonio Gramsci, Cahiers de prison…, op. cit., p. 415.

[6] Le Rodrigazo désigne les mesures de politique économiques de choc annoncées le 4 juin 1975 par Celestino Rodrigo (le ministre de l’économie de l’Argentine nommé par la présidente Isabel Perón en mai 1975) et à leurs conséquences immédiates. Suite à ces annonces, qui inclue une dévaluation de la monnaie nationale de 50%, les salaires réels s’effondrent, l’épargne perd massivement sa valeur, l’inflation atteint un taux mensuel de 35% et le chaos économique s’installe. La CGT, pilier syndical du péronisme, appelle à une grève générale – pour la première fois sous un gouvernement péroniste. Dans un premier temps, Isabel Perón semble accepter des concessions, puis fait machine arrière au moment du grand rassemblement syndical sur la place de mai. S’ensuit un soulèvement populaire dirigé contre le « parrain » de Rodrigo, le puissant ministre de la protection sociale José López Rega. Celui-ci, confident de la famille Perón et figure de proue l’aile réactionnaire du mouvement, est l’instigateur, en compagnie de son autre protégé Rodolfo Almirón, de l’Alliance Anticommuniste Argentine (Triple A), les terribles escadrons de la mort qui assassinent depuis 1973 les militant.e.s de gauche (y compris l’aile gauche du péronisme). Suite au soulèvement du Rodrigazo, López Rega est contraint de démissionner le 11 juillet 1975. Il est envoyé à la hâte vers l’Espagne franquiste avec le titre d’ambassadeur, accompagné de Rodolfo Almirón. Celui-ci est devenu par la suite le chef de la sécurité de Manuel Fraga, leader du parti conservateur post-franquiste Alliance populaire, mais il est arrêté en Espagne en décembre 2006 en tant qu’auteur de crimes contre l’humanité.

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