Amérique latine : poussées progressistes, réactions conservatrices
Plusieurs lames de fond économiques, sociopolitiques et culturelles traversent actuellement l’Amérique latine de part en part. Entre euphorie extractiviste et périodes de crise, virages à gauche ou à droite, velléités intégrationnistes et rivalités hégémoniques, le climat est à l’instabilité démocratique, à la violence, aux émigrations et même à la remilitarisation. Rébellions émancipatrices et mobilisations réactionnaires ajoutent aux tensions en cours.
Le sociologue Bernard Duterme, Directeur du Centre tricontinental – CETRI (Belgique), revient de manière synthétique sur ces diverses tendances avec cet l’éditorial du dernier numéro de Alternatives Sud (publication trimestrielle composée d’articles d’auteur et autrices du « Sud global »).
Aborder l’Amérique latine comme un seul et même ensemble, au risque de négliger les singularités nationales, relève de la gageure. Comment confondre 7 millions de Nicaraguayen·nes sous l’emprise d’un révolutionnaire qui a tourné casaque et 220 millions de Brésilien·nes qui tanguent entre « bolsonarisme » et « lulisme » ? Comment amalgamer l’hypermodernité chilienne et l’effondrement haïtien, la « 4e transformation » mexicaine et les imbroglios de la gouvernance péruvienne, les conservatismes centro-américains et les progressismes du Cône Sud ? L’évocation de tel ou tel pays suffit à mesurer l’irréductibilité d’une situation particulière à une autre ou même, par relation métonymique, aux grands traits de la région à laquelle elle appartient.
Que l’on considère l’étendue territoriale (le Salvador est 425 fois plus petit que le Brésil), la géographie (plus ou moins riche en ressources), la densité de population (Haïti est 39 fois plus densément peuplé que la Bolivie), la composition ethnique (le Guatemala compte plus de 55% d’indigènes, l’Argentine moins de 2% ; le Mexique en dénombre entre 12 et 15 millions, l’Uruguay à peine 500), l’histoire politique (de l’exception cubaine à l’exception panaméenne), les structures économiques (du cuivre chilien au tourisme mexicain), les richesses produites (2000 dollars de PIB annuel par habitant à Managua, 18000 à Montevideo), les références culturelles, les niveaux d’intégration, d’éducation, d’urbanisation, d’émigration, de militarisation, etc., tout n’est que disproportions et dissemblances.
Pour autant – et c’est une autre évidence –, plusieurs grandes tendances communes, à l’œuvre depuis le début du 21esiècle, traversent le continent de part en part : du boom des matières premières et des euphories extractivistes et exportatrices aux crises économiques et politiques actuelles ; de la vague de pouvoirs de gauche à la tête des États aux alternances populistes ou plus classiques en cours. Aux quatre coins de l’Amérique latine, sur fond de bras de fer hégémonique Chine – États-Unis, d’instabilité démocratique et de remilitarisation rampante, des manifestations revendiquent de meilleurs emplois ou pensions, des mouvements indigènes s’essayent aux autonomies de droit ou de fait, des mobilisations féministes ou décoloniales tentent de gagner en reconnaissance et en égalité, des organisations écologistes ou paysannes défendent leurs territoires…, tandis que de puissantes dynamiques réactionnaires et populaires – l’autre face des réalités protestataires – s’opposent au changement et prônent l’ordre et la sécurité. Tout cela, aux pays des inégalités.
Poussée (néo-)extractiviste
Sur le plan économique, déterminant transversal s’il en est, la grande affaire de ce début de 21e siècle, commune à l’ensemble des pays du continent, aura été le « boom des matières premières », tant ses effets sur la relation au monde de l’Amérique latine, sur ses structures productives et ses choix politiques, sur les finances nationales, les taux de pauvreté et les nouvelles configurations du conflit social ont coïncidé, de la Terre de Feu à la Basse-Californie. En clair, l’enchérissement phénoménal, entre 2000 et 2015, des cours des principaux produits des sols et des sous-sols du continent latino-américain sur le marché mondial a changé la donne. Ou plutôt, a nettement renforcé l’extraversion des économies de la région vers le marché mondial, dans un rôle de fournisseuse de ressources non (ou à peine) transformées.
On le sait, la tendance a été tirée par l’expansion de la Chine, dans la foulée de son affiliation à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, et l’explosion concomitante de sa gourmandise en matières premières, qui s’est ajoutée à la forte demande occidentale. En quinze ans, les échanges de l’Amérique latine avec la puissance chinoise ont été multipliés par vingt-cinq. Seul le Paraguay échangeait plus avec elle qu’avec les États-Unis en 2000. En 2020, elle est le premier partenaire commercial de tous les pays d’Amérique du Sud, excepté la Colombie et l’Équateur. La dynamique a donc enflé profusément les prix du soja, de la canne à sucre, de l’éthanol, de la viande, du nickel, du cuivre, du plomb, de l’argent, de l’or, du lithium, du gaz, du pétrole… extraits et exportés à tour de bras par le continent latino, sur base d’une certaine « reprimarisation » de sa matrice économique.
Jamais dans l’histoire, les sols de la région n’auront été autant creusés. C’est l’envolée, voire la fuite en avant, de ce que l’on va appeler alors l’« extractivisme », ou le « néo-extractivisme ». Et l’avènement de ce que, plus loin dans cet Alternatives Sud, Maristella Svampa nomme le « consensus des commodities », qui s’est substitué ces deux dernières décennies au « consensus de Washington ». En dix ans à peine, le filon va, entre autres, tripler le Produit intérieur brut (PIB) du Brésil du président Lula, doubler ceux de l’Équateur de Correa et du Nicaragua d’Ortega. L’Amérique latine dans son ensemble se libère de ses ardoises auprès du Fonds monétaire international (FMI), s’enrichit copieusement, tout en consolidant son inscription subordonnée et dépendante dans la division internationale du travail.
« La pire crise depuis un siècle »
Mais le renversement de tendance survenu à partir de 2014-2015 – « cycle déflationniste » des matières premières, puis volatilité des cours… – va prendre au dépourvu la plupart des pays du continent et les plonger dans une crise que de nombreux économistes de gauche latino-américains annonçaient pourtant depuis les années 2000, au vu des engouements gouvernementaux généralisés et inconséquents pour la haute mais fragile profitabilité de l’aubaine extractivo-agroexportatrice. D’une période de croissance soutenue, la région bascule alors dans une période de récession, de définancement et de réendettement des États, de chute des investissements directs étrangers, d’inflation… « La pire période depuis 1950 » selon la Commission économique pour l’Amérique latine de l’ONU. Et ce, avant même que la pandémie du covid, puis les effets mondiaux de la guerre en Ukraine n’aggravent encore la situation.
Dépourvus, les pays latino-américains le sont d’autant plus qu’en dépit des promesses – telles celles consignées dans la nouvelle Constitution équatorienne de 2008 par exemple –, aucun n’a réussi à profiter de la période de vaches grasses pour diversifier son économie, pour la planifier démocratiquement et écologiquement, la réorienter prioritairement vers le marché interne, préférer l’industrialisation à l’extraction, déspécialiser les territoires en relocalisant l’activité, privilégier la valeur d’usage à la valeur d’échange, etc. Ni non plus, en prévision des mouvements à la baisse des sources externes de financement, pour doter les États de systèmes fiscaux dignes de ce nom, forts et progressifs, visant à mettre à contribution tant les vieilles oligarchies que les nouvelles élites (lire dans cet Alternatives Sud, Mariana Heredia). D’aucuns s’y sont essayés, ils s’y sont cassé les dents. Les fiscalités latino-américaines restent parmi les plus faibles et régressives au monde (Duterme, 2018).
Virage à gauche, puis à droite, puis à gauche…
Une autre tendance, politique cette fois, commune ou presque à l’ensemble de l’Amérique latine depuis le début de ce siècle renvoie aux étonnants « cycles » ou « vagues » de pouvoirs de gauche, puis de droite, puis de gauche… qui ont successivement pris la tête de la plupart des États du continent. Avec, comme arrêts sur image paroxysmique, trois dates clés.
– 2008 : des dix principaux pays d’Amérique du Sud, neuf sont gouvernés par des présidents « roses » ou « rouges », se réclamant de la gauche. Seule la Colombie est restée à droite. Ainsi que, plus au Nord, le Mexique et la moitié de l’Amérique centrale.
– 2019 : tableau quasi inversé. Seul le Mexique, en retard de dix ans sur le premier « virage progressiste », a un président de gauche élu démocratiquement à sa tête. Tous les autres pays de la région sont dominés par des régimes plus ou moins conservateurs (et/ou non élus démocratiquement, dans le cas du Nicaragua, de Cuba et du Venezuela).
– 2022 : nouvelle volte-face généralisée. La toute grande majorité des Latino-Américain·es sont de nouveau gouverné·es par des pouvoirs progressistes. Seuls l’Uruguay, le Paraguay, l’Équateur et la plupart des petits pays centro-américains et caribéens sont restés à droite.
Cela étant, l’ampleur du premier « virage à gauche » – sa durée (jusqu’à trois mandats présidentiels successifs dans plusieurs pays), sa force (des majorités absolues au premier tour, aux congrès, etc.), son caractère inédit (jamais le continent n’avait connu autant de partis de gauche avec autant de pouvoir dans autant d’endroits) – est sans commune mesure avec les alternances populistes ou plus classiques de ces dernières années. D’intensité variable selon les pays, ce virage historique fut d’abord le résultat de l’insatisfaction populaire – souvent portée par d’importants mouvements sociaux – face au bilan désastreux du double processus de libéralisation – politique et économique – qu’a connu l’Amérique latine à la fin du 20e siècle.
Certes les gauches qui le composèrent étalaient leur diversité (du Vénézuélien Chávez à la Chilienne Bachelet, en passant par le couple argentin Kirchner, le Paraguayen Lugo, les Uruguayens Vázquez et Mujica, le Bolivien Morales, etc.), mais elles partageaient aussi un même air de famille ou, pour le moins, une même aspiration « post-néolibérale » : des politiques plus souverainistes, étatistes, keynésiennes, redistributives, interculturelles, participatives… et, à l’échelle latino-américaine, intégrationnistes. Avec, à la clé, de significatives réductions des taux de pauvreté. Mais les effets conjugués de la crise économique à partir de 2015, de l’usure du pouvoir, du verdict des urnes, voire de l’un ou l’autre coup d’État parlementaire ou judiciaire, ouvrirent la porte à un raz-de-marée conservateur, à un « moment réactionnaire »… qui ne dura qu’un temps, faute de résultats sociaux.
Aujourd’hui, la nouvelle « vague » de président·es de gauche ou centre-gauche entamée dès fin 2018 au Mexique (López Obrador) et en 2019 en Argentine (Fernández), poursuivie en 2020 en Bolivie (Arce), en 2021 au Pérou (Pedro Castillo), au Honduras (Castro) et au Chili (Boric), et en 2022 en Colombie (Petro) et au Brésil (Lula) ne peut cacher son extrême fragilité. D’abord parce que les victoires électorales ont souvent été (très) courtes, sans majorité dans les parlements, corsetées par des rapports de force défavorables, voire désavouées par d’autres sondages ou scrutins postérieurs. Ensuite parce que les enquêtes en cours et les élections à venir sont particulièrement incertaines, révélant au passage la soif des opinions publiques pour des remèdes immédiats à leur insécurité physique, sociale et identitaire. Et confirmant, dans le même esprit, la force de nouvelles figures d’extrême droite sur presque toutes les scènes politiques latino-américaines (Dacil Lanza, 2023).
Insécurité, instabilité, violence, émigration, militarisation…
Au-delà, le climat qui prévaut aujourd’hui en Amérique latine, sur fond de longue et sévère crise socio-économique, s’apparente à une forte instabilité démocratique, assortie même d’une tendance à une remilitarisation multiforme (comme l’explique Alejandro Frenkel plus loin dans cet Alternatives Sud). Il faut rappeler d’abord le bilan social hautement problématique des dix dernières années. Après l’embellie des années 2000-2014 et ses taux de croissance soutenue (entre 4 et 6%, hormis en 2009), les périodes de récession et de stagnation – liées aux cours des matières premières, à la pandémie, aux poussées inflationnistes post-covid, aux vicissitudes du marché mondial et des investissements internationaux… – se sont succédé, situant le continent en dessous des résultats enregistrés lors des deux dernières décennies du 20e siècle, déjà qualifiées pourtant de « décennies perdues ».
Pauvreté, inégalités, informalité du travail et insécurité alimentaire sont dès lors reparties à la hausse, à cadence irrégulière selon les pays, après les baisses significatives de la phase précédente. Ainsi, selon les derniers calculs de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (cités par Ventura, 2023), 32% de la population de la région, soit 201 millions de personnes vivent aujourd’hui en situation de pauvreté ou d’extrême pauvreté, « la pire situation depuis vingt-cinq ans » ; le travail informel concerne désormais plus de 53% de la population active ; et l’insécurité alimentaire grave ou modérée frappe 40% des Latinos-Américain·es, un taux plus de 10% « plus élevé que la moyenne du reste du monde ».
L’instabilité des institutions et organisations politiques largement discréditées dans l’opinion, l’extension tous azimuts des violences, de la criminalité et du narcotrafic, ainsi que l’explosion des émigrations – particulièrement centro-américaine, caribéenne, vénézuélienne et équatorienne – ont certainement partie liée avec cette « chaîne de détérioration multidimensionnelle » (Ventura, 2023). La volatilité et la fragmentation des scènes électorales n’ont d’égal que les trajectoires idéologiques oscillatoires de la région et la haute fragilité des procédures démocratiques. Deux marqueurs, parmi beaucoup d’autres : au Guatemala, depuis le retour à un régime civil, les dix chefs d’État successifs ont été portés au pouvoir par autant de partis différents ; et au Pérou, fin 2022, le président élu seize mois plus tôt a été destitué et arrêté pour avoir tenté de dissoudre le parlement.
Si la violence « endémique » de l’Amérique latine, tout comme la corruption, « endémique » elle-aussi, des élites – et leurs collusions avec le crime organisé – sont devenues des lieux communs, leur actualité et leur vigueur n’en sont pas moins obsédantes. En taux d’homicides volontaires par habitant par exemple, le « Triangle Nord » de l’Amérique centrale reste toujours « la région la plus dangereuse au monde », selon l’ONUDC. La région d’où sort d’ailleurs le plus grand nombre d’émigrant·es vers les États-Unis. Environ 500 000 en moyenne annuelle depuis le début du siècle (CETRI, 2022). Tandis que, selon l’UNHCR, plus de 7 millions de Vénézuélien·nes auraient fui leur pays depuis 2015, d’abord en direction de l’Amérique du Sud – de la Colombie jusqu’au Chili –, créant de nouveaux problèmes en chaîne, d’accueil, de rejet et de trafics divers.
À ces différents phénomènes, plusieurs États ont répondu par la militarisation. Et les sociétés, par le militarisme. Pour Gilberto López y Rivas, qui en dénonce les progrès au Mexique en particulier, la militarisation, c’est d’abord « l’assignation aux forces armées de missions, de tâches, de prérogatives, de budgets et de compétences non prévus par la Constitution et ses lois » (2023). Le militarisme renvoie, quant à lui, à la propagation d’un système de représentations et de valeurs qui normalise le recours à la violence, naturalise l’ordre social, justifie les réflexes sécuritaires, etc. Les deux tendances, qui vulnérabilisent d’autant plus les cadres démocratiques nationaux, opèrent depuis une dizaine d’années à travers toute la région. Avec, comme le détaille Frenkel dans ce livre, des éclats de visibilité saccadée en Équateur, au Chili, au Venezuela, en Colombie, au Pérou, en Bolivie, au Salvador, en Uruguay, au Paraguay, au Brésil, etc.
Velléités intégrationnistes et rivalités hégémoniques
En matière de relations extérieures, au moins trois processus concomitants, qui concernent là aussi l’ensemble de l’Amérique latine, sont à l’œuvre : les tentatives d’intégration régionale, le retour du « continent de Lula » sur la scène internationale et, surdéterminant encore une fois, le bras de fer Chine – États-Unis qui s’y joue depuis le début du siècle. Le premier n’a plus la force qu’il a eue pendant le virage à gauche des années 2000 ; force déjà paralysée ou inversée par le retour de la droite entre 2014 et 2020. Aux ambitieuses organisations unificatrices, plus ou moins chargées idéologiquement, portées sur les fonts baptismaux en 2004 (l’Alliance bolivarienne pour les Amériques – ALBA, pour faire pièce au projet états-unien de Zone de libre-échange des Amériques), en 2008 (l’Union des nations sud-américaines – UNASUR) et en 2010 (la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes – CELAC), a succédé une « soupe cacophonique », faite de superpositions et de fractionnements.
À l’intégration progressiste, les gouvernements conservateurs ont préféré une intégration libérale sur le plan commercial (réactivation du Mercosur, lancement de l’Alliance du Pacifique, etc.) et réactionnaire sur le plan politique (PROSUR sur les cendres de l’UNASUR, Groupe de Lima, etc.). Aujourd’hui, les nouveaux pouvoirs de gauche tâtonnent ou divergent. Face à la prolifération des organisations régionales, marqueur des frictions et rivalités nationales, de l’hétérogénéité des orientations et poids de leurs membres, et de la dépendance concurrentielle à l’égard des grandes puissances, ils tendent à donner priorité à leur propre agenda domestique en crise. Et rechignent çà et là à s’aligner comme un seul homme (ou femme, mais cela reste exceptionnel) derrière le leadership assertif et volontariste du Brésil post-Bolsonaro (Dacil Lanza, 2023 ; Franco, 2023).
Le retour de Luiz Inácio Lula da Silva (troisième mandat présidentiel) sur la scène internationale est en effet le deuxième processus à l’œuvre. Avec lui, après les années Bolsonaro, reprend cours un « protagonisme » multilatéral tous azimuts, au nom de son pays (1/3 du PIB latino-américain) et du reste de la région, dont il se fait le porte-parole. Au sein du G20, du G77, des COP climatiques, des BRICS+ (CETRI, 2024), etc., les initiatives et objectifs réaffirmés de Lula et de ses ami·es consistent à peser dans les enceintes internationales, à réformer la gouvernance mondiale, à négocier la paix entre la Russie et l’Ukraine…, ainsi qu’à relancer l’intégration latino-américaine en impulsant « une action collective ‘non alignée’ en faveur d’une réindustrialisation des pays de la région et d’une transition progressive vers des modèles plus diversifiés et à plus haute valeur ajoutée » (Ventura, 2023).
Pour autant, la compétition à laquelle continuent de se livrer en Amérique latine les États-Unis, même en déclin relatif, et une Chine toujours ascendante – sans négliger l’Union européenne, principal investisseur dans la région (693 milliards d’euros en 2022, www.ec.europa.eu) –, risque bien d’entraver cette volonté d’intégration et d’autonomisation stratégique chère à Lula. L’appétit des grandes puissances en ressources naturelles et agricoles nécessaires au verdissement de leurs économies (CETRI, 2023), ainsi que l’agressivité de leurs politiques commerciales, de crédit et d’investissement plus ou moins conditionnées ouvrent peu de possibilités à une redéfinition des relations politiques et des échanges marchands sur des bases moins asymétriques et plus souveraines pour l’ensemble des petits, moyens et grands pays latino-américains.
Anciennes et nouvelles conflictualités sociales
Sur le front de la conflictualité sociale et des contestations populaires, là aussi, une lame de fond processuelle et multidimensionnelle travaille l’Amérique latine de part en part. Certes le rythme et l’intensité des mobilisations connaissent des pics et des creux, des flux et des reflux en fonction à la fois de leurs dynamiques internes et des contraintes contextuelles, mais « la rue » latino-américaine n’en continue pas moins de s’affronter, autant que faire se peut, aux ordres établis. « La rue », c’est-à-dire le plus souvent des « minorités agissantes », parfois en porte-à-faux avec leur propre milieu social, avec ces « majorités silencieuses » plus ou moins indifférentes. Tendance renforcée, on le sait, par les effets anomiques des sociétés de consommation, les attraits atomisants des ambiances urbaines, la désagrégation des collectifs dans les mécanismes d’individuation, comme l’évoquent plusieurs des auteurs et autrices de ce livre collectif.
Cela étant, même si ce ne sont pas toutes les femmes du Chili qui s’insurgent contre la culture du viol, ni l’entièreté des indigènes du Guatemala qui dénoncent l’extraction minière, à l’automne 2019 par exemple, une dizaine de pays du continent ont bel et bien été secoués simultanément et profondément par une nouvelle et forte poussée rebelle. En cause et en vrac, la réduction des subsides publics dans les transports, l’éducation ou les retraites, la privatisation de l’eau, l’application des recommandations du FMI, les affaires de corruption, les réformes conservatrices, la flexibilisation du travail, la violence d’État, etc. Et cela, de l’Équateur au Honduras, du Panama au Chili, de la Bolivie à Haïti, de Puerto Rico à la Colombie…
Bien sûr, la répression ou la concertation, la criminalisation ou l’institutionnalisation, puis les crises, la pandémie et la fermeture des espaces de contestation ont eu leurs effets démobilisateurs, mais l’effervescence et l’ébullition sociales latino-américaines n’en demeurent pas moins, aujourd’hui, des réalités prégnantes. Prégnantes et à double visage. Elles peuvent être à visée émancipatrice, progressiste, égalitaire, antidiscriminatoire, féministe, écologiste, anti- ou décoloniale…, mais elles peuvent aussi, à l’inverse, appeler à la restauration de l’ordre, à la protection sécuritaire, à la fermeture des frontières, à la préservation identitaire… Et les premières ne sont pas forcément plus populaires que les secondes.
Du côté des luttes émancipatrices d’abord – par opposition donc aux mobilisations réactionnaires –, les plus nouvelles de ce siècle, sans doute les plus répandues sur l’ensemble du continent, renvoient à cette conflictualité socio-environnementale qui s’est ouverte ou, pour le moins, qui s’est fortement accrue à la faveur de la poussée (néo-)extractiviste. Elle oppose d’un côté, de grands investisseurs extérieurs, privés ou publics, et, de l’autre, des communautés locales, paysannes, souvent indigènes, flanquées d’organisations écologistes. Plusieurs des auteurs et autrices de cet Alternatives Sud en parlent en long et en large, tant ces conflits minent par dizaines la plupart des pays latino-américains (voir notamment l’Environmental Justice Atlas, qui les recense : www.ejatlas.org).
L’enjeu est le territoire. Sa souveraineté et son usage. Est-il le réceptacle naturel de « mégaprojets » – miniers, aéroportuaires, énergétiques, autoroutiers, agro-industriels, ferroviaires, touristiques, commerciaux… – de « modernisation » ou de « développement » des infrastructures nationales ou, plutôt, d’abord le milieu de vie et de production agricole vivrière des populations locales qui l’habitent ? Est-il une ressource appropriable et exploitable à souhait par de puissants opérateurs économiques poliment invités à minimiser les dommages collatéraux – environnementaux et sociaux – de leurs activités polluantes ou, avant tout, l’objet d’indispensables consultations démocratiques en vue d’obtenir (ou pas) « le consentement libre, préalable et informé » des autochtones qui le peuplent, sur son prochain destin ?
En attendant, les deux camps s’affrontent, dans des rapports de force souvent déséquilibrés. Parmi les centaines de défenseurs et défenseuses de l’environnement victimes de violence meurtrière en 2022 recensées par l’organisation internationale Global Witness (Le Monde, 13 septembre 2023), 90% l’ont été en Amérique latine. Pays les plus touchés : la Colombie en tête, puis viennent le Brésil, le Mexique, le Honduras, le Venezuela, le Paraguay, le Nicaragua, le Guatemala…
Les mouvements indigènes – mayas, aymaras, quechuas, mapuches, etc. – constituent une part importante des acteurs collectifs mobilisés dans ces luttes socio-environnementales. Ils ont émergé, dès les années 1990, dans les espaces créés par la libéralisation politique et économique du continent et la pénétration plus en profondeur du « capitalisme de dépossession ». Aujourd’hui, au sein des régimes d’« autonomies de droit » qui leur ont été accordés ou des « autonomies de fait » qu’ils ont arrachées, ils tentent de produire au quotidien les conditions d’une réconciliation des principes d’égalité et de diversité, dans un nouveau rapport « décolonial » et « plurinational » à la modernité. Le triple défi démocratique, écologiste et multiculturaliste est au cœur de leur démarche. Une démarche plurielle et fragile certes, mais dont les différents registres d’action ont pour objectif, comme l’expliquent Martínez et Stahler-Sholk dans cet Alternatives Sud, de faire corps face aux adversaires politiques et économiques qui les assaillent et aux cartels criminels qui les cernent.
Le mouvement féministe ou, plutôt, les mouvements féministes latino-américains défraient, eux aussi, régulièrement la chronique. Lors d’un récent colloque, Lissell Quiroz (2023), spécialiste de la tendance, en a souligné à la fois les antécédents historiques (du 16e au 20e siècle), le « remarquable dynamisme » actuel, « source d’inspiration pour l’Europe », et la « pluralité » des expressions, « représentatives de la multiplicité des situations des femmes » sur le continent. Elle distingue ainsi quatre courants contemporains, qu’elle appelle à converger. Le « féminisme majoritaire » d’abord, en tout cas le plus visible, le plus original et médiatisé, composé de femmes instruites (souvent d’ailleurs articulées avec les manifestations étudiantes), de culture occidentale, mobilisées pour les droits sexuels et reproductifs, et contre les violences de genre (telles les campagnes « Ni Una Menos », « Las Tesis », etc.).
Le « féminisme communautaire » ensuite, celui des femmes indigènes qui, comme membres d’une collectivité plus que comme individus, mettent l’accent sur leur place dans la communauté, le lien avec la terre et l’environnement. Les « afroféminismes » encore, qui, au Brésil, en Colombie, en Haïti, etc., dénoncent la « subalternisation » des Afrodescendantes, les emplois précaires, le manque de droits et invitent à « ennegrecer al feminismo ». Le « féminisme décolonial » enfin, qui insiste sur l’imbrication et le nécessaire dépassement de plusieurs systèmes de domination – de genre, de classe, de « race » – et mobilise en cela parmi les employées domestiques racisées… Plus loin dans cet ouvrage, Luciana Peker et Jessica Visotsky en détaillent les différentes manifestations et leurs façons de « faire vivre » la démocratie.
Pour compléter le tour des principales contestations sociales, progressistes ou émancipatrices, à l’œuvre sur le continent latino-américain, il faut bien sûr évoquer aussi le plus classique mouvement ouvrier ou celui, plus large, des travailleur·euses, de même que les organisations syndicales, porteuses de leur cause. L’ensemble peut être caractérisé à la fois, d’un côté, par sa centralité historique dans les mobilisations collectives ayant trait aux conditions de vie, aux salaires, au travail décent, aux pensions, etc., et, de l’autre, par son poids sociopolitique (très) relatif, pouvant varier sensiblement d’un pays à l’autre.
À l’évidence, plusieurs facteurs restent déterminants : les niveaux inégaux d’industrialisation et l’extension du secteur tertiaire, l’étendue du travail informel – au-delà des 75% de la population active dans plusieurs économies –, l’histoire politique des répressions subies, les réformes du marché du travail offrant plus ou moins d’espace aux négociations collectives… Et à ces facteurs « extérieurs », il convient d’ajouter la politisation ou la radicalité variables des syndicats, leur réelle fragmentation, leurs articulations aux autres luttes, ainsi que leurs rapports aux pouvoirs et aux partis de gauche ou de droite, rapports qui ont de facto oscillé ces dernières années entre autonomisation, instrumentalisation, cooptation, institutionnalisation et confrontation (Gaudichaud et Posado, 2017).
Clivages politiques et « guerre culturelle »
La dernière double tendance de fond qui, à nos yeux, traverse l’Amérique latine renvoie, d’une part, aux tensions croisées qui y divisent les gauches tant sociales que politiques et, d’autre part, à la « guerre culturelle » qui, à la mode états-unienne, oppose les idéaux progressistes et les réflexes conservateurs, en particulier dans les milieux populaires.
À gauche d’abord, les lignes de fracture sont multiples, mais tendent à se superposer. Une première a mis en conflit, durant la vague 2000 – 2015 des gouvernements socialistes, un pôle qualifié de « néodéveloppementaliste » à un autre estampillé « indianiste », « écosocialiste », voire « pachamamiste » (de Pachamama, la « Terre-Mère » dans la cosmogonie andine). Au nom de la souveraineté nationale, de la réappropriation des richesses naturelles (par nationalisation ou renégociation des contrats d’exploitation avec les multinationales), puis de la redistribution des bénéfices au travers de politiques sociales, la gauche néodéveloppementaliste s’est montrée favorable à l’essor des activités extractivistes et agroexportatrices. Au nom des souverainetés locales, de la préservation de l’environnement et d’un modèle autonomiste de « buen vivir », la gauche indianiste s’y est, elle, radicalement opposée.
Dans cet Alternatives Sud, Alexis Cortés plaide pertinemment pour une articulation de ces deux projets en apparence inconciliables, à savoir l’indispensable protection de la biodiversité et l’impératif d’un développement industriel redistributif. Il lui faudra alors tenter d’intermédier sur d’autres lignes de fracture politiques ou plus conceptuelles, nouvelles ou anciennes, qui, quand elles s’additionnent, ajoutent à la bipolarisation tant des mouvements que des partis de gauche latinos. Celles qui confrontent non seulement les « étatistes » aux « communalistes », les « jacobinistes » aux « libertaires », les « verticalistes » aux « horizontalistes », mais aussi les « égalitaristes » aux « différentialistes », les « matérialistes » aux « post-matérialistes », les « universalistes » aux « identitaires »… Ainsi, le projet de Constitution (très) progressiste rejeté en 2022 par 62% des Chilien·nes, n’a-t-il pas été taxé de « woke » et de « dangereux » par plusieurs figures socialistes à Santiago ?
D’aucuns y voient même, dans ce projet de Constitution chilienne comme dans d’autres « rigidités idéologiques », « exagérations décoloniales » ou outrances « pro-LGBTQ+ » à l’œuvre « au Brésil, en Colombie ou ailleurs », un tapis rouge déroulé sous les pieds des opinions réactionnaires et des forces d’extrême droite (Confidencial, 2022) qui, de fait, gagnent du terrain un peu partout en Amérique latine. « Le wokisme réussit à crisper les citoyens latino-américains et à ouvrir la voie aux populistes de la droite autoritaire », assène un ancien ministre de Bachelet, l’ex-présidente socialiste du Chili (Velasco, 2022). Ce qui, en tout cas, correspond à une réelle lame de fond, ce sont ces conservatismes populaires, caressés dans le sens du poil par des médias sensationnalistes et par des tribuns politiques ou religieux ultraconservateurs (l’audience des églises évangéliques a décuplé depuis le siècle dernier), qui manifestent dans la rue et dans les urnes leur phobie du différent et leur besoin de sécurité.
« L’ascension de l’extrême droite est un fait majeur de l’actualité du continent », confirment dans ce livre collectif, Katz, Tolcachier et León. Bien qu’elle traduise, à leurs yeux, la tentative des forces conservatrices de contrer les avancées sociales des gouvernements progressistes, elle a conquis une part significative des secteurs populaires, à travers un discours antisystémique contre la classe politique, les délinquants et les évolutions sociétales. Internationalisée, elle bénéficie de l’appui d’une certaine élite économique et s’inspire ouvertement du « modèle » trumpien. Pablo Stefanoni (2021) y distingue différents courants plus ou moins compatibles – de l’alt-right à la néoréaction (NRx), en passant par le paléo-libertarianisme, etc. –, constitutifs d’une « révolution antiprogressiste » menée par des « nationalistes anti-État, xénophobes, racistes et misogynes », aux méthodes de communication « novatrices et provocatrices ».
Conclusion
On en est là, au terme de ce trop rapide passage en revue des tendances qui dessinent l’Amérique latine actuelle. Il n’est pas impossible, au vu des multiples échéances électorales qui s’annoncent, que la fragile « vague rose » qui a culminé en 2022 fasse place à une « marée brune » ou, plus vraisemblablement, à de nouvelles alternances plus ou moins populistes, composées de clones du brésilien Bolsonaro ou de l’autoritaire et populaire président du Salvador, Bukele, autoproclamé « dictateur le plus cool du monde ». Rien à l’horizon, en tout cas, qui permette d’entrevoir la sortie du marasme économique en cours et la diminution significative de la pauvreté, des inégalités, des violences et du saccage de la biodiversité. Rien non plus qui laisse augurer une transformation en profondeur du modèle de développement, dans le sens – plus équitable, plus durable, moins dépendant… – revendiqué par les mouvements sociaux à visée émancipatrice. Sauf si ces derniers, bien sûr, parviennent à inverser les rapports de force et à engranger de nouvelles victoires.
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Illustration : Wikimedia Commons.
Bibliographie
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