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Chercheurs en sciences politiques, Sophie Beroud et Karel Yon analysent à chaud, dans cet entretien, le  grand mouvement social de l’ automne 2010.  Ils décrivent les principales caractéristiques de ces mobilisations, la manière dont elles s’articulent à un processus de transformation du champ syndical et pointent les questions stratégiques mises à l’ordre du jour par ces semaines de luttes. 

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Contretemps – Le mouvement contre la réforme des retraites lancé au printemps dernier s’inscrit une lignée de grands conflit sociaux…

La puissance du conflit, son contenu politique et la dramaturgie même de cette opposition massive de la rue au pouvoir contribuent à inscrire ce mouvement comme un moment aigu des luttes de classes en France.

Par sa durée, par l’ampleur des manifestations, par le blocage quasi total de certains secteurs d’activité, le mouvement présente, en outre, des traits comparables à d’autres grandes séquences de conflictualité sociale. Il s’inscrit dans la lignée des conflits sociaux de l’automne 1995, mais aussi de l’hiver 1986 en raison de sa dynamique d’élargissement progressif et du soutien qu’il a reçu dans la population. La mobilisation s’est étendue des salariés vers une partie de la jeunesse, avec les lycéens et dans une bien moindre mesure les étudiants. En 1986 et 1995, la dynamique était cependant inverse : les mobilisations de la jeunesse scolarisée avaient préfiguré celles des salariés. Au printemps 2006 également, c’est la crainte d’une entrée massive des salariés dans un conflit centré sur le monde éducatif qui avait conduit le Président de la République à céder sur le CPE. Le rôle moteur joué par le front uni des organisations syndicales rappelle bien sûr cette mobilisation contre le CPE de 2006, mais aussi celle de 2009 contre la crise.

Enfin, et là le lien est direct avec la séquence antérieure du printemps 2009, le mouvement s’est certes construit sur la contestation de la réforme des retraites, mais il a été en même temps irrigué par un rejet beaucoup plus large de la politique sarkozienne. De ce point de vue, le contenu politique de la mobilisation actuelle est nettement plus explicite, plus tangible que par exemple en 2003, alors même que Jacques Chirac venait d’être élu, par défaut, face à Jean-Marie Le Pen. La dimension de crise politique est indéniablement plus forte, ce qui explique les références marquées à Mai-juin 68. Elle résulte d’une délégitimation importante du pouvoir politique, qui a été particulièrement mise en lumière par deux événements : l’affaire Woerth-Bettencourt, et la construction d’un « problème Rom » par le gouvernement, ce second événement ayant été assez largement interprété comme une scandaleuse diversion destinée à faire oublier le premier. Plus profondément, il faut noter que ce mouvement s’inscrit après la séquence du printemps 2009, marquée par d’importantes mobilisations contre la crise. La combinaison de ces éléments engendre un profond sentiment d’injustice. L’image d’un pouvoir qui gouverne pour les milieux d’affaires, qui invite toujours les mêmes à faire des sacrifices s’est imposée. Les contradictions résumées dans la personnalité de Sarkozy, qui se voulait tout à la fois héraut du pouvoir d’achat et président « bling-bling » – le « président des riches », comme disent les Pinçon – ont éclaté à l’occasion de ce conflit.

 

Cette mobilisation semble, en effet, se distinguer fortement des mobilisations précédentes. D’abord, peut-être, par la durabilité de l’intersyndicale. Comment analysez-vous la tactique syndicale : la situation actuelle en est-elle la conséquence logique vu l’attitude du pouvoir ou, s’agit-il plutôt de la poursuite d’un processus ouvert dont l’évolution a largement pris de court les directions syndicales ? Dans quelle mesure, en particulier dans le cas de la CGT, est-il important d’avoir à l’esprit les contradictions internes à l’organisation pour comprendre l’attitude de la direction dans le mouvement ? Quelles sont les difficultés face auxquelles se trouve aujourd’hui cette structure intersyndicale et quel rôle peut-elle encore jouer?

On a vu émerger cette intersyndicale à l’occasion du mouvement contre le Contrat première embauche, mais ce sont surtout les manifestations contre la crise qui lui ont donné sa légitimité. C’est une nouveauté dans le paysage syndical français, marqué par les rivalités organisationnelles, que de voir se pérenniser une structure qui reconnaisse le pluralisme du mouvement syndical – y compris jusqu’à ses composantes habituellement maintenues à l’écart – tout en essayant de fabriquer une cohérence.

On peut même noter que le mouvement n’a pas été marqué, jusqu’au vote de la loi en tous cas, par un décrochage entre les équipes syndicales à la base et les directions fédérales ou confédérales. Cela avait été le cas en 2009, où de vifs débats avaient notamment traversé la CGT et Solidaires au sujet d’un cadre intersyndical accusé d’avoir épuisé le mouvement faute de stratégie alternative aux journées d’action « saute-mouton ». Cette année, la construction progressive du mouvement et le succès qu’il n’a cessé de rencontrer, sur le plan de la participation, n’ont pas placé des équipes militantes en position d’affrontement avec leur propre organisation. Nous sommes donc très loin d’une configuration comme celle de 1986 où les coordinations apparaissaient comme l’outil indispensable aux militants pour maîtriser leurs luttes.

Le fait que le cadre de l’intersyndicale ne soit que peu contesté ne veut pas dire qu’il ne fasse pas l’objet de critiques. Les journées d’action ont pu paraître trop espacées au début, l’appel à la grève reconductible dans tous les secteurs n’a jamais été formulé et le fait de revendiquer l’ouverture de négociations, soit une autre réforme, a empêché l’accord sur le mot d’ordre clair du retrait du projet de loi. Mais la dynamique créée par l’intersyndicale et le fait que rien n’est venu s’y substituer a renforcé le rôle central des syndicats. Il aurait pu y avoir un mouvement citoyen à partir des comités unitaires comme sur le TCE par exemple. Or, les comités unitaires pour la retraite à 60 ans, qui ont initialement contribué à labourer le terrain idéologique, ont vite été éclipsés par la mobilisation syndicale et n’ont pas réussi à se développer en lien avec celle-ci. L’acceptation du pluralisme des options syndicales, et le choix fait par Solidaires et FO d’un côté, la CGC et l’UNSA de l’autre, d’assumer publiquement leurs désaccords à diverses occasions, a permis à l’intersyndicale de se présenter comme un cadre démocratique. Il ne s’agit pas d’un état-major syndical qui s’impose en écartant les opinions dissidentes, mais d’un cadre de coordination dont la diversité interne entre en résonance avec la pluralité des options auxquelles les salariés sont confrontés localement. De la sorte, l’intersyndicale s’est présentée comme un cadre souple qui n’empêchait pas d’autres formes d’action, plus radicales, dès lors qu’elles étaient décidées localement. Mais la logique même du cadre l’empêchait d’être la caisse de résonance de ces stratégies. On l’a vu dans l’attitude de l’intersyndicale, face à la dynamique de radicalisation – ancrage de la grève dans certains secteurs, actions de blocage et affrontements en marges des manifestations lycéennes. Si le communiqué du 21 octobre évoque la responsabilité du mouvement syndical, le soutien de l’opinion publique et « le respect des biens et des personnes », aucun soutien explicite n’est donné aux mouvements de grève en cours, comme si ces derniers n’avaient pas droit de cité dans ce cadre.

La ligne est donc ténue et maintenant que nous entrons dans une phase perçue comme étant celle de la décrue du mouvement, on voit bien qu’on pourrait rapidement connaître une dynamique de dissensions quant à la suite des actions à entreprendre. Le lien entre les équipes syndicales et les salariés mobilisés localement avec les porte-parole syndicaux nationaux est strictement représentatif. Le contrôle sur les orientations nationales est renvoyé aux mécanismes démocratiques internes à chaque organisation. Les responsables de la CGT ont ainsi investi beaucoup de temps dans la fabrication de « choix partagés » au sein de la confédération, à travers des réunions des fédérations notamment, mais aussi des unions territoriales, tout au long du mouvement.

Ce qui est donc clair, c’est que les formes prises par les dernières mobilisations ont remis les organisations syndicales au centre du jeu, et que le cadre de l’intersyndicale a beaucoup contribué à cela. Deux faits majeurs expliquent ce phénomène de l’intersyndicale : la réforme de la représentativité syndicale qui se déploie depuis 2008 et la réorientation stratégique de la CGT, entamée dans les années 1990.

En faisant de la représentativité syndicale un droit ascendant et évolutif, qui se conquiert à partir des résultats recueillis dans les élections d’entreprise, la réforme de 2008 a rendue obsolète la frontière qui opposait les cinq confédérations bénéficiant d’une représentativité « irréfragable » – CGT, CFDT, FO, CFTC, CGC – aux autres organisations – UNSA, Solidaires, FSU. On saura en 2013 quelles organisations sont représentatives au plan national interprofessionnel. En attendant, il n’y a plus d’enjeu à plus ou moins fermer ou ouvrir le jeu. Cet aplanissement des conditions de la concurrence syndicale se manifeste déjà dans l’accès de Solidaires aux subventions prud’homales ou à certaines instances du « dialogue social » comme les conseils économiques, sociaux et environnementaux national et régionaux. Le mort saisissait le vif en 2009, et c’est au regard de rationalités antérieures qu’il devenait possible d’intégrer les organisations syndicales « non-représentatives » à l’intersyndicale. Ces dernières – la FSU, Solidaires, l’Unsa – étaient elles-mêmes soucieuses de ne pas se couper du cadre unitaire. En 2010, on assiste à une reconfiguration : le champ ne se partage plus entre organisations représentatives et non-représentatives, mais entre dominants et dominés dans le jeu syndical. Le changement de logique de représentativité est intégré et les organisations syndicales dominées s’accordent plus de liberté, celle-ci pouvant devenir une position distinctive. On le voit bien en particulier avec FO, dont la position est déstabilisée par la réforme – qui met fin à l’image des « trois grandes confédérations » – mais qui a les moyens de tenir une position autonome. Solidaires a de même pu s’autoriser une plus grande liberté en décidant de signer au coup par coup les déclarations de l’intersyndicale.

Mais pour que l’intersyndicale existe, il fallait aussi que les organisations syndicales dominantes dans le champ en décident ainsi. La CFDT, après l’épisode traumatique de 2003, avait tout intérêt à éviter le cavalier seul. Mais c’est indéniablement la CGT qui porte avec le plus de volontarisme ce cadre unitaire. Elle l’inscrit en effet dans la perspective stratégique de ce que ses dirigeants appellent le « syndicalisme rassemblé » depuis maintenant la fin des années 1990. C’est le choix d’un cadre unitaire sans exclusive, mais dont l’axe privilégié repose sur la relation avec sa principale rivale, la CFDT. Cette stratégie semble ici porter ses fruits, avec une fragilité intrinsèque liée évidemment au positionnement de la CFDT. Quelque part, le pari fait par la direction de la CGT semble donc gagné : celui d’adopter une posture ouverte, d’appel à la négociation, pour faire porter la responsabilité de la radicalisation du mouvement au gouvernement et « gagner l’opinion publique » ; celui de laisser les salariés « acteurs » décider de leurs façons d’entrer dans le mouvement et de leurs modes d’action ; celui de miser sur une intersyndicale incluant des organisations comme la CFDT, la CFTC et la CFE-CGC. Ce pari semble aussi bien engagé du côté de la démarche de syndicalisation : les équipes CGT réalisent actuellement, dans différents secteurs du privé, un gros travail de distribution de tracts et de prise de contacts avec les salariés dans des entreprises sans présence syndicale. Les résultats concrets de ce travail de sensibilisation se voient bien d’ailleurs dans la participation aux manifestations, avec un renouvellement permanent des cortèges (du point de vue des entreprises, mais aussi des manifestants isolés, plus jeunes, du nombre de femmes qui suivent les banderoles CGT). De même, les cortèges Solidaires, notamment à Paris, sont impressionnants pour ce qu’ils disent de cette capacité à attirer des sympathisants, des salariés pas nécessairement organisés. Quelque chose est bien en train de se jouer, sans qu’on puisse être certain pour autant que cela débouche vraiment sur de la syndicalisation et la création de nouvelles bases syndicales durables.

Si la force du mouvement conforte la direction de la CGT dans ses choix – et la conforte sans doute auprès d’une large partie de ses adhérents –, elle n’enlève rien à l’ambiguïté de ces derniers. L’idée que c’est aux salariés de décider par eux-mêmes, par respect des pratiques démocratiques – dimension qui est effectivement très importante – masque aussi une forme de retrait syndical : on ne veut pas que ce soient les équipes les plus militantes, celles prêtes à entrer en grève reconductible, à bloquer l’appareil de production qui portent le mouvement afin de mieux élargir celui-ci, de toucher d’autres salariés. Le point de vue s’entend, mais il n’empêche que cela n’annule pas la question de la construction d’un rapport de force réel. On peut légitimement s’interroger sur ce qu’aurait été le mouvement sans le blocage des raffineries ! L’idée de parler en priorité à l’opinion publique, dans un rapport le plus souvent acritique à cette notion et aux instruments de sondage, constitue une étrange intériorisation de la faiblesse structurelle du syndicalisme français. L’opinion publique est saisie comme un tout flottant et cela conduit à évincer un discours qui prendrait appui sur une analyse en termes de classes sociales. Il s’agit d’appréhender comme une finalité décisive l’image du syndicalisme auprès de la population, cette bonne image – le syndicat comme un interlocuteur social légitime, responsable – étant posée comme une condition pour gagner des adhérents. Mais à l’opposé, ce discours conduit à fuir toute projection trop politique où il s’agirait de dire le « nous » mobilisé, à représenter le salariat dressé contre la politique menée en faveur des classes dominantes.

Au regard de ces deux points, il ne semble pas que les directions syndicales « aient été prises de court ». Le cadre intersyndical ne leur est pas imposé par la base, c’est bien elles qui l’ont créé et qui se l’imposent comme une condition sine qua non de la réussite de toute mobilisation. En revanche, la participation massive des salariés – c’est-à-dire aussi l’ampleur de la contestation du gouvernement actuel et de la politique menée par N. Sarkozy – a servi cette intersyndicale en lui permettant de dépasser ses tensions internes, sa faiblesse structurelle liée aux profondes divergences existant au sein de l’arc syndical, de Solidaires à la CFE-CGC. Savoir s’il était possible de faire autre chose de ce potentiel exceptionnel de contestation renvoie à un débat important, mais ce débat n’a pas réellement pris en raison de la mobilisation.

 

Un autre fait marquant est que, contrairement aux grandes mobilisations des deux dernières décennies, la locomotive du mouvement ne vienne cette fois-ci ni de l’enseignement, ni des transports – bien que les grèves aient été dans ces deux secteurs importantes- mais du secteur privé avec les salariés des raffineries. Comment expliquer cela ? Plus largement, comment analysez-vous, au niveau sectoriel, la diversité des dynamiques de la mobilisation en cours et, l’articulation entre luttes de salariés et luttes de la jeunesse ?

En raison de la présence plus relative, dans les grèves, des salariés du public qui ont pourtant été les principaux moteurs des luttes interprofessionnelles depuis 1995 (SNCF et éducation nationale, mais aussi La Poste, EDF-GDF…), ce mouvement a plutôt pris la configuration de manifestations massives avec une forte présence de salariés du public mais aussi de salariés de multiples entreprises du privé, combinées à des mouvements de grèves – parfois minoritaires – dans différents secteurs : les cantines scolaires, le transport routier, les convoyeurs de fond, le ramassage des ordures, et bien sûr les raffineries…

Il faut à la fois penser les conditions qui ont pu entraver la mobilisation des secteurs habituellement les plus mobilisés, et celles qui ont favorisé l’émergence de nouveaux fronts de mobilisation. Du côté des obstacles à la mobilisations des cheminots ou des enseignants, on les trouve facilement : dans l’échec de leurs mobilisations précédentes ! Depuis 2003, ces deux secteurs ont été le fer de lance de nombreuses luttes qui ont globalement débouché sur des échecs. Cette situation explique à la fois la difficulté à mobiliser largement les salariés de ces secteurs et la persistance d’une contestation menée par une minorité radicalisée : la faiblesse des taux de grévistes et leur persistance dans le temps. Plus largement, il ne faut pas oublier que l’impact économique et symbolique d’un arrêt des transports urbains et ferroviaires a été considérablement amoindri avec la loi du 21 août 2007 sur le service minimum. Si les militants syndicaux parviennent à contourner, via des grèves tournantes notamment, les nouvelles contraintes liées à l’obligation de continuité du service public, ce dispositif, avec l’obligation individuelle de se déclarer en grève 48h à l’avance, n’en a pas moins les effets attendus en termes d’obstacles supplémentaires à l’action collective.

Ça aura été de ce point de vue une surprise de voir les salariés des raffineries – et, dans une moindre mesure, les transporteurs routiers – prendre le relais des cheminots et des chauffeurs de bus. Si la pointe de la mobilisation était cette année, fait rare, dans le secteur privé, il s’agit cependant d’un secteur que les conditions et la rémunération du travail rapprochent des entreprises publiques. En outre, le rôle joué par les raffineries est très certainement à rechercher du côté des dynamiques propres à ce secteur où plane la menace d’une désindustrialisation de plus, avec la délocalisation du raffinage au plus près des activités d’extraction pétrolière. La lutte pour le maintien de la raffinerie Total de Dunkerque, au cours du premier semestre 2010, a constitué une répétition permettant aux salariés de faire l’expérience de l’efficacité de certains registres d’action. Il faut sans doute également prendre en compte les problématiques internes à la CGT, sa fédération des industries chimiques étant parmi les critiques de la ligne du « syndicalisme rassemblé ».

De même, on doit noter l’ancrage territorial des mobilisations, comme l’illustre la force et l’étendue du mouvement à Marseille et dans les Bouches du Rhône. Le fait qu’il y ait des grèves reconductibles lancées début octobre dans les Monoprix ne peut pas se comprendre sans faire référence à une participation beaucoup plus importante et régulière de salariés du secteur privé à Marseille lors des mobilisations de 2003, 2006 ou 2009. La configuration marseillaise renvoie à la fois à la situation de l’emploi, à l’histoire sociale locale et au travail militant réalisé depuis des années du côté des chômeurs et des précaires.

Dans le commentaire d’un article que nous avions précédemment publié sur Contretemps, à propos des mobilisations du printemps 2009 contre la crise, un internaute évoquait une hypothèse. Les mobilisations contre la crise auraient constitué un tournant dans les formes de mobilisation. On passerait de mouvements tirés par des secteurs en lutte, souvent du secteur public, à des formes de mobilisation plus hétérogènes, davantage structurées sur un plan territorial, impliquant davantage d’entreprises du secteur privé… interdisant dans tous les cas de penser les dynamiques de mobilisation comme la résultante de l’action d’un secteur professionnel se plaçant en avant-garde. Cette réflexion est pertinente dans le cadre d’une pensée stratégique orientée par l’objectif d’un « Tous Ensemble ». Elle renvoie à un équilibre qui évolue entre secteurs public et privé : la puissance du public est entamée, de nouvelles forces émergent dans le privé, parfois issues du public, et la précarité se diffuse partout. Elle tient au renouvellement du salariat et aux politiques managériales qui entament les cultures professionnelles et militantes, qui étaient souvent imbriquées… Cette réflexion invite ainsi à repenser les dynamiques de mobilisation, et en particulier à dépasser l’opposition entre partisans de la grève générale et partisans des manifestations le samedi pour réfléchir à l’articulation de ces formes d’action, en essayant de retourner l’obstacle que constitue l’hétérogénéité croissante du salariat en un atout (voir ce qu’écrit à ce sujet Philippe Corcuff dans Mediapart). La réalité du mouvement syndical aujourd’hui est cependant marquée par l’absence d’une telle pensée stratégique. Si l’on peut rationnellement considérer que seule une dynamique de généralisation du mouvement, de blocage effectif de l’économie permettrait de faire plier le gouvernement, une grande majorité des syndicalistes partent aujourd’hui du principe, soit qu’une telle dynamique est impossible, soit qu’elle n’est pas souhaitable.

 

Ce mouvement fait apparaître à nouveau un phénomène souvent considéré comme paradoxal : d’un côté, la mobilisation est extrêmement forte si l’on considère la participation aux manifestations et la popularité dont la crédite les sondages, y compris dans son durcissement ; d’un autre côté, les grèves reconductibles, n’ont pas véritablement pris. Ce type de phénomène avait déjà été évoqué en 1995 avec l’idée de « grève par procuration », cette logique est explicite lorsque les salariés des raffineries en lutte déclarent : «On bloque pour ceux qui ne peuvent pas faire grève» .

Cette fois, cependant, la multiplication des actions de blocage ( routes, flux de combustibles, déchetteries..) mises en oeuvre par des collectifs interprofessionnels semble esquisser un nouveau modèle : on fait la grève si l’on peut, on s’arrange pour participer aux manifestations mais l’inscription dans la mobilisation implique aussi une recherche d’effets économiques concrets.. Une telle dynamique n’est pas sans rappeler le rôle crucial des barrages routiers dans les lutte des piqueteros en Argentine en 2002-2003 ou, plus encore dans le cycle de mobilisations qui dans la première moitié des années 2000 a précédé l’accession au pouvoir du MAS d’Evo Morales en Bolivie…

En bref, la dégradation de la position de nombre de salariés sur leur lieu de travail aurait donc bien pour effet de rendre extrêmement difficile une généralisation des grèves mais, par contre, elle pourrait laisser la place à une plus grande diversité d’expression de la conflictualité qui n’exclue pas des processus de radicalisation. Que pensez-vous d’une telle lecture ? Et si on la suit, dans quelle mesure peut-on considérer que cette mobilisation marquerait l’entrée, pour la France, dans un nouveau modèle de grand conflit social ?

Le printemps 2003 avait été marqué par des tentatives, portées par les enseignants, de porter leur lutte auprès des salariés du privé. Le CPE, en 2006, avait marqué plus nettement cette volonté de jonction entre le monde éducatif entendu au sens large et le « monde salarial» (bien entendu, l’éducation est aussi un monde du travail !), à travers l’organisation d’assemblée générales interprofessionnelles, mais aussi à travers beaucoup d’actions coup de poing, tout à la fois censées frapper l’opinion et entraver le fonctionnement normal de l’économie. On retrouve ces formes aujourd’hui, et ce qui est peut-être intéressant c’est de voir que la logique des actions coup de poing, des blocages, qui était initialement surtout portée par les franges les plus radicales, est aujourd’hui largement reprise au sein des organisations syndicales elles-mêmes. La diffusion de ces pratiques, parce qu’elle engage des acteurs divers, participe de la recomposition d’une identité collective dont les « grèves par procuration » constituent un autre symptôme. Ce phénomène a été particulièrement visible pendant le mouvement, avec une multitude de soutiens spontanés en faveur des grévistes, la multiplication des caisses de grève et des actions de solidarité, d’habitants, de citoyens, d’enseignants. Certains médias, comme Mediapart, ont joué un rôle important dans la construction de ce mouvement de solidarité. Les cortèges des manifestations, s’ils étaient structurés par les délégués syndicaux, se sont avérés plutôt hétéroclites. L’alignement du privé et du public a effacé le passif de 1993. Le mouvement contre le CPE a révélé l’imbrication désormais étroite entre le monde du travail et celui de l’école. Le mouvement a développé une conscience de sa propre légitimité qui lui a permis de ne pas tomber dans le piège de la stigmatisation des casseurs. Autant d’éléments qui participent de la reconstitution d’une identité commune.

Mais il serait à notre avis erroné de trop insister sur la nouveauté d’un modèle de mobilisation qui, de fait, supposerait que les anciens sont dépassés. Il est d’abord très risqué d’aller au-delà des analogies formelles avec l’Amérique latine dont les structures sociales sont très différentes. Par exemple, le phénomène argentin des piqueteros, sa nature de mouvement de privés d’emplois, son inscription territoriale renvoient à une liquidation des institutions de l’Etat-providence et du salariat sans commune mesure avec ce que connaît la « vieille Europe ». En outre, le « vieux » conflit industriel, fondé sur la grève et sur l’entreprise comme champ de bataille, reste central. Les derniers développements du mouvement l’illustrent bien : la reprise du travail dans les raffineries a été vécue comme la fin de la mobilisation. Le registre de la grève reste central pour ancrer l’action dans la durée et le choix de blocages « de l’extérieur » est souvent un aveu de faiblesse quant aux possibilités de peser de l’intérieur même des entreprises.

Plutôt que de modèle de mobilisation, il serait sans doute plus heureux d’appréhender ces phénomènes avec la notion plus souple de « répertoires d’action collective ». Il y a indéniablement des formes nouvelles de mobilisation qui renvoient aux transformations du capitalisme et de l’organisation du travail. Dans un monde salarial de plus en plus éclaté, où le collectif de travail est désormais moins unifié par sa concentration spatiale que façonné par un ensemble de flux – de travailleurs, de produits, de communications – le blocage de stocks de produits, de carrefours industriels ou de voies d’échanges est un moyen d’atteindre les salariés et de peser réellement sur le fonctionnement de l’économie. Indéniablement, le répertoire d’action s’enrichit, car les registres d’action collective s’ajustent aux modes de domination. Mais derrière l’image du capitalisme en réseau, on assiste dans les entreprises à des phénomènes de concentration financière (par la constitution de groupes toujours plus importants) et de recentralisation du pouvoir stratégique – que N. Lichtenstein décrit bien à travers le modèle managérial de Wal-Mart. Si les entreprises sont de plus en plus interdépendantes, il n’est pas certain que cette interdépendance se traduise par une dilution du pouvoir

En outre, un risque important pèse, qui fut particulièrement visible dans les mouvements universitaires, du CPE à la LRU : les pratiques de blocage et l’échappée hors des lieux de travail (salarié ou scolaire) peuvent conduire à la fuite en avant, en creusant la coupure entre les secteurs les plus radicalisés et le plus grand nombre moins impliqué.

Enfin, si l’on doit souligner des nouveautés, il faudrait évoquer d’autres éléments, comme le recours au suffrage : la mobilisation collective, parfois la grève, ont pu s’appuyer sur le recours aux urnes présentées comme une garantie de transparence démocratique. Cela témoigne de fluctuations intéressantes, dans l’histoire du mouvement ouvrier, quant aux conceptions et pratiques légitimes la de la démocratie ouvrière. Quand des organisations de la CGT proposent le vote à bulletin secret, on est loin d’un élément (le vote à main levée par ceux qui sont engagés dans la lutte) qui a longtemps été perçu comme identitaire : il avait d’ailleurs été au principe de la scission de FO au moment des grèves insurrectionnelles de 1947 ! Longtemps, en effet, le recours au vote secret fut dénoncé comme une manœuvre de démobilisation, désagrégeant le collectif mobilisé au profit des rationalités individuelles.

Mais ces évolutions renvoient aussi à la façon dont les pratiques démocratiques sont investies et mises en œuvre par des individus qui n’ont plus la même socialisation politique. Les assemblées étudiantes durant le CPE ont été des lieux d’intenses débats, notamment sur l’organisation des votes, sur les conditions de légitimité de ceux-ci par rapport aux blocages. Dans une autre optique, le fait d’organiser une votation citoyenne sur le devenir de la Poste ou de demander un référendum sur celui d’EDF sont vus comme des moyens d’élargir la mobilisation au-delà des salariés de ces entreprises, d’impliquer la population en s’appuyant sur le statut d’usager. De telles démarches illustrent là encore la recomposition d’un répertoire d’action qui mobilise à la fois les registres syndicaux traditionnels tout en s’inspirant d’autres mouvements (on peut penser au mouvement féministe ou à la défense des droits des immigrés pour l’usage des urnes et des votations citoyennes).

 

Ce mouvement est une mobilisation sur la réforme des retraites. Mais, c’est sans doute beaucoup plus que ça : la question des retraite semble avoir été prise comme un casus belli pour rejeter, plus largement, ce pouvoir et sa politique. Comment appréhendez-vous cette dimension systémique du mouvement et quelles sont ses implications, la victoire ne pouvant être que politique ?

Sans qu’il y ait nécessairement de hiérarchie entre eux, il nous semble possible de lister un certain nombre de points, partiellement imbriqués, permettant de réfléchir à cette dimension politique :

1- La centralité incontestée des organisations syndicales dans le mouvement est allée de pair avec une faible visibilité des partis de l’opposition. Le PS s’est affiché contre la réforme menée par le gouvernement Fillon, mais en partage les prémisses économiques libérales. A la gauche de la gauche, les diverses organisations ont plutôt privilégié leur apparition propre dans le cours du mouvement au détriment d’une intervention politique commune : on est loin ici de la coordination souple dont nous parlions avec l’intersyndicale (sans idéaliser pour autant celle-ci !). C’est la division qui l’emporte, de telle sorte que les partis n’ont pas été en capacité d’être les catalyseurs d’un ras le bol qui dépasse effectivement le cas des retraites, qui renvoie au sentiment d’immoralité et d’illégitimité du pouvoir, de violence et d’injustice de sa politique.

2- Mais les organisations syndicales ne jouent pas davantage ce rôle, car elles ne souhaitent pas l’endosser pour la plupart d’entre elles. Déjà en 2009, Bernard Thibaut insistait sur le fait que la métropole n’était pas la Guadeloupe et qu’une stratégie de type LKP serait une erreur. De fait, il est clair que l’institutionnalisation du champ syndical en France se traduit, dans la façon dont les acteurs conçoivent leur possibilité d’action et leur légitimité, par l’acceptation d’un cloisonnement fort entre les sphères associative, syndicale et politique. Le registre d’argumentation que mettent en œuvre les organisations dominantes dans le champ syndical est celui du dialogue social. Elles n’envisagent pas la construction d’un front large, socio-culturel, permettant la contestation la plus large possible du pouvoir, car elles considèrent que ce n’est pas leur rôle.

3- De ce point de vue, le dossier des retraites révèle la part de mythe qui structure les discours sur le dialogue social, sur une démocratie sociale qui pourrait tranquillement s’épanouir, avec ses règles et sa temporalité propres, à l’écart de la démocratie politique. L’idée d’une subordination consentie des acteurs syndicaux face au pouvoir politique a montré ses implications pratiques : un gouvernement qui oublie, quand il a décrété l’urgence de réformer, toute procédure de négociation préalable. Au final, aucun responsable syndical n’aura d’ailleurs consenti à s’autodésarmer en partant du principe qu’une fois la loi votée, la contestation devait quitter le terrain de la rue. Seule une minorité d’organisations a maintenu ce discours (UNSA, CFE-CGC), mais tout en restant dans le cadre de l’intersyndicale.

4- Si les organisations syndicales acceptent aujourd’hui une part de responsabilité politique, celle-ci est le plus souvent transfigurée sur le mode de l’expertise. Il s’agit de convaincre de la crédibilité de ses propositions, en argumentant sur des points internes à la réforme comme dans le cas de la CFDT ou en proposant, comme le font la CGT, la FSU et Solidaires une autre réforme, en lien avec des économistes et des organisations telle ATTAC. Il s’agit ici évidemment d’un travail extrêmement précieux dans la mesure où il arme le syndicalisme, permet dans une certaine mesure de se faire entendre des médias et crée des liens avec d’autres secteurs. Mais pour que ce réalisme technique ne perde pas de vue ses objectifs stratégiques, il lui reste à s’articuler à une pensée « chaude », à des valeurs, à l’affirmation pratique de la vision du monde que servirait un réel projet de sauvegarde des retraites par répartition.

5- Ce qui conduit à un dernier point de réflexion : les meilleurs projets du monde n’ont aucune portée s’ils ne sont pas sous-tendus par un enthousiasme populaire, s’ils ne s’indexent pas à des images de la société désirée, s’ils ne s’inscrivent pas dans une histoire collective. Le mouvement peut être l’occasion pour les responsables syndicaux de prendre conscience de cette responsabilité qui leur incombe et qui renvoie aux plus grandes heures du mouvement ouvrier – quand les propositions des organisations syndicales irriguaient le débat politique, du planisme cégétiste des années 1930 aux nationalisation et à la sécurité sociale à la Libération, jusqu’au socialisme autogestionnaire dans les années 1970. Alors que la gauche est atone et divisée, il serait possible que d’importante fractions du mouvement syndical servent de catalyseur à l’élaboration d’un véritable agenda de transformation sociale. Une élaboration qui ne résulte pas de « l’audition » des organisations syndicales par les dirigeants politiques, mais d’une dynamique autonome permettant aux syndicalistes de tisser des liens durables entre eux et avec tous ceux, citoyens, associations, mouvements sociaux qui ont contribué à nourrir la contestation des dernières semaines.

Un tel processus supposerait que se mettent en place des structures ad hoc, car bien évidemment le cadre de l’intersyndicale, dont l’intérêt n’est pas en cause, revêt une autre fonction. Entre une intersyndicale qui tient par la recherche du consensus et la guerre de tous contre tous que se livrent les organisations confrontées à la conquête de leur représentativité dans les entreprises, il existe un espace intermédiaire à occuper, celui d’une coopérative d’élaboration stratégique.

 

Propos recueillis par Cédric Durand. 

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