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Face aux élites centristes, aux représentants de la droite dure et à la bureaucratie magouilleuse du Parti social-démocrate autrichien (SPÖ), Andreas Babler a remporté, contre toute attente, l’élection à la présidence de l’organisation, assurant ainsi une direction socialiste aux sociaux-démocrates d’Autriche. Cet article décrit les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’élection et surtout les propositions alternatives mises en avant par l’équipe de Babler, proches en cela du corbynisme britannique.

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Le lundi 5 juin 2023, le Parti social-démocrate autrichien (SPÖ) a fait une annonce étonnante. Lors de la conférence spéciale du Parti qui s’était tenue deux jours auparavant, la course à la direction entre Hans Peter Doskozil et Andreas Babler devait être tranchée par une assemblée de 609 délégué.es désigné.es lors d’une conférence spéciale du Parti. Babler a prononcé un discours passionné qui a été ovationné, mais en vain.

Les résultats tombent : sur 596 bulletins valides, Doskozil l’emporte avec 316 voix contre 279 pour Babler. Alors que Doskozil prononce son discours de victoire et que Babler le félicite avec magnanimité, le journaliste Martin Thür ne tarde pas à relever une erreur dans les résultats publiés par le SPÖ : « 316 + 279 = 595 et non 596 ». D’où vient donc cette voix supplémentaire ? La commission électorale de la Conférence de Linz a appelé le siège du SPÖ à Vienne, mais le personnel du Parti étant en congé pour le reste de la journée et le dimanche, la commission de vote du SPÖ ne s’est réunie que le lundi et a constaté que le vote manquant était loin d’être la seule erreur.

En effet, les votes figurant sur une feuille de calcul Excel avaient été mélangés et attribués aux mauvais candidats. Andreas « Andi » Babler, le maire socialiste de la petite ville de Traiskirchen, en Basse-Autriche, avait en fait gagné par 317 voix contre 280 et serait le nouveau chef du SPÖ.

Malgré les circonstances acrimonieuses, l’accession de Babler à la tête du SPÖ est un coup remarquable, et l’exaltation tempérée qui règne dans l’entourage de Babler sera certainement meilleure que celle que ressentent Doskozil et ses partisans. Calice empoisonné ou non, un social-démocrate de gauche, respectueux des principes, est désormais à la tête de l’opposition autrichienne et est parfaitement capable de tirer parti de la crise que ses prédécesseurs ont semée.

Babler s’est tenu à l’écart du « spectacle de marionnettes » qu’ont été les querelles politiques interminables entre l’ancienne dirigeante Pamela Rendi-Wagner et Hans Peter Doskozil dans les mois qui ont précédé le vote pour la direction du parti. Il a critiqué les structures archaïques du Parti, l’absence de responsabilité de ses dirigeant.es et l’opacité de ses processus de prise de décision, autant d’éléments qui ont été mis en évidence lors des événements de ces derniers jours. Lorsque l’embarras initial sera passé, Babler disposera d’un mandat renforcé pour tenir ses promesses de campagne. Il sera le mieux placé pour repartir sur de nouvelles bases, n’ayant joué aucun rôle dans cette débâcle, et ses appels à une nouvelle orientation pour la social-démocratie étant bel et bien justifiés.

Le corbynisme autrichien

L’histoire ne semblera que trop familière à de nombreux lecteurs et à de nombreuses lectrices : un outsider avec des références socialistes se présente à la direction du Parti et inspire un mouvement populaire pour changer l’orientation politique du pays vers le socialisme démocratique.

La campagne de Babler reposait sur la mobilisation de la base des membres du SPÖ, et il n’est pas exagéré de dire que l’héritage du mouvement de Jeremy Corbyn et de Momentuma fait une différence cruciale. Babler a battu la présidente sortante Pamela Rendi-Wagner par une marge de 175 voix lors du vote des membres, ce qui lui a donné la légitimité politique de se présenter au second tour contre Doskozil lors de la conférence du Parti.

Ces votes ont été obtenus grâce aux efforts de militant.es motivé.es, tels que ceux et celles de Solidarität, qui ont mis en pratique ce qu’ils avaient appris des Brigades Internationales Corbyn à la fin de 2019. Sans l’organisation inlassable de ces bénévoles dévoué.es sous la forme de campagnes sur les médias sociaux, d’événements en direct et d’appels téléphoniques aux mes membres grisonnants du SPÖ, Babler ne serait pas allé aussi loin.

Cela fait moins de trois mois que tout cela a commencé, lorsqu’en mars 2023, Pamela Rendi-Wagner, la première femme à diriger le SPÖ, a été forcée par le conseil d’administration du Parti de participer à une élection à la tête du Parti qui aurait dû l’opposer à Hans Peter Doskozil, le dirigeant du SPÖ du Burgenland. Cette élection devait intervenir après des années de critiques publiques de Doskozil à l’encontre du leadership de Rendi-Wagner.

À deux jours de la date limite pour l’inscription des nouveaux candidat.es, Andi Babler s’est lancé dans la course ce qui a complètement changé le scénario. Babler étant relativement peu connu, il avait une montagne à gravir. Son plan consistait à galvaniser les membres de la base et à se rendre dans tous les coins de l’Autriche pour mener sa campagne. Ce qui avait commencé comme un duel peu édifiant entre deux bureaucrates du Parti s’est ainsi transformé en un débat de fond sur les politiques socialistes démocratiques et en une tentative de sauver le SPÖ de sa propre incohérence.

Réintégrer la gauche

Sous Pamela Rendi-Wagner, le SPÖ n’a pas pu profiter des scandales persistants et de la corruption entourant le Parti Populaire autrichien (ÖVP) conservateur ou ses partenaires infortunés de la coalition gouvernementale, les Verts (die Grünen). Le Parti qui avait fait de Vienne la ville rouge s’est efforcé de s’imposer comme une alternative souhaitable malgré les scandales et les lacunes de ce gouvernement qui ont fait couler beaucoup d’encre.

Les résultats des élections fédérales de 2023 ont donné un pronostic sombre, le SPÖ perdant des voix dans trois élections sénatoriales distinctes en Basse-Autriche, en Carinthie et dans les États de Salzbourg. Lors des élections dans l’État natal d’Andi Babler, la Basse-Autriche, en janvier, le Parti a chuté à son plus bas niveau, passant de 23,92 % à 20,65 %, et a été dépassé par le Parti de la Liberté d’Autriche (FPÖ) d’extrême droite, qui a terminé à la deuxième place.

Lors des élections de mars en Carinthie, il a perdu trois de ses dix-huit sièges au Sénat de l’État, sa part de voix passant de 47,9 % à 38,9 %. Alors que la course à la direction faisait rage en avril, les élections du Land de Salzbourg ont vu le SPÖ perdre à nouveau, avec une part de voix tombant de 20 % à 17,9 %, le FPÖ le dépassant à nouveau en deuxième position, tandis que dans le même temps, le Parti Communiste d’Autriche (KPÖ) atteignait un niveau record de 11,5 %.

Les efforts de Pamela Rendi-Wagner pour diriger le Parti ont longtemps été sapés par son bourreau en chef au sein du Parti : Hans Peter Doskozil. Ce dernier est un ancien chef de la police qui dirige aujourd’hui la section SPÖ du Burgenland. Ces derniers temps, il s’est démarqué de la tendance qui a touché le SPÖ dans d’autres États en dirigeant un parti étroitement organisé au niveau de l’État. Le programme politique de Doskozil appelle à une augmentation des prestations sociales, ce qui n’est pas sans rappeler les propositions de Rendi-Wagner ou de Babler. Toutefois, son plaidoyer en faveur d’une politique frontalière beaucoup plus sévère, semblable à celle des sociaux-démocrates danois et ses ouvertures aux électeurs de l’ÖVP et du FPÖ le placent fermement à la droite du parti.

Andi Babler, en revanche, a promis de démocratiser les structures hiérarchiques aliénantes du parti, qui excluent la plupart de ses membres de la prise de décisions importantes. Au lieu des accords en coulisses typiques et de la politique du Parti imposée d’en haut, il promet de donner aux membres du SPÖ le pouvoir de participer de manière significative à un parti socialiste véritablement démocratique.

La candidature de Babler a clairement donné à cette élection de direction une importance beaucoup plus grande, et entre l’annonce de sa candidature le 23 mars et la date limite d’inscription à 22 heures le lendemain, neuf mille personnes ont rejoint le Parti pour avoir la chance de voter. La période d’inscription a été prolongée par la suite, ce qui a facilité l’afflux de nouveaux membres.

Une politique différente

En mars, très peu de gens en Autriche avaient entendu parler de Babler. En général, plus les gens le connaissent plus ils l’apprécient, et c’est le cas aujourd’hui. Babler est originaire de la petite ville de Traiskirchen, en Basse-Autriche, dont il est le maire depuis 2014.

Cette ville de 21 000 habitant.es abrite l’usine de caoutchouc Semperit, où le père de Babler était employé. Sa formation politique s’est forgée dans l’expérience partagée de sa famille et de ses voisins luttant ensemble contre les caprices de la multinationale mère de Semperit, Continental Tires, qui menaçait constamment de délocaliser les emplois à l’étranger.

Continental a finalement délocalisé la production de pneus de Semperit vers la République tchèque en 2002. Babler a lui-même suivi une formation de métallurgiste et a travaillé dans l’usine d’eau minérale Vöslauer avant d’obtenir une maîtrise en communication politique. Malgré cette qualification, la plus grande force de Babler est qu’il ne parle pas et n’agit pas comme un politicien typique. Avec son blouson du Fußball-Club Sankt Pauli et ses jeans, il affiche un visage terre-à-terre et amical, qui ne cache pas ses opinions politiques. Par-dessus tout, il se réjouit de pouvoir être avec les gens, d’écouter leurs problèmes et d’offrir son aide là où il le peut. Le fait que sa femme et lui produisent du vin sur une petite parcelle ne fait qu’augmenter son capital de sympathie parmi les électeurs et les électrices du pays.

Babler est a été élu membre du conseil municipal de Traiskirchen depuis 1995 et maire depuis 2007. Lorsqu’il a été élu maire en 2014, il a fait dépassait le score de son prédécesseur SPÖ passant de 60 % à 73 %. À l’époque, Traiskirchen accueillait le plus grand centre d’enregistrement de réfugié.es d’Autriche, qui était mal équipé pour faire face au nombre de demandeurs.ses d’asile. Lorsque Babler a accepté le « travail impossible » de maire, il s’est attaqué au dysfonctionnement du système d’asile du gouvernement conservateur, non pas en se pliant aux caprices xénophobes de ses opposant.es de droite, mais en faisant campagne pour une politique humaine de l’asile qui permettrait aux demandeurs.ses d’asile de bénéficier d’une procédure régulière et d’un hébergement dans tout le pays.

Cette approche favorable aux réfugié.es n’a pas nui à sa popularité, puisqu’il a été réélu en 2020 avec 71,5 % des voix. Un habitant de Traiskirchen a résumé avec brio la raison de sa popularité quasi universelle dans sa ville natale : « Il représente un type de politique différent de ce que les autres font ces jours-ci, et je pense que les gens apprécient cela. »

Babler a démontré sa capacité à transformer sa popularité locale en un soutien politique plus large. Lors des élections régionales de Basse-Autriche de cette année, où le SPÖ a obtenu des résultats historiquement médiocres, la performance de Babler a été la seule planche de salut. Placé en dernière position sur la liste des 35 candidat.es du SPÖ de Basse-Autriche, Babler n’était pas très apprécié par ses supérieurs au sein de son propre parti, mais il a néanmoins parcouru les 19 000 kilomètres carrés de l’État (une superficie équivalente à celle du Pays de Galles) pour faire campagne.

En fin de compte, il a recueilli un nombre impressionnant de 21 273 voix de première préférence, ce qui fait de lui le candidat le plus performant, sans être en tête, de tous les candidat.es à l’élection, et de loin (à titre de comparaison, le candidat en tête du SPÖ, Franz Schnabl, a recueilli 24 223 voix de première préférence). Babler n’a pas été autorisé à siéger au Sénat de l’État tout en étant maire de Traiskirchen, mais il a obtenu un salaire supplémentaire qu’il a reversé à des causes visant à lutter contre la pauvreté des enfants.

Babler s’est constamment battu pour cette cause, défendant des initiatives sociales qui fournissent des repas scolaires gratuits, des jardins d’enfants et des services de garde après l’école pour les enfants issus de familles socialement défavorisées dans sa ville natale et ailleurs. Le fait qu’il ait placé ces questions au cœur de sa campagne a suscité quelques contestations bizarres de la part d’adversaires extérieurs au SPÖ, comme lorsque la journaliste de droite Rosemarie Schwaiger a déclaré : « Je ne vois pas où il y a des enfants affamés en Autriche ». Toutefois, ces contestations n’ont fait que mettre ces questions à l’ordre du jour des médias nationaux.

Les initiatives communautaires de lutte contre la pauvreté sont caractéristiques de la politique de Babler, mais son autre prérogative en tant que dirigeant du SPÖ est de s’attaquer à l’aliénation et à la frustration que les membres éprouvent à l’égard de leur Parti. Les événements de ces derniers jours n’auront fait qu’intensifier ce sentiment. Les résultats du vote du 22 mai n’ont fait que compliquer les choses, le Parti étant divisé en trois, Rendi-Wagner obtenant 31,35 %, Babler 31,52 % et Doskozil 33,53 %. Pamela Rendi-Wagner s’est retirée, comme elle s’était engagée à le faire en cas d’échec.  Babler a donc demandé un second tour entre lui et Doskozil afin de garantir un mandat clair au nouveau dirigeant. Au lieu de cela, le SPÖ a décidé de procéder à un vote parmi les principaux et principales délégué.es du Parti lors de la conférence spéciale organisée le 3 juin.

Michaela Grubesa, qui s’est avérée être la compagne du principal stratège de campagne de Doskozil, a dirigé la commission électorale et a convoqué une conférence de presse fatidique le lundi après-midi pour annoncer la nouvelle qui allait changer le cours de la politique autrichienne. La confusion était due à l’inexpérience des organisateurs électoraux du SPÖ en matière de sélections démocratiques. Ils étaient habitués à ce que les votes de la conférence n’impliquent jamais qu’un seul candidat incontesté et à ce qu’une croix sur le nom du candidat soit considérée comme un vote négatif.

Cette fois-ci, cependant, une croix sur le nom du candidat a été considérée comme un vote favorable, mais les permanent.es du SPÖ, suivant la procédure habituelle d’un vote à la conférence du Parti, ont saisi ces votes dans la feuille de calcul de manière à les soustraire du nombre total de votes, ce qui a donné le résultat inverse. Les erreurs commises le lundi 5 juin feront l’objet de commentaires à chaque décompte des voix et à chaque scrutin serré dans le monde germanophone pendant des années.

Le succès du mouvement Babler déterminera si les gens plaisantent avec joie ou avec humour noir. Il n’est pas idéal que ses premiers jours à la direction du Parti soient entachés par le désastre de ses prédécesseurs, mais si c’est le prix à payer pour avoir la chance de porter les espoirs de millions d’Autrichiens et d’Autrichiennes qui aspirent à des politiques sociales-démocrates transformatrices comme il n’y en a plus eu depuis l’époque de Bruno Kreisky, Andi Babler et ses électeurs et électrices le paieront volontiers.

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Texte publié par Jacobin, traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.

Oliver White est militant du Parti Social-Démocrate d’Autriche.

Photographie: Hanuschof, avril 2023 / Wikimedia Commons.

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