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Le militant de gauche et historien marxiste Adolfo Gilly vient de mourir à l’âge de 94 ans. Né en Argentine, il avait milité dans la gauche socialiste de ce pays avant de partir pour le Mexique où il fut emprisonné pour des raisons politiques de 1966 à 1972. Spécialiste de la globalisation mais aussi du zapatisme, il a notamment écrit un livre fondamental sur la Révolution mexicaine de 1910-1920 (traduit en français aux éditions Syllepse).

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Camarade, une évocation très personnelle

Sergio Rodriguez Lascano

Nous avons appris, le 4 juillet dernier, le décès du camarade Adolfo Gilly, qui souffrait depuis trois ans d’une maladie qui le retenait la plupart du temps à la maison. Cela ne l’a pas empêché de continuer à écrire et à être attentif à ce qui se passait au Mexique et dans le monde. Son livre magnifique a été récemment publié sous le titre Estrella y espiral (Étoile et spirale).

Il semblerait que sachant que la fin était proche, il raconte une série de situations et de personnages qui l’ont marqué, que ce soit pour sa formation sentimentale, comme il aimait à le dire comme synonyme de sa formation militante, ou pour sa formation théorique : Victor Serge, qu’Adolfo admirait tant, André Breton, Octavio Paz, dont il reprit l’idée que sa patrie dans la vie était le XXe siècle ; Pancho Villa, le grand organisateur de la plus grande armée d’en bas de la révolution, Bolívar Echeverría, le véritable continuateur de Walter Benjamin ; Friedrich Katz, le meilleur historien de Pancho Villa ; les mineurs boliviens indigènes, l’enterrement des cendres de Don Luis Villoro en territoire rebelle zapatiste et la rébellion indigène zapatiste transcendantale.

C’est également dans cette dernière partie de sa vie qu’il a écrit deux livres sur le général Felipe Ángeles, des livres qui constituent non seulement une grande contribution à l’histoire mexicaine, mais aussi deux œuvres littéraires de premier ordre. Adolfo était un maître des lettres, il savait choisir, agencer et dessiner les mots et avait la capacité de construire des métaphores qui provoquaient la pensée et la réflexion.

Pendant 45 ans de ma vie militante, Adolfo a été mon camarade. Nous n’étions pas toujours d’accord, nous débattions souvent avec démesure, mais nous nous respections toujours et, surtout, nous n’avons jamais cessé d’être des camarades.

Même lorsqu’il quitta le Partido Revolucionario de los Trabajadores (PRT, section mexicaine le IVème Internationale) avec des camarades de grande valeur, nous avons maintenu la communication et les bonnes relations.

Je me souviens que le 6 juillet 1988, à 17 heures, une heure avant la fermeture des bureaux de vote pour l’élection remportée par Cuauhtémoc Cárdenas, et alors que  Manuel Bartlettorganisait la fraude électorale pour donner la victoire à l’infâme Carlos Salinas de Gortari, nous nous sommes rencontrés sur la place Río de Janeiro à Mexico pour parler.

Je l’ai accueilli par la phrase : « ils ont gagné et maintenant qu’est-ce qu’ils vont faire ? Et je me souviens de sa réponse, pleine de sincérité : « Je n’en ai aucune idée, mais nous devons nous battre ». Quelques heures plus tard, une réunion a été organisée au cours de laquelle les trois candidats de l’opposition à la présidence, Manuel Clouthier du Parti d’Action Nationale, Rosario Ibarra, candidate du Parti Révolutionnaire des Travailleurs, et Cuauhtémoc Cárdenas d’une grande coalition de différents partis, se réunirent avec leurs différentes équipes de campagne et  décidèrent d’organiser une marche vers le ministère de l’Intérieur pour dénoncer la fraude.

Quelques jours plus tard, je l’ai contacté pour lui dire que les bulletins en possession du PRT grâce à ses representant.e.s dans les bureaux de vote donnaient un triomphe à Cárdenas. Il m’a alors demandé si nous étions prêts à le déclarer publiquement, ce à quoi j’ai répondu par l’affirmative. Plus tard, nous nous sommes rencontrés, lui et deux autres de ses camarades, et à cette occasion, ils ont proposé à plusieurs dirigeants du PRT que Rosario Ibarra assiste à une conférence de presse qui se tiendrait au domicile de la famille Cárdenas pour faire connaître la position du PRT selon laquelle Cárdenas avait gagné les élections. Nous y sommes allés et Rosario a dit : « Cárdenas a gagné, nous allons défendre sa victoire parce que nous avons un besoin urgent qu’il entre au gouvernement parce que nous serons son opposition de gauche ».

Je dis cela parce que Gilly a compris, contrairement à de nombreux.ses intellectuel.les qui ont momentanément soutenu Cárdenas, l’importance pour la candidate de la gauche révolutionnaire de dire qui avait gagné les élections.

Par la suite, nous sommes restés en contact tout au long de l’année, et plus particulièrement à la suite de l’insurrection zapatiste. Nous nous sommes rendus ensemble au Chiapas à plusieurs reprises.

Il y avait chez Adolfo une combinaison de ce que Hal Draper appelait les deux âmes du socialisme : l’âme étatiste et l’âme d’en bas.

Dans l’épilogue de La révolution interrompue, Gilly a exprimé sa vision stratégique en indiquant les trois façons de comprendre la révolution mexicaine. Ce livre a apporté de nombreuses contributions, mais je pense que la principale a été de comprendre la révolution mexicaine comme une révolution interrompue, en partant de l’idée de Trotsky selon laquelle la prochaine révolution commencerait là où celle d’Emiliano Zapata s’est arrêtée.

L’autre idée centrale était de situer la révolution mexicaine de 1910-1919 dans le cadre du processus de révolution mondiale du 20e siècle. La seconde, seulement après la révolution russe de 1905.

Je crois que cette idée n’était pas simplement une élaboration théorique, elle était liée à sa vie militante. Son action sous le gouvernement de Perón et les grandes mobilisations ouvrières en Argentine ; son séjour de quatre ans en Bolivie et ses discussions inlassables avec les mineurs d’Oruro, qui n’étaient pas seulement des mineurs mais aussi des indigènes, quelques mois après la révolution bolivienne de 1952, qui a conduit à l’émergence du Mouvement national Révolutionnaire.

Ensuite, son séjour au Guatemala, où il est entré en contact avec de jeunes soldats qui s’étaient rebellés contre la dictature guatémaltèque, son affection et son respect pour Yon Sosa et son militantisme au sein du MR 13, malgré les calomnies qui ont été lancées contre lui et ses camarades mexicains qui ont donné leur vie dans ce mouvement, comme David Aguilar Mora ; son séjour à Cuba, où il a vécu la transition d’une révolution populaire anti-impérialiste à une révolution socialiste, puis son emprisonnement au Mexique et son contact avec des personnes aussi précieuses que Víctor Rico Galán.

Je crois que les deux textes fondamentaux pour sa formation ont été deux livres de Trotsky : L’histoire de la révolution russe, en particulier ses premières pages, et les écrits de Trotsky sur le Mexique, en particulier les deux écrits sur le gouvernement du général Lázaro Cárdenas.

La révolution interrompue a été un choc pour beaucoup d’entre nous, jeunes de 21 ans. Soudain, l’histoire du Mexique cessait d’être la vision des vainqueurs pour devenir l’histoire d’en bas, racontée d’en bas.

On peut être d’accord ou non avec la vision stratégique globale exposée dans la dernière partie du livre, mais ce qui est indéniable, c’est que cette conclusion a provoqué, interpelé une gauche qui était très faible en matière de réflexion théorique.

Quelques années plus tard, Arturo Anguiano Orozco écrivit un livre intitulé El Estado y la política obrera del cardenismo (L’État et la politique ouvrière du cardénisme) qui, dans une perspective différente de celle de Gilly, reflétait l’autre point de vue de la gauche dans la perspective du marxisme révolutionnaire, donnant ainsi naissance à deux textes-clés de la pensée émancipatrice mexicaine.

Au milieu de l’année 1993, Adolfo et moi nous sommes réunis pour concevoir le lancement d’une nouvelle revue, intitulée Vientos del sur (Vents du Sud). En janvier 1994, ces vents se sont manifestés avec une telle force qu’ils sont devenus le thème central de la revue. Quelques années plus tard, nous avons tous deux quitté la revue que nous avions conçue et fondée, lui parce qu’il a accepté un poste au sein du gouvernement de la ville de Mexico lorsque Cárdenas a remporté les élections en 1997 et moi parce que j’ai décidé de m’impliquer dans la formation de la proposition civile de l’EZLN.

Dans les dernières années de sa vie, de temps en temps, nous prenions le petit-déjeuner et les heures passaient à parler du Mexique et du monde. De la tendance démocratique du SUTERM (Syndicat Unique des Travailleurs Électriciens de la République Mexicaine), de l’importance des luttes du peuple bolivien pour renverser les présidents, des migrants.es et de la délocalisation des capitaux, de la façon dont la carte du capitalisme dessinée par Marx atteignait désormais sa « pleine dimension », et de bien d’autres choses encore.

Nous nous sommes rencontrés pour la dernière fois en 2015 (lors de l’hommage à Luis Villoro dans le cadre du séminaire « La pensée critique face à l’hydre capitaliste« , en territoire rebelle zapatiste. Il y a fait une intervention vraiment remarquable.

Ensuite, en raison de maladies réciproques, nous n’avons plus été en mesure de poursuivre nos petits-déjeuners, ce qui était dommage : je crois que nous en avions tous les deux besoin.

Depuis 2020, notre relation était seulement téléphonique. Il sortait très peu et je l’appelais au téléphone de temps en temps, lui demandant des nouvelles de sa santé, pour savoir comment il allait et reprendre ainsi, en quelque sorte, nos petits-déjeuners.

Nous parlions de la mort de Mike Davis, de la crise de la pensée émancipatrice de gauche au Mexique et dans le monde, de la lutte pour la libération des prisonniers politiques sous le gouvernement de satrapes de Daniel Ortega, de la vacuité des journaux mexicains, de l’invasion russe de l’Ukraine, etc.

La dernière chose que je lui ai envoyée est le texte que j’ai écrit à l’occasion de la mort de notre cher Hugo Blanco, dans lequel je rappelais son intervention pour défendre José María Arguedas contre les attaques ignobles de Mario Vargas Llosa. Il ne m’a pas répondu, il est mort quelques jours plus tard.

J’ai dit plus haut qu’Adolfo était un homme qui portait en lui les deux âmes du socialisme, mais pour être juste, il convient de souligner qu’à des moments-clés de la confrontation entre ceux qui sont en bas de l’échelle et ceux qui sont au pouvoir, en particulier lorsqu’il était fonctionnaire, lors de la grève estudiantine organisée par le Conseil Général de Grève en 1999-2000, il n’a pas hésité: il s’est toujours rangé du côté des étudiant.es.

Je voudrais reproduire ce que les camarades zapatistes ont dit sur la signification pour eux de Luis Villoro, Pablo González Casanova et Adolfo Gilly :

Nous, hommes et femmes zapatistes, nous disons seulement :

Ne craignez pas d’être laissés seuls par ceux qui n’ont jamais été vraiment avec vous. Ce sont eux et elles qui ne vous méritent pas. Ceux et celles qui contemplent votre douleur comme s’il s’agissait d’un spectacle étranger, que l’on peut aimer ou pas, mais qui ne les habitera jamais réellement.

Ne craignez pas d’être abandonné.es par ces personnes qui ne cherchent pas à vous accompagner et à vous soutenir, mais à vous gérer, à vous dompter, à vous livrer, à vous utiliser, puis à vous rejeter.

Craignez, oui, d’oublier votre cause, d’abandonner votre combat.

Mais tant que vous tiendrez bon, tant que vous résisterez, vous aurez le respect et l’admiration de beaucoup de gens au Mexique et dans le monde.

Des gens comme ceux qui sont ici avec nous aujourd’hui.

Comme Adolfo Gilly.

Ce que je vais dire maintenant n’allait pas être dit. La raison ? Au départ, aussi bien Adolfo Gilly que Pablo González Casanova avaient déclaré qu’ils ne seraient peut-être pas présents, en raison de problèmes de santé. Mais Adolfo est ici, et nous lui demandons maintenant de conter cette partie à Don Pablo plus tard ».

Le sous-commandant Marcos a raconté que quelqu’un s’était adressé à lui en remettant en question le fait que l’EZLN prêtait tant d’attention à Don Luis Villoro, Don Pablo González Casanova et Don Adolfo Gilly. L’argument, en forme de défi, se basait sur les différences que ces trois personnes entretenaient avec le zapatisme, et sur le fait qu’il ne montrait pas la même considération envers les intellectuel.les qui étaient cent pour cent zapatistes. J’imagine que le sous-commandant a allumé sa pipe avant de s’expliquer :

Premièrement, a-t-il dit, ses divergences ne portent pas sur ce qu’est le zapatisme, mais sur les évaluations, les analyses ou les positions que le zapatisme adopte sur diverses questions. Deuxièmement, a-t-il poursuivi, j’ai personnellement vu ces trois personnes devant mes camarades dirigeant.es, hommes et femmes. Ici, sont venu.es nous voir des intellectuel.les de grand prestige et, bon, d’autres moins prestigieux.ses. Ils et elles sont venu.es dire le fond de leur pensée. Peu, très peu, ont parlé avec les dirigeants et les dirigeantes. C’est seulement devant ces trois personnes que j’ai vu les commandant.es, hommes et femmes, parler et écouter d’égal à égal, dans un climat de confiance mutuelle et de camaraderie. Comment ont-ils fait ? Il faudrait le leur demander. Ce que je sais, c’est que cela coûte, qu’obtenir la parole et l’oreille des commandant.es, dans le respect et l’affection, coûte et coute beaucoup. Troisièmement, ajouta le sous-commandant, tu as tort de penser qu’en tant que zapatistes, nous cherchons des miroirs, des acclamations et des applaudissements. Nous apprécions et valorisons les différences de pensée, bien sûr, s’il s’agit de pensées critiques et articulées, et non le genre d’absurdités qui abondent aujourd’hui dans le progressisme éclairé. Nous, zapatistes, n’apprécions pas une pensée si elle coïncide ou non avec la nôtre, mais si elle nous fait réfléchir ou non, si elle nous provoque ou non, et surtout, si elle rend pleinement compte de la réalité. Ces trois personnes ont, il est vrai, eu des positions différentes et même contraires aux nôtres dans des situations différentes.

Elles n’ont jamais, jamais été contre nous. Et, malgré les aléas de la mode, elles ont été à nos côtés.

Leurs arguments, contraires et souvent contradictoires aux nôtres, ne nous ont certes pas convaincus, mais ils nous ont aidés à comprendre qu’il y a des positions et des pensées différentes, et que c’est le réel qui juge, et non un tribunal autoproclamé, que ce soit dans le champ académique ou dans le militantisme. Provoquer la réflexion, la discussion et le débat est quelque chose que nous, zapatistes, apprécions au plus haut point.

C’est pourquoi nous admirons la pensée anarchiste. Il est clair que nous ne sommes pas des anarchistes, mais leurs propositions sont celles qui provoquent et encouragent, celles qui font réfléchir. Et croyez-moi, la pensée critique orthodoxe, pour l’appeler ainsi, a beaucoup à apprendre à cet égard, mais pas seulement, de la pensée anarchiste. Pour vous donner un exemple, la critique de l’État en tant que tel est quelque chose qui, dans la pensée anarchiste, a déjà fait beaucoup de chemin.

Mais pour en revenir aux 3 maudits, quand n’importe lequel d’entre vous, dit le sous-commandant à celui qui exigeait une rectification zapatiste, pourra s’asseoir devant n’importe lequel de mes camarades, hommes et femmes, sans qu’ils et elles aient à craindre vos moqueries, votre jugement, votre condamnation ; quand ils et elles réussiront à ce qu’on leur parle en les traitant sur un pied d’égalité et avec respect ; quand ils et elles vous verront comme des camarades et non comme d’étranges juges ; quand vous serez affectueux, comme on le dit ici ; ou lorsque votre pensée, qu’elle coïncide ou non avec la nôtre, nous aidera à découvrir le fonctionnement de l’Hydre, nous conduira à de nouvelles questions, nous invitera à de nouvelles voies, nous fera réfléchir ; ou lorsque vous pourrez expliquer ou provoquer l’analyse d’un aspect concret de la réalité, alors et seulement alors vous verrez que nous avons pour vous les mêmes petites attentions que celles que nous pouvons leur accorder. En attendant, a ajouté le sous-commandant Marcos avec cet humour acide qui le caractérisait : abandonnez cette jalousie hétéro-patriarcale, mondialiste, reptilienne et iluminati.

J’ai retenu ici cette anecdote que m’a racontée le sous-commandant Marcos, car il y a quelques mois, lors de la visite d’une délégation de membres de familles qui luttent pour la vérité et la justice à Ayotzinapa, l’un des parents nous a parlé d’une réunion qu’il avait eue avec le gouvernement. Je ne me souviens plus si c’était la première. Ce Don Mario nous a raconté que les fonctionnaires sont arrivés avec leur paperasserie et leur bureaucratie, comme s’ils s’occupaient d’un changement de plaque d’immatriculation et non d’un cas de disparition forcée. Les parents étaient craintifs et en colère et voulaient dire ce qu’ils pensaient, mais le bureaucrate qui se trouvait en face d’eux prétendait que seules les personnes inscrites pouvaient parler et les intimidait.

Don Mario raconte qu’ils étaient accompagnés d’un homme âgé, un homme de raison, comme diraient les zapatistes. Cet homme, sans que personne ne s’y attende, a littéralement tapé du poing sur la table et a élevé la voix, exigeant que l’on donne la parole aux parents qui voulaient s’exprimer. Don Mario nous a dit, plus ou moins : « cet homme n’avait pas peur, et, du coup, notre peur a également disparu et nous avons pris la parole, et depuis nous n’arrêtons pas ». Cet homme qui, fou de rage, s’est opposé à l’inattention du gouvernement, aurait pu être une femme, ou quelqu’un d’autre, et je suis sûr que chacun d’entre vous aurait fait la même chose ou quelque chose de similaire dans ces circonstances, mais il se trouve qu’il s’agissait d’Adolfo Gilly (El Muro y la Grieta. Primer apunte sobre el metodo zapatista. SubGaleano. (Le mur et la fissure. Première note sur la méthode zapatiste », sous-commandant Galeano).

Enfin, je voudrais citer le Gilly militant, celui qui a toujours été du côté des mouvements d’en bas et qui a compris que ce qu’il écrivait n’était pas une simple élucubration théorique ; dans l’avant-dernier paragraphe de La révolution interrompue, il dit ceci :

Aucune organisation, aucune politique révolutionnaire ne peut se construire au Mexique à la marge et en dehors de la révolution mexicaine. Le but de cet ouvrage n’est pas de faire une enquête historique ou d’avancer une thèse théorique. Il s’agit d’expliquer et de comprendre pour pouvoir organiser l’intervention révolutionnaire. C’est la défense des conquêtes acquises pour préparer les luttes à venir. En révolution comme dans la guerre, comme l’ont dit et répété nos maîtres, ceux et celles qui ne sont pas capables de défendre les anciennes positions n’en conquerront jamais de nouvelles.

Je crois que c’est là l’aspect le plus important de l’œuvre de Gilly. Il n’a jamais cherché la gloire académique, il a toujours regardé avec attention ceux et celles qui luttent, les humilié.es et les offensé.es, à la campagne comme à la ville.

Non, camarade, je ne peux pas te dire : « Tu es mort au point du jour brûlant du monde » comme l’a écrit Octavio Paz. Tu es vraiment mort au milieu d’une tempête de guerres, de destruction de la nature, de surexploitation de la force de travail, de dépossession et de guerre contre les peuples indigènes, de féminicides, de disparitions. Il semble qu’une fois de plus il soit minuit dans le siècle, rappelant ce livre que nous aimions commenter de Victor Serge, ou minuit dans la vie.

Maintenant, la lecture des livres, des articles, des interviews, ou l’écoute de ses conférences, sont des moyens de nous faire réfléchir à ce qui semble inévitable, mais qu’un impératif politique et éthique nous pousse à résister et à combattre.

Adolfo Gilly, camarade de rencontres et de malentendus, la terre te sera sûrement légère.

La pensée critique et provocatrice de Gilly demeure dans une œuvre monumentale de livres et d’articles.

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Adolfo Atilio Malvagni Gilly : camarade et maître

Eduardo Lucita

Hier soir, j’ai appris par un ami qu’Adolfo Gilly était décédé. J’ai immédiatement contacté le Mexique qui m’a confirmé qu’il était décédé le 4 juillet en milieu d’après-midi. Mon ami Hernán Ouviña, qui m’a annoncé la triste nouvelle, est en train d’écrire un portrait d’Adolfo ; connaissant sa vocation militante et sa capacité intellectuelle, je me sens dispensé de cette obligation et je laisse cette tâche nécessaire à Hernán. Je ne ferai que quelques commentaires.

Je l’ai connu tardivement, contrairement à Guillermo Almeyra, son compagnon de vie et de militantisme depuis l’âge de 16 ans, avec qui j’ai cultivé une longue amitié. Ils ont d’abord adhéré au Parti Socialiste, puis au courant posadiste du trotskisme, et de là, ils ont rejoint la Quatrième Internationale. Il se trouve que Gilly avait quitté le pays quelque temps auparavant, envoyé par le parti où il militait pour faire une tournée en Amérique latine. Les péripéties de ce voyage sont racontées par Gilly lui-même dans ses deux volumes Por todos los caminos et En la senda de la guerrilla (Sur le chemin de la guérilla). Ce voyage intense s’est achevé par son arrestation à la frontière entre le Mexique et le Guatemala, puis par son incarcération à la prison de Lecumberri, à Mexico, où il a rédigé son ouvrage historique La revolución interrumpida (La révolution interrompue). À sa sortie de prison, et pour autant que je sache, après un bref séjour en Italie, il s’est installé définitivement au Mexique, où il a adopté la double nationalité et était reconnu comme un intellectuel marxiste de premier plan.

Je l’ai rencontré à la fin de la guerre des Malouines, lorsque j’ai été convoqué pour discuter des possibilités de produire une revue qui rendrait compte des nouveaux phénomènes politiques et sociaux de l’époque, dont on ne savait pas grand-chose en Argentine, en raison de l’isolement imposé par la dictature. Au début, j’ai participé avec beaucoup de doutes ; la présence de Guillermo Almeyra, de Alberto J. Plá et de Gilly lui-même représentait, à mon goût, du posadisme à trop forte dose. Cependant, au fur et à mesure des discussions, je me suis rendu compte que beaucoup de choses avaient changé dans leur pensée et que, surtout, Adolfo Gilly et Guillermo Almeyra professaient un marxisme hétérodoxe et ouvert. Le résultat fut la revue Cuadernos del Sur, que j’ai dirigée pendant 20 ans.

À partir de 1983-84, il a commencé à venir souvent à Buenos Aires. Dès son arrivée, il m’appelait et m’invitait à un barbecue, et généralement, après le dessert, il demandait à ma compagne (Cristina) de l’emmener visiter les quartiers où lui, travailleur graphique, avait débuté et développé son militantisme, la municipalité prolétarienne de Valentín Alsina, le quartier des usines de la capitale, La Boca…. Lors d’un de ces voyages, nous avons organisé une conférence, je crois me souvenir qu’il s’agissait à propos de son livre Notre chute dans la modernité, dans lequel il rendait compte des changements dans le monde du travail au Mexique, mais qui étaient extensibles à notre région, beaucoup plus chez nous, en Argentine, en raison du poids qu’avait encore le prolétariat d’usine.

Nous nous sommes rencontrés à midi pour régler les détails ; c’était au Café Tortoni, un lieu historique, qu’il avait choisi en raison de ses souvenirs de jeunesse, tout comme il aimait aussi s’asseoir et discuter à Los 36 billares, un autre café avec beaucoup d’histoire pour les révolutionnaires de son temps. Je ne me souviens pas comment ni pourquoi, mais la discussion s’est envenimée et nous nous sommes quittés en nous faisant la tête. Le soir, il a donné sa conférence, brillante et divertissante comme toujours ; en partant, Cristina l’a raccompagné chez sa famille et il lui a demandé si elle pouvait l’emmener visiter La Boca le lendemain. Je dois admettre qu’il aimait plus parler à Cristina qu’à moi.

J’étais réticent à les accompagner, mais Cristina m’a convaincu et nous sommes partis. Nous nous sommes retrouvés sur le front de mer sud, en passant devant l’amarrage de la Fragata Libertad, le navire-école de la marine argentine, et il a demandé à le visiter. À un moment donné, je l’ai perdu de vue, je l’ai cherché sur tout le pont jusqu’à ce que je descende dans la cale, où se trouvait une exposition photographique permanente de toutes les générations d’aspirants qui ont fait le voyage d’initiation avec la frégate. Je l’ai trouvé accroupi devant l’une de ces photos et, quand je me suis approché, j’ai vu qu’il pleurait, il a pointé son doigt et a dit « Mon père » ; c’est alors que j’ai découvert qu’il utilisait le nom de famille de sa mère, et non celui de son père, qui s’était suicidé à un moment de sa vie. Nous l’avons ramené chez lui et lui avons fait nos adieux, car il rentrait au Mexique le lendemain. Quinze jours plus tard, nous avons reçu une enveloppe contenant son dernier livre avec une dédicace affectueuse écrite de sa main.

Au cours des dernières années, trop nombreuses, je le regrette aujourd’hui, j’ai perdu le contact avec lui. Il ne venait plus en Argentine, ses articles étaient de plus en plus rares et la longue maladie qui l’affligeait l’a fait reculer de plus en plus jusqu’à sa fin, dans l’après-midi du 04 juillet 2023.

J’ai toujours été attiré par ses articles et ses livres, mais surtout par son style littéraire. Une prose simple, loin de toute rhétorique et de citations péremptoires, et surtout chaleureuse. Oui, une prose très chaleureuse, toujours imprégnée d’un grand sens humaniste, même dans des écrits très rudes. Par exemple, « Le suicide de Marcial« , qui a provoqué un grand débat dans la gauche révolutionnaire de notre Amérique au début des années 80, parce qu’il exigeait de connaître la vérité, toute la vérité, « qui est toujours révolutionnaire », sur les raisons du suicide de Salvador Carpio (Marcial), le principal et historique dirigeant de la révolution salvadorienne. Ou encore dans ce formidable essai A la luz del relámpagoCuba en Octubre (Dans la lumière de l’éclair, Cuba en octobre).

J’ai un immense respect pour cette génération, aujourd’hui âgée d’environ 95 ans, dont Adolfo faisait partie, qui a affronté avec courage cette période de montée du capitalisme et du stalinisme. Ces jours-ci, Seba Volkov et Hugo Blanco nous ont également quittés. Trop de pertes en si peu de temps.

Je n’ai pas eu avec Adolfo les mêmes relations politiques et amicales qu’avec  Guillermo Almeyra, mais je garde un excellent souvenir de sa personnalité et de sa chaleur humaine. J’ai beaucoup appris de lui, de ses écrits, de sa vision internationaliste, de sa façon de penser, de sa capacité d’écoute et de nos rencontres et désaccords.  

Camarade et maître Adolfo Gilly, que la terre te soit légère.

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Plus d’informations dans le Diccionario Biográfico de las Izquierdas Latinoamericanas(Dictionnaire biographique des gauches latino-américaines).

Texte d’abord publié en castillan sur Viento Sur.

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