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La 6ème réélection d’Alexandre Lukachenko le 9 août aura été précédée et suivie de mobilisations populaires nourries par des brutalités policières sur arrière-plan de fraudes et de remise en cause croissante d’anciennes protections sociales. L’autocrate bélarusse, après de multiples tensions avec son voisin russe, demande aujourd’hui à Poutine son « aide » pour faire face à une contestation sociale sans précédent.

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La dislocation de l’URSS a été décrétée en territoire biélorusse le 8 décembre 1991 par Boris Eltsine comme président de la Russie et ses deux homologues d’Ukraine et de Biélorussie – alors que la population avait voté massivement pour le maintien (et la réforme) de l’Union le 17 mars[1]. Mais la thérapie de choc « libérale » impulsée par Eltsine et initialement prônée aussi par le « Front populaire biélorusse » (BNF) pro-occidental, fut stoppée par l’éviction (pour corruption) du président en place et l’élection d’Alexandre Lukachenko à la présidence en 1994. S’il adopta l’ancien nom de Bélarus, le nouveau dirigeant proposa de rejeter (par référendum en 1995) le drapeau blanc et rouge de cette première république pré-soviétique de 1918 au profit du drapeau « soviétique » – mais sans la faucille et le marteau surmontés par l’étoile rouge.

Son blocage des thérapies de choc libérales et le maintien d’un fort secteur public visait à consolider son pouvoir qui sera de plus en plus autocratique. Et il s’accompagna de la répression de puissantes grèves en cours. Comme le souligne David Mandel (comparant la situation et les luttes ouvrières et syndicales en Russie, Ukraine et Bélarus dans les années 1990), le régime Lukachenko « a soumis les syndicats à une répression beaucoup plus systématique » que dans les pays infligeant « une plus forte décomposition sociale » par les privatisations[2]– autres moyens de briser toute remise en cause de l’ancien système bureaucratique par sa propre base sociale, les travailleur.euse.s.

La répression anti-syndicale et politique s’est accompagnée d’une recherche initiale de stabilisation du nouveau régime par des gains socio-économiques. En 2018, le Bélarus était classé 53ème sur 189 pays selon l’indice de développement humain avec un taux d’inégalités parmi les plus bas d’Europe. Son PIB par habitant a été multiplié par quatre depuis 1990 (20 000 dollars contre 9000 en Ukraine en parité de pouvoir d’achat). Mais les gains sociaux liés à l’emploi, et le « culte du travail » (non pas des travailleur.euse.s !) sont passés de traits empruntés au « soviétisme » à une logique néo-libérale musclée comme l’obligation d’accepter n’importe quel emploi (public ou, de plus en plus, privé)[3].

Depuis 2004, l’individualisation des contrats d’embauche a remplacé les conventions collectives ; et le régime des retraites ne prend en compte ni le temps de service militaire, ni celui des congés maternité et des études. Le pays a moins souffert que d’autres (plus ouverts à la mondialisation financière) de la crise bancaire et financière de 2008/2009 : la croissance a fluctué mais s’est maintenue jusqu’à la crise ukrainienne  de 2013 (mettant fin au régime de l’oligarque président Ianoukovitch)[4]. C’est elle qui a infligé au pays ses premières récessions depuis 1995, en raison de ses liens étroits à la fois avec l’Ukraine et la Russie.

 

Des équilibres de plus en plus fragiles aux élections du 9 août

Cette crise ukrainienne et la « récupération » de la Crimée par la Russie ont été des traumatismes pour le pouvoir bélarusse comme pour bien d’autres autocrates « post socialistes », dans des sens multiples – et ont également polarisé la gauche[5].  La thèse d’une « révolution colorée » fomentée par les puissances occidentales (et de surcroît identifiée aux courants fascisants qui y étaient très actifs) est devenue pour les autocrates la grille de dénonciation des mouvements sociaux qui les contestaient. Mais les dirigeants d’anciennes républiques soviétiques non russes comme Lukachenko, ont été également défiants envers le comportement de propriétaire du pouvoir russe et ses projets d’union très dissymétriques. Le cours répressif verticaliste du régime s’est renforcé et, comme en Russie,  a identifié tous les opposants à des pions financés de l’étranger… Sauf que, de surcroît, pour Lukachenko, cet « étranger » pouvait aussi être russe.

C’est pourquoi il a choisi de diversifier ses cartes et de jouer le médiateur pour la négociation  à Minsk d’accords entre le président ukrainien en poste, Poutine, Merkel et Macron. Sa « neutralité » lui a valu en 2016 la levée des sanctions européennes[6]. En pratique, de premiers traités signés par Lukachenko et Eltsine prévoyaient une « union d’États » entre la Russie et le Bélarus – et Poutine voudrait la concrétiser. Et il ne rechignerait pas à remplacer Lukachenko par un dirigeant plus docile et ouvert à de nouvelles privatisations : les dernières négociations de décembre 2019 se sont en effet heurtées aux résistances du dirigeant bélarusse[7]. Parallèlement, les projets d’Union eurasienne dont le Kazakhstan, le Bélarus et la Russie ont été les fondateurs en 2014 (se réclamant du « modèle » de l’UE[8]) battent de l’aile.

Mais la dette publique du Bélarus est passée de moins de 10% du PIB en 2005 à environ 50%. Les pressions tant de la Russie que du FMI ont aggravé toutes les tensions. Depuis 5 ans, le régime applique un gel des salaires alors que bien des prix augmentent. La généralisation des contrats à durée déterminée s’est imposée en 2017 accompagnant un projet de taxe sur le chômage (identifié à du « parasitisme social »), projet qui a été finalement écarté face à de premières protestations sociales impliquant notamment la jeunesse et ses blogueur.euse.s. La Covid-19 initialement traitée par la dérision par Lukachenko a été un facteur aggravant le discrédit croissant du régime[9].

 

Les femmes, les jeunes, les travailleurs…

Lesélections du 9 août se sont déroulées sur cet arrière-plan social interne et alors que les tensions avec le pouvoir poutinien étaient majeures, en dépit de proximités populaires et de dépendances durables. L’ombre de Moscou serait ainsi derrière deux des trois candidats écartés par Lukachenko avant les élections mais aussi derrière 33 mercenaires récemment arrêtés, membres d’un « groupe Wagner » qui « ont sévi en Ukraine, Syrie, Libye, Centrafrique » pour le pouvoir russe, nous dit Vincent Présumey[10].

Mais l’imprévu s’est greffé sur ce contexte. Lukachenko a commencé par invalider de diverses manières ses trois principaux candidats(Siarhei Tsikhanovski, Viktor Babaryko, et Valery Tsepkalo) – « tous socialement liés aux secteurs des ‘affaires’ », poursuit Vincent Présumey. Mais l’autocrate voulant témoigner de son « pluralisme » accepta la candidature (qu’il supposait inoffensive) de l’épouse de Tsikhanovski (emprisonné) Svetlana Tsikhanovskaïa (puis de celles des deux autres candidats évincés) – toutes sans expériences politiques décidant de prendre le relai de leurs conjoints.

La campagne de l’opposition a été marquée par Svetlana Tsikhanovskaïa  qui exprima ses peurs (pour sa famille) en des mots populaires. Elle fut rapidement soutenue par les deux autres femmes, Maria Kolesnikova (chef de la campagne de Babaryko) et Veronika Tsepkalo.  Son courage comme safragilité ont « parlé » aux populations. La jeunesse s’est massivement impliquée, avec un « moment » charnière le 7 août, lorsque Lukachenko décida d’encourager  un concert de rock – auquel Svetlana Tsikhanovskaïa  décida de se rendre.

La surprise vint quand « en sa présence, les disc-jockeys animateurs ont repris une chanson non prévue, Peremen (Changements) », de Victor Tsoï (mort en 1990)de l’ancien groupe russe Kino – un morceau culte du temps de la perestroïka[11].  La proclamation des résultats (n’attribuant que quelques 10% des suffrages à Tihhanovskaia et 80% à Lukachenko) produisirent colère et protestations. La violence de la répression – notamment celle des forces spéciales, les OMON – ne fit qu’accentuer un basculement populaire pour que « dégage » ce pouvoir, et ce dans tout le pays, bien au-delà de Minsk.

Un tournant majeur, à partir du 10 août, fut l’implication des travailleur.euse.s au sein même d’entreprises emblématiques et dans les appels à la grève et les manifestations – exigeant l’arrêt des violences, la libération des personnes interpellées et contestant les résultats des élections[12]. Plusieurs dirigeants de comités de grève ont été brutalisés et/ou arrêtés comme Nikolaï Zimine, métallurgiste, vétéran du syndicalisme indépendant (BKPD), gravement battu en août puis arrêté et condamné à 15 jours de prison, comme quelques autres (quand se multiplient des dénonciations et images de violences policières)[13].

 

Incertitudes internes et internationales

C’est en se taisant sur leur programme de privatisations (pro- ou anti-russe) que les candidates ont mené campagne contre le régime, ses fraudes et ses violences. Mais le « front » des candidates s’est déjà fissuré tout en restant opaque. Le Comité de coordination de cette opposition s’est établi[14]. Mais dès le 31 août Maria Kolesnikova[15](soutien de Viktor Babariko) membre du praesidium de ce Comité a produit sa première fracture publique : elleannonça unilatéralement la création d’un nouveau parti (« Ensemble ») ouvrant la porte à un scénario de nouvelles élections sans départ préalable de Lukachenko. Ce que Svetlana Tikhanovskaia (réfugiée en Lituanie) a radicalement rejeté[16].

Parallèlement, après avoir dénoncé les ingérences russes, Lukachenko s’est décidé à aller chercher « l’aide » russe – après avoir renvoyé en Russie les 32 citoyens russes parmi les 33 mercenaires arrêtés. Poutine ne voudrait pas soutenir un perdant – ni encourager un mouvement populaire qui produirait sa chute (sans certitude sur sa succession). L’affaire Navalny rend plus difficiles les projets (de Macron et Merkel) de s’appuyer sur Poutine pour gérer cette crise (contre les pressions venant tant de Pologne ou des Pays baltes que des États Unis). Pour l’heure Lukachenko s’est vu accorder un prêt d’1,3 milliards d’euros (sans doute assorti d’une restructuration de sa dette et de livraisons d’hydrocarbures à prix réduits) – ce que ni le FMI ni l’UE ne sauraient lui apporter.

Nul.le n’est pour l’instant sur le terrain en mesure de « représenter » et de défendre les aspirations populaires qui ne se tournent ni vers la Russie ni vers l’UE, mais vers l’exigence de droits et libertés fondamentales, au plan politique et social. La gauche syndicale et politique internationale, doit soutenir ces exigences-là, le syndicalisme indépendant – faible dans un tel régime, mais réel – et toutes les formes de l’auto-organisation populaire qui seule peut limiter les « instrumentalisation » de tous bords.

 

Ce texte est la version longue de celui publié par L’Anticapitaliste, écrit le 13/09 et actualisé le 18/09.  

 

Notes

[1]Tel n’était pas le cas des trois républiques baltes qui avaient été incorporées de force dans l’Union et avaient voté pour leur indépendance. Le 25 décembre, le président d’une URSS qui n’existait plus, Mikhaïl Gorbatchev, démissionna.

[2]Cf. David Mandel, Workers after communism (Auto Workers and Their Unions in Russia, Ukraine, and Belarus),  2004, (ma traduction, CS), PDF p.227.

[3]Pour une présentation bienveillante de ce système lire, Loic Ramirez, « Droit au travail à la bélorusse », Le Monde Diplomatique, janvier 2020.

[4]Sur le contexte de cette crise – notamment les projets adressés à l’Ukraine et au Bélarus de « Partenariat oriental » de l’UE en conflit avec les projets d’Union eurasienne de la Russie, lire mon article « La société ukrainienne entre ses oligarques et sa Troïka»,  21 février 2014, Revue Les Possibles (Attac) : https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-2-hiver-2013-2014/dossier-europe/article/la-societe-ukrainienne-entre-ses

[5]Voir : http://www.lcr-lagauche.org/quel-internationalisme-dans-le-contexte-de-la-crise-ukrainienne-les-yeux-grands-ouverts-contre-les-campismes-borgnes/. En langue anglaise : Journal of Contemporary Central and Eastern Europe. Volume 24, Issue 1, 2016.

http://www.tandfonline.com/eprint/6mgqyJ88szwMbtxiFdE6/full

[6]Cf. B. Vitkine, Le Monde, 15/02/2016.

[7]Cf. B. Vitkine, Le Monde, 2 janvier 2020.

[8]Cf. « Regards sur l’Eurasie – l’année politique 2019 » (dir. Anne de Tinguy), Sciences Po. Les Etats fondateurs de l’Union économique eurasienne en 2014 sont Kazakhstan, Russie, Bélarus, rejoints par Arménie et  Kirghistan

[9]Il n’en est pas moins vrai que le pays dispose de 40,7 médecins pour 10.000 habitants (contre 32 en Finlande) et que, facilitant le contrôle de la contagion, sa densité de population est faible avec des espaces verts abondants.

[10]Selon Vincent Présumey, enseignant syndicaliste à la FSU,  https://blogs.mediapart.fr/vincent-presumey/blog/190820/belarus-savoir-reconnaitre-notre-belle-amie-la-vieille-taupe.

[11]Récit tiré du blog de Vincent Présumey, cité. Le film Leta de Kyril Serrebrennikovcélèbre le groupe Kino et son chanteur. Voir https://www.youtube.com/watch?v=lhsx4BJNtgM

[12]Pour des éclairages tournés vers les luttes sociales, voir notamment  en anglais les articles du chercheur ukrainien Volodymyr Artiukh, dont celui traduit en français pour la revue Contretempsou encore de Volodymyr Ishchenko sur le site Open democracy (traduits en français sur Alencontre). Voir également le site d’appui des luttes sociales https://aplutsoc.org/notamment animé par Vincent Présumey et celui du réseau syndical international http://syndicollectif.fr/soutien-au-peuple-du-belarus/

[13]Voir, outre les sites indiqués en note 10 et 12, les articles publiés par le site Alencontre, dont le texte de Maxime Edwards du 12 août, « les travailleurs soutiennent les grèves de plus en plus nobreuses » ; et le 9 septembre de Volodymyr Ishchenko, « Le soulèvement biélorusse, ses origines et sa dynamique complexe ».

[14]Dont un.e des membres est l’autrice de La fin de lhomme rouge, Svetlana Alexievitch – récemment sous pression répressive.

[15]La seule membre du “trio féminin” de l’opposition biélorusse alors encore présente dans le pays a depuis lors été brutalement conduite vers l’Ukraine (en déchirant son passeport, elle dénonçait ce qui relevait d’une expulsion).

[16]Lire Volodymyr Ishchenko, « En Biélorussie, l’opposition n’est pas sur la même longueur d’onde », Médiapart, 25 août.

 

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