La bifurcation grecque
Dans cet article, Cédric Durand analyse sur le vif l’écrasante victoire du Non au référendum organisé hier en Grèce. Comme il le montre, cette victoire rouvre le « chapitre des bifurcations » – pour reprendre la belle formule de Blanqui – que les classes dominantes européennes avaient pris tant de soin de refermer, et impose de nouveaux défis à Syriza.
Cédric Durand est économiste, maître de conférences à l’université Paris-13 et membre des Economistes attérés. Il est notamemnt l’auteur de Le capital fictif (2014) et a dirigé l’ouvrage collectif En finir avec l’Europe (La Fabrique, 2013).
Quelle claque ! Toute la semaine nous avons vu les eurocrates tremblant de rage devant l’audace d’Alexis Tsipras. En appeler au peuple contre les exigences des créanciers ? C’était plus que malséant. Une trahison pour le président de la commission Jean-Claude Juncker. Angela Merkel, François Hollande, Matteo Renzi chacun à leur tour ont enjoint les électeurs grecs de dire oui à l’Europe néolibérale. Ulcéré, Martin Schultz, le président social-démocrate du Parlement européen en appelle à la constitution d’un gouvernement technocratique. Moins émotifs, depuis Francfort, les banquiers centraux ont organisé l’asphyxie financière, forçant le gouvernement à limiter les retraits et à mettre en place un contrôle des capitaux. Les médias grecs privés, les fédérations patronales, le principal syndicat grec et la Confédération européenne des syndicats ont mis tout leur poids dans la balance pour défaire la volonté de résistance du peuple et faire tomber le Syriza. Pour ces forces c’est plus qu’un échec, c’est une humiliation politique, la fin d’une mascarade sur l’irrévocabilité de l’acquis des classes dominantes européennes.
Le résultat est sans appel. Organisé en 8 jours sans la moindre anicroche – on saluera l’efficacité des fonctionnaires grecs –, le score du Non est limpide : avec 61% de votes contre l’austérité, le pays s’est très majoritairement rassemblé contre l’Europe néolibérale. Ce résultat qui dépasse de loin toutes les projections fonde la victoire magnifique d’un peuple qui refuse d’obérer plus longtemps son avenir, d’un peuple qui surmonte la peur et rouvre le champ des possibles pour lui-même et pour le continent.
Les effets de cette victoire vont longtemps résonner dans l’histoire européenne. Pour la première fois, le petit jeu bruxellois de la grande coalition permanente entre le centre-droit et le centre-gauche vole en éclat. Deux légitimités à l’état pur se sont affrontées : celle de la démocratie du peuple souverain et celle des règles bureaucratiques patiemment sédimentées par les forces du capital transnational et de la finance. C’est un exemple pour tous les Européens, la démonstration vivante que leurs dirigeants peuvent impulser d’autres choix pour peu qu’ils en aient le courage.
Une conséquence très immédiate du résultat de dimanche est de dramatiquement rapprocher l’horizon d’une sortie de l’Euro de la Grèce. Le mandat donné à Alexis Tspiras est sans ambiguïté. Il ne peut pas revenir à Athènes avec un deal qui se résumerait à accepter un nouveau memorandum en échange d’une restructuration de la dette. La droite du gouvernement qui s’était opposée à l’idée du referendum n’est décemment pas en position d’avancer ses pions et le gouvernement n’aurait de toute façon pas de majorité au parlement, ni dans le pays, pour voter un nouveau diktat. Dans le camp des créanciers les choses ne sont guère plus ouvertes. La méthode Merkel de gestion de la crise européenne débouche sur une impasse. Elle ne peut sauver l’intégrité de l’Euro sans remettre en cause le noyau dur de son fonctionnement, à savoir l’absence de transferts financiers entre pays et des mécanismes d’ajustements reposant exclusivement sur les salaires et les dépenses publiques. On n’imagine pas une telle volte-face. Pas plus qu’il ne semble raisonnable de penser que François Hollande peut renverser la table. Certes, le gouvernement américain effaré par l’incurie des dirigeants européens va tout faire pour imposer un compromis, d’ultimes tractations vont avoir lieu, mais la mécanique enclenchée semble désormais presque inéluctable. Les banques grecques n’ont que 24h de liquidités dans leur coffres et si la BCE ne rouvre pas le robinet – ce qu’elle ne peut formellement pas faire sans accord financier plus large – elles vont se retrouver en faillite très prochainement. Le gouvernement grec serait alors contraint d’intervenir, en créant sous une forme ou sous une autre une nouvelle monnaie.
Le plébiscite d’Athènes est sur le point de faire bifurquer le continent. Mais ce Non n’est encore qu’une promesse qui doit s’actualiser. S’il refuse de céder aux ultimes pressions de ses créanciers, le gouvernement Syriza va devoir se doter dans les jours qui viennent d’outils qui lui permettront de briser l’éternel présent du néolibéralisme. A l’avant-garde des peuples européens, les Grecs s’apprêtent à écrire une nouvelle page de l’histoire de l’émancipation humaine. Leurs victoires seront nos victoires.
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