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Les mouvements sociaux tentent de persister sous de nouvelles formes en Colombie, malgré la répression terrible subie au printemps. Nous publions cette enquête de David Zana à Puerto Resistencia où les protestataires s’organisent dans des assemblées populaires. 

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« Fuera, fuera, fuera » (dehors, dehors, dehors) : ce sont les mots hurlés par les habitants de Puerto Resistencia et les derniers jeunes en première ligne avant de voir leur espace envahi par la police et les autres corps de l’appareil répressif colombien. C’était le 26 juin dernier. A quatre heures du matin, un contingent de 1000 hommes (500 policiers, 250 militaires mais aussi des membres de l’ESMAD, du Groupe d’opérations spéciales –GOES- et des policiers habillés en civils), accompagné de chars et d’hélicoptères, a débarqué par surprise au point de résistance phare de la révolte colombienne. Ingrid, engagée sur les lieux depuis le début, est encore marquée par l’extrême violence de cette intervention :

« Ils ont attaqué avec des fusils et des mitrailleuses. On le sait car le son est différent. Ils ont aussi utilisé beaucoup de gaz lacrymogènes, ce qui a affecté les nouveaux nés qui étaient présents ».

À la mi-juin, la plupart des barrages dans la ville de Cali avaient été levés mais ceux de PR tenaient encore. Les jours précédant cette ultime intervention, de nombreux jeunes en première ligne avaient déserté les lieux dans la peur de se faire arrêter puis traîner en justice par l’État colombien. Le dernier point de résistance de la ville tombait. Du côté des protestataires, cela fut vécu comme un nettoyage.

 

Puerto Resistencia, le lieu phare de la révolte populaire colombienne

PR se situe dans la Comuna 20 au sud-ouest de la ville. Ce n’est pas seulement un quartier populaire où la révolte s’est révélée plus forte qu’ailleurs. PR est né du paro nacional (grève nationale) du 21 novembre 2019 en supplantant l’ancien nom de Puerto Rellena. Ce dernier était un lieu populaire réputé pour sa charcuterie et ses intestins de porc. PR est devenu l’épicentre incontesté de la lutte populaire à Cali, un lieu d’auto-organisation politique pouvant compter sur le soutien indéfectible des habitants du quartier. Pendant le paro nacional, la zone a enregistré le plus grand nombre de décès et de violations des droits humains.

Sur la place, le paysage est révolutionnaire. Les devantures de commerces ont été recouvertes de peintures et de slogans militants. Une station de police a été rebaptisée en bibliothèque culturelle. Les assemblées populaires en extérieur y sont fréquentes. La zone dispose d’une mission médicale et d’une cuisine communautaire mettant à disposition boissons et nourriture pour les manifestants.

A PR, on ne sort pas pour se distraire ou se changer les idées. Les manifestant·es présent·es sur la rotonde mythique sont dehors pour protester contre des forces dont ils pensent qu’elles détruisent leur vie. Si la zone est devenue un symbole de la révolte colombienne pendant le paro nacional, c’est grâce à l’engagement continu de jeunes en première ligne, présents vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur les lieux. Ils seraient dans les alentours de deux cents. Ils ont décidé d’abandonner leur domicile familial et de vivre sur place pour demander au minimum plus de justice sociale, au mieux un changement de paradigme.

Pour beaucoup, ils sont sans emploi ou l’ont perdu en s’engageant dans les premières lignes. Craignant d’être identifiés, ils se cachent avec des tenus de sportifs, des grosses lunettes et des cagoules. Dormant dans des baraques rudimentaires situées aux abords de la rotonde mythique, ils ont des piqûres de moustiques pleins les jambes et les bras. Dans un climat de violence généralisée exacerbé par des médias oligarchiques, ils mettent en avant leur pacifisme. L’un deux argue : « Ici, il n’y a pas d’armes, il y a des cœurs, de l’humilité, de la fatigue ».

Pour la plupart, ils viennent des quartiers populaires de la ville. Avant d’être en première ligne, ils étaient les premiers exclus des systèmes de santé et d’éducation du pays. Ils le sont toujours. Près du célèbre « monument à la Résistance », un jeune pointe une « médecine au paracétamol ». Il fait référence à l’immense difficulté d’obtenir un rendez-vous avec un spécialiste, la nécessité de devoir patienter plusieurs mois à cette fin et à une médecine reposant sur les antalgiques basiques.

Leur discours est clair et a un ennemi bien désigné : l’oligarchie, la corruption. Les délinquants en cravate, comme ils disent aussi. Certains n’hésitent pas à pointer un « État narco » qui ferait mieux d’envoyer la police protéger les paysans du Cauca et du Putumayo face aux narcotrafiquants que de tirer sur des jeunes défavorisés luttant pour leurs droits. Les collectifs féministes sont également présents à PR comme sur les autres points de résistance. On peut apercevoir des slogans du type : « En Cali, las mujeres paramos » (A Cali, les femmes font grève).

Dans leur dessein révolutionnaire, les jeunes en première ligne ne sont pas isolés. Ils ont des conseillers pédagogiques. Ingrid, qui est professeur d’école, en fait partie :

« Je n’étais pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur les lieux. Mais j’aidais ceux qui l’étaient pour qu’ils s’organisent au mieux, par exemple pour créer une table de dialogue ou des comités de santé. Nous étions une dizaine à assumer ce rôle pédagogique, principalement des professeurs, des professionnels de santé et des avocats ».

Hormis les jeunes en première ligne et leurs conseilleurs pédagogiques, le site compte aussi avec les visites de nombreux manifestants occasionnels. Paula est infirmière et connait les difficiles conditions de travail des professionnels de santé dans son pays. Elle vient fréquemment à PR pour participer aux assemblées populaires ou pour emprunter des livres à la bibliothèque. Elle m’a confié :

« Avant j’allais plus à la Loma de la Cruz pour manifester. Ensuite, j’ai entendu que la dynamique avait changé et que PR était plus populaire et plus actif en termes de production culturelle. Et puis, j’habite à côté. »

 

Un mouvement social qui continue malgré la fin des blocages

Si le blocage de PR est levé depuis le 26 juin, il a laissé derrière lui un monument : le « monument à la Résistance », en hommage aux victimes des violences policières et en soutien au paro nacional. C’est une œuvre collective à laquelle ont participé des militants en première ligne, des artistes, des ingénieurs et des citoyens de toutes sortes, avec la collaboration proactive des voisins du quartier. Tous ont travaillé bénévolement. Une campagne a permis de récolter six millions de pesos pour l’achat des différents matériaux. Les femmes trop âgées pour pouvoir contribuer physiquement à sa construction se sont engagées en délivrant quotidiennement des repas aux jeunes œuvrant sur le chantier.

Construit en dix-sept jours, le monument fait douze mètres de hauteur. C’est une main gauche, un point levé tenant un panneau disant « Résiste », reprenant les couleurs du drapeau colombien et les visages des victimes des violences policières. Plus bas, on peut lire : « Por qué nos matan ? » (Pourquoi ils nous tuent ?). On y aperçoit aussi le dessin d’une sorcière indigène et celui d’une cuisinière symbolisant la cuisine communautaire. Le monument a aussitôt été intégré au patrimoine historique de la ville de Cali et le maire Jorge Ivan Ospina a assuré, en dépit de fortes pressions, qu’il ne serait pas détruit.

Le blocage de PR a aussi laissé derrière lui de nombreuses peintures murales tout autour de la rotonde mythique. On y retrouve par exemple le portrait du célèbre chanteur de Buenaventura, Junior Jein, assassiné en raison de paroles de chansons jugées trop subversives.

Si les barrages de PR ont été levés, la zone continue de vivre au rythme des revendications politiques de départ. On entend toujours crier le slogan « Qué viva el paro nacional » (Vive la grève nationale). La zone a cessé d’être un point de blocage mais fait désormais office de planton. Le blocage du trafic routier n’est plus un objectif et les militants aspirent à transformer le lieu en un espace culturel reconnu nationalement. C’est ainsi que la bibliothèque est non seulement conservée mais aussi sujette à des travaux d’amélioration.

Vers une sortie négociée du conflit social ?

Les assemblées populaires poursuivent leur cours, plus que jamais, à Puerto Resistencia, dans les autres « barrios » de la ville et partout ailleurs en Colombie. La capitale, Bogota, fait office de chef de file sur le sujet. Depuis la levée des blocages, ces assemblées populaires permanentes apparaissent comme la principale expression des soulèvements en Colombie.

Les manifestations et les blocages des premières semaines ont laissé le terrain au travail pédagogique, à la participation collective et à la formation politique. Le 15 juillet dernier, l’Union Resistencias Cali –URC- (regroupant les différentes premières lignes de la ville et reconnue le 31 mai 2021 par la mairie comme mouvement autonome) a organisé la première assemblée populaire nationale afin de définir l’horizon politique du mouvement. Avec le concours de plusieurs universités, onze tables de dialogues ont été réunies dans différents domaines comme la culture, le sport ou les droits humains et des comités spécialisés ont été mis en place.

Face aux stratégies gouvernementales de stigmatisation, de répression et de judiciarisation de la protestation sociale, le mouvement est prudent et recherche une sortie négociée au conflit social. L’avancement du dialogue avec les autorités est cependant loin d’être évident et des blocages routiers intermittents peuvent même réapparaitre. Un membre très actif des premières lignes de Puerto Resistencia (surnommé « El soldato ») déplore la lenteur des discussions qui sont en cours depuis mai : « Les représentants de l’administration publique reportent sans cesse les réunions pour gagner du temps et on arrive à rien ».

Dans leurs démarches, les protestataires ont besoin d’un appui juridique. Des avocats les aident pour conférer une existence juridique aux nouvelles structures, juridiciser les processus de négociation avec les autorités ou pour contester la légalité des pratiques policières. Plusieurs actions de tutelle ont ainsi déjà été intentées en relation au droit fondamental à la vie, de manifester, à la liberté de réunion ou à la liberté de circulation. Des organisations à but non-lucratif apportent également bénévolement leur concours, à l’instar de l’association américaine des juristes.

L’annexion par la force de Puerto Resistencia le 26 juin dernier illustre et rappelle la féroce répression policière et militaire qui a lieu en Colombie depuis le début des protestations historiques. Cette répression a été fortement dénoncée, non seulement par les manifestants mais aussi par de nombreuses organisations de droits humains et par la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Face aux critiques, le Président Ivan Duque a été contraint de rentre public le 19 juillet un projet de réforme de la police nationale, loin de faire l’unanimité. Dans un pays fortement marqué par la délinquance de droit commun et la délinquance organisée, la police est un sujet éminemment clivant.

A l’approche des élections législatives et présidentielles de mars et mai prochain, il convient d’espérer que l’attention publique ne se détourne pas de ce qui animait la lutte à son point de départ : les inégalités, le niveau de vie de la majorité des gens, la question sociale.

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Les photographies illustrant cet article ont été prises par l’auteur.

Après avoir été avocat à Paris, David Zana vit aujourd’hui entre la France et la Colombie et travaille comme journaliste d’investigation indépendant sur des sujets touchant au droit et à la politique en Amérique latine. 

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