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Le 28 octobre 2018, Jair Bolsonaro remportait le second tour de l’élection présidentielle brésilienne avec 55,13% des votes, distançant Fernando Haddad, le candidat du Parti des Travailleurs (PT), de plus de 10 750 000 voix. Ayant fait campagne sous le slogan « Brésil au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous », Bolsonaro, un ancien militaire et député fédéral depuis 1991, avait reçu le soutien des forces les plus réactionnaires du parlement brésilien : le groupe du B.B.B. (pour Bible, Bœuf, Balles) dont les membres représentent les intérêts des églises évangéliques, du secteur de l’agro-business et du lobby des armes. Comme le démontre Martín Mosquera, le label de « néofasciste » est probablement le plus à même de décrire l’orientation politique de Jair Bolsonaro.

Fervent nostalgique de la dictature militaire qui gouverna le pays de 1964 à 1985, Bolsonaro a plus d’une fois regretté l’utilisation de la torture par la junte au pouvoir, lui préférant des campagnes d’extermination massives. Prenant l’exemple de l’Argentine voisine où la dictature militaire fit disparaitre 30 000 personnes, il affirma en 1999 que « la situation du pays serait bien meilleure si la dictature avait tué plus de personnes ». Lors des procédures de destitution de la présidente Dilma Rousseff en 2016, Bolsonaro avait apporté son soutien à cette mesure et dédié son vote au colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra. L’un des plus célèbres tortionnaires de la dictature militaire, Brilhante Ustra aurait été personnellement impliqué dans les tortures subies par la jeune Dilma lors de son passage dans les geôles du régime au début des années 1970.

De fait, Bolsonaro est célèbre pour faire fréquemment l’apologie de la violence. Dans un pays marqué par une violence policière endémique (en 2016, plus de 11 personnes étaient tuées chaque jour par les forces de police), il enjoint régulièrement les policiers à « tirer pour tuer », arguant :

« nous ne manquerons pas de place pour y mettre les criminels… nous creuserons des tombes ».

Lors d’un meeting de campagne, Bolsonaro avait également appelé ses supporters à « tuer tous les membres du PT » et avait joint le geste à la parole, utilisant le pied de son micro pour mimer une mitrailleuse en action.

Une semaine avant le second tour de l’élection présidentielle, le candidat d’extrême-droite avait affirmé qu’une fois élu, ses opposants politiques seraient « bannis de notre patrie ». Ceux qu’il surnomme les « bandits rouges » auraient alors le choix entre « l’exil ou la prison ». Face aux milliers de partisans venus assister à son discours, Bolsonaro avait également suggéré que son gouvernement achèverait le travail entamé par le régime militaire dans sa lutte contre ceux qui, à l’époque, étaient qualifiés de « subversifs » :

« ce sera un nettoyage comme nous n’en avons jamais vu dans l’histoire du Brésil ! » avait-il alors déclaré devant la foule en délire.

Les remarques belliqueuses de l’ancien capitaine parachutiste ne se limitent pas à ses adversaires politiques, loin s’en faut. Au cours de ses presque trois décennies d’activité politique, Bolsonaro a multiplié les remarques sexistes, racistes et homophobes. Il avait notamment qualifié la naissance de son cinquième enfant et unique fille de la fratrie, de « moment de faiblesse ». En 2003, alors que la parlementaire Maria do Rosário (PT) l’accusait de promouvoir la culture du viol au sein de l’hémicycle, le député Bolsonaro avait rétorqué qu’elle ne méritait même pas qu’il la viole.

En 2011, lors d’une interview au magazine Playboy, il déclara qu’il préfèrerait que son fils meure dans un accident de voiture plutôt que d’apprendre qu’il soit gay. Bolsonaro se fit également remarquer pour avoir comparé des militants de la cause noire a des « animaux » qui devraient « retourner au zoo » et pour avoir affirmé que les descendants des esclaves n’apportaient strictement rien à la société brésilienne, ajoutant : « ils ne sont même pas bons pour la procréation ».

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Malgré ce profil souvent qualifié de manière euphémisé de « sulfureux » et le danger qu’il représente pour le pays, Jair Bolsonaro a été officiellement intronisé en tant que 38ème président du Brésil le 1er janvier 2019. Lors de son discours d’investiture, Bolsonaro s’est engagé notamment à œuvrer pour la préservation des « traditions judéo-chrétiennes » du Brésil et à promouvoir de « bonnes écoles » au sein desquelles l’« idéologie du genre » serait combattue et les nouvelles générations « formées pour le marché de l’emploi et non pour le militantisme politique ».

Quelques instants plus tard, lors de son premier discours public en tant que président, il célébrait « ce jour où le peuple brésilien commença à se libérer du socialisme ». Le nouveau président de la première puissance économique d’Amérique Latine conclut son discours de manière particulièrement théâtrale, brandissant le drapeau brésilien en affirmant, en référence aux couleurs du communisme :

« notre drapeau ne sera jamais rouge ! Il sera rouge uniquement s’il est nécessaire de verser notre sang pour le maintenir vert et jaune ! »

Les trois premières mesures prises par Bolsonaro par décret présidentiel 24h après sa prise de fonction laissent entrevoir le type de politique que mènera l’ancien militaire lors des quatre prochaines années de son mandat : baisse du revenu minimum ; transfert des compétences de délimitations des territoires indigènes au ministère de l’agriculture dirigé par Tereza Cristina, une fervente défenseure des intérêts de l’agro-business ; et suppression du portefeuille dédié à la protection des droits de la communauté LGBTQ au sein du Ministère des Droits de l’Homme.

Depuis lors, Bolsonaro a concrétisé une autre promesse phare de sa campagne : l’assouplissement des mesures encadrant la possession d’armes à feu pour les citoyens ne possédant pas d’antécédents criminels. Le nouveau gouvernement a également présenté son projet de réforme du système des retraites. Cette réforme constitue, avec la privatisation de la quasi-totalité des entreprises publiques, l’un des principaux chevaux de bataille de l’ultra- libéral Ministre de l’économie Paulo Guedes. Elle fait également figure de véritable test pour la nouvelle administration. En effet, le gouvernement de Michel Temer avait dû faire marche arrière sur son propre projet de réforme face l’opposition de la majorité de la population et des syndicats.

Le projet présenté par Bolsonaro augmente la période de cotisation des travailleurs brésiliens et instaure un âge minimum pour le départ à la retraite ; 62 ans pour les femmes et 65 ans pour les hommes. La réforme, qui épargne les forces armées brésiliennes, principal allié de Bolsonaro, ouvre la voie à une complète privatisation du système de pension en suivant le modèle chilien mis en place par le dictateur Augusto Pinochet et dont Bolsonaro et Guedes sont tous deux de grands admirateurs. Les syndicats brésiliens ont d’ores et déjà annoncé qu’ils se mobiliseraient contre cette réforme néolibérale.

Les premières semaines de gouvernement de Jair Bolsonaro ont également été marquées par le renvoi de Gustavo Bebiano, vice-Président du parti d’extrême droite « Parti Social-Libéral » auquel appartient Bolsonaro et coordinateur de sa campagne présidentielle, pour son implication dans une affaire de corruption. Flávio Bolsonaro, fils du président et sénateur fédéral pour l’état de Rio, est aussi dans l’œil de la justice pour une affaire de corruption et pour ses liens présumés avec un des plus importants escadrons de la mort de Rio de Janeiro, « Le Bureau du Crime ». Ce groupe paramilitaire composé de membres des forces policières militaires est très actif dans les favelas de la ville et serait responsable de l’assassinat en mars 2018 de Marielle Franco, conseillère municipale à Rio de Janeiro et membre du Parti Socialisme et Liberté (PSOL).

Les premières semaines du gouvernement de Jair Bolsonaro constituent ainsi une parfaite illustration du mélange d’ultra-libéralisme économique, d’apologie de la violence, d’attaques contre les classes laborieuses et les droits des minorités, et de négation du changement climatique auquel nous avait préparé sa campagne présidentielle. Elles nous fournissent également un aperçu de la teneur des quatre prochaines années du mandat présidentiel du leader d’extrême-droite.

L’ascension politique du néofascisme, trente ans après le retour de la démocratie au Brésil nous pousse à nous interroger sur les différents éléments permettant d’expliquer un tel phénomène. Si les causes de l’élection de Bolsonaro sont multiples et variées, de la crise économique jusqu’aux problèmes d’insécurité endémiques du pays, je souhaite dans cet article l’analyser à la lumière du processus de transformation du Parti des Travailleurs (PT) et de l’abandon progressif de son projet de transformation radicale du système capitaliste. Le succès électoral de l’extrême droite au Brésil trouve en effet ses origines, du moins en partie, dans les errements des gouvernements de Luiz Inácio « Lula » da Silva (2003-2010) et de Dilma Rousseff, qui lui succéda en 2011, avant d’être destituée à mi-parcours de son second mandat en aout 2016.

 

La transformation du PT ou la « normalisation d’une anomalie »

Comme le démontre la politologue Wendy Hunter dans ses travaux, de sa naissance en 1980 jusqu’au début des années 2000, le PT pouvait être considéré comme une « anomalie » au sein du système politique brésilien [1].

Contrairement aux autres grands partis qui dominent la vie politique brésilienne et qui, à l’image du Mouvement Démocratique Brésilien (MDB) ou du Parti de la Social-Démocratie Brésilienne (PSBD), fonctionnent comme de véritables machines électorales abordant la politique sur base de clientélisme et de patronage, le PT fut fondé en 1980 par un ensemble de syndicats, mouvements sociaux citoyens et communautés Chrétiennes liées à la théologie de la libération. Alors que Bolsonaro se montre ouvertement nostalgique de l’époque dictatoriale, le PT, ainsi que les différents mouvements liés au parti, jouèrent un rôle essentiel dans l’opposition à la dictature militaire et dans la défense de la démocratie. Cela fut notamment le cas à travers les mouvements de grève des années 1970 ou les mobilisations de masse de 1984 en faveur de la tenue d’élections présidentielles directes.

La vie politique brésilienne a toujours été marquée par un manque de clivage idéologique clair entre les principaux partis du pays qui, dans leur majorité, favorisent une approche instrumentaliste de la politique – vue comme un simple moyen de s’emparer des différentes ressources politiques, économiques et symboliques associées au contrôle du pouvoir. Le PT s’est quant à lui initialement démarqué de cette tradition politique en représentant, au moment de sa création, « le premier parti de masse au Brésil avec des idées principalement de type socialiste et le seul parti politique mainstream avec des activistes et une vie en dehors des périodes électorales. » [2].

Jusqu’au milieu de années 1990, les dirigeants du PT ont maintenu une position extrêmement critique vis à vis d’un système politique brésilien au sein duquel remporter les élections est considéré comme une fin en soi et non comme un moyen d’appliquer un programme politique. Rejetant vigoureusement cette vision, le PT refusa, durant des années, d’altérer son programme politique radical afin d’améliorer ses résultats électoraux. À l’époque, le PT avait pour ambition d’œuvrer à la construction du socialisme au Brésil, seul moyen, d’après lui, d’assurer l’émancipation des classes laborieuses du pays. Pour la majorité des cadres du parti, cet objectif révolutionnaire ne pouvait être sacrifié sur l’autel de la démocratie bourgeoise.

Par conséquent, le PT refusa, jusque dans les années 1990, de former des alliances politiques avec d’autres partis ne partageant pas sa vision radicale. A nouveau, cette stratégie conférait au PT un statut d’OVNI au sein du système politique du pays. Même Lula, candidat malheureux à trois élections présidentielles, considérait que les défaites électorales de son parti pouvaient être considérées comme des victoires politiques si elles permettaient au parti de promouvoir son programme et de faire avancer ses idées au sein de la population. En d’autres termes, les dirigeants du parti s’inscrivaient dans une tradition de type marxiste-léniniste. Ils voyaient leur parti comme formant l’avant-garde du prolétariat brésilien qui, à force d’efforts et de persévérance, arriverait à conscientiser les classes subalternes de la société et à s’en assurer le soutien, afin de renverser le système capitaliste à l’échelle nationale.

Pourtant, le second échec de Lula aux élections présidentielles de 1994 jeta un doute quant à la capacité du parti à convaincre les secteurs les plus pauvres de la population du bien fondé et de la légitimité de son programme politique. Ceux-ci semblaient plus à même de favoriser les réseaux clientélistes traditionnels des autres partis plutôt que de donner du crédit aux « promesses du grand soir » du PT. Un processus de réflexion s’empara alors des cadres du parti qui commencèrent à questionner leurs principes idéologiques et leur stratégie politique. Cette période marqua le début de la « déradicalisation » du PT, une évolution qui, une fois menée à terme, lui permit de remporter quatre élections présidentielles d’affilée (2002, 2006, 2010 et 2014).

Face au succès initial des réformes néolibérales des années 1990 et compte tenu du vaste soutien populaire dont elles jouissaient au sein des classes les plus défavorisées, qui bénéficièrent grandement de la réduction de l’inflation, les dirigeants du PT en vinrent à douter de leur capacité à saper les bases de l’ordre hégémonique en place. Lula figurait au premier rang de ce nombre grandissant de cadres du parti qui commençaient à considérer comme improductives les attaques frontales et répétées du parti vis-à-vis du système capitaliste.

Ces considérations étaient également renforcées par les succès électoraux des candidats les plus modérés du parti par rapport aux échecs de ses représentants les plus radicaux. La mutation du PT fut également favorisée par la droitisation du PSBD, le parti du président Fernando Henrique Cardoso, un sociologue marxiste de renom ayant contribué au développement de la théorie de la dépendance avant de finalement succomber aux sirènes de l’idéologie du marché. Cela ouvrit un nouvel espace au centre-gauche de l’échiquier politique que le PT, version 2.0, s’empressa d’occuper. Pour Wendy Hunter, ce déplacement graduel du PT vers le centre de l’échiquier politique et l’abandon de toute velléité révolutionnaire constitua la « normalisation d’une anomalie. »

Au moment de la troisième campagne présidentielle de Lula en 1998, le PT avait déjà profondément adapté son discours et son approche de la politique. Alors qu’engranger des succès électoraux avait à présent pris le pas sur le développement d’un programme politique cohérent de type socialiste, le PT s’efforça de développer une image bien plus consensuelle que par le passé. La promotion de la lutte des classes fut rangée au placard, tout comme la transition vers le socialisme – un mot qui, à partir de 1998 avait entièrement disparu du discours du PT.

L’ancrage fondamentalement marxiste du passé n’étant plus de mise, le PT emprunta ainsi le chemin de la « troisième voie » qui avait permis au Parti Travailliste de Tony Blair et aux Démocrates de Bill Clinton de s’emparer du pouvoir au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. L’heure n’était plus à la transformation radicale du système socio-économique. Il s’agissait à présent de le réformer afin d’en limiter les formes d’oppression les plus flagrantes. Pour le PT, la solution n’était plus dans la construction du socialisme mais dans l’élaboration d’un capitalisme à visage humain.

Le parti abandonna également tout objectif de constituer l’avant-garde de la classe ouvrière. Plutôt que d’œuvrer à la conscientisation et à la mobilisation du prolétariat et des classes opprimées en faveur de son projet politique, le PT prit la décision d’adapter son programme et son discours en fonction des résultats de nombreuses enquêtes d’opinion dont le financement accapara une part grandissante des ressources financières du parti. Ainsi, le PT n’avait plus vocation à guider les masses ; il suivrait et s’adapterait aux idées de l’air du temps.

 

L’élection de 2002

En 2002, alors que Lula se lançait dans sa quatrième campagne présidentielle, le PT avait achevé sa mutation. Sous la houlette de Duda Mendonça – le publicitaire le plus onéreux du pays, engagé pour mener sa campagne – le parti s’employa à préserver l’image de « parti du changement » de son passé tout en renforçant sa nouvelle image publique ; celle d’un parti modéré et consensuel défendant les intérêts de l’ensemble de la société brésilienne plutôt que ceux d’une classe sociale spécifique.

La publication, par Lula, de sa « Lettre au Peuple Brésilien » constitua l’un des moments forts de la campagne présidentielle. L’objectif avoué de ce texte, dédié avant tout à apaiser les marchés, était d’effacer une bonne fois pour toutes,  l’image du tempétueux leader syndicaliste qui, à la tête des grèves ouvrières des années 1970, avait forcé le gouvernement à revaloriser les salaires des ouvriers du pays. Dans cette lettre, Lula réaffirmait son attachement à l’économie de marché, s’engageait à payer la dette extérieure du pays – une politique à laquelle le PT s’était vigoureusement opposé par le passé – et à respecter scrupuleusement les termes de l’accord passé par le gouvernent de Cardoso avec le FMI.

La défense d’un programme politique engagé étant passé au second rang des priorités d’un parti dont l’objectif principal était à présent d’accéder à la présidence du Brésil, le PT modifia également la façon d’aborder ses campagnes électorales. La scène politique brésilienne étant alors  marquée par la confrontation de personnalités plutôt que d’idées, le PT décida, à partir de 2002, de centrer son discours sur son leader, Lula, et de faire campagne sous le slogan « Lula président ».

Les origines modestes de l’ancien leader syndicaliste furent mises en avant afin de consolider son image d’« homme du peuple ». Pourtant, le Lula des spots publicitaires de la campagne de 2002 n’était plus le métallurgiste combatif des années 1970 et 1980 ni le candidat radical des premières campagnes présidentielles. Il apparaissait à présent comme un cinquantenaire jovial et inoffensif, voulant œuvrer pour le bien de tous. Comme Lula le répétait à l’envie tout au long de la campagne : « J’ai changé, j’ai beaucoup changé ».

Alors qu’en 1989, Lula défendait une approche antagoniste de la politique, opposant le peuple aux élites, et enjoignait « le travailleur à ne pas croire que son employeur écrira des lois en sa faveur », une douzaine d’années plus tard, l’idée de lutte des classes était remisée au placard. Lula ne serait pas le président des opprimés mais le président de l’ensemble des Brésiliens. Ainsi, le patronat n’était plus considéré comme l’« ennemi du peuple » mais comme « nos frères et sœurs Brésiliens » dont l’action faisait partie de la solution. Loin des harangues vindicatives du passé, Lula déclarait à présent :

« lorsque les businessmen et les travailleurs collaborent, le résultat est meilleur pour tous ». [3]

Autre signe de changement, le PT désigna le millionnaire José Alencar, leader du parti évangélique de droite Parti Libéral (PL) comme Vice-Président de Lula. Alors que, par le passé, le PT s’était fait un point d’honneur à ne conclure des alliances qu’avec des partis de la gauche radicale, il pouvait à présent s’associer à une figure ayant construit sa carrière politique sur la défense de la libéralisation des marchés et de la réduction des taxes. Que de chemin parcouru !

Bien que ces changements exposèrent le parti aux critiques de certains de ses supporters de la première heure, ils lui permirent de voir son taux de rejet au sein de la population tomber de 40% en 1989 à 10-16% en 2002. La métamorphose du parti et de son leader fut également saluée par des journaux tel que le Wall Street Journal ou The Economist qui, à l’époque, s’enthousiasmaient tous deux de la conversion du PT au « réalisme économique » et à la primeur donnée à la continuité des politiques économiques orthodoxes par rapport au développement de nouvelles politiques sociales .

Le 27 octobre 2002, Lula fut élu président du Brésil avec 61,3% des voix. Au moment où le modèle néolibéral de l’administration Cardoso arrivait à bout de souffle, ses contradictions et effets néfastes devenant de plus en plus évidents, le PT parvint à capitaliser sur l’image de parti du changement qu’il s’était forgé par le passé. Pourtant, il est indéniable que c’est bien l’abandon de toute velléité de transformation radicale et la défense d’un programme consensuel qui, selon ses promoteurs, bénéficierait aux classes ouvrières tout comme aux élites capitalistes, qui permirent au parti d’engranger plus de 30 millions de votes de plus qu’aux élections de 1998.

 

Le PT au pouvoir sous Lula (2003-2010)

Une fois au pouvoir, Lula profita du « boom des matières premières » tiré par les besoins de l’économie chinoise – entre 2001 et 2005, les exportations brésiliennes augmentèrent de 64% alors que leur prix enflait de 24% – et d’une augmentation marquée des investissements étrangers pour combiner orthodoxie économique et expansion des politiques sociales.

Une croissance économique continue  (+4% annuels en moyenne durant les deux mandats de Lula) permit à son gouvernement d’augmenter les dépenses sociales de manière remarquable, tout en maintenant un robuste excédent budgétaire primaire, dépassant même les objectifs fixés par le FMI.  Ainsi, le nombre de brésiliens bénéficiant de programmes sociaux fédéraux passa de 14,5 à 24,4 millions entre 1995 et 2011, tandis que les dépenses sociales fédérales augmentaient de près de 50% – 200% en termes réels – sur la même période.

Ces incroyables résultats, qui permirent de sortir des millions de brésiliens de la pauvreté, découlèrent principalement de l’expansion des programmes de transferts monétaires conditionnels – comme la célèbre Bolsa Família – introduits par la précédente administration. Ce type de politiques sociales, visant à « responsabiliser » les populations pauvres tout en refusant de s’attaquer aux causes structurelles de la pauvreté constitue l’archétype même de l’approche « pro-marchés » des programmes sociaux à l’ère néolibérale.

Comme le démontrent les économistes marxistes brésiliens Alfredo Saad-Filoh et Armando Boito [4], le gouvernement de Lula emprunta le « chemin de la moindre résistance » pour améliorer les conditions de vie des plus pauvres tout en préservant les intérêts de la bourgeoisie. Dans un livre intitulé « L’emprise de la finance sur la politique sociale », Lena Lavinas [5] défend une thèse similaire, arguant que les programmes sociaux des successives administrations PTistes permirent effectivement à des millions de Brésiliens d’accéder à la société de consommation de masse mais ne firent pratiquement rien pour résoudre les problèmes d’inclusion sociale qui minent l’un des pays les plus inégalitaires au monde.

De fait, durant sa douzaine d’années au pouvoir, les efforts réformistes du PT furent grandement limités par la formation d’alliances de plus en plus incohérentes que le parti se vit obligé de former pour se maintenir au pouvoir. Alors que le parti occupa la présidence de 2003 à 2016, le PT et ses alliés de (centre)-gauche ne furent jamais capables de contrôler plus de 30% du Parlement. Le PT fut donc contraint de courtiser des partis et personnalités politiques de tous bords, avec lesquels la formation de centre-gauche avait très peu de points en commun.

Ainsi, au fil du temps, le parti dépensa de plus en plus de temps et de ressources à la formation de majorités parlementaires bancales, négligeant les liens qui l’unissaient à ses bases de soutien traditionnelles au sein des syndicats et des mouvements sociaux. Comme l’expliquent Alfredo Saad-Filho et Pedro Mendes Loureiro [6], ces manœuvres politiques, qui s’apparentaient de plus en plus à des performances d’acrobate, eurent un effet particulièrement néfaste sur la réputation du PT et sur ses soutiens au sein des classes populaires. En effet, le PT ressembla de plus en plus à ces machines électorales aux fondements idéologiques flous qui constituaient l’une des cibles privilégiées des critiques du parti dans les années 1980.

Plus inquiétant encore, le scandale du mensalão qui frappa le PT en 2005 fit apparaître au grand jour le prix que le parti de Lula était alors prêt à payer pour maintenir ces alliances parlementaires en vie. A travers un système de pots de vin mensuels de plusieurs centaines de millions de real, le PT s’assurait que ses alliés au parlement soutiendraient les projets législatifs du gouvernement. Alors que le président du parti, José Gonoíno, et le directeur du cabinet de Lula, José Dirceu, furent condamnés à des peines de prison ferme, Lula fut relativement préservé par le scandale de corruption et fut réélu à la tête du pays en 2006 avec 60,83% des voix.

 

Les gouvernements de Dilma Rousseff : l’épuisement du chemin de la moindre résistance et le coup d’État de 2016

Le 1er janvier 2011, Dilma Rousseff, que Lula avait désignée pour lui succéder, devint la première femme à prendre les rênes du géant brésilien. Guérillera révolutionnaire dans sa jeunesse, Dilma fut Ministre de l’énergie entre 2003 et 2005 avant de devenir la cheffe de cabinet de Lula à la suite du scandale du mensalão.

Inconnue du grand public et n’ayant jamais participé à une bataille électorale par le passé, Dilma fut élue grâce au soutien de son mentor qui, à la fin de son second mandat présidentiel, jouissait d’un taux d’approbation de plus de 90%. Le fait que Michel Temer, membre du MDB, fut choisi comme compagnon de campagne de Dilma constitue un nouvel exemple du niveau d’intégration du PT dans le système politique Brésilien traditionnel. En effet, le MDB constitue l’archétype même de la machine électorale politique sans idéologie claire si ce n’est la conquête du pouvoir et le contrôle des ressources publiques en découlant.

Alors que le Brésil subissait les ondes de choc de la crise économique de 2007-2008, Dilma Rousseff accéda au pouvoir au moment même où le modèle économique des années Lula arrivait à bout de souffle. Le chemin de la moindre résistance poursuivi par Lula durant ses huit ans au pouvoir arrivait alors à sa conclusion. Avec le ralentissement de la croissance économique, il devint de plus en plus difficile de satisfaire à la fois les classes populaires et l’élite économique du pays.

La situation devint d’autant plus périlleuse pour le PT en raison de la perte de son image de parti anti-corruption. Déjà entachée par le scandale du mensalão, cette réputation fut réduite en miettes après que six membres du gouvernement de Dilma Rousseff furent contraints de démissionner pour des affaires de corruption au cours de la première année de son mandat. La coalition interclasses qui avait porté et maintenu Lula au pouvoir durant huit années, était sur le point de s’effondrer.

Alors que la bourgeoisie nationale s’était accommodée d’une présidence PT tant que les résultats économiques étaient au rendez-vous, le ralentissement de la croissance sous Dilma coûta à la présidente de précieux soutiens au sein de l’élite brésilienne. Cette perte de soutien fut aussi alimentée par le véritable mépris que les élites entretiennent vis-à-vis des classes populaires qui, grâce aux politiques sociales de Lula, commençaient à faire irruption dans des espaces – aéroports, universités,… – qui, avaient été jusqu’alors, le terrain de jeu exclusif des riches et puissants. Les anthropologues James Holston et Teresa Caldeira [7] parlent ainsi de la profonde insatisfaction ressentie par les classes dominantes face à la perte progressive de leur  habilité à maintenir en place une organisation différenciée de l’ordre spatial reflétant leurs privilèges.

De plus, comme le rappelle l’historien Valério Arcary ce ressentiment de classe revêt aussi une connotation raciale très marquée au Brésil. Ainsi, le racisme et le mépris de classe des élites et des classes moyennes supérieures jouèrent un rôle crucial dans la l’hostilité croissante de ces groupes vis-à-vis du PT et de ses politiques sociales.

Si les classes dominantes n’ont toujours constitué qu’un allié de circonstance des gouvernements du PT, le parti s’aliéna également le support des classes ouvrières qui forment sa base de soutien traditionnelle. Ce désamour s’illustre notamment par le fait que le nombre de grèves contre le gouvernement de centre-gauche passèrent d’une moyenne de 300 par an entre 2004 et 2007 à près de 900 en 2012. La défiance grandissante des classes populaires vis-à-vis du PT a atteint son paroxysme lors des manifestations de Juin-Juillet 2013,  qui rassemblèrent des millions de personnes dans les rues.

Ce mouvement d’opposition débuta dans la ville de São Paulo sous le leadership de différentes formations de la gauche radicale qui protestaient face à l’augmentation du prix des transports publics. La critique s’élargit rapidement aux priorités budgétaires de l’administration PTiste.  En effet, les manifestants considéraient que l’investissement de milliards d’euro d’argent public – 11,5 milliards par rapport à un budget initial de 4,5 milliards d’euro – dans l’organisation d’évènements comme la Coupe du Monde de 2014 et les Jeux Olympique de 2016 était particulièrement indécent au vu des carences en services publics dont souffrent de nombreux Brésiliens. Cependant, au fil du temps, la droite et les classes moyennes supérieures réussirent à s’emparer de ce mouvement de contestation et le transformèrent en une vigoureuse campagne anti-PT centrée autour de thème de la corruption.

Dans ce contexte difficile, la campagne de réélection de Dilma Rousseff prit un réel virage à  gauche. Tout au long de la campagne, Dilma n’eut de cesse d’affirmer que lui accorder un second mandat présidentiel serait le seul moyen de protéger le pays contre une cure d’austérité et un retour du néolibéralisme orthodoxe au pouvoir. Le 26 octobre 2014, Dilma fut réélue à la tête du Brésil. Cependant, il s’agissait là d’une victoire en demi-teinte. La présidente distança son concurrent, Aécio Neves de seulement 3,5 millions de voix (le plus petit écart depuis le retour de la démocratie) et le PT perdit 20 des 88 sièges qu’il contrôlait à la Chambre des représentants.

Peu de temps après sa réélection, Dilma opéra un véritable volte-face. Dans une tentative désespérée d’apaiser les élites économiques et les classes moyennes supérieures, dont l’opposition au gouvernement gagnait en intensité de jour en jour, Dilma fit passer de nombreuses mesures d’austérité auxquelles elle n’avait eu de cesse de s’opposer durant la campagne. Ce revirement politique fut notamment illustré par le remplacement de Guido Mantaga par Joaquim Levy au poste de Ministre des finances.

Ainsi, après près de neuf années de loyaux services, le « neo-dessarrollista » Mantaga laissait sa place à l’ultralibéral Levy. Alors que les réductions des dépenses publiques entamaient encore davantage le soutien du PT au sein des classes populaires, ces mesures ne parvinrent pasà freiner les incessantes attaques des forces conservatrices et de leurs médias, vis-à-vis du gouvernement. C’est dans ce climat déjà explosif que le pays fut balayé par le scandale de corruption du Lava Jato.

Menée par le juge provincial Sergio Moro, l’opération Lava Jato mit en lumière un système de corruption de plusieurs milliards d’euros, fait de pots de vin et de rétro-commissions, au centre duquel l’on retrouve des géants économiques comme l’entreprise de pétrole semi-publique Petrobas ou la compagnie de construction Odebrecht. Alors que le scandale impliquait l’ensemble de la classe politique brésilienne et se répandait à l’ensemble de l’Amérique Latine – coûtant notamment son poste au président péruvien, Pedro Pable Kuczynski – le juge Moro et la presse hégémonique menée par le conglomérat O Globo concentrèrent leur attention et leurs attaques sur les membres du PT touchés par le scandale.

Dès le début de l’investigation, et bien que ne disposant d’aucune preuve pouvant étayer ses accusations, le juge Moro fit part de sa certitude que Lula était le maître à penser de ce vaste système de corruption. Guidé par cette conviction, Moro fit fuiter dans la presse, de manière totalement illégale, des écoutes téléphoniques jugées incriminantes pour l’ancien président. Il organisa également un véritable show médiatique autour de l’incroyable opération policière mobilisée, de manière totalement inutile et disproportionnée, pour l’arrestation de Lula en vue de l’obtention de sa déposition.

L’opération Lava Jato donna un second souffle au mouvement anti-corruption de droite de 2013. Des millions de personnes, en grande majorité des blancs de la classe moyenne supérieure, défilèrent dans les rues du pays pour demander la démission de la présidente Rousseff tout au long de l’année 2015 et 2016.

Profitant de ce rapport de forces avantageux, l’ensemble des forces conservatrices de la société brésilienne se mobilisèrent pour appuyer la procédure de destitution lancée à l’encontre de Dilma Rousseff en décembre 2015. S’il est évident que la grande coalition de droite soutenant le coup d’état parlementaire contre la présidente élue fut à même de surfer sur la vague d’indignation déclenchée par l’opération Lava Jato, il est indispensable de garder à l’esprit que Dilma ne fut jamais impliquée de ce scandale de corruption.

Alors que 60% des membres du Parlement brésilien faisaient face à des accusations de corruption ou d’autres crimes graves – 37 des 65 membres de la commission en charge de la destitution de la présidente faisaient l’objet d’enquêtes juridiques au moment de la procédure – Dilma était accusée, elle, de « pédalage fiscal ». Il s’agit là d’une pratique politique des plus banales au Brésil, qui vise à réduire de manière artificielle la taille du déficit budgétaire. La charge parlementaire contre Dilma fut menée par le Président de la Chambre des représentants, Eduardo Cunha. Un des membres les plus importants du MDB, l’allié du PT au sein du gouvernement, Cunha purge actuellement une peine de quinze années d’emprisonnement suite à des affaires de corruption.

La destitution de Dilma – actée en aout 2016 – s’est donc construite sur des bases juridiques plus que discutables ; même s’il est vrai que dissimuler l’importance d’un déficit budgétaire est illégal, cette pratique ne constitue en aucun cas une offense criminelle pouvant justifier une procédure d’impeachment. Cette manœuvre a poussé de nombreuses personnalités à la considérer  comme un véritable coup d’état.

Il est également essentiel de noter la complicité du conglomérat médiatique O Globo qui, tout au long processus de la procédure de destitution, joua un rôle essentiel afin de mobiliser l’opinion publique en faveur de l’impeachment, comme le démontra Teun A. Van Dijk, l’un des experts d’analyse de discours les plus éminents au monde [8]. La nature purement politique de la procédure d’impeachment fut reconnue par Michel Temer – le Vice-Président de Dilma et son successeur à la présidence – qui, lors d’une réunion au sein d’un think-tank  pro-business, confia que la présidente brésilienne avait été renversée suite à son refus de mettre en place l’entièreté programme néolibéral du MDB.  Romero Jucá, président du MDB et ministre du gouvernement de Michel Temer fut, quant à lui enregistré, alors qu’il admettait qu’écarter Dilma du pouvoir était le seul moyen de limiter les dommages causés par l’enquête du Lava Jato.

Alors que Dilma fut destituée pour ne pas avoir respecter les règles budgétaires en vigueur, son successeur, Michel Temer devint le premier président en fonction à être formellement inculpé d’un crime. Alors qu’il était inculpé pour des charges de corruption, racket et obstruction à la justice, la Chambre des Représentants refusa de lancer une procédure d’impeachment à son encontre par deux fois au cours de la première de son mandat. S’il ne fait aucun doute que c’est la perte de soutien des élites économiques qui mena Dilma à sa perte, il est tout aussi indéniable que c’est ce même soutien qui permit à Temer d’échapper à une fin similaire.

Alors que la grande majorité des députés dédièrent leurs votes en faveur de la destitution de Dilma, à leur famille ou à Dieu, la déclaration du député Ruben Bueno résume à elle seule la nature purement politique de cette mascarade juridico-parlementaire. Il affirma en effet, qu’il votait « non » à la procédure d’impeachment contre Michel Temer car il votait « oui à la réforme des retraites, oui à la réforme du travail, oui à la réforme de la politique ». Alors que les mesures d’austérité de Dilma n’avaient pas suffi à apaiser la droite, la décision du gouvernement Temer de geler tout augmentation des dépenses sociales pour les vingt prochaines années fut saluée par ces mêmes forces qui mirent fin à treize ans de gouvernement de centre-gauche.

Cette longue séquence d’événements nous emmène enfin à l’élection présidentielle de 2018 et à l’élection du fasciste Jair Bolsonaro.

 

L’élection de 2018

Avec un taux d’approbation de 3%, il devint rapidement évident que Michel Temer ne pourrait représenter les intérêts de l’élite économique et des forces conservatrices qui l’avaient porté au pouvoir lors des élections présidentielles de 2018. De fait, tous les sondages d’opinion faisaient de Lula le grand favori des élections, bien loin devant son plus proche rival, Jair Bolsonaro.

Alors que la route semblait toute tracée pour un retour du PT au pouvoir, la même machine politico-juridico-médiatique qui avait fait tomber Dilma se mobilisa pour s’assurer qu’un tel scénario ne se réaliserait pas. En effet, en juillet 2017, le juge Moro avait enfin rempli la mission qu’il s’était fixée dès les débuts de l’opération Lava Jato : condamner l’ancien président pour des faits de corruption. Lula fut ainsi condamné à neuf années de détention pour avoir reçu un appartement à la plage en échange de l’octroi de juteux contrats publics à la compagnie de construction OAS.

Si les bases juridiques sur lesquelles se bâtit l’impeachment de Dilma étaient plus que douteuses, l’inculpation de Lula s’avère tout aussi problématique. Le juge Moro s’étant publiquement prononcé contre l’ancien président à plusieurs reprises, il y avait très peu de chances que Lula bénéficie du principe de présomption d’innocence auquel il avait droit. Il n’existe cependant aucune preuve matérielle attestant de la culpabilité de Lula. Celui-ci fut condamné uniquement sur la base du témoignage de Leo Pinheiro, l’ancien président d’OAS qui vit sa propre peine réduite de 30 à 2 ans suite à sa coopération.

Malgré la faiblesse du dossier contre Lula, l’empressement de la cour à obtenir une condamnation ferme de l’ancien président avant le début de la campagne présidentielle,  la poussa à battre des records de rapidité au sein d’un système juridique brésilien connu pour sa lenteur. Ainsi, João Pedro Gerban Neto, ami intime de Sergio Moro et figurant parmi les trois juges de la cour d’appel rendit son verdict  dans « l’affaire Lula », confirmant la condamnation de ce dernier et la prolongeant de sa peine à 12 ans,  en une centaine de jours. Un temps record lorsque l’on sait qu’il lui aura fallu en moyenne 275 jours, pour juger les autres cas de l’opération Lava Jato dont il fut responsable. Lula fut emprisonné le 7 avril 2018, après que la Cour Suprême ait rejeté son habeas corpus.

Au cours des mois qui suivirent,  alors que Lula voyait ses recours rejetés les uns après les autres par les instances juridiques du pays et, restait donc maintenu derrière les barreaux, le PT refusa de présenter un autre candidat présidentiel pour l’élection d’octobre 2018, affirmant que Lula était, et resterait, son seul candidat possible. Ainsi, ce ne fut que le 11 septembre, date limite pour officialiser les candidatures de chaque parti, que Fernando Haddad, Ministre de l’Education sous Lula et Dilma et maire de São Paulo entre 2011 et 2016 fut désigné comme candidat officiel du PT.

Suite à cette désignation tardive, Fernando Haddad, personnalité politique relativement peu connue du grand public, ne disposera que de moins d’un mois pour se faire connaître des électeurs avant la tenue du premier tour de l’élection présidentielle. Malgré l’ascension vertigineuse d’Haddad dans les intentions de vote – il passa de 4% à 25% en seulement quelques semaines –, l’ancien ministre de Lula resta bien loin derrière les 40% d’intentions de vote des Brésiliens en faveur de l’ancien président.

La campagne présidentielle de 2018 montra les limites de de la stratégie de personnification à outrance développée par le PT au tournant du 21ème siècle. Alors que la figure de Lula prit progressivement le pas sur les idées, comme l’un des éléments les plus rassembleurs du parti, le PT se retrouva dans l’impossibilité de mobiliser ses électeurs autour d’une nouvelle figure politique ne disposant pas du charisme de l’ancien syndicaliste. Malgré les nombreux efforts du parti visant à associer Haddad à Lula, notamment via l’organisation d’une campagne publicitaire autour du message « Haddad est Lula, Lula est Haddad », il devint rapidement évident qu’Haddad était loin de disposer du capital politique de son mentor.

Arrivant en deuxième position lors du premier tour de l’élection, loin derrière Bolsonaro qui le distançait de près de 17 points, Haddad fut incapable de fédérer les différentes forces politiques brésiliennes derrière sa candidature en vue de former un front uni face à l’extrême-droite au second tour. Bien que le nombre de votes en sa faveur augmenta d’un tiers entre les deux tours, cette augmentation fut largement insuffisante pour rattraper le retard accumulé face à Bolsonaro qui remporta le second tour de l’élection avec plus de 10% d’avance sur Haddad.

 

Apprendre de l’expérience Brésilienne

Au moment de l’élection présidentielle de 2018, l’époque où le PT représentait une force de changement était révolue depuis bien longtemps. Ayant abandonné tout projet de transformation radicale à la fin des années 1990, le parti était passé du rôle de pourfendeur du capitalisme à celui de régulateur du système. Pour de nombreux Brésiliens, le PT en était venu à représenter l’archétype du « politics as usual », une machine électorale sans substance minée par les scandales de corruption. Sous Lula, le PT avait été capable de sortir des millions de Brésiliens de la pauvreté tout en protégeant les intérêts des classes capitalistes. Cela lui avait permis de s’assurer le soutien tant de la bourgeoisie que des classes populaires.

Pourtant, à l’heure où le modèle économique du gouvernement arriva à bout de course, il s’avéra que la priorité fut alors donnée à la préservation des alliances politiques avec la droite et au maintien du soutien de l’élite économique et des classes moyennes supérieures. De fait, au moment des choix difficiles, les intérêts capitalistes prirent toujours le pas sur la défense des classes laborieuses dans les décisions du gouvernement PTiste. Comme le rappelle Álvaro García Linera, le Vice-Président de la Bolivie, les forces capitalistes n’abandonneront jamais leur position antagoniste vis-à-vis des gouvernements de (centre)-gauche d’Amérique Latine qui soutiennent l’amélioration des conditions de vie des groupes les plus vulnérables [9].

Comme le cas brésilien le démontre, la bourgeoisie et les forces conservatrices en général peuvent s’accommoder d’un gouvernement progressiste tant que leurs intérêts n’en souffrent pas. À la première turbulence, elles auront néanmoins tôt fait de se retourner contre les gouvernements qu’elles avaient jusque-là tolérés à contrecœur. Ainsi, les mesures d’austérité de la présidente Dilma ne firent rien pour apaiser les secteurs conservateurs de la société brésilienne mais aliénèrent davantage le parti  de sa base électorale traditionnelle. Au moment d’entrer dans l’isoloir, les classes dominantes préféreront ainsi voter pour un fasciste ayant fait la promesse de privatiser l’ensemble des entreprises publiques et d’éradiquer le socialisme du pays plutôt que pour une social-démocratie molle qui n’avait plus rien à leur offrir. Les classes subalternes, quant à elles, auront de plus en plus de mal à se mobiliser pour défendre un parti qui, dans les moments cruciaux, leur avait tourné le dos.

Il est indéniable que l’instrumentalisation de l’opération Lava Jato joua un rôle central dans la déroute du PT. Dans cette pièce en deux actes, ce nouveau type de « lawfare » mena à la destitution de la présidente Dilma Rousseff, avant d’empêcher un retour aux affaires du PT suite à l’emprisonnement de Lula. L’utilisation du système juridique à des fins politiques devint on ne peut plus évidente quand Sergio Moro fut nommé Ministre de la justice par Jair Bolsonaro. Álvaro García Linera nous rappelle également que les diverses défaites subies par les gouvernements progressistes d’Amérique Latine ces dernières années, s’expliquent autant par les succès de la droite que par les échecs de la gauche.

Sur la base de cette idée, il apparaît donc que la victoire du fascisme aux élections présidentielles de 2018 s’explique certainement en partie par la mutation du PT, qui passa d’un parti de la transformation à celui du statu quo. Cela créa un espace au sein de l’offre politique que Bolsonaro s’empressa d’occuper en tant que seul candidat prétendant offrir un changement radical au pays. L’expérience brésilienne s’inscrit ainsi dans une tendance globale où, de la France aux États-Unis, de l’Italie aux Philippines, les échecs et renoncements des forces libérales et sociales-démocrates traditionnelles ont ouvert un boulevard aux partis d’extrême-droite. Ceux-ci ont profité du malaise grandissant de la population face aux contradictions du système capitaliste pour se présenter comme les seuls acteurs capables d’apporter une solution aux limites du modèle de démocratie libérale et d’économie de marché débridée.

Dans ce contexte, il est essentiel que la gauche se positionne à nouveau comme une force de changement, capable d’articuler une vraie alternative au modèle capitaliste dominant plutôt que de se cantonner au timide réformisme qui semble être devenu l’unique ambition de nombreux partis sociaux-démocrates à travers le monde.

 

Notes

[1] Hunter, Wendy. 2007. “The Normalization of an Anomaly: The Workers’ Party in Brazil.” World Politics 59(3): 440-475 ; Hunter, Wendy. 2010. The Transformation of the Workers’ Party in Brazil, 1989-2009. Cambridge: Cambridge University Press

[2] Kucinski, Bernardo. 2005. “The Rise of the Workers Party.” Pp. 21-60 in Lula and the Workers Party in Brazil edited by Sue Branford and Bernardo Kucinski, New York: New Press

[3] Campello, Daniela. 2012. « What Is Left of the Brazilian Left ? » présenté à la conférence « Explaining Change in the Brazilian Workers Party », Mansfield College, Oxford, Janvier 2012.

[4] Saad-Filho, Alfredo and Boito, Armando. 2015. “Brazil: The Failure of the PT and the Rise of the ‘New Right’.” Socialist Register 52: 213-230

[5] Lavinas, Lena. 2017. The Takeover of Social Policy by Financialization. The Brazilian Paradox. New York : Palgrave MacMillan

[6] Mendes Loureiro, Pedro and Saad-Filho, Alfredo. 2018. “The Limits of Pragmatism. The Rise and Fall of the Brazilian Workers’ Party (2002–2016)” Latin American Perspectives 46(1): 66-84

[7] Holston, James. 2008. Insurgent Citizenship : Disjunctions of Democracy and Modernity in Brazil Princeton : Princeton University Press Caldeira, Teresa. 2000. City of Walls. Crime, Segregation, and Citizenship in São Paulo. Berkeley : University of California Press

[8] Van Dijk, Teun. 2017. « How Globo media manipulated the impeachment of Brazilian President Dilma Rousseff. » Discourse and Communication : 1-31

[9] García Linera, Álvaro. 2016. “¿Fin de ciclo progresista o proceso por oleadas revolucionarias?”, pp. 9-48 dans Las Vías Abiertas de América Latina édité par Emir Sader Buenos Aires: Octubre

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