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Céline Bessière et Sibylle Gollac sont toutes deux sociologues et travaillent sur les dimensions économiques et juridiques de la famille. Leur ouvrage commun, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, paru aux éditions La Découverte en 2020, et dont on peut lire un extrait sur notre site, analyse la combinaison des inégalités de genre et de classe en matière de patrimoine et de niveau de vie.

En suivant les différents membres d’une famille, dans des milieux sociaux contrastés, les autrices montrent que ces inégalités ont tendance à s’accroître au fil du temps, avec des épisodes charnières, observés grâce à une enquête auprès des professionnel·les du droit (notaires, avocat·es, juges). Elles nous permettent de saisir comment s’accumulent les disparités entre conjointes de sexe différent pendant la vie commune et surtout après une séparation, mais aussi entre frères et sœurs, l’héritage étant bien souvent moins égalitaire que le droit ne l’affirme.

Contretemps : Pouvez-vous revenir sur votre démarche pour saisir les inégalités économiques au sein des familles ?

Céline Bessière : C’est un travail de très longue haleine qui nous anime depuis presque 20 ans. On se connaît depuis nos thèses et nous avions une envie commune de travailler sur des enjeux patrimoniaux. Dans les années 1990, nous avons suivi les enseignements de sociologie de la famille à Paris V : il paraissait acquis qu’il n’y avait plus d’enjeux de dépendances économiques dans la famille dite « moderne » que François de Singly décrivait, à la suite de Durkheim, comme centrée sur les liens et non plus les biens.

Pourtant, dès nos premières enquêtes inspirées par Florence Weber et Viviana Zelizer, il était évident que les familles que nous étudiions alors étaient traversées d’enjeux économiques. Moi, je travaillais sur des transmissions d’entreprises familiales dans le secteur viticole et Sibylle, sur les stratégies familiales immobilières. Dans les deux cas, les transmissions patrimoniales étaient cruciales dans le devenir social des hommes et des femmes que nous rencontrions. A l’époque, dans le champ de la sociologie de la famille, il était facile de disqualifier nos travaux en disant que l’une travaillait sur des familles viticoles en voie de disparition et l’autre sur des familles populaires et provinciales particulières qui ne reflétaient pas la société française salariale, diplômée et urbaine.

Sibylle Gollac : Lorsqu’on a commencé nos enquêtes de terrain, la sociologue spécialiste de l’héritage en France, Anne Gotman, écrivait que l’héritage était devenu une « cerise sur le gâteau », réduit à une dimension symbolique. Mais ça ne correspondait pas à ce qu’on voyait sur le terrain : l’héritage du point de vue de l’accès au logement et à la propriété, par exemple, comptait beaucoup. Même chose, l’héritage apparaissait central dans les familles qui possèdent un patrimoine professionnel.  La sortie du livre de Piketty, Le Capital au XXI siècle, a montré que l’héritage, ce n’était pas que la cerise sur le gâteau, au contraire. Il était en train de prendre une importance croissante dans la vie des individus et il participe aujourd’hui au creusement des inégalités entre les classes sociales.

Le point commun de nos premières enquêtes, menées dans le sillage des travaux de l’équipe de Florence Weber, c’est qu’on appréhendait une situation familiale de plusieurs points de vue et dans le temps long, en faisant des entretiens et des observations répétées, en récoltant aussi des archives familiales. C’est ce qu’on appelle des « monographies de familles ». Mais au-delà de cette ethnographie économique des familles en temps ordinaire, nous avons eu besoin d’aller regarder les moments « extraordinaires » où les gens explicitent les enjeux économiques, en particulier les séparations conjugales. Avec toute une équipe, on s’est intéressées à ce qui se jouait dans les chambres de la famille des tribunaux, et au travail des professionnel·les du droit de la famille, notamment les juges, les greffières et les avocat·es. C’est devenu le livre Au tribunal des couples écrit par le Collectif Onze. Et pour Le genre du capital, nous avons complété ces terrains par une enquête sur les notaires.  Les héritages et les séparations, ce sont les deux moments où les gens comptent, où on peut voir les enjeux de patrimoine de façon précise. Les effets de classe sautent alors aux yeux : toutes les familles ne font pas face aux mêmes enjeux économiques et elles sont très inégalement accompagnées par les professionnel∙les du droit. Mais l’observation de ces moments nous confronte aussi aux rapports de genre, qu’on ne peut ni ignorer ni analyser indépendamment des rapports sociaux de classe.

Céline Bessière : Un autre enjeu est d’articuler capital économique et capital culturel. On a été biberonnées à Bourdieu, je pense en particulier à l’article « Les stratégies de reconversion » de Bourdieu, Boltanski et Saint-Martin (1973) – qui étudie comment, dans certaines familles de petits indépendants (agriculteurs, commerçants, artisans…), le capital économique a progressivement été converti en capital culturel dans l’après-guerre. Après ses travaux sur la Kabylie et le Béarn où l’économique est central, Bourdieu se concentre sur la reproduction du capital culturel et sa certification par l’Etat. Mais aujourd’hui le capital culturel est devenu moins rentable, les diplômes sont nécessaires mais moins rentables dans le jeu de la reproduction sociale, alors justement que les femmes en ont davantage : les certifications scolaires sont désormais plus féminines que masculines. Et par ailleurs, une partie du capital culturel est subordonné au capital économique (l’acquisition de l’anglais, de certains diplômes, l’accès à certains établissements scolaires demandent d’importants moyens économiques en plus de dispositions scolaires). Un des objectifs du livre était de ne pas opposer capital économique et capital culturel, de suivre comment les différents types de capitaux s’articulent.

Sibylle Gollac : Faire un détour par le capital économique nous permet d’envisager le capital culturel autrement. C’est l’occasion de voir la transmission du capital culturel au sein de la famille comme un processus, pas comme une transmission naturelle. Le rang de naissance, par exemple, a un effet sur les biens qu’on reçoit mais aussi sur les diplômes qu’on parvient à acquérir. Cet effet, manifeste quand on exploite les données nationales, est statistiquement significatif. Le capital culturel, comme le capital économique, est donc en partie ce que les économistes appellent un bien rival : il faut parfois choisir la personne qui, au sein de la famille, va l’acquérir. Par exemple, dans une fratrie d’enfants de boulangers que nous avons suivie, deux filles vont faire des études supérieures, financées par la vente d’un bien immobilier, pendant que le fils va reprendre la boulangerie. Il y a donc des stratégies familiales de transmission du capital culturel qui engagent aussi des inégalités entre enfants d’une même fratrie. Il faut donc suivre les différentes stratégies scolaires en parallèle des transmissions de biens matériels.

Contretemps : Vous proposez un concept très utile dans votre ouvrage, celui de « comptabilité inversée ». Qu’est-ce que c’est ?

Céline Bessière : La « comptabilité inversée », c’est une formule qui a permis de donner du sens à des façons de jouer avec le droit qu’on voyait mises en œuvre par les notaires et les avocat∙es, sans réussir à formuler précisément leur logique commune. Un acte notarié au moment d’une succession ou d’une séparation, c’est une liste de biens avec en face de chaque bien une valeur en euros ; puis des additions pour avoir le total du patrimoine, une division pour avoir la valeur de la part qui revient à chacun·e puis une répartition des biens conforme à cette valeur. Comme on ne peut pas diviser tous les biens en parts égales, il y a des compensations : si je garde l’appartement et toi la voiture, comme l’appartement vaut plus, je dois te payer un certain montant pour équilibrer. Logiquement, ce montant résulte des calculs précédents. Mais en pratique, ça se passe dans l’autre sens : la distribution est première, on décide qui aura quoi, et ensuite on voit comment mettre des prix et faire le calcul pour arriver à une compensation que celui qui doit payer peut payer. L’acte notarié sanctionne par le droit ces arrangements familiaux, privés. On s’est aperçu que c’est ce que nous disaient les avocat·es, les notaires, ils nous le disaient de façon subtile : « on regarde combien le repreneur de l’entreprise familiale peut donner et on fait cadrer la succession » ou encore « on présente les choses de façon à parvenir au résultat sur lequel les parties étaient tombées d’accord ». Ça éclaire beaucoup de choses de penser le processus à l’envers. On part de la distribution des biens et on la légitime a posteriori. Pour reconstruire le calcul qui va aboutir à la distribution souhaitée, on peut jouer sur les valeurs des biens, puisqu’ils n’ont pas été achetés et vendus récemment, on peut sous-évaluer largement. Et même parfois, on fait disparaitre des biens de l’inventaire, de la liste.

Sibylle Gollac : Les évaluations qu’on observe, ce n’est pas le prix du marché, qui théoriquement ne dépend pas des liens entre les co-contractant∙es. Mais ce ne sont pas non plus des valeurs purement sentimentales, c’est le résultat de rapports de pouvoir. Les enjeux affectifs et économiques des relations familiales qui se jouent là sont étroitement liés. L’évaluation des biens dépend des liens dans la famille, des rapports de domination qui s’y jouent. Le notaire aide à construire ces évaluations pour rédiger des actes qui légitiment la distribution de biens, en jouant sur plusieurs définitions possibles de la valeur (prix de marché, coût de construction, rentabilité, etc.).

Ce qu’on montre dans le livre c’est que ces comptabilités inversées sont le mécanisme qui permet, discrètement et en toute légalité, de favoriser les hommes aux dépens des femmes, tant en matière d’héritage que de divorce. Oui, car quand les gens arrivent devant le notaire ou l’avocat∙e, ce qui est généralement décidé, c’est que certains biens doivent aller à certains hommes : une entreprise familiale ou une propriété immobilière, par exemple. Tandis que les femmes, plus souvent, ne reçoivent que des compensations. Le fait de sous-évaluer volontairement un bien permet le maintien de l’intégrité de ce bien structurant entre les mains d’un homme de la famille, au détriment des compensations reçues par les femmes. Si l’on regarde statistiquement qui reçoit quels types de biens dans les héritages, on voit que les hommes reçoivent plus souvent que les femmes des entreprises dans les familles d’indépendants, ou des biens immobiliers dans les familles de salariés. Sans forcément s’en apercevoir, les professionnel∙les du droit finissent par légitimer des façons de compter qui participent à l’invisibilisation du rôle économique des femmes dans la famille, et à la perpétuation du capital économique familial entre des mains masculines.

En fait, pour que le prix du marché intervienne réellement, il faut qu’il y ait un conflit judiciaire, donc un certain équilibre des forces en présence. Il faut que les femmes aient les moyens économiques et culturels de tenir jusqu’à la vente qui va donner le prix de marché et convertir le bien en argent, qu’on pourra alors vraiment partager. On l’a observé, mais c’est rare. La plupart du temps on arrive à un accord au sein de la famille, avec l’aide du notaire ou de l’avocat·e, qui dépend de rapports de pouvoir généralement défavorables aux femmes. Ce qui nous a frappées aussi, c’est que dans les familles très fortunées, il y a une construction de l’ignorance des femmes, qui n’ont aucune idée de combien possèdent leur couple, leurs parents. Les femmes issues de familles détenant du capital économique sont souvent ignorantes des enjeux patrimoniaux, elles sont moins en contact avec les expert∙es du droit, les gestionnaires de fortune, les conseillers en fiscalité que sollicitent leurs conjoints et leurs frères.

Contretemps : Vous avez mentionné Piketty et Bourdieu. Votre titre, Le genre du capital, fait aussi référence à Marx ?

Céline Bessière : En tant que sociologues, nous avons une approche en termes de classes sociales qui n’est pas celle de Piketty, qui observe uniquement des distributions de revenus et de richesses. Nous avons déjà explicité ce que nous devons à Bourdieu pour penser l’articulation des capitaux économiques, culturels et symboliques dans les stratégies familiales de reproduction. Mais notre conception des classes sociales s’inscrit aussi dans une perspective marxiste, attentive aux rapports d’exploitation (une dimension absente chez Piketty). Cette approche marxiste est enrichie de la critique du féminisme matérialiste – les rapports de production et d’exploitation ne se jouent pas seulement sur le marché du travail rémunéré, mais également dans la famille, dans la prise en charge du travail domestique, exploitation par excellence, puisque travail gratuit.

Toutefois, Piketty a été important dans notre travail car il a mis sur le devant de la scène la question des inégalités de richesse. Son approche macroéconomique a été utile pour nous parce qu’elle a permis de légitimer notre travail sur les héritages : les inégalités de richesse s’accroissent et la part des héritages dans ces inégalités est de plus en plus importante, à contrecourant d’une vision enchantée de la famille moderne relationnelle que nous avons mentionnée plus tôt.

Statistiquement, on appréhende les inégalités de patrimoine à partir des données fiscales ou des enquêtes auprès des ménages. Comme les données sont relevées par ménage ou foyer fiscal, c’est-à-dire par famille, il faut identifier qui détient quoi et reconstituer des données individuelles. A partir des données de l’enquête Patrimoine de l’INSEE Nicolas Frémeaux et Marion Leturcq estiment les inégalités de patrimoine entre hommes et femmes à 16 % en 2015. Est-ce que c’est beaucoup ? En tout cas, ça s’accroit, puisque c’était 9 % en 1998. Ces écarts, comme ceux entre classes sociales, sont sous-évalués. D’une part, parce que l’enquête Patrimoine sous-évalue l’ensemble des patrimoines des ménages d’environ 40 %. Mais surtout parce que dans nos observations, on voit bien que dans les cabinets de notaire, on organise la sous-évaluation sélective de certains biens, notamment les biens structurants (patrimoine professionnel et immobilier) qui reviennent plus souvent aux hommes des familles possédantes. Donc les inégalités réelles, entre familles comme à l’intérieur des familles, sont encore plus grandes que ne permettent de le saisir les enquêtes auprès des ménages comme les données fiscales. La classe se fait avec le genre : chacun et chacune veut le meilleur pour ces enfants, filles comme garçons, et ces stratégies familiales de reproduction sont éminemment genrées. Il y a donc une reproduction inégalitaire du patrimoine suivant le genre et la classe à la fois, séparer les deux n’a pas de sens.

Sibylle Gollac : Dans le livre, nous essayons de suivre tout au long des différentes étapes du cycle de vie, comment se constituent et s’accroissent les inégalités économiques de genre : le fait que les femmes sont désavantagées au moment des héritages et qu’elles s’appauvrissent au moment des séparations, mais aussi comment les inégalités professionnelles approfondissent ces inégalités, le travail domestique non payé, etc…

Nous observons par exemple la succession d’un couple de comptables dans l’Ouest de la France, qui se déroule de son vivant. C’est le fils qui hérite de la clientèle, alors qu’il n’a pas fait d’études, contrairement à ses sœurs, et doit s’associer avec un expert-comptable. Les filles, elles, reçoivent de leurs parents une somme d’argent au moment d’acheter leur maison. Les parents considèrent que leurs enfants sont quittes. Sur le moyen terme, le fils vit des bénéfices de sa société de comptabilité puis vend la clientèle de ses parents pour ouvrir une agence immobilière, puis deux. Ses sœurs, elles, adaptent leur activité et leurs carrières à celles de leurs conjoints et à la prise en charge de leurs enfants. L’une d’elles doit finir par vendre sa maison, qu’elle ne parvient pas à rembourser.

Dans un héritage, il y a donc ces « biens qu’on garde », ici la clientèle d’un cabinet de comptabilité, qui sont plus importants que leur équivalent monétaire (en tout cas celui qui est retenu au moment de régler la succession), et qui permettent une dynamique de valorisation ensuite. Ces « biens qu’on garde », ça peut aussi être des biens immobiliers qui, selon leur adresse notamment, vont se valoriser et participer à l’accroissement des inégalités de richesse.

Ils vont passer davantage au frère ou au mari à l’occasion de l’héritage ou de la séparation. Parce qu’une place spécifique lui est reconnue dans la famille (c’est sur sa réussite professionnelle qu’on compte, il transmet le nom de famille, etc.), mais aussi grâce à la proximité plus probable avec les expert·es du droit et de la fiscalité, parce que les hommes sont plus souvent entrepreneurs, plus souvent en charge de la gestion du patrimoine familial dans les classes supérieures, etc… Donc cet homme pourra mieux faire valoir ses droits auprès du ou de la notaire, d’un ou d’une avocate.

La famille confie donc aux hommes ces biens, ce capital au sens marxiste, qu’on peut faire fructifier et qui permet d’accumuler grâce à différents modes d’exploitation : des entreprises qui emploient des salarié∙es, et qui parfois fonctionnent aussi grâce au travail gratuit et non reconnu des conjointes ; des biens immobiliers, entretenus grâce au travail domestique des femmes, sur lesquels on peut spéculer, qu’on peut louer.

Contretemps : On retrouve là la question du travail domestique…

Céline Bessière : Sur ce sujet, on ne part évidemment pas de zéro, on s’appuie ici sur Delphy et Oakley. Le travail domestique est véritablement un travail, un travail gratuit, non rémunéré. Il en est question depuis les années 1970. Dans les séparations conjugales, il y a des transferts économiques, qui cette fois-ci sont visibles, alors que tant que le couple dure c’est invisible. Pour décider qui va garder le domicile conjugal, s’il va y avoir une prestation compensatoire ou pension alimentaire, personne ne tient compte du travail domestique, gratuit : les avocat·es, par exemple, expliquent que c’est un choix personnel de la femme si elle s’est mise à temps partiel… Finalement, au moment de la séparation, les femmes s’appauvrissent entre 20 et 30% tandis que les hommes ne s’appauvrissent pas. Ça fait partie des situations où les écarts s’approfondissent. C’est même au nom du féminisme et de la participation des femmes au marché du travail salarié qu’on a réduit le droit des femmes à des compensations financières lors de la séparation : avant les années 2000, les prestations compensatoires se faisaient sous forme de rente, avec un transfert mensuel de l’ex-mari vers l’ex-femme. Maintenant il faut que solde de tout compte soit réalisé en quelques versements, pour rompre la dépendance entre les ex-époux. Résultat : les montants des prestations compensatoires ont très fortement diminué, et ces prestations sont désormais réservées aux couples aisés qui disposent d’un capital. Pourtant les écarts de revenus dans les couples de sexes différents sont toujours très importants : en moyenne, 42% (contre 9% d’écart entre femmes et hommes célibataires).

Contretemps : Chez Delphy, le travail domestique ça peut être un travail en lien avec l’activité professionnelle du mari, au sein de l’exploitation agricole ou du commerce. Mais aujourd’hui, on parle plus du travail dans le logement, du soin aux enfants… Y-a-t-il des différences suivant le type de travail domestique ?

Sibylle Gollac : Comme l’ont souligné Tilly et Scott dans Les femmes, le travail et la famille, la division sexuée du travail, même si elle se transforme avec la salarisation de l’économie et l’entrée des femmes sur le marché du travail, reste fondamentalement asymétrique. Dans les familles d’indépendants, le fait que la femme ait plus souvent un travail salarié, en dehors du ménage, peut être quand même déterminant pour l’activité d’un conjoint agriculteur ou auto-entrepreneur, comme garantie pour avoir un prêt ou simplement pour se lancer en attendant de faire des bénéfices. Et avec ou sans travail salarié, le travail domestique des femmes rend possibles les carrières professionnelles des hommes, c’est ce que montrait déjà le livre de De Singly, Fortune et infortune de la femme mariée. Dans une économie de petits exploitants ou commerçants, c’était surtout le travail professionnel non reconnu des femmes sur la propriété de leur conjoint qui contribuait au patrimoine masculin. Aujourd’hui avec le développement du salariat, c’est davantage l’avancement au cours de la carrière qui crée les écarts, un avancement rendu possible pour les hommes parce que les tâches domestiques sont assurées par les femmes.

Céline Bessière : Il faut penser le travail domestique dans le temps, en cumulé : encore aujourd’hui, chaque semaine, les femmes en couple avec enfants consacrent deux tiers de leur temps de travail à du travail domestique gratuit (pour un tiers de temps de travail rémunéré), alors que pour les hommes c’est la proportion inverse : deux tiers de leur temps de travail est payé. Qu’est-ce que ça a comme effet sur l’accumulation de richesse, à long terme ? L’apparence de séparation entre le travail productif du mari et le travail domestique de sa femme, alors que le second est la condition de possibilité du premier, conduit progressivement au fil de la vie conjugale à un accroissement de l’écart de patrimoine.

Contretemps : Que pensez-vous de la revendication de rémunération du travail domestique ?

Céline Bessière : C’est une question que nous nous sommes posée dans un article paru dans Libération, à propos de l’affaire Fillon et de l’emploi fictif de sa femme. Qui doit rémunérer le travail domestique : le conjoint, l’État, la société ? Quand c’est l’État, c’est souvent problématique, comme le montre le congé parental, qui est payé mais… sous-payé (800€/mois). L’État ne valorise donc pas bien le travail domestique. Seules les classes populaires vont faire appel à ce type de dispositif, parce que dans leur cas ce type de complément de revenu peut faire le poids par rapport à un emploi féminin mal rémunéré, des conditions de travail difficiles et des frais de transport et de garde des enfants trop importants.

L’initiative des Allemandes à l’occasion du confinement est très intéressante : comme les écoles ont été fermées, les féministes allemandes ont envoyé les factures aux Länder, des factures très détaillées, avec le temps de garde des enfants, le temps d’éducation, le coût de l’occupation des logements, les coûts induits en électricité, etc. C’est une action très efficace pour dire ce travail domestique et sa valeur, parce qu’il y a une base concrète, comptable.

La revendication de la rémunération du travail domestique, c’est donc un levier d’action politique, mais pour que ça modifie les inégalités de genre il faudrait que ça soit fortement rémunéré, sinon il restera confié aux femmes. Tant que le travail domestique n’est pas pris en charge directement et équitablement par ceux qui en profitent, s’il devient rémunéré c’est qu’on l’inscrit dans un rapport salarié, donc dans un rapport d’exploitation. Dans le cadre du capitalisme, le travail reconnu et rémunéré, c’est quand même un travail exploité. Il faudrait plutôt que chacun prenne en charge son propre travail de care ou trouver d’autres façons de le collectiviser. Même si on passe par un service public, on voit bien le risque de reproduire les inégalités de genre, puisque le secteur de la petite enfance, par exemple, est largement féminisé et le travail y est mal payé, les compétences y sont mal reconnues et finalement ça participe aussi aux écarts de patrimoine.

Contretemps : A part cette revendication de rémunération du travail domestique, et la revendication d’égalité salariale malheureusement toujours d’actualité, est-ce qu’il existe des revendications directement sur l’égalité de patrimoine, de richesse, entre femmes et hommes ?

Céline Bessière : Un des enjeux de ce livre, c’est justement de politiser des questions qui ne l’étaient pas assez, voire pas du tout. Les militants qui occupent ce terrain, ce sont plutôt les masculinistes qui sont offensifs sur la question des divorces.

Du côté féministe, on parle surtout des violences (et c’est important) quand il s’agit de la famille. En fait, il y a un lien entre violences et inégalités économiques, ce n’est pas déconnecté du tout. Nous voulions politiser les séparations, les héritages, d’un point de vue économique. L’inégalité patrimoniale, c’est quelque chose qui jusque-là n’était pas évalué, pour des raisons sexistes. On est dans un pays familialiste avec un modèle de la famille hétéro-normé. On fait comme s’il n’y avait pas d’enjeux économiques au sein du ménage ou de la famille – donc pour nous, il s’agissait de mettre cette donnée sur le tapis. L’inégalité patrimoniale s’accroît depuis une vingtaine d’années et il est donc urgent de politiser ce qui se joue dans ces arrangements familiaux. Et ça marche : ces questions, dès qu’on les soulève, ça parle à énormément de femmes.

Sibylle Gollac : Les gouvernements participent à faire évoluer les choses dans le mauvais sens. Dans le cas des séparations par exemple, le dispositif du droit qui permet de compenser les inégalités économiques, pour les couples mariés uniquement, c’est les prestations compensatoires. Sous forme de rente mensuelle, elles permettaient de compenser partiellement ce que les femmes avaient perdu pour avoir mis de côté leur carrière. C’est sous le mandat socialiste de Jospin que ça a été remplacé par un capital. Alors qu’avec des paiements mensuels, on peut fixer un niveau total de compensation plus élevé dans davantage de couples, parce que l’ex-mari peut payer davantage sur le long terme qu’en une seule fois. Depuis le passage à la forme d’un capital à verser une fois pour toutes, on reconnait encore moins le travail domestique : il y a une prestation compensatoire dans à peine un cinquième des divorces, rien n’est prévu pour les couples non mariés, et le montant global médian versé est passé de 93 000 à 22 000 euros à peu près. Les opposants à la prestation compensatoire prétendent qu’ainsi les femmes sont davantage incitées à faire carrière. Mais, dans cette logique, on peut aussi bien dire que la baisse des prestations compensatoires désincite les hommes à prendre leur part du travail domestique.

Sous Sarkozy, ce sont les évolutions fiscales en matière de droits de succession qui ont été radicales : ces impôts ont beaucoup diminué. Or nous montrons que les un·es et les autres ne reçoivent pas la même chose, donc que réduire l’impôt sur les successions favorise davantage les familles riches, bien sûr, mais aussi, en leur sein, les hommes. Dans ces familles, les femmes n’ont pas non plus les mêmes dispositions pour domestiquer l’impôt que les hommes, qui ont plus de chance d’être en contact avec des professionnel·es du droit et de la fiscalité, comme le montre Camille Herlin-Giret pour les assujetti∙es à l’ISF. Il ne faut donc pas seulement qu’il y ait des impôts, il faut aussi s’assurer qu’ils soient payés. Or l’essentiel des arrangements patrimoniaux sont réglés dans le huis clos des offices notariaux, ce qui permet de contourner l’impôt. Alors que ce sont justement les notaires qui sont officiellement chargés de collecter l’impôt. Une bonne partie d’entre eux, en particulier ceux qui dirigent les études notariales et s’occupent de leur clientèle la plus fortunée, sont eux-mêmes des héritiers : ils font partie de la même classe sociale que leurs clients privilégiés et servent leurs intérêts.

Contretemps : Vous n’abordez pas directement les inégalités raciales de richesse, par manque de matériau, mais est-ce que vous avez des observations partielles ?

Céline Bessière : les inégalités raciales de patrimoine aux États-Unis, c’est édifiant. Quand il y a plus de 10% d’habitants noirs dans un quartier, le prix de l’immobilier chute. On ne pouvait pas l’ignorer, mais on ne pouvait pas le traiter complètement. En France, les données restent très difficiles à utiliser pour avoir une approche statistique des effets des rapports de sociaux de race sur les inégalités de patrimoine.

Sibylle Gollac : Dans l’enquête qui a donné le livre Au tribunal des couples, on a pu observer que les professionnel∙les du droit utilisent des catégories racialisantes, culturalistes pour appréhender les situations familiales qui leur sont soumises. Ces professionnel·les reçoivent d’ailleurs des formations  sur le «  mode de fonctionnement traditionnel » des « familles originaires du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et de Turquie » (voir la présentation de cette formation sur le site de l’ENM). Dans les faits, les situations des justiciables racialisé∙es peuvent présenter ce que les professionnel∙les du droit appellent des éléments d’« extranéité » (cela veut dire que, parce que des personnes sont étrangères, qu’elles se sont marié∙es dans un autre pays ou que certains de leurs biens sont situés à l’étranger, leur situation ne relève pas que du droit français). Quand ces éléments d’extranéité se retrouvent dans la situation de justiciables blanc∙hes (nord-américain∙es par exemple) ou vraiment très fortuné∙es, iels vont être accompagné∙es de professionnel∙es du droit spécialistes du droit international privé, une branche très valorisée du droit. Mais quand les justiciables sont racisé∙es et pas suffisamment riches pour s’assurer les services d’avocat∙es spécialistes aux honoraires très élevés, les enjeux économiques de leur situation vont être a priori considérés comme négligeables. Les avocat∙es qui les accompagnent jugent souvent que c’est compliqué et non rentable de mobiliser un droit technique et complexe pour défendre ces dossiers. Ils et elles vont traiter superficiellement les aspects financiers de ces affaires, n’y consacrer qu’un temps réduit, et les juges ne vont généralement pas aller chercher plus loin. Cet effet est maximum lorsque le client est une cliente.

Nous avons aussi fait un entretien avec un notaire qui se positionne contre la loi de 2006  qui a assoupli le principe du partage à égalité des successions entre les enfants. Ce notaire se posait en défenseur de l’égalité républicaine, contre une dérive qui pourrait aller, selon lui, vers une demande de l’application du « droit musulman » par certaines familles. Certes, dans certains pays de droit civil défini comme musulman, il y a une vraie actualité militante sur ces sujets : des mouvements féministes, au Maroc par exemple, réclament l’égalité entre les sexes en matière d’héritage. Mais les principes égalitaires du droit français n’empêchent pas les notaires de légitimer consciemment ou non, par leurs pratiques, des arrangements patrimoniaux sexistes. La référence au « droit musulman » et au principe d’égalité femmes-hommes fonctionne dans la bouche de ce notaire comme une modalité d’affirmation de la supériorité supposée du droit français et de stigmatisation d’une partie de sa clientèle. Face à cette clientèle, il se sentira légitime à affirmer les limites posées par les textes de loi à certaines pratiques familiales de transmission. Tandis que face à ses clients privilégiés, il mettra en œuvre tout son savoir-faire pour permettre la légalisation de leurs stratégies de transmission du capital économique familial. Or ces stratégies sont généralement fondées sur un traitement différencié des femmes et des hommes. Les rapports sociaux de classe, de sexe et de race se reproduisent ainsi avec la participation bon gré mal gré des professionnel∙les du droit, de façon étroitement articulée.

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Propos recueillis par Hugo Harari-Kermadec et Fanny Gallot.

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