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Patrick Cingolani, La colonisation du quotidien. Dans les laboratoires du capitalisme de plateforme, Paris, Amsterdam Editions, 2021

Présentation

Le capitalisme ne fait plus : il fait faire. Initié dans la seconde moitié du xxe siècle, un vaste mouvement d’externalisation de la main-d’œuvre s’est emparé de pans entiers de l’économie mondiale, bouleversant les processus de production et les conditions de travail. À la généralisation de la sous-traitance a succédé celle de l’auto-entreprenariat, nouveau masque de la subordination. Assimilé à un jeu, le travail lui-même se trouve désormais occulté, dénié, tandis que le rapport marchand colonise une à une les sphères de la vie sociale et de l’intimité. Nourri par les récentes mutations technologiques, ce mouvement se cristallise particulièrement dans l’essor de l’économie de la plateforme, dont les principaux acteurs, d’Amazon à Deliveroo en passant par Uber, nous sont devenus familiers en une décennie à peine.

Patrick Cingolani nous invite à une plongée vertigineuse dans ces nouveaux laboratoires de la production, où la plus grande précarité côtoie le travail gratuit, où les aspirations à l’autonomie sont détournées au profit d’une minorité et où la surveillance se massifie de manière inédite. Il montre que la logique du compte ne saurait être vaincue sur son propre terrain, et nous invite à renouer avec un imaginaire utopique.

Introduction : Les nouveaux laboratoires de la production

Au début des années 2000, une petite phrase de Serge Tchuruk, qui disait vouloir faire d’Alcatel « une entreprise sans usine », avait fait grand bruit en France. Le PDG, qui avait mené une partie de sa carrière chez le géant pétrolier Mobil, reprenait le diagnostic nord-américain sur la baisse de la valeur ajoutée manufacturière et la croissance constante de la valeur ajoutée immatérielle, ainsi que les modes de gestion correspondants. « We are going to be a fab-less company pretty soon », déclarait le Français au Wall Street Journal, expliquant que les usines du conglomérat étaient à vendre et qu’il fallait externaliser la production. On connaît les tristes conséquences de cette décision : la vente à la découpe de l’entreprise et la réduction des sites ; les plans sociaux qui se succèdent, la disparition d’un grand nombre de salariés et finalement le rachat boursier par Nokia.

Ce mouvement d’externalisation de la main-d’œuvre, qui dans le contexte français tient pour une part à l’apparition des « formes particulières d’emploi » dans les années 1960 – notamment avec le travail intérimaire, les usages du CDD, etc. – et à l’émergence des nouvelles politiques de structures, telles la sous-traitance et la filialisation[1], a pris des proportions massives et passe par de nouvelles conditions d’internationalisation et de division internationale du travail. Certes, les États-Unis ont occupé et occupent dans ce contexte une place décisive, mais l’externalisation est en France, et plus généralement dans le monde, un élément important du processus de recomposition des conditions de travail et de la réorganisation du processus de production. Si l’utilisation du travail intérimaire reste depuis les années 1990 relativement stable, en dépit de baisses dans les contextes de crise, l’utilisation de la sous-traitance, qu’encore dans les années 1980 on avait du mal à quantifier[2], n’a cessé de croître puisque « la majorité des entreprises [y] font désormais appel[3] ». Ce processus historique, qui se déploie depuis près d’un demi-siècle, est maintenant rejoint par les transformations récentes liées au déploiement des NTIC et à l’apparition de plateformes qui, elles aussi, relèvent de l’externalisation et, pour ainsi dire, forment l’aboutissement du mouvement d’émergence d’un capitalisme qui s’est de plus en plus libéré de tout ou partie de la production et finalement délègue celle-ci à des tiers.

Dans ce mouvement global, on assiste à un processus de segmentation, de fragmentation du procès de production et de ses collectifs de travail, ce que l’on avait diversement diagnostiqué dès les années 1960[4]. Toutefois, de manière plus radicale, depuis quelques années, on assiste à un processus de déterritorialisation de l’entreprise, qui donne à la production et aux structures qui la constituent un caractère plus artificiel et plus abstrait dont se sont émus un certain nombre d’économistes[5]. C’est en effet la structure entrepreneuriale, qui s’est imposée dans sa dimension matérielle, organisationnelle et symbolique durant le xxe siècle, qui apparaît désormais en transformation, sinon en crise. Les porosités des frontières entrepreneuriales temporelles et spatiales (récente explosion du télétravail, retour de -l’indépendance sous la forme du freelance et du travail à domicile, formes plus ou moins précaires d’intermittence et d’alternance dans l’emploi, etc.) attestent ces tendances à la déterritorialisation. Tandis que le monde clos des usines d’hier tend à s’effacer, ou est laissé aux usines-dortoirs carcérales des industries électroniques chinoises[6], tandis que la séparation entre travail et activité se floute et que se multiplient les zones d’hybridation des sphères où se mêlent jeu, loisir, consommation et travail, les gourous de la nouvelle économie nous invitent à comprendre en quoi l’entreprise est en phase d’obsolescence et que s’y substitueront les réseaux et les foules suivant des dispositifs coopératifs ad hoc. Le travail en foule (crowdworking, crowdsourcing) mine la figure historique du professionnel qui a été au centre de la société industrielle au profit d’identités moins tranchées. Les facilités de coordination permises par la numérisation substituent à la planification et aux rigidités organisationnelles de l’entreprise des groupes agrégés et des coopérations d’individus aux talents et compétences diverses. Si le territoire de la production se dilate, perd ses frontières et en partie son ancien ancrage institutionnel, le rapport marchand se glisse entre les fragments disjoints de l’entreprise. L’indépendance, la parasubordination concernent désormais massivement les travailleurs de la culture et du savoir dans certains pays. L’auto-entreprenariat est devenu le statut par défaut des plateformes mobilisant, entre autres, chauffeurs et livreurs. Ce redéploiement réticulaire s’accompagne d’un élargissement de la colonisation des sphères de la vie sociale. Louer tout ou partie de son logement pour une durée brève et déterminée (Airbnb), profiter de ses horaires libres, le soir, pour conduire une personne à l’aéroport (UberPOP), être payé au tip sur un site d’hébergement (YouTube), vendre et acheter des articles d’occasion (Vinted), mais aussi se saisir de ses sociabilités pour faire la promotion d’une marque de boissons ou de vêtements sont des situations exemplaires de cette pénétration du marché dans les vies.

Dans ce livre, nous irons de la reconfiguration de la production à la colonisation de la consommation et des formes de vie. Nous parcourrons le cercle d’un vaste mouvement d’externalisation qui va des dispositifs mondiaux de l’offshoring des usines et des entreprises tertiaires jusqu’aux manifestations moléculaires de l’instillation du travail et du marché dans l’intimité domestique du sujet individuel, voire dans sa vie émotionnelle. Il ne s’agit pas tant de donner une dimension systémique au propos, que de considérer, tout au contraire, le caractère divers des modes de subordination et d’assujettissement du capitalisme contemporain. La créativité de ce dernier tient moins à sa capacité à faire système qu’à celle de faire flèche de tout bois et, éventuellement, de se plier aux transformations de la société. Dans un contexte marqué par les mutations technologiques, il expérimente des formes d’exploitation et d’appropriation du travail mais s’appuie aussi sur des types organisationnels anciens, comme le taylorisme, voire archaïques, comme l’illustrent ces terres rares ramassées au Congo à la gamelle ou le retraitement des déchets électroniques sous le contrôle des mafias en Chine[7]. Ce capitalisme tiers partie, qui fait faire et dont les récentes plateformes sont pour ainsi dire sinon l’idéal type, du moins le prototype, allie aux nouveaux pouvoirs de commandement permis par les NTIC la vieille tendance historique consistant à occulter et diviser pour extorquer et dominer.

Comment l’autonomie du travailleur s’associe-t-elle à la domination sans pour autant être un leurre dont il serait la dupe ? Comment son indépendance et donc l’absence apparente d’un assujettissement peuvent-elles être le ressort de la domination ? Comment le capitalisme use-t-il de plus en plus de travailleurs occasionnels, voire « quelconques », et suivant quel régime de sélection et de mise au travail ? Comment pénètre-t-il nos appartements, nos cellulaires, nos interactions ? Comment absorbe-t-il nos efforts en les convertissant en travail gratuit ? Si le tri de la donnée est bien présent dans ce capitalisme, il ne s’agit pas ici de ce big other qui draine nos vies pour les publicitaires[8]. Il s’agit bien d’un mode de prélèvement du travail, de l’énergie, de la créativité d’autrui. Dans ce livre, le lecteur verra certes les conditions d’une extraction spéculative qui siphonne le travail ou l’activité gratuite de travailleurs de la culture ou du savoir, mais il verra aussi que sous la distance de la plateforme se cachent également des types de domination disciplinaire ou des formes de violence passant par l’incertitude, l’aléa, que le travailleur précaire (indépendant ou salarié) doit affronter dans cette liberté que Marx a définie hier comme celle « de se faire tanner ». Lorsqu’ils extraient de l’attention, de la contention au travailleur à domicile qui effectue des micro-tâches, la plateforme et son client usent de « mouchards électroniques » qui scrutent l’indépendant jusqu’à vérifier sa présence effective devant son écran[9]. Le travail à la demande convoque au jour le jour, voire à l’heure l’heure, les salariés en fonction des aléas des conditions climatiques et des arrivages de produits ou des changements dans les taux de fréquentation des boutiques ou des bars[10]. Les contrats zéro heure soumettent à l’attente d’un « petit boulot » des travailleurs génériques matériellement exsangues et révocables à volonté[11].

Pour reprendre une autre expression de Marx, nos analyses portent sur ces « laboratoires de la production » où le capitalisme expérimente les nouvelles conditions du travail et de l’exploitation, que celles-ci soient diffusées dans une entreprise « hors les murs » ou qu’elles renouent avec le cadre carcéral et disciplinaire des usines du xxe siècle. Il s’agira de mettre au jour les conditions de la domination post-industrielle, c’est-à-dire d’un âge où les NTIC sont devenues les moyens, les intercesseurs de cette domination. C’est, en effet, par leur capacité à délier ce qui est lié et à lier ce qui est délié, à travers la numérisation, que les NTIC ont donné de nouveaux moyens au processus d’externalisation des entreprises mais elles ont, de fait, flouté les frontières de ces dernières, rendant possible l’effectuation d’un travail en dehors des limites instituées. Une bonne partie des mécanismes contemporains concernant le travail relèvent d’un contrôle à distance et d’une possibilité de distanciation entre le lieu de décision et les diverses chaînes d’organisation et de réalisation dudit travail. Le processus historique constaté depuis les années 1960, qu’il relève de la sous-traitance, du travail temporaire ou de la franchisation, a pu ainsi s’amplifier. En donnant au capitalisme un puissant moyen de lier à ses propres fins ce qu’il délie, les NTIC ont permis un nouvel essor à sa capacité historique à diviser, à parcelliser, à opacifier. Mais par ailleurs, dans leur capacité à lier, les NTIC ont aussi permis de combiner et mobiliser des lieux et des espaces historiquement dissociés du procès de travail. Le capitalisme n’a jamais pu autant combiner à son profit des activités réalisées en dehors de l’entreprise et dans le cadre de temporalités jusque-là maintenues hors du temps d’exploitation comme la quotidienneté privée[12]. L’amateur, le prosumer, ou le travailleur « à côté[13] » ont davantage de probabilité d’être absorbés, parasités par des rapports marchands et demandent de repenser les lois et les modalités de protection du travailleur[14]. Le jeu, l’esbroufe, l’artifice publicitaire de l’argent facile, deviennent les moyens de miner le travail et par conséquent de faire vaciller les mécanismes de reconnaissance de sa valeur à travers l’épreuve de l’hétéronomie et de l’effort ou de vider les significations sociétales produites autour de la contrainte, de la subordination, mais aussi de la solidarité. La contribution ouvrière à la représentation du travail, alliant le sentiment de l’effort et l’ethos de la solidarité, perd de sa consistance à partir du moment où le travail devient infinitésimal et se diffuse dans les méandres de la durée quotidienne.

Ce livre part de quelques lieux d’expérimentations exemplaires de ce capitalisme multiforme, tentaculaire, qui colonise de plus en plus la sphère du quotidien. De l’offshoring à l’analyse du management des centres d’appels externalisés, il suit les continuités entre les politiques d’externalisation de la seconde moitié du xxe siècle et l’émergence d’un capitalisme numérique au xxisiècle. Parmi les indépendants flexibles, précaires, sous-traités de la culture et des arts, il repère les brouillages du travail rémunéré et du travail gratuit et les prédations opportunistes d’activités extra-professionnelles, les ressorts spéculatifs du winner-take-all. Prélèvement aléatoire des énergies précaires ; économie de la promesse et du projet ; hébergement d’activités gratuites ou rémunérées ; mobilisation d’amateurs, constitution de communautés ou des sociabilités autour de marques : il cherche à saisir comment les passions, la créativité sont extraites pour nourrir les profits. Il décrit la domination de l’algorithme dans le nouvel univers des plateformes de travail dont les livreurs, les chauffeurs, les turkerssont propriétaires de leurs moyens de production et circulent sur des territoires ouverts – la ville souvent. Mais cette analyse n’est pas univoque. Elle met parallèlement en avant les luttes et contre-conduites que ce mouvement suscite, les nouvelles sociabilités urbaines et le retournement de l’usage du numérique dans l’action collective, les coopératives qui restituent le pouvoir aux indépendants ou aux salariés.

Les nouvelles possibilités de contrôle et d’exploitation ne suffisent en effet à assurer une domination totale. La puissance d’hégémonie de ce capitalisme, qui ne cesse de s’emparer de la créativité émancipatrice des multitudes, autant que de leurs énergies gaspillées dans de vaines micro-tâches, pour en faire l’objet de sa fructification, ne suppose pas l’absence d’alternative et la confiscation pour lui seul de l’inventivité collective. Le mot résistance ne saurait être compris seulement comme une catégorie réactive. C’est d’une créativité sociale, collective, toujours plus grande que s’empare le capitalisme, et c’est dans cette créativité collective que sont aussi présentes les figures oppositionnelles, les luttes à venir et les pratiques d’émancipation. Sans doute, dans cette dynamique, la question du temps apparaît-elle comme décisive. Le rythme haletant que fait subir la démesure de la marchandise ne se prête guère à la temporalité utopique, qui permettrait de penser les alternatives et des rapports sociaux différents, ni aux gestes instituant des rapports égalitaires. Mais si l’on peut penser qu’un des enjeux de notre époque est bien de ralentir[15], voire comme on le soutient de désœuvrer, la question fouriériste de l’écart absolu face à la catastrophe semble plus que jamais incontournable.

Notes


[1]. Gérard Lyon-Caen, « Plasticité du capital et nouvelles formes d’emploi », Droit social, septembre-octobre 1980.

[2]. Voir par exemple René Mathieu et Armelle Gorgeu, « Sous-traitance et emploi », Cahier du centre d’études de l’emploi, no 23, 1981.

[3]. Catherine Souquet, « La majorité des entreprises font appel à des sous-traitants », Insee Focus, no 67, 2016.

[4]. Pour un rappel de ces diagnostics, voir Patrick Cingolani, La Précarité, Paris, Puf, 2017.

[5]. Blanche Segrestin, Armand Hatchuel, Refonder l’entreprise, Paris, Le Seuil, 2012.

[6]. Voir Pun Ngai, Migrant Labor in China. Post-Socialist Transformations, Cambridge, Polity, 2016.

[7]. Voir dans Nick Dyer, Cyber-Proletariat, Londres, Pluto Press, 2015, la description de la production d’un téléphone cellulaire.

[8].Voir Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance, New York, Public Affairs, 2019.

[9].Voir Steven Hill, Raw Deal. How the “Uber Economy” and Runaway Capitalism Are Screwing American Workers, New York, St Martin’s Press, 2015, p. 105.

[10].Voir l’article de Jodi Kantor « Working Anything but 9 to 5 – Scheduling Technology Leaves Low-Income Parents With Hours of Chaos », The New York Times, 13 août 2014.

[11].Maria Hudson, « The Decent Jobs Deficit. The Human Cost of Zero-Hours Working in the UK », Trades Union Congress, 2015.

[12]. Pauline Barraud de Lagerie et Luc Sigalo Santos, « Et pour quelques euros de plus », Réseaux, no 212, 2018.

[13]. Au sens où l’entend Florence Weber, Le Travail à côté, Paris, EHESS, 1985.

[14]. Patrick Cingolani, « Le “salarié autonome” et la solidarité des employeurs dans l’obligation juridique. Des droits contre l’opacité et la fragmentation des collectifs de travail au xxisiècle », Droit social, no 3, mars 2018.

[15]. C’est là un des arguments de Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2011, p. 635.

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