Catalogne : quel paysage après les élections ?
1- Le 21 décembre (21D) a dessiné le paysage d’une insolite mobilisation électorale, avec une participation historique de 79,04 % (il s’agit des chiffres officiels après le décompte des votes de l’étranger). Le rapport de forces entre les deux grands blocs en lice est relativement similaire à celui du 27 septembre 2015 (27S) : 2 079 340 voix (47,49 %) et 70 députés indépendantistes vs. 1 902 061 voix (43,49 %) et 57 députés partisans de l’Article 155. Et, entre les deux, un auto-proclamé modeste troisième espace, celui de Catalunya en Comú-Podem : 326 360 voix (7,45 %) et 8 députés. Au sein de chaque camp c’est un parti conservateur qui est en position hégémonique : Ciudadanos, indiscutablement, pour le bloc consitutionnaliste, face à un Parti Populaire (PP) qui s’effondre et un Parti des Socialistes de Catalogne qui, malgré une légère progression, ne parvient pas à sortir de son rôle périphérique dans la politique catalane ; et Junts per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne), pour le bloc indépendantiste, quoique d’une façon beaucoup plus précaire et pratiquement à égalité avec l’ERC (Esquerra Republicana de Catalunya – Gauche républicaine de Catalogne). Comme à l’accoutumée, les forces indépendantistes ont obtenu plus de voix dans la Catalogne de l’intérieur, les villes de taille petite ou moyenne et les centres des grandes villes, et ont recueilli moins de suffrages dans la majeure partie de l’aire métropolitaine de Barcelone et de Tarragone (en particulier dans les quartiers ouvriers traditionnels) et dans d’autres enclaves (post)industrielles. Pour autant, elles subissent un léger recul par rapport à 2015 dans certains de leurs bastions traditionnels (certainement dû à l’hypermobilisation à l’époque) tout en progressant très légèrement, en particulier grâce à l’ERC, précisément dans les centres urbains et les quartiers où elles sont traditionnellement plus faibles et où leur influence se situe en dessous de sa moyenne nationale.[1]
2- Dans le cadre de la défaite subie alors qu’il avait atteint son point culminant, l’indépendantisme a réussi à maintenir mobilisée sa base sociale déconcertée, et il obtient son score le plus haut jusqu’à ce jour, comparable à celui du Sí du 1er Octobre (2 044 038 voix) et légèrement supérieur à celui des élections du 27 septembre 2015 (1 966 508 voix, 47,8 %) et à celui du Sí-Sí lors de la consultation citoyenne non contraignante du 9 novembre 2014 (1 897 274 voix, mais le scrutin était alors différent et cela ne permet pas de comparaisons valables). La force de l’indépendantisme tient à sa consistance et à son endurance, mais sa faiblesse réside dans son enlisement structurel prolongé depuis 2014. Cela n’enlève rien au fait indiscutable qu’il a recueilli plus de suffrages que le bloc opposé. Malgré la mauvaise gestion du gouvernement catalan lors des événements du 1er octobre et le contre-point culminant de la proclamation de la République le 27 octobre, le peuple indépendantiste a été massivement fidèle à ses organisations politiques et sociales majoritaires de référence. Il a maintenu la tension électorale face au défi de l’État et n’a pas traduit ses inquiétudes par un vote sanction en faveur de la CUP (Candidature d’Unité Populaire). L’offensive répressive de l’État a conduit la base indépendantiste à riposter en serrant les rangs, sans doute avec moins d’illusions et moins de candeur que dans la période précédente. Cela reflète néanmoins, d’une façon plus profonde, un caractère constitutif du mouvement apparu il y a cinq ans, à l’exception des journées décisives du 20 septembre et du 3 octobre : sa forte logique institutionnelle, en particulier après les élections du 27 septembre 2015, sa faible capacité disruptive et l’efficacité de l’encadrement assuré par l’ANC (et Òmnium).
3- Contre tout pronostic, la rivalité opposant l’ERC et Puigdemont a tourné à l’avantage du second. Les limites du parti dirigé par Junqueras et Rovira sont à nouveau apparues de façon flagrante. Sans punch, il est l’expression la plus nette de la politique sans mordant de l’indépendantisme officiel. De la politique conçue non pas comme « un art du contre-temps, de la conjoncture, du moment propice dont il faut se saisir », une forme de léninisme à la Bensaïd[2], mais comme une lamentation permanente de l’occasion perdue et le renoncement à exploiter au mieux les potentialités de la situation concrète, une forme de politique de l’abstention comme substrat stratégique. La remontée de Puigdemont s’explique par la légitimité de la figure présidentielle en exil. Il s’agit donc en partie d’un vote conjoncturel pour le President, qui a eu l’habileté de mettre en place un dispositif électoral en autonomie partielle vis-à-vis du PdeCAT (Parti démocrate européen catalan) – dont la gestion quotidienne ne peut que provoquer des frictions entre les différents noyaux de pouvoir de la droite catalaniste – et de porter un discours en quelque sorte épique comparé à l’ERC – quoique tout aussi tiède sur le fond –, avec des accents étudiés à la manière d’un franc-tireur inclassable, capable d’affirmer que ce qui était en jeu n’était pas tant sa candidature personnelle que la légitimité de l’institution elle-même qu’il incarnait et celle de la journée du 1er octobre. Puigdemont a réussi à fusionner ainsi sa propre personne et la représentation de l’institution présidentielle et du peuple catalan lui-même, tout au moins du peuple indépendantiste. Le procés initié en 2012 a souffert d’hyper-présidentialisme, avec une intronisation constante de la figure présidentielle, de Mas d’abord puis de Puigdemont, en tant que clé de voûte de toute l’architecture stratégique. Cela s’est avéré décisif le 21D. Mais l’hyper-présidentialisme de l’indépendantisme a un caractère bien spécifique, davantage lié à l’institution qu’à la personne (malgré les tentatives ridicules et répétées de glorification et de culte de la personnalité dont font l’objet ses représentants). Artur Mas peut en attester. Et Puigdemont l’a vécu aux premières loges.
4- Le succès de l’opération Puigdemont est une nouvelle preuve de l’instinct de conservation indéniable de la droite catalane qui, bien qu’ayant obtenu les pires résultats de son histoire, réussit à ne pas perdre définitivement l’hégémonie dans le camp nationaliste catalan, grâce à ses ancrages institutionnels et sociaux forgés lors de décennies d’exercice du pouvoir qui lui ont permis de bénéficier d’un net avantage face à ses compétiteurs dans la camp indépendantiste. Capacité à survivre et faiblesse structurelle vont de pair pour une droite dont le modèle néolibéral lui interdit de stabiliser une base sociale solide et qui ne peut être que partiellement galvanisée par la proposition de créer un État propre, au prix d’un affrontement avec l’État central, chaque jour plus difficile à gérer.
La droite catalaniste a accédé au pouvoir en novembre 2010 avec un projet ultralibéral de gouvernement des meilleurs qui a très vite connu un effondrement sans appel de popularité et de légitimité. Le processus indépendantiste qui s’est développé à partir de 2012 lui a offert un discours et une problématique auxquels se raccrocher, une vision épique qui lui manquait et une raison d’être qu’elle avait perdue. Mais sans échapper à deux contradictions inévitables et entrecroisées : le contraste entre le discours stratégique préconisant un mouvement pour une indépendance facile et indolore et les difficultés réelles de cette voie, et la tension entre le projet réel du mouvement (l’indépendance) et celle du gouvernement catalan (utiliser l’indépendantisme pour pouvoir renégocier les rapports entre l’Espagne et la Catalogne). Ces deux contradictions immanentes au projet, auxquelles s’agrège la crise économique et le potentiel anti-establishment propre au mouvement des Indignés (15M), ont empêché la droite catalaniste de consolider la base sociale de son nouveau projet et de cristalliser un nouveau bloc social. C’est là que réside sa faiblesse.
5- Pendant cinq ans, Convergencia a perdu de l’influence au bénéficie de l’ERC, plus crédible, d’une part, en matière d’indépendance, et moins identifiée, d’autre part, à l’ancien régime, au néolibéralisme et à la corruption. C’est sur la question de l’indépendance que s’est produit un changement, du fait des hésitations d’ERC pendant la campagne, de la reformulation du débat en termes de légitimité présidentielle et de l’autonomisation relative de Puigdemont. Mais sa liste, Junts per Catalunya, recèle en réalité une composante importante de fuite en avant et d’improvisation tactique et stratégique conjoncturelle, qui accélère celle engagée en 2012 lors du tournant indépendantiste. Saut de la mort après saut de la mort. La droite ex-Convergent se meut encore entre la refondation inachevée et son propre schéma stratégique de type Ponzi. Junts per Catalunya ne peut en aucun cas être considéré comme un projet abouti et dépend totalement des choix incertains de Puigdemont qui se battra pour ne pas rester une figure symbolique condamnée à la prison ou à l’exil. Son succès électoral ne signifie pas que la droite catalane ait, finalement, réussi à se refonder avec succès après l’échec de la création du PdeCAT en juillet 2016. Mais elle se trouve dans de meilleures conditions pour y parvenir.
6- La victoire de Ciudadanos – 1 109 732 voix (25,37 %) – est due en grande partie à la captation du vote espagnoliste de droite aux dépends du PP et à une augmentation de la participation, qui lui a permis de canaliser une grande partie du vote abstentionniste des couches laborieuses et populaires. Il bénéficie d’une logique de vote utile et de vote stratégique anti-indépendantiste à caractère identitaire, avec de bons résultats aussi bien dans les quartiers aisés que dans les quartiers ouvriers des grandes concentrations urbaines. C’est autant un vote identitaire qu’un vote motivé par l’ordre et la peur. Sa progression exprime une double dynamique de fond : la combinaison infernale d’une logique identitaire nationale d’exclusion et d’une destruction politico-culturelle de la classe ouvrière. Mais une composante importante de ce vote a un caractère conjoncturel ou, tout au moins, spécifique à des élections circonscrites à la région autonome, et ne devrait pas se confirmer dans d’autres types de scrutin comme les élections municipales ou générales. Le succès du parti orange se fonde sur un mélange, en premier lieu, entre un discours de régénération démocratique et de modernisation néolibérale qui attire aussi bien les classes dominantes que les secteurs les plus conservateurs de la classe ouvrière politique traditionnelle acquise à une mentalité méritocratique et individualiste, et en deuxième lieu, dans l’activation d’une pulsion identitaire anti-indépendantiste et qui s’est construite historiquement sur la référence aux origines et à la langue (Catalans d’origine espagnole et de langue espagnole) comme facteur de configuration de l’identité politique individuelle et collective. C’est, grosso modo, un projet à la Macron de modernisation néolibérale mainstream qui peut prétendre se situer à l’extérieur à la classe politique traditionnelle, même si la référence identitaire de ce vote et la construction identitaire de sa politique rappellent la logique de l’extrême-droite européenne (même s’il ne s’agit pas de revendiquer une identité nationale face à l’étranger, mais bien une identité nationale espagnole dominante face à l’identité nationale catalane qui doit s’y dissout).
7- L’indépendantisme a gagné les élections, mais sans avoir de feuille de route claire, pas même ce qui en tiendrait lieu d’ébauche. Autrement dit, une victoire sans projet. La gestion du 21D sera complexe, une fois invalidée l’hypothèse d’une indépendance facile (en tant que discours public officiel) et d’une séparation en douceur. Le mouvement qui a émergé en 2012 n’a pas de précédent en termes de constance et de massivité. Il a recueilli le maximum d’adhésions de son histoire après avoir subi (et s’être peut-être auto-infligé) une sévère défaite politique le 27 octobre, après avoir géré de la pire des façons le 1er octobre. Mais sa stratégie fondatrice est épuisée. La politique fondée sur l’indépendance d’abord, le reste ensuite, la politique qui déconnecte les questions nationale et sociale, est un paradigme épuisé et responsable de tous les dégâts collatéraux du mouvement, des effets non souhaités par ses promoteurs. Elle ne permet pas de créer une majorité sociale plus large, ni de forger un projet qui garantisse un changement économique et social, et elle a donné des ailes à la polarisation identitaire qui stimule le vote pour Ciudadanos dans les quartiers ouvriers. Mais cela se produit sur un fond de dévastation sociale causée par un néolibéralisme dont la mise en œuvre a compté en grande partie sur la complicité de la gauche et du mouvement ouvrier. L’oubli de l’indépendantisme concernant les quartiers populaires s’ajoute à la longue tradition des oublis à commencer par l’institutionnalisation du mouvement ouvrier avec la Transition et son tournant vers le social-libéralisme, le nationalisme conservateur de Pujol centré sur les classes moyennes et la Catalogne moins urbaine, et le catalanisme social-libéral de Maragall qui cherchait à recueillir le soutien des couches moyennes ex-Convergencia mais sur un fond d’exclusion des périphéries ouvrières. La nouvelle gauche apparue dans la foulée du15M – Podemos et les Comunes – doit une grande partie de son succès dans sa capacité à reconquérir le soutien des quartiers populaires, mais elle l’a fait dans le cadre étriqué d’un modèle médiatico-électoral superficiel, qui ne s’est pas enraciné profondément et n’a de ce fait qu’une très faible capacité à renverser les tendances historiques de déstructuration sociale, culturelle et politique et se révèle vulnérable aux changements de conjoncture.
8- Lancé par Josep Benet en 1968, le slogan un sol poble (un seul peuple) est devenu un élément constitutif de l’imaginaire politique du catalanisme, réapparaissant constamment dans des conjonctures diverses mais décisives, entre autres celles d’octobre 2017. A l’origine, il avait une double dimension, sociale et nationale, qui exprimait aussi la volonté d’intégration nationale de l’immigration en provenance du reste de l’État espagnol, venue en Catalogne dans le cadre d’un projet d’intégration sociale.[3] Mais la Transition achevée, l’articulation entre le national et le social a perdu toute actualité du fait d’ un double processus combiné : d’un côté, le développement du pujolisme dont la vision identitaire de la nation, assaisonnée de néolibéralisme économique, s’adressait aux classes moyennes et reléguait à une place subalterne la classe ouvrière qui avait été le socle de l’anti-franquisme ; d’une autre côté, la décomposition du mouvement ouvrier produite par l’impact de la restructuration néolibérale et de son propre processus d’institutionnalisation et de bureaucratisation. Vidé par en bas, avec une base sociale démembrée, et intégré par en haut à l’État, le mouvement ouvrier historique n’a plus incarné ni un projet de transformation sociale, ni un projet d’articulation dynamique entre identité de classe et identité nationale. De ce fait, une partie structurelle de la classe ouvrière catalane est restée cantonnée dans une position périphérique aussi bien sur le plan social que sur la question nationale, subissant une désaffection importante à l’égard de l’institutionnalité catalane, dont l’abstention différentielle constatée lors des scrutins propres aux régions autonomes est l’une des manifestations superficielles les plus visibles.
9- L’indépendantisme actuel a également repris l’idée d’un sol poble mais avec une signification différente, dépourvue de sa dimension de classe. C’est ce que relève avec pertinence Marc Andreu, fin connaisseur du mouvement ouvrier anti-franquiste et de l’évolution historique des quartiers ouvriers[4], en oubliant pourtant la responsabilité évidente de la gauche et les effets de sa bureaucratisation et de sa social-libéralisation dans la désynchronisation entre les questions sociale et nationale. La déconnexion actuelle entre le projet national et la question sociale est ce qui divise de part en part l’idée d’un seul peuple, prépare le terrain à sa fracturation identitaire et donne des ailes à Ciudadanos. Pour qu’il y ait un seul peuple au sens de l’existence d’un consensus social minimum autour de référents socio-culturels et une identité collective, il faut qu’existe également un seul peuple en termes d’égalité et de justice sociale. C’est là que se trouve le talon d’Achille de la stratégie fondatrice de l’indépendantisme. En 1845 l’homme politique conservateur britannique Benjamin Disraeli a publié sa nouvelle Sybil ou les deux Nations, sur la situation misérable de la classe ouvrière anglaise. L’idée de deux nations est récurrente dans l’histoire quand il est fait référence à la fracture sociale. S’y référer est utile dans le débat actuel en Catalogne dans la mesure où cela souligne le lien intime entre les questions nationale et sociale, nécessaire pour penser stratégiquement ce signifie un sol poble pour autant que ce concept ait un caractère émancipateur. Parallèlement, l’idée même d’un sol poble doit être actualisée dans le cadres des transformations sociales de la Catalogne, de la fragmentation sociale, des changements culturels, du processus d’individualisation et, en particulier, face à l’impact de la nouvelle immigration provenant de l’extérieur de l’État espagnol. Un seul peuple pluriel? Un peuple de peuples? Il s’agit, en tout état de cause, de trouver une base de références partagées dans le cadre de la pluralité et de la diversité culturelle. Travailler dans cette direction suppose d’aller au-delà des limites stratégiques de l’indépendantisme et de la politique passive de ceux qui, dans les rangs de la gauche, se sont contentés de les souligner sans définir aucun plan pour intervenir dans les processus réels.
10- L’avenir immédiat de l’indépendantisme se trouve à la croisée des chemins. Soit il s’accroche à un paradigme stratégique dépassé et qui s’est heurté avec fracas à l’État, soit il se refonde pour maintenir la flamme de la rupture. En d’autres termes : immobilisme stratégique, agrémenté d’une combinaison paradoxale entre l’illusionnisme irréel fondateur et une nouvelle victimisation défaitiste post 27 octobre, ou refondation-reformulation générale. L’attentisme stratégique conduirait à une agonie politique, dissimulée sans doute à court terme sous une logique défensive face à la répression, où l’indépendantisme peut finir par évoluer vers un mouvement porteur d’un projet de rupture avec l’État déconnecté de toute feuille de route et de tout objectif à court terme. Autrement dit, dissocier son objectif formel de sa pratique quotidienne plus prosaïque et devenir le protagoniste d’un conflit structurel de la politique catalane et espagnole mais sans prétendre lui apporter ni matérialisation ni solution concrète. Le 21 décembre a vu la victoire d’un « indépendantisme sans indépendance » selon les termes d’un analyste conservateur, Enric Juliana[5], d’un indépendantisme qui n’a pas pu concrétiser l’indépendance, mais qui maintient toujours formellement le projet d’aller vers l’indépendance, sans pour autant disposer d’aucun plan convaincant, y compris du point de vue propagandiste (au plan stratégique, ses limites ont toujours été manifestes). La question est de savoir s’il se verra forcé à évoluer vers une étape non seulement d’indépendantisme sans indépendance, mais d’indépendantisme sans projet d’indépendance, et si cela se fera de façon traumatique dans un climat de défaite et de démoralisation, accompagné d’une dynamique exclusivement défensive contre la répression, ou s’il sera capable de le faire dans le cadre d’une stratégie de lutte soutenue pour ouvrir une nouvelle étape. Cela peut passer par la simple consolidation d’un bloc indépendantiste trop faible pour l’emporter mais suffisamment fort pour ne pas subir de défaite irrémédiable, avec l’inscription du conflit dans la durée dans le cadre d’une instabilité normalisée et mise à profit par les dirigeants des deux blocs en lice pour maintenir la cohésion et la mobilisation de leurs bases sociales. Mais cela pourrait aussi passer par une réorientation globale de la perspective et des objectifs de l’indépendantisme dans une sens qui permette de dépasser ses faiblesses de fond et ses caractéristiques les plus contradictoires.
11- Une reformulation stratégique, comme nous l’avons déjà indiqué dans de nombreux articles[6], implique de lier l’agenda indépendantiste et les politiques contre l’austérité, et de défendre un processus constituant compatible avec un avenir indépendantiste et avec un avenir confédéral. Ce double virage est décisif pour faire face au double défi pressant auquel est confronté l’indépendantisme : élargir sa base sociale tout en articulant une alliance en Catalogne avec les secteurs fédéralistes partisans du droit d’auto-détermination et opposés au Régime de 1978, et rompre l’isolement qui le frappe dans le reste de l’État espagnol et qui a préparé le terrain aux initiatives répressives prises par Rajoy. Cela cadre très mal avec la direction exercée par Puigdemont au sein de l’indépendantisme et avec une ANC qui depuis octobre incarne mieux que quiconque la crise stratégique de l’indépendantisme, en restant enchaînée d’une part au paradigme fondateur de l’indépendance d’abord, le reste ensuite, et en s’étant, d’autre part, totalement subordonnée au gouvernement catalan et au President. En réalité si l’ANC veut l’indépendance de la Catalogne, la première conclusion à laquelle elle doit aboutir est la nécessité de s’émanciper de son paradigme initial et du gouvernement catalan lui-même. Autrement dit, la stratégie indépendantiste exige une indépendance stratégique par rapport à ses propres limites et par rapport à l’exécutif catalan. Il est vrai que mettre en œuvre une stratégie de déconnexion vis-à-vis des hypothèses fondatrices elles-mêmes et de l’excessive institutionnalisation-gouvernementalisation du procés (en particulier après 2015) n’est pas particulièrement facile. Et aucun signal n’indique que les choses vont aller dans cette direction. Mais face à la paralysie des grandes organisations politiques et sociales de l’indépendantisme, affirmer la nécessité de cette réorientation devrait être la tâche centrale de la gauche indépendantiste regroupée autour de la CUP (ce qui implique aussi qu’elle s’interroge sur sa propre stratégie) et de la gauche non-indépendantiste représentée par Catalunya en Comú-Podem (ce qui suppose de rompre avec la passivité comme ligne de conduite permanente).
12- Au-delà de sa capacité concrète à dépasser ses propres limites réelles et son impasse stratégique, l’indépendantisme est devenu une donnée structurelle de la société catalane et un mouvement politico-social durable et de masse qui traduit une mutation substantielle par rapport à l’objectif traditionnel du catalanisme sous ses différentes variantes, la réforme de l’Espagne. Il bénéficie de solides racines, pour reprendre une terminologie gramscienne, au sein de la « société civile » et de la « société politique ». Mais il est affecté d’un triple problème de fond : en premier lieu, la dialectique entre social et politique a évolué vers une subalternisation croissante du premier, ce qui a facilité le déplacement de la direction politique du procés vers la sphère institutionnelle dans une phase où il a été dominé par des courants modérés ; en deuxième lieu, la « société civile » indépendantiste a été solidement structurée par l’ANC (et dans une moindre mesure par Òmnium), véritable squelette d’un mouvement doté d’une constance et d’une cadence admirables, mais dépourvu de punch et de mordant, et armé stratégiquement avec ce que nous pourrions appeler des hypothèses immatérielles, constitutives d’une sorte d’idéalisme stratégique mal conçu pour faire face à la matérialité des rapports de pouvoir. Ce n’est que dans la période du 20 septembre au 3 octobre, dans la brève phase électrisante du mouvement, qu’a émergé une « société civile » disruptive ; et, en troisième lieu, la « société civile » indépendantiste souffre d’importantes distorsions : distorsions de classe avec un basculement vers les classes moyennes (anciennes et nouvelles) et les employés de la fonction publique ; distorsions socio-spatiales, avec une localisation dans les villes moyennes, les centres des grandes concentrations urbaines et les petites localités ; et distorsions de génération, avec une implantation concentrée dans la jeunesse et les jeunes adultes.
13- Quelle sera l’issue ? Après avoir connu son apogée, l’indépendantisme a échoué stratégiquement en laissant apparaître subitement toutes ses faiblesses. Incapable de soutenir l’affrontement avec l’État, une confrontation que rejetait ontologiquement son hypothèse frauduleuse de « déconnexion »[7], il n’a pas réussi à faire plier l’État, sans subir pour autant de défaite décisive. Se dirige-t-on vers une phase de normalisation d’un conflit sans dénouement qui se transforme en élément structurant majeur de la politique catalane et dans une large mesure de la politique espagnole ? Impossible de le savoir à l’heure actuelle. Paradoxalement l’indépendantisme a agi simultanément comme le principal adversaire du Régime de 1978 et comme le bouc émissaire qui a facilité un blocage institutionnel temporaire par le haut, aussi défensif qu’autoritaire et agressif, sous la forme de ce que nous avons appelé ailleurs un résistentialisme offensif[8], dont la nature même est continue néanmoins à alimenter les facteurs fondamentaux de la crise de régime. La crise politique et de légitimité permanente comme forme de gouvernance autoritaire est tout à la fois une manifestation de force (capacité de gérer la crise et d’utiliser ses contradictions pour recueillir le soutien actif d’une partie de la société) et de faiblesse (impossibilité de stabiliser un nouveau bloc social et une nouvelle hégémonie capables d’engendrer une « normalité » non-conflictuelle). Rajoy et le pouvoir dominant tirent parti d’une détente relative de la situation économique et de la fin du cycle du 15M pour utiliser la question catalane comme élément permettant d’isoler Podemos et de mettre fin en apparence à la crise de régime. Quoique couronnée de succès à court terme, cette politique ressemble davantage à une solution provisoire qu’à un remède structurel et pourrait s’avérer très fragile en particulier si la situation économique se dégradait à nouveau. Mais au-delà de sa capacité à aggraver le caractère réactionnaire de la conjoncture politique et d’orchestrer une contre-offensive, le bloc dominant de pouvoir s’avère pour l’heure incapable d’articuler une « révolution passive », au sens gramscien, qui parachève une auto-réforme par le haut et réintègre/désactive une partie de l’indépendantisme catalan et de la base sociale de Podemos dans le cadre d’un nouveau projet social, politique et d’État. La première exigerait une réforme de l’État qui se heurte au noyau dur, avec le code source, de la Constitution de 1978 et l’identité de l’Espagne. Le second est conditionné par un nouveau cycle de croissance économique et du pouvoir d’achat qui représenterait un avenir crédible (à moitié réel, à moitié imaginaire) pour les classes moyennes et la jeunesse. Tant que cela ne sera pas possible, la brèche permettant un changement démocratique et une rupture restera ouverte, au-delà des difficultés du moment, marquée toutefois par les risques d’une involution aussi autoritaire que réactionnaire.
14- Pour ce qui est du secteur favorable à un changement social émancipateur, les deux éléments les plus négatifs du 21D sont les mauvais résultats de la CUP et de Catalunya en Comú Podem, deux forces qui pour s’être mutuellement exclues de leurs alliances respectives ont donné le signal d’un enlisement stratégique. Contrairement à ce qu’expriment les commentaires journalistiques habituels, les résultats électoraux ne sauraient être le seul moyen d’évaluer le succès ou l’échec d’un projet et l’orientation d’une force politique. Il faut les mettre en relation avec l’influence politique générale d’un parti, sa capacité à définir l’agenda politique et à peser sur le débat public, sa capacité à agir ou non comme un référent politico-culturel global pour de larges secteurs sociaux et ses capacités à organiser et à mobiliser autour de ses initiatives politiques. L’électoralisme analytique est, de ce point de vue, aussi superficiel que l’électoralisme stratégique. Le rapport entre succès électoral et justesse d’une orientation politique est en outre complexe. Des situations peuvent même se produire où un parti recueille de mauvais résultats électoraux non pas du fait d’une ligne politique erronée, mais pour avoir défendu une orientation correcte dans une conjoncture complexe. Aller à contre-courant peut être souvent la seule attitude digne et, rétrospectivement, courageuse. Mais cela peut coûter cher à court terme. Le contraire, par ailleurs, est également vrai : s’adapter aux pressions du contexte peut dans des circonstances déterminées sauver la situation conjoncturelle, mais avoir pour prix de jeter les bases d’une défaite politique ultérieure de longue portée. Le parlementarisme réformiste en est une preuve flagrante. La complexité des rapports entre orientation politique, projet et résultats électoraux ne peut justifier, cependant, de se réfugier dans une posture de résistentialisme minoritaire et auto-justificatrice quand les choses vont mal. Aspirer à construire un parti majoritaire doit être un objectif incontournable et, précisément, comprendre la non-linéarité de ce lien est une condition nécessaire pour ne dériver ni vers une attitude de résistance auto-satisfaisante ni vers la recherche de succès sans contenu. Dans le double cas qui nous occupe, la CUP et Catalunya en Comú Podem, les déceptions du 21D devraient encourager à une auto-évaluation aussi bien de la politique suivie que du projet lui-même.
15- Le recul de la CUP est clair : de 336 375 voix (8,2 %) et 10 députés en 2015 à 193 352 voix (4,45 %) et 4 députés aujourd’hui. Elle a perdu au bénéfice de l’ERC, en particulier dans la zone métropolitaine de Barcelone, l’essentiel du vote par délégation qu’elle avait obtenu alors de la part d’électeurs qui ne voulaient pas voter pour Junts pel Sí, mais elle semble avoir aussi perdu des voix en faveur de Junts per Catalunya dans la Catalogne de l’intérieur. Pour bon nombre d’électeurs le vote utile en faveur des candidatures officialistes, en particulier l’ERC, a davantage pesé que l’évaluation critique de la façon dont le gouvernement a géré le 1er octobre. Ses faibles résultats dans la plupart des grandes agglomérations urbaines montrent les limites de la CUP comme dispositif politico-organisationnel. Au-delà d’un problème d’orientation, le 21D laisse entrevoir des problèmes plus structurels de son projet qui, malgré tout, constitue une place-forte sans équivalent dans l’espace anticapitaliste européen. Dépasser ces problèmes exigerait de considérer l’unité populaire comme un projet stratégique large qui transcende les sigles et requiert des alliances et un dialogue avec d’autres réalités de la gauche politique et sociale qui, par ailleurs, ne se situent pas forcément dans l’indépendantisme. Cela implique, simultanément, d’agir au sein et en dehors du procés et pas exclusivement dans son cadre dans un contexte où en redéfinir les prémisses fondatrices est indispensable.
16- Les résultats de Catalunya en Comú-Podem, 326 360 (7,45 %) ont également été décevants, en recul par rapport à ceux de la coalition Catalunya Sí que es Pot (CSQP) qu’avaient formé Podem, ICV et EuiA, et avait recueilli 367 613 voix (8,94 %). Coincé par la polarisation électorale, elle n’a pas réussi a se faire une place et elle a probablement perdu des voix par rapport aux élections générales de 2015 et 2016 d’un côté comme de l’autre, en direction de l’ERC (et de la CUP) et en direction du PSC (et de Ciudadanos). La question de fond n’est pas tant l’orientation qu’elle a adoptée dans la campagne électorale que toute sa politique antérieure, depuis l’irruption du 20 décembre 2015 dans la politique catalane, où elle a pris le parti d’une passivité stratégique tacticienne, dans l’attente d’un effondrement rapide de l’indépendantisme, au lieu de chercher à peser activement sur la conjoncture en avançant une proposition constituante et anti-austérité pour la Catalogne, qui s’efforce de faire converger l’impulsion héritée du 15M et celle du mouvement indépendantiste.[9] Mais au-delà de l’orientation face au débat indépendantiste, c’est l’avenir de l’ensemble du projet des Comunes qui est en jeu. Une fois épuisée l’impulsion des deux victoires dans les élections générales (20D 2015 et 26J 2016) et privée de la dynamique militante qui a produit Barcelona en comú à l’été 2014, Catalunya en Comú a été victime d’un lancement avorté en avril 2017. Elle n’a pas décollé ni organisationnellement ni politiquement, elle s’est empêtrée dans une querelle mal gérée avec Podem et elle est restée enlisée sur la voie vers le 1er octobre. En quelques mois d’existence, elle s’est constituée en un parti électoraliste, institutionnalisé, sans débats internes vivants et privé d’enracinement territorial et social et, pis encore, sans projet pour le porter.[10] Dans cette nouvelle étape, son équipe dirigeante devra décider si elle se situe définitivement dans la continuité historico-stratégique qui va des Pactes de la Moncloa (1977) au gouvernement tripartite (2003-2010) ou si elle se situe dans le sillage de la contestation constituante du 15M. Dilemme cristallin, à tombeau ouvert, qui admet toute une gamme de spécificités tactiques sans pouvoir tolérer aucune ambiguïté stratégique.
31/12/2017.
Notes
[1] Pour une étude détaillée de l’évolution du vote indépendantiste dans ses bastions traditionnels et ses points les plus faibles, voir Sánchez, R. y Puente, A. « Las elecciones del voto ’rufián’: así creció el independentismo en el cinturón obrero de Barcelona », Eldiario.es, 28/12/2017.
[2] Bensaïd, D. (2016). « La política como arte estratégico », 23 de agosto.
[3] Pour ce qui est de la genèse et du contexte de ce slogan, on peut se reporter à la récente biographie de Benet publiée par Jordi Amat (2017): Com una pàtria. Vida de Josep Benet. Barcelona: Edicions 62.
[4] Andreu, M. « Un sol poble? », El Crític, 15/09/2017.
[5] Juliana, E. « Un teorema defectuoso », La Vanguardia, 23/12/17.
[6] Voir par exemple Antentas, Josep Maria, « 21D : Incertitudes pré et (post)électorales ».
[7] Ibid.
[8] Antentas, Josep Maria, « Projet de République ou République imaginaire ? ».
[9] J’analyse de façon plus détaillée la politique des Comunes face au 1er octobre dans Antentas, Josep Maria, « Les Comunes et leurs dilemmes ».
[10] Pour une analyse plus détaillée des principaux aspects de Catalunya en Comú on peut se reporter à cet article en français et à une série de trois articles en castillan que j’ai publiés après son congrès de fondation :
“Los Comunes y la soledad del corredor de fondo”, Viento Sur, 24/04/17 ;
“¿Comunes o eurocomunes”, Viento Sur, 04/05/2017 ;
» Los comunes y el programa », Viento Sur, 07/09/2017.