Référendum du 1er octobre en Catalogne : les Communs et leur dilemme
Les Communs est le nom courant de Catalogne en Commun [Catalunya en Comú] qui s’est créé l’an dernier, à l’échelle de la Catalogne sud, comme prolongement de l’action menée par le groupe politique Barcelone en Commun [Barcelona en Comú] et ayant culminé avec la conquête, sans majorité absolue, de la mairie de Barcelone en 2015. Sa principale figure est Ada Colau, devenue maire de la ville et qui s’était fait connaître à la tête de la très remuante PAH, la Plateforme des Personnes touchées par la crise des Hypothèques, principalement orientée à mobiliser contre les expulsions de logements générées par cette crise.
Les Communs se sont constitués comme une coalition qui inclut, outre Barcelone en Commun, deux groupes catalans proche, pour l’un, issu, pour l’autre, de Gauche Unie [Izquierda Unida (IU), sorte de Front de gauche espagnol], et des militants du parti écologiste Equo et de Podem Catalogne [Podem Catalunya]. Celui-ci, la déclinaison catalane de Podemos, a refusé d’intégrer Catalogne en Commun, en tant que parti, ce qui participe d’une grave crise dans ses relations avec la direction générale de Podemos.
Ayant inclus la revendication d’un référendum « souverainiste » mais négocié avec l’Etat espagnol dans la perspective de la reconnaissance de la plurinationalité de celui-ci, les Communs affirment légitime, en tant qu’acte de mobilisation, la consultation du 1er octobre sur la revendication d’indépendance ratifiée par le Parlement catalan mais ne la considèrent pas comme un référendum avec les effets politiques induits pouvant déboucher sur une proclamation d‘indépendance. Les militant.e.s de Catalogne en Commun ont approuvé, dans la consultation interne organisée entre le 12 et le 14 septembre, à près de 60%, la position de leur direction de participer au vote le 1er octobre mais seulement en tant que « mobilisation ».
José María Antentas est professeur de sociologie de l’Université Autonome de Barcelone (UAB) et membre du Conseil Consultatif de Viento Sur. Il est l’auteur de nombreux articles traduits et publiés par Contretemps. Cet article a été publié le 11 septembre 2017 par la revue Viento Sur.
1. Catalogne en Commun a adopté, le 9 septembre, sa position définitive sur le référendum d’autodétermination du 1er octobre, dans l’attente de sa ratification militante par consultation interne. La question qui sera soumise à cette consultation[1] parachève et consacre la trajectoire hésitante et tiède que le parti a adoptée depuis que le gouvernement de Catalogne a mis au point, en septembre 2016, sa feuille de route menant au référendum avec l’engagement de le réaliser fin 2017. Cette réserve ne nous empêche pas de considérer qu’il importe que la base militante réponde positivement à cette question car, dans le cas contraire, Catalogne en Commun se retrouverait tout simplement en dehors de ce qui se joue le 1er octobre, sur le bord de la route prise par la politique catalane. Il n’en reste pas moins que la position des Communs pose plusieurs problèmes.
Le premier concerne le refus de donner d’avance un quelconque caractère contraignant au référendum en le rabaissant à être, de par l’absence de garanties et de consensus sur sa convocation, une simple « mobilisation ». Ce qui est une façon d’éluder que l’inexistence d’un cadre institutionnel à la hauteur de ce que l’on attend normalement d’un événement tel que celui du 1er octobre est, en premier lieu, entièrement imputable au refus du gouvernement du PP [Parti Populaire, droite conservatrice], appuyé par toutes les structures de l’Etat, d’accepter la tenue d’un référendum et, plus généralement, au refus du gros des organisations opposées à l’indépendance de considérer légitime le débat en la matière. Il est également oublié que les « garanties absolues », exigées pour un vote, ne se trouvent jamais réunies dans aucun acte électoral, comme le rappelle, très justement, le quatrième adjoint à la mairie de Barcelone, Jaume Asens : elles n’avaient pas été réunies, par exemple, lors du référendum portant sur la Constitution en 1978[2]. Dans le même sens, comme l’indique Albert Noguera, les garanties « ne sont pas des instruments techniques et neutres, elles sont aussi des instruments idéologiques qui, objets de débats, opèrent au cœur des contradictions démocratiques et sociales »[3]. Il ne s’agit pas de nier l’importance des garanties pour le référendum du 1er octobre, seulement d’éviter de les concevoir de façon fataliste et, en quelque sorte, prédéfinies. Elles sont parties prenantes de la lutte politique même à mener pour parvenir à mettre en œuvre le référendum dont la nature, en fin de compte, ne pourra être évaluée qu’a posteriori. Par ailleurs ce surinvestissement sur la question des garanties contraste avec la réalité de ce qu’ont été les grandes luttes politico-sociales de l’histoire, très peu portées sur les labellisations juridiques a priori. Le background mouvementiste d‘une bonne partie des dirigeants de Catalogne en Commun et leur rapport au 15M[4], conçu comme un récit fondateur, se marie assez mal avec toute cette passivité formaliste.
Le second problème a trait à la déconnexion qui est faite entre ce qui se passera le 1er octobre et les conditions politiques qui seront celles du lendemain. En procédant ainsi non seulement on réduit unilatéralement le rendez-vous du 1er octobre au statut d’une simple « mobilisation » mais, de façon incompréhensible, on ne prend pas en compte que son résultat pèsera sur les possibilités d’atteindre ensuite l’objectif que s’est donné Catalogne en Commun, celui d’un référendum négocié avec l’Etat et comprenant des garanties. Tout ceci est l’expression d’une position en contradiction avec elle-même : en édulcorant arbitrairement le sens du 1er octobre, les Communs fragilisent aussi leur propre objectif déclaré pour le 2 octobre. Le fait est que toute tentative d’obtenir un référendum contraignant et négocié avec l’Etat après le 1er octobre devrait considérer que celui-ci ne sera possible que si le 1er octobre exprime sa pleine puissance et si le gouvernement espagnol sort extrêmement affaibli de ce bras de fer. A l’évidence, si le 1er octobre n’est qu’une « mobilisation » sans importance, à laquelle, de surcroît, on participe à contrecoeur et qui n’implique pas un trop grand défi en direction de l’exécutif de Rajoy [l’actuel chef du gouvernement de l’’Etat espagnol], les bonnes conditions pour obtenir un référendum « pour de vrai » ensuite ne seront pas réunies[5].
Le troisième problème, le plus grave en termes pratiques, est l’absence d’un appel à participer activement au 1er octobre. La question proposée à la consultation des militant·e·s du parti ne porte que sur le fait de savoir si Catalogne en Commun doit participer ou pas, en tout état de cause, donc, sur le mode d’une présence de basse intensité à l’événement, car la réunion de la Coordination Nationale du 9 septembre dernier avait rejeté que l’organisation mène campagne pour le 1er octobre. Voilà qui indubitablement met les Communs dans une position de passivité face au rendez-vous d’octobre, en accompagnateurs d’un processus qui finit par avoir prise sur eux mais sans qu’ils/elles s’engagent à en assurer le succès. Il y a là une tentative claire des Communs de rejeter l’exploration des possibilités d’articuler leur propre feuille de route à celle du processus indépendantiste (articulation qui n’implique pas de l’y subordonner).
Cette prise de position passive, tiède et démobilisatrice du parti étant adoptée, il n’y a eu, parmi les principaux dirigeants des Communs et ceux et celles qui défendent ses positions officielles, que le maire adjoint de Barcelone Gerardo Pisarello pour mettre au clair une position acceptable pour le 1er octobre : il l’a exprimée dans un article publié le 5 septembre, « 1er octobre, les raisons pour nous mobiliser et voter ». A côté de plusieurs affirmations discutables et avec une tonalité générale très institutionnaliste, Pisarello y écrivait qu’ « un échec du 1er octobre serait plus qu’un échec de la feuille de route d’un gouvernement [celui de l’ « Autonomie » catalane, le Govern[6]]. Ce serait un coup porté à la possibilité d’aller vers le plein exercice du droit à décider. Un coup, aussi, porté aux initiatives républicaines, démocratiques, de contestation du Régime de 1978 »[7]. Il signalait également qu’y compris un « vote pour le « oui » aurait du sens pour marquer la divergence avec la feuille de route gouvernementale. D’abord, en tant que rébellion contre le centralisme et l’autoritarisme. Ensuite, parce que ce serait aussi une façon d’avancer vers la proposition de fond majoritaire chez les Communs et enracinée dans une tradition qui va de Pi y Margall à Joaquin Maurin et Lluís Companys[8] : un accord plurinational, respectueux et signé « entre égaux », qui, d’une part, remette en cause le projet oligarchique et élitiste de « supportation »[9], imposé ces dernières années, et qui, d’autre part, ouvre la voie à une nouvelle cohabitation républicaine, libre et solidaire entre les différents peuples et les différents habitants de la péninsule[10]. Cette façon de voir les choses est sans doute intéressante mais n’a aucune conséquence pratique et ne va guère au-delà de mettre un mince et calculateur vernis « rupturiste » sur le positionnement tacticien et hésitant de Catalogne en Commun que finalement Pisarello avalise.
2. Le projet de Catalogne en Commun, dont le prédécesseur était la coalition électorale En Commun nous Pouvons [pour les partis mentionnés dans ce point 2 de l’article, voir la note 1] qui a gagné l’élection générale du 20 décembre 2015 et celle du 26 juin 2016 en Catalogne, est né avec le double objectif d’exporter le modèle de Barcelone en Commun à l’ensemble de la Catalogne et de dépasser les limites que Podem avait exprimées en tant que projet politique catalan. Limites démontrées, en 2014 et en 2015, par sa précaire existence dont le point d’orgue fut son inclusion en position subalterne dans la coalition Catalogne, oui c’est possible [Catalunya Sí que es Pot] qui, réunissant, aux côtés de Podem, Initiative pour la Catalogne [Iniciativa per Catalunya (ICV)] et Gauche Unie et Alternative [Esquerra Unida y Alternativa (EUiA)], subit un cuisant échec électoral en 2015[11].
Podem Catalogne est né, lui, comme effet mécanique de l’expansion générale de Podemos lors des élections européennes [2014] et de ce qui s’en est suivi. Mais cela s’est produit sans qu’il n’y ait aucune réflexion sur la façon de s’insérer en Catalogne et d’entrer en relation avec le processus indépendantiste ouvert en 2012 et, en général, avec la question nationale catalane. Le choc entre le projet national-populaire espagnol qu’essayait de bâtir la direction générale[12] de Podemos et la réalité catalane a affaibli le potentiel de Podem en Catalogne dans l’instant même où l’absence de rapport entre ce dernier et le catalanisme politique neutralisait toute volonté de sa part d’exercer une quelconque hégémonie. Ce qui, en quelque sorte, propulsait Podemos au « centre de l’échiquier » dans l’ensemble de l’Etat le poussait tendanciellement à ses marges en Catalogne[13]. Du point de vue de la conception de la question nationale, Podem s’est situé y compris un pas en arrière du vieux modèle failli de la « fédération catalane du PSOE [socialistes] », autrement dit, en retrait de la position d’une branche catalane subalterne d’un parti appartenant à la sphère générale de l’Etat espagnol.
Le défi sous-jacent à l’émergence de Catalogne en Commun était donc de dépasser ces limitations pour avancer dans la construction d’un parti national catalan. Les choses se sont pourtant passées autrement et la négociation interpartidaire entre ses initiateurs s’est imposée au détriment du débat stratégique profond sur les sujets importants dont celui de la question nationale catalane. A son congrès de fondation, une série de généralités ont été adoptées qui ne révèlent aucune réflexion profonde sur la question nationale ni une évaluation stratégique sérieuse du processus indépendantiste. La distance prise avec celui-ci a débouché sur la définition d’une tactique passive consistant à faire profil bas le plus longtemps possible dans l’attente que l’indépendantisme s’effondre et/ou soit défait. On a ainsi renoncé à avoir une politique active qui cherche à renforcer le potentiel constituant du mouvement indépendantiste et à articuler les aspirations que celui-ci incarne avec celles qui ont été léguées par le 15M.
3. Le débat interne de Catalogne en Commun sur le 1er octobre ne peut être détaché de l’avenir de l’ensemble de son projet politique ni du profil général du parti. Sa politique vis-à-vis du 1er octobre a une certaine autonomie par rapport à ses positionnements sur, par exemple, des questions de politique économique ou par rapport à sa conception du rôle de la « rue » et des institutions dans une stratégie du changement. Mais cette autonomie est relative. Ce qui se joue aussi, peut-être fondamentalement, sur le 1er octobre, c’est la question de la nature et des contours du projet d’ensemble de Catalogne en Commun.
Il ressort du tacticisme calculateur et timoré face au 1er octobre une Catalogne en Commun à bas profil catalaniste mais également une Catalogne en Commun peu portée à la désobéissance et à la rupture. Les ambiguïtés sur le 1er octobre expriment d’abord des ambivalences sur la question nationale mais aussi sur la dynamique constituante du parti. C’est là le fait décisif. Les hésitations des Communs devant le défi indépendantiste dessinent une organisation plus qu’autre chose insérée dans la gouvernabilité conventionnelle et la normalisation institutionnelle. Elles donnent l’image d’une force politique avant tout favorable à une sortie de crise institutionnelle par en haut sous la forme d’une mutation positive, mais limitée, du système traditionnel des partis vers un nouveau système où la gauche postnéolibérale ait un poids plus grand que dans la phase antérieure. Il est difficile de ne pas voir dans l’épisode du 1er octobre un moment important dans le processus de mutation des Communs en « Eurocommuns »[14].
Il convient, en ce sens, de souligner que Catalogne en Commun se trouve prise, à travers ses relations avec Unis nous Pouvons [Unidos Podemos], En Marée [En Marea] et Engagement [Compromís][15], dans une feuille de route déployée à l’échelle politique de l’Etat espagnol pour configurer une majorité gouvernementale avec le PSOE de Pedro Sánchez. C’est une voie, certes bien meilleure que celle qui oblige à supporter indéfiniment le gouvernement du PP, mais qui a cependant bien peu à voir avec un horizon de rupture et constituant. Elle consacre, au contraire, la normalisation institutionnelle définitive des forces du « bloc du changement ». Au-delà des limites générales d’un gouvernement constitué par le PSOE et Unis nous Pouvons (et Catalogne en Commun, En Marée et Engagement), il est impossible de penser qu’un tel gouvernement puisse accepter un référendum sur l’indépendance de la Catalogne[16]. En réalité un exécutif composé de Sánchez et Iglesias ne prend pas la direction d’organiser un référendum avec garanties que défendent les Communs mais celle de la réforme institutionnelle qui mène à la mise au rencart de toute hypothèse constituante.
4. Podem Catalogne a, quant à lui, déjoué les pronostics et les attentes de beaucoup en prenant une voie plus proactive sur le 1er octobre. Après un début de mandat marqué par une hostilité irréfléchie envers le processus indépendantiste, le secrétaire général Albano Dante Fachín a fini par adopter, de façon partielle mais réelle, une position plus constructive envers la dynamique ouverte en 2012 ; une vision des choses en jeu qu’ont longtemps défendue en solitaire et de façon plus cohérente les militant-es d’Anticapitalistes au sein du parti violet. Le positionnement de Podem pour le 1er octobre se résume à ceci : un appel à une « participation massive » au référendum pour mettre en évidence un front large contre le régime de 1978 mais en considérant que le rendez-vous des urnes est une mobilisation sans effets contraignants et en défendant le vote pour le « non ». La question décisive dans les postulats de Podem est l’appel à la « participation » car c’est la variable clé pour évaluer le 1er octobre si d’aventure il parvient à avoir lieu. C’est ce qui met Podem dans le camp des défenseurs du référendum.
Même si, en tenant compte de ses prémisses, la position de Podem est globalement positive, elle est aussi, à maints égards, fortement inconsistante. Les efforts de Podem par rapport au 1er octobre sont largement et à juste titre appréciés mais cela n’empêche pas qu’il faille regretter que cette organisation soit restée à mi-chemin, bien des mètres en arrière de ce que la période exige. Première faiblesse, appeler à une participation massive le 1er octobre et, en même temps, ne pas considérer que le référendum soit contraignant est objectivement contradictoire. S’il y avait le 1er octobre une forte participation, comment serait-il possible d’argumenter que cela n’a aucune validité ? Quelle raison y aurait-il à considérer que le vote des Catalan-es ne doit pas avoir de conséquences réelles ? Comment pourrait-on défendre qu’à la suite d’une éventuelle victoire du « oui » dans une consultation à forte participation, le Parlement de Catalogne n’ait pas la légitimité de proclamer la République catalane indépendante ? A ce niveau d’argumentation, cela ne tient pas.
La seconde faiblesse réside dans la défense qui est faite de la consigne du « non ». Il est franchement difficile de voir en quoi une victoire du « non » aiderait à ouvrir une brèche dans le régime de 78. C’est même le contraire qui se passerait, à savoir un coup d’arrêt porté à toute dynamique de contestation de ce régime. Podem a défendu l’idée qu’après le 1er octobre démarre en Catalogne un processus constituant. Il est difficile, là aussi, d’entrevoir comment cela pourrait se faire avec une victoire du « non ». Le fait que le point faible du 1er octobre soit la participation, que la victoire du « oui » soit vue comme gagnée d’avance par les indépendantistes et qu’il soit nécessaire que des partisans du « non » aillent voter, entraîne que la consigne de vote ne soit pas un objet de vrai débat et que toute la controverse se concentre sur la légitimité ou pas du référendum. Mais cela n’induit pas qu’il faille cesser de signaler la fragilité de l’argumentaire podémite en faveur du « non ». Quiconque raisonne sur le mode stratégique de la rupture institutionnelle constate facilement que le « oui » a un potentiel extrêmement large alors qu’il est pratiquement nul pour le « non ». Cela implique-t-il que Podem devrait en venir à donner l’indépendance comme horizon ? Cela n’aurait pas trop de sens, au vu de l’opinion de sa base sociale et de la nature de son propre projet politique. En fait le défi stratégique de Podem, que sa direction n’a pas su relever, était la défense du « oui » en tant qu’option stratégique de rupture et en tant que voie ouvrant sur le modèle de l’Etat plurinational que le parti fait sien, en assumant l’idée classique de la rupture qui est le préalable à toute proposition de libre fédération volontaire. En somme il serait possible, en partant de la démarche stratégique limitée de Podem, de se positionner en faveur du « oui » pour le 1er octobre.
5. Les mobilisations sociales ont en général des conséquences contradictoires et les leçons que les masses en tirent ne sont pas univoques. Le potentiel de l’indépendantisme en tant que processus générateur d’une conscience de lutte et d’organisation collective est ambivalent à cause de sa particulière combinaison d’impulsion par le bas et par le haut ainsi que de mouvement social et de mouvement institutionnel. La désobéissance sociale et institutionnelle vis-à-vis de l’Etat espagnol favorise une culture de la lutte mais peut facilement déboucher sur des applaudissements adressés aux Mossos de Esquadra [la police de l’Autonomie catalane]. La résistance aux autorités espagnoles peut impliquer une surlégitimation de la classe politique catalane qui, à la différence de ses alter ego européens plongés jusqu’au cou dans l’austérité sans fin et la médiocrité sans limites, possède un récit et, peut-être, un projet. La mobilisation sociale, c’est de notoriété publique, est en général épisodique et il est probable que la très grande majorité de ceux et celles qui ont participé aux manifestations indépendantistes se démobilisent fortement dans le cas d’une victoire et retournent à la privatisation de leur vie quotidienne. Il est également clair que le bloc social qui s’implique dans le processus ouvert en 2012 penche fondamentalement du côté des classes moyennes, des jeunes et des jeunes adultes.
Mais, malgré toutes ces limites et ambiguïtés, l’impact d’une victoire ou d’une défaite sera indéniablement très différent sur la société catalane du futur. Si la leçon tirée du processus indépendantiste est un « oui on peut », la participation, l’implication et la mobilisation sociale en seront revalorisées et auront plus de poids dans la culture politique du pays. Si l’aventure indépendantiste finit par se résumer à un sinistre « on ne peut pas », ce sont l’apathie et le scepticisme qui marqueront des points. Le processus de l’indépendantisme peut déposer dans les esprits de l’empowerment[17] tout comme des bribes de désillusion. Lutter et gagner ou lutter et perdre. Quoi que l’on pense du projet indépendantiste, selon que ce soit l’une ou l’autre de ces expériences différentes que la société catalane vivra, c’est son rapport à l’action collective qui s’en trouvera marqué. Il est vraiment paradoxal que ce genre de considérations soit clairement absent dans une formation politique telle que Catalogne en Commun qui défend dans ses textes l’importance des mouvements sociaux pour toute stratégie du changement et qui comprend un large éventail de dirigeant-es ayant eu, dans leurs toujours plus éloignées vies antérieures, une forte culture et une forte implication d’acteurs sociaux.
6. On ne peut s’empêcher de comparer les actuelles hésitations de Catalogne en Commun avec celles que manifesta en 2014 l’un de ses partenaires fondateurs, Initiative pour la Catalogne (ICV), qui pratiqua alors une politique de passivité et de flou dans les positionnements très semblable à celle des Communs aujourd’hui. A cette occasion, cependant, les hésitations ne portèrent pas sur l’appui ou le non-appui au référendum initialement prévu (qui était le fruit d’un large consensus obtenu dans le Parlement catalan) mais, en premier lieu, sur la consigne de vote à décider pour ledit référendum que ICV ne révéla qu’au dernier moment, et, deuxièmement, sur la réaction à adopter envers le « processus participatif » que Mas [alors président, membre de la droite nationaliste, de l’Autonomie catalane] avait proposé comme alternative à la consultation interdite par le Tribunal Constitutionnel. Face à cette proposition ICV commença par s’en démarquer fermement mais finit par s’y rallier en adoptant un profil bas. Tout en s’exprimant de façon différente, les dilemmes de ICV alors et de Catalogne en Commun aujourd’hui reflètent la même gêne devant le mouvement indépendantiste et leur incapacité à penser stratégiquement la façon de le relier à l’agenda ayant émergé du 15M et des Marées [Mareas, mobilisations sociales, principalement dans l’éducation et la santé, ayant pris leur impulsion du 15M et l’ayant prolongé pendant plusieurs semaines] contre l’austérité. Dans cette comparaison entre le rôle des deux organisations, l’une en 2014, l’autre aujourd’hui, il est tentant de se rapporter à la phrase connue de Marx dans son 18 Brumaire qui dit « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce »[18]. Or, en prenant en compte, premièrement, que ICV était alors une force minoritaire et en déclin électoral tandis que Catalogne en Commun est un des partis catalans les plus importants et que, deuxièmement, le gouvernement de Mas avait fait marche arrière sans crier gare alors que celui de Puigdemont [l’actuel président de l’Autonomie catalane] est obligé d’aller aussi loin que possible, on peut estimer que l’ordre des évènements a inversé l’affirmation de Marx. Ainsi, si l’attitude de ICV en 2014 fut la farce, celle de Catalogne en Commun aujourd’hui a été la tragédie.
Traduction : Antoine Rabadan.
Notes
[1] Le texte approuvé inclut le préambule suivant à la question à trancher : « Le 8 juillet, la Coordination Nationale de Catalogne en Commun a décidé de donner son appui à la mobilisation du 1er octobre et de s’opposer à toute forme de répression, de destitution et de suspension de la part de l’Etat. Le tout dans le respect de la diversité de cet espace de mobilisation et avec la volonté, d’une part, de continuer à œuvrer en faveur d’un authentique référendum qui apporte une solution à l’actuelle situation de blocage et, d’autre part, de faire face aux attaques perpétrées par le Parti Populaire contre la souveraineté de la Catalogne ». La question, quant à elle, est ainsi formulée : « Catalogne en Commun doit-il participer à la mobilisation du 1er octobre ? ».
[2] Asens, J. (2017). “Si hi ha urnes, jo aniré a votar al referèndum de l’1-O” [« Si l’on met en place des urnes pour le référendum du 1er octobre, j’irai voter »] (entrevue), El Crític, 10 juillet 2017. Accessible ici : http://www.elcritic.cat/actualitat/jaume-asens-si-hi-ha-urnes-jo-anire-a-votar-al-referendum-de-1-o-16652
[3] Noguera, A. « Sobre las garantías del referéndum catalán » [« Au sujet des garanties du référendum catalan »], El diario.es, 5 septembre 2017. Accessible ici : http://www.eldiario.es/contrapoder/garantias-referendum-catalan_6_683541658.html
[4] Note du traducteur. 15M est, suivant la norme admise, en langue espagnole, de désignation d’un événement par la forme abrégée de la date (jour et mois) où il s’est produit ou a commencé à se produire, la référence au jour où s’est déclenché, à partir de Madrid, le mouvement appelé des Indigné.e.s de l’Etat espagnol, le 15 mai 2011. Par ailleurs, dans le texte original qui fait l’objet de cette traduction, le référendum du 1er octobre est très elliptiquement, très économiquement, désigné 1-O (le tiret permet d’éviter la confusion entre la lettre o et le chiffre zéro). Nous choisissons de traduire par « 1er octobre » pour désigner, par-delà la date, l’événement lui-même.
[5] Je développe cette question aux points 8 et 9 de l’article suivant : Antentas, Josep Maria (2017). « 1 de octubre: terciando en el debate Llonch-Garzón » [« 1er octobre : intervention dans le débat entre Llonch et Garzón »], 18 juillet 2017. Accessible ici: http://blogs.publico.es/tiempo-roto/2017/07/18/1-de-octubre-terciando-en-el-debate-llonch-garzon/
[6] Note du traducteur. Le Govern est dirigé par une coalition de la droite autonomiste, aujourd’hui indépendantiste, et de la gauche républicaine, historiquement indépendantiste, et est appuyé par les anticapitalistes indépendantistes de la CUP (Candidature d’Unité Populaire).
[7] Note du traducteur. Il s’agit de l’actuel régime de démocratie parlementaire à forme monarchique institué constitutionnellement par le référendum de 1978. Celui-ci, trois ans après la mort du dictateur, parachevait ou inaugurait, c’est selon, le processus de la Transition par lequel les responsables de la dictature étaient amnistiés, ses victimes « amnésiées » et l’ensemble des élites du franquisme recyclées dans le cadre d’une démocratie en marche forcée vers son intégration néolibérale à l’Europe. Depuis 2011 c’est le Parti Populaire, de droite, dont l’ancêtre, avait été le creuset dudit recyclage, qui est à la tête du gouvernement de l’Etat espagnol.
[8] Note du traducteur. Pi y Margall (1824-1901) fut président de la brève Première République espagnole (1873-1874). Fédéraliste convaincu, il développa une pensée radicale imprégnée d’influences socialistes et libertaires. Joaquin Maurin (1896-1973) fut, pendant deux ans, secrétaire général du syndicat libertaire Confédération Nationale du Travail (CNT) et secrétaire général du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (POUM), parti actif pendant la Guerre Civile contre les militaires putschistes et opposé au cours stalinien du communisme international. Lluís Companys (1882-1940), catalaniste républicain, dirigea l’ERC, la Gauche Républicaine Catalane [Esquerra Republicana de Catalunya], aujourd’hui l’une des plus importantes forces catalanistes. Président de la Genéralité catalane (gouvernement autonome de Catalogne) à partir de 1934, Lluís Companys mourut fusillé par les franquistes. Le Congrès des député-es vient de voter la nullité de son procès mais sans effets juridiques ce qui a amené ERC à voter contre. Lire « El Congreso declara nula la condena a Companys », El País, 13 septembre. Accessible ici : https://politica.elpais.com/politica/2017/09/12/actualidad/1505224015_223881.html
[9] Note du traducteur. Le terme de « conllevancia » est un néologisme forgé, à partir du verbe « conllevar » (supporter), par le philosophe José Ortega y Gasset (voir vidéo en allant à 7:23 https://www.youtube.com/watch?v=hrqMjbmkUY0), en 1932, à propos du « problème catalan » dont il disait qu’il n’aurait jamais de solution et que donc « la seule chose à faire serait de le supporter ». Nous faisons le choix de le traduire par le néologisme « supportation » pour retrouver le jeu phonique espagnol, dans le texte que nous traduisons, entre « conllevancia » et « convivencia », soit « supportation » et « cohabitation ». Voir aussi «A conllevarlo » [Problème à supporter], Diario de León, 10 décembre 2015, http://www.diariodeleon.es/noticias/opinion/conllevarlo_1029989.html
[10] Pisarello, G. (2017). « 1-0: raons per mobilitzar-nos i votar » [« 1er octobre, les raisons pour nous mobiliser et voter »], El crític, 5 septembre 2017. Accessible ici : http://www.elcritic.cat/blogs/sentitcritic/2017/09/05/1-0-raons-per-mobilitzar-nos-i-votar/ [En version espagnole : http://vientosur.info/spip.php?article12974]
[11] Pour un bilan général de la fondation de Catalogne en Commun voir Antentas, Josep Maria (2017). “Los Comunes y la soledad del corredor de fondo” [« Les Communs et la solitude du coureur de fond »], Viento Sur, 24 avril 2017. Accessible ici : http://vientosur.info/spip.php?article12506
[12] Note du traducteur. Nous faisons le choix de traduire « dirección estatal de Podemos », faisant référence à la direction de ce parti au niveau de l’Etat espagnol, par « direction générale de Podemos » et non littéralement par « direction étatique de Podemos » qui prendrait un tout autre sens que celui de l’espagnol.
[13] Antentas, Josep Maria (2015) « Podemos y el proceso independentista catalán » [« Podemos et le processus indépendantiste catalan »], 20 mars 2017. Accessible ici : http://blogs.publico.es/dominiopublico/12899/podemos-y-el-proceso-independentista-catalan/
[14] Antentas, Josep Maria (2017). “¿Comunes o eurocomunes” [« Communs ou Eurocommuns ? »], 4 mai 2017, Viento Sur. Accessible ici : http://vientosur.info/spip.php?article12544
[15] Unis nous Pouvons [Unidos Podemos] a regroupé pour la première fois, à l’occasion des législatives de 2016, Podemos, Gauche Unie [Izquierda Unida, sorte de Front de Gauche] et le parti écologiste Equo. Cette coalition s’est déclinée, avec des variantes quant à leur composition et sous des dénominations spécifiques, dans certaines Communautés Autonomes : Catalogne en Commun, En Marée (en Galice) et Engagement (en Pays Valencien).
[16] L’unique hypothèse plausible, dans un exercice de politique fiction, où un gouvernement de ce type pourrait accepter un référendum sur l’indépendance, serait que l’on soit dans une situation dans laquelle ce référendum émane d’un ordre de l’Union Européenne cherchant à donner une solution au problème « catalan ». Pour autant, au demeurant, que ledit problème devienne ingérable suite à une victoire de l’indépendantisme le 1er octobre et à la capacité de celui-ci, ensuite, de maintenir une désobéissance prolongée visant à concrétiser les résultats de la consultation alors qu’aura été déclenchée une intensification injustifiable, insoutenable et prolongée de la répression d’Etat. Dans un tel scénario de fiction, il est probable qu’un référendum sur l’indépendance serait cependant accompagné d’un processus de réforme constitutionnelle et d’amélioration de l’autogouvernement catalan cherchant à désamorcer et à vaincre l’option indépendantiste. Mais ce n’est pas là la situation actuelle et la politique de démobilisation de Catalogne en Commun et de Podemos joue précisément pour qu’un tel scénario de victoire indépendantiste ne devienne pas réalité.
[17] Le terme « empowerment » a parfois été traduit en français par « empouvoir », mais cette traduction n’a pas eu le succès que la traduction espagnole par « empoderamiento » a connue (lire https://fr.wikipedia.org/wiki/Empowerment).
[18] Marx, K. (1852). El dieciocho Brumario de Luis Bonaparte [Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte], Accessible ici : https://www.marxists.org/espanol/m-e/1850s/brumaire/brum1.htm.