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Après trois ans de gouvernement et le changement de direction (de Pablo Iglesias à Yolanda Dìaz), la gauche ibérique est divisée par des différences de style, de stratégie et de contenu qui rendent incertain l’avenir de l’une des expériences qui a résisté à la vague de droite en Europe.

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La gauche espagnole [hors PSOE – parti socialiste] a-t-elle bien ou mal tiré son épingle du jeu lors des élections législatives du 23 juillet dernier ? Des 700 000 voix et sept sièges perdus par rapport à 2019 [Sumar a obtenu 12,3% 31 sièges, en novembre 2019 Unidas Podemos avait obtenu 12,8% et 38 sièges, un résultat en repli par rapport au scrutin d’avril de la même année, soit 14,3% et 42 sièges] ou des millions de voix récupérées par rapport aux élections locales désastreuses de mai dernier, qu’est-ce qui pèse plus lourd ?

Le choix du point de vue conduit à des conclusions différentes quant au bilan à tirer de la première expérience électorale de Sumar, et de Yolanda Díaz en tant que leader de la gauche ibérique. À cela s’ajoutent les prévisions et les espoirs suscités ces deux dernières années par la ministre du Travail, ainsi que les projets concernant l’utilisation des 31 sièges obtenus lors de ce dernier scrutin. Car, après tout, les principales questions auxquelles il faut répondre sont les suivantes : à quoi sert Sumar ? Qu’est-ce qui le différencie Unidas Podemos après trois ans et demi de gouvernement de coalition ? Et quelles sont les ambitions de Díaz et de toutes les autres composantes de cette nouvelle coalition ?

L’évaluation des résultats de Sumar a été occultée par la défaite de la droite. Malgré les prévisions (intéressées) de presque tous les instituts de sondage, le Parti populaire (PP) et Vox sont restés à distance de six sièges de la majorité absolue tandis que le PSOE et la liste menée par Yolanda Díaz, bien qu’ayant obtenu un nombre de sièges beaucoup plus faible, peuvent espérer la reconduction de la coalition gouvernementale sortante grâce au vote favorable de pas moins de six partis catalans, basques et galiciens.

Ce résultat étonnant (qui semblait impossible après l’effondrement de la gauche aux élections de mai) a été accueilli avec jubilation par Díaz et son entourage le soir du scrutin, mais il n’a fallu que quelques heures pour que l’enthousiasme retombe. Le lendemain du vote, Ione Belarra, secrétaire générale de Podemos et ministre des droits sociaux, dressé un bilan négatif du résultat scrutin. Elle a souligné le recul électoral, avec un résultat en deçà du pire résultat de Unidas Podemos – et l’échec de la stratégie de Sumar.

De Podemos à Sumar, une transition heurtée

Le 15 mars 2021, Pablo Iglesias, alors vice-président du gouvernement espagnol et leader de Podemos, démissionnait de ses fonctions. Il indiquait également le nom de son successeur, la ministre du Travail Yolanda Díaz. Celle-ci, bien qu’issue non pas de Podemos mais du Parti communiste espagnol, était politiquement très proche depuis des années d’Iglesias, et avait été sa conseillère lors d’une campagne électorale en Galice en 2012. Iglesias avait déjà annoncé à plusieurs reprises combien le profil de Díaz était adéquat pour remonter la pente suite à l’érosion de son image, due aux enquêtes continues ouvertes contre lui et son parti et à la campagne continue de dénigrement dont il fait l’objet de la part des médias, ainsi  qu’aux différentes scissions et divisions au sein de Podemos et de sa direction.

De plus, Díaz avait un mandat implicite évident, celui de ramener au bercail les morceaux qui s’étaient détachés  au fil du temps de la coalition Unidas Podemos (UP), à savoir les Valenciens de Compromís et, surtout, Íñigo Errejón et son mouvement Más País. Errejón avait fait partie des fondateurs de Podemos puis, après avoir perdu une assemblée générale du parti, l’avait quitté de manière retentissante alors qu’il était son candidat à la présidence de la Communauté de Madrid en 2019, provoquant une blessure qui, à ce jour, n’est toujours pas cicatrisée. Pourtant,  en choisissant, pour la première fois au printemps 2021, comme chef de la  coalition une personnalité non-issue de ses rangs, Podemos a indiqué qu’il était temps de réparer les blessures du passé.

Il a toutefois fallu peu de temps pour comprendre que la stratégie de Yolanda Díaz était très différente de celle d’Iglesias et qu’elle allait bien au-delà de la recomposition d’UP. Depuis le début de son mandat, la ministre du Travail s’est construit un profil basée sur la compétence et la rigueur technique, se distançant de la controverse et favorisant l’art de la négociation : des caractéristiques qu’elle définit elle-même comme relevant de la « séduction ». Alors qu’Iglesias affrontait directement ses adversaires face aux attaques, pratiquant le « corps à corps » tant au Congrès que sur le web – une attitude qui exaltait ses partisans mais finissait par les épuiser –, Díaz a adopté une posture très différente : l’attitude d’une « femme d’État », privilégiant la communication  institutionnelle sur Twitter, l’accumulation de données dans les débats parlementaires et, surtout, les résultats.

La dirigeante de Sumar a ainsi défendu sa réforme de la législation du travail, la loi sur les livreurs affiliés à des plateformes et des dizaines d’accords avec les partenaires sociaux visant notamment à augmenter le salaire minimum (1 080 euros en 2023, soit une augmentation de 47 % par rapport à 2019). Et surtout, ce qui a fait de la ministre la plus populaire du gouvernement, ce sont les excellents chiffres du marché du travail, qui ont retrouvé le niveau d’avant la grande crise de 2008. Sa réforme du travail, qui a favorisé la stabilisation des travailleu.se.r.s, est aussi celle qui a suscité une amélioration impressionnante de l’emploi.

La prise de distance avec Podemos ne touchait toutefois pas seulement au style (ce qui était clair dès avant son arrivée à la tête de la coalition), elle concernait aussi la stratégie. Depuis les bancs du gouvernement, Iglesias avait vu la confirmation d’une théorie, apparemment évidente mais difficile à entendre lorsqu’elle est énoncée par un vice-président du Conseil : les règles de la démocratie libérale ne s’appliquent que lorsque la droite gagne ; par contre, si c’est la gauche qui gouverne, la droite médiatique, militaire et judiciaire s’active, avec comme objectif de bloquer les réformes et d’expulser la gauche du gouvernement. « Les journalistes et les juges ne sont pas les représentants d’un pouvoir neutre », a longtemps répété l’ancien professeur de sciences politiques, mais des sujets politiques agissant pour des intérêts partisans.

C’est ainsi que s’expliquent les enquêtes judiciaires à répétition contre à l’encontre Podemos et la publication du « rapport PISA » (acronyme qui signifie « Société anonyme Pablo Iglesias »), un document interne non signé de la police, qui a fuité dans des journaux de droite. Il vise à prouver un (faux) financement d’UP de provenance iranienne  et a été repris par l’ensemble  de la presse. C’est pourquoi, en tant que vice-président, Iglesias est allé jusqu’à dire qu’un pays comme l’Espagne, où des rappeurs sont emprisonnés pour leurs chansons antimonarchistes, et où le Conseil supérieur de la magistrature n’a pas été renouvelé depuis des années, en raison du refus du PP de négocier avec UP, ne peut être qualifié de pays qui connaît la « normalité démocratique ».

Ce discours, Díaz l’a balayé d’un revers de main. Elle a choisi de se réconcilier avec la grande presse, de ne pas polémiquer avec tel ou tel journaliste, homme d’affaires ou politicien, de ne pas aborder les questions de la démocratie, de la monarchie, de l’approche réactionnaire des grands médias ou des mensonges constants qu’ils répandent. Avec une attitude ferme et polie, elle s’est concentrée sur l’amélioration matérielle des gens. Cette approche a sans aucun doute dérangé la direction de Podemos – les ministres Ione Belarra et Irene Montero – car les thèses sous-jacentes sont précisément celles d’Íñigo Errejón, théoricien d’un populisme de gauche qui aplanit tous les angles de conflit susceptibles de générer une vulnérabilité, et privilégie le soi-disant « sens commun » qui rassemble les majorités sociales et de gauche autour de questions faisant l’objet d’un grand consensus.

Ni les différences de style de communication ni les différences de stratégie ne résument le fossé qui s’est creusé entre Podemos et Yolanda Díaz. Il y a certes une longue série d’épisodes, la distanciation de plus en plus évidente entre la vice-présidente et le groupe parlementaire UP et les prises de position de son prédécesseur, Pablo Iglesias, qui, à travers le podcast La Base et la télévision Canal Red, a certainement fait entendre un contrepoint inhabituel qui a pu déstabiliser le travail de Díaz. Et puis il y a eu la guerre.

Peu de gens, même en Espagne, ont souligné que les chemins de Podemos et de Yolanda Díaz se sont éloignés depuis l’agression russe contre l’Ukraine. Podemos a immédiatement manifesté une forte opposition à l’envoi d’armes à Kiev tout en organisant des initiatives internationales pour appeler à des négociations. L’attitude de Díaz a été bien différente, oscillant entre un respect des prérogatives de Pedro Sanchez en matière de politique étrangère et un silence étudié, typique de quelqu’un qui ne voyait pas dans le pacifisme une position propice à susciter le soutien populaire – là aussi, le « bon sens » était de mise.

Une fois de plus, c’est Podemos qui a reçu les coups les plus durs des médias, et en particulier de la part de journalistes autrefois très proches de la formation et qui en sont aujourd’hui des adversaires résolus. Ces clivages – combinant contenu politique et ruptures personnelles exacerbées par une utilisation néfaste de Twitter – se sont accentués du fait de l’attitude de Díaz à l’égard de Podemos à partir de ce moment.

La vice-présidente s’est objectivement employée à isoler Podemos et ses deux ministres, une attitude qui, à son tour, a provoqué le durcissement et la radicalisation de ce parti. Díaz a rapidement cessé de se comporter comme le chef de la délégation d’UP au gouvernement, elle n’a pratiquement plus défendu le travail des ministres Belarra et Montero, et elle s’est bien gardée de les soutenir face aux attaques et aux canulars lancés sur les réseaux sociaux à leur encontre.

Podemos est ainsi devenu une sorte de paratonnerre de la politique espagnole, un punching-ball contre lequel les pires accusations ont été lancées. Les dirigeants de Podemos ne sont pas restés silencieux, ils  ont à leur tour porté des accusations nominatives à l’encontre de juges ou de journalistes qui ont lancé ces accusations, mais cette défense, à son tour, a servi à Díaz à se distancier de ce qu’elle a appelé du « bruit » . La presse, tant progressiste que conservatrice, a pleinement applaudi l’attitude affichée par l’actuelle dirigeante de Sumar.

Retour au passé

Quelques semaines avant les élections municipales et régionales de mai, avec le curieux slogan « Tout commence aujourd’hui « , Yolanda Díaz a lancé sa plateforme, Sumar, à Madrid, avec la présence massive de dirigeants de tous les partis, à l’exception de Podemos, dont la direction a  choisi de ne pas participer car elle n’avait pas reçu de garanties de la part de Díaz sur la composition des listes pour les élections à venir. Podemos, très faible dans les territoires, n’a pas été autorisé à se présenter aux côtés des fortes implantions locales de Más País à Madrid ou des Valenciens de Compromís.

Díaz n’a certainement rien fait pour favoriser l’unité de toutes les forces pour les élections municipales et régionales de mai. Ce n’est qu’après les résultats électoraux désastreux attendus de Podemos (également dus à des choix de communication discutables, portés vers un maximalisme verbal) que Díaz s’est efforcé de recoller les morceaux. Et ce, sans Irene Montero et d’autres figures de proue de Podemos, à l’égard desquelles elle a opposé son veto.

Aussi positif que puisse apparaître le résultat de Sumar, les prévisions étaient bien différentes. Pendant des mois, Díaz s’est présentée comme celle qui allait conquérir un espace    beaucoup plus large à gauche du PSOE, qui allait ramener la gauche aux moments de gloire de 2015-2016, celles du « vrai Podemos », capable de générer davantage de sympathie et moins de rejet dans l’électorat. Les résultats n’ont cependant pas été à la hauteur des espérances.

Yolanda Díaz a mené une campagne en demi-teinte ; elle a concentré ses efforts sur les questions d’économie et a évité une confrontation directe avec la droite. C’est Pedro Sánchez, après un début hésitant, qui est passé à l’offensive de manière décisive, en récupérant des concepts du vocabulaire d’Iglesias, tels que la « droite des médias », et en utilisant l’ex-premier ministre José Luís Zapatero comme bélier contre la droite. Il a ainsi finalement réussi à atteindre le résultat souhaité : mobiliser l’électorat autour du PSOE. En ce sens, l’entente visible entre Yolanda Díaz et Pedro Sánchez lors de la campagne électorale a certainement servi à donner une image forte de la coalition, mais le sentiment est que c’est surtout le PSOE qui en a profité.  

Dans une élection qui a semblé pour la première fois plus proche d’un affrontement de type majoritaire entre coalitions, Sumar ne donne pas l’impression d’être proche de conquérir l’hégémonie dans l’espace progressiste, mais plutôt de servir de béquille au Parti socialiste, un rôle qui dans le passé a été joué par Izquierda Unida [coalition autour du Parti communiste espagnol] et que Podemos en 2015-16 a essayé de subvertir.

Un avenir incertain

Moins de 24 heures après la fermeture des bureaux de vote, Ione Belarra a donné une lecture très différente du résultat de celle, enthousiaste, de Yolanda Díaz. Les journalistes, les politologues et les experts qui avaient placé tant d’espoirs dans la ministre du travail n’ont pas accepté le verdict des urnes et ont au contraire salué avec enthousiasme les 12,3 % de Sumar, rejetant l’interprétation de Podemos.

Les tensions entre Podemos et les autres composantes restent vives et Podemos voudra faire entendre ses cinq députés. Cependant, un léger avertissement à l’encontre de Díaz est également venu d’ailleurs. Alberto Garzón, le coordinateur d’Izquierda Unida, pourtant très proche du ministre du Travail, a appelé à une plus grande distanciation entre Sumar et le PSOE. Les Valenciens de Compromís ne garantissent pas un vote favorable à Sánchez si leurs exigences ne sont pas satisfaites. Reste à savoir quelle structure Sumar veut se donner.

Ce qui semble certain, c’est que la gauche a manqué d’un véritable débat démocratique depuis des années. Il ne s’agit pas seulement des primaires souhaitées, de façon instrumentale par Podemos, mais d’une véritable discussion sur l’avenir des progressistes espagnols. Podemos n’a pas tenu son assemblée générale depuis longtemps et Yolanda Díaz n’a pas de mandat. Essayer de réfléchir, de discuter, peut-être physiquement, serait une façon de tenter de dépasser une tension très forte qui pour l’instant, miraculeusement, n’a pas encore détruit la gauche espagnole. Une discussion qui fait fi des largesses des influenceurs et des pontes médiatiques et qui ne limite pas à Twitter l’espace de débat – toxique – d’une gauche qui a le mérite d’être l’une des rares en Europe à avoir non seulement résisté à la vague de droite mais aussi à avoir tenu près de quatre années au gouvernement.

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Nicola Tanno est diplômé en sciences politiques et en analyse économique des institutions internationales de l’université Sapienza de Rome. Il vit et travaille à Barcelone depuis plusieurs années et contribue régulièrement à Jacobin Italia.

Cet article est initialement paru le 7 août 2023 dans Jacobin Italia. Traduction par Contretemps.

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