L’effroi devant la vie et le désespoir sincère. Céline vu par Trotsky
Les éditions Gallimard viennent de publier Guerre, roman inédit de Louis-Ferdinand Céline, écrit en 1934, un an après la sortie du Voyage au bout de la nuit. C’est à ce « roman du pessimisme […] dicté par l’effroi » que Léon Trotsky consacre une longue critique en mai 1933, alors que, après son expulsion d’URSS en 1929, il est en résidence surveillée à Prinkipo, une île au large d’Istanbul. Manifestant un intérêt pour le style de Céline, il consacre une large part de son texte à dresser le portrait des mœurs politiques françaises, son patriotisme et ses affaires, à partir de la figure de Raymond Poincaré, pilier de la Troisième République ayant occupé les fonctions de ministre, président du Conseil, président de la République, avant et après la Première Guerre Mondiale.
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Louis-Ferdinand Céline est entré dans la grande littérature comme d’autres pénètrent dans leur propre maison. Homme mûr, muni de la vaste provision d’observations du médecin et de l’artiste, avec une souveraine indifférence à l’égard de l’académisme, avec un sens exceptionnel de la vie et de la langue, Céline a écrit un livre qui demeurera, même s’il en écrit d’autres et qui soient au niveau de celui-ci. Voyage au bout de la Nuit, roman du pessimisme, a été dicté par l’effroi devant la vie et par la lassitude qu’elle occasionne plus que par la révolte. Une révolte active est liée à l’espoir. Dans le livre de Céline, il n’y a pas d’espoir.
Un étudiant parisien, issu d’une famille de petites gens, raisonneur, antipatriote, semi-anarchiste – les cafés du Quartier Latin grouillent de tels personnages – s’engage, même contre sa propre attente, comme volontaire dès le premier coup de clairon. Envoyé au front, dans ce carnage mécanisé il commence à envier le sort des chevaux qui crèvent comme des êtres humains, mais sans phrases ronflantes. Après avoir reçu une blessure et une médaille, il passe par des hôpitaux où des médecins débrouillards le persuadent de retourner au plus tôt » à l’ardent cimetière du champ de bataille ». Malade, il quitte l’armée, part dans une colonie africaine où il est écœuré par la bassesse humaine, épuisé par la chaleur et la malaria tropicales. Arrivé clandestinement en Amérique, il travaille chez Ford, trouve une fidèle compagne en la personne d’une prostituée (ce sont les pages les plus tendres du livre). De retour en France, il devient médecin des pauvres et, blessé dans son âme, il erre dans la nuit de la vie parmi les malades et les bien-portants tout aussi pitoyables, dépravés et malheureux.
Céline ne se propose aucunement la mise en accusation des conditions sociales en France. Il est vrai qu’au passage il ne ménage ni le clergé, ni les généraux, ni les ministres, ni même le président de la République. Mais son récit se déroule toujours très au-dessous du niveau des classes dirigeantes, parmi les petites gens, fonctionnaires, étudiants, commerçants, artisans et concierges ; de plus, par deux fois, il se transporte hors des frontières de la France. Il constate que la structure sociale actuelle est aussi mauvaise que n’importe quelle autre, passée ou future. Dans l’ensemble, Céline est mécontent des gens et de leurs actions.
Le roman est pensé et réalisé comme un panorama de l’absurdité de la vie, de ses cruautés, de ses heurts, de ses mensonges, sans issue ni lueur d’espoir. Un sous-officier tourmentant les soldats avant de succomber avec eux ; une rentière américaine qui promène sa futilité dans les hôtels européens ; des fonctionnaires coloniaux français abêtis par leur cupidité ; New York et son indifférence automatique vis-à-vis des individus sans dollars, son art de saigner les hommes à blanc ; de nouveau Paris ; le petit monde mesquin et envieux des érudits ; la mort lente, humble et résignée d’un garçonnet de sept ans ; la torture d’une fillette ; de petits rentiers vertueux qui, par économie, tuent leur mère ; un prêtre de Paris et un prêtre des fins fonds de l’Afrique prêts, l’un comme l’autre, à vendre leur prochain pour quelques centaines de francs – l’un allié à des rentiers civilisés, l’autre à des cannibales… De chapitre en chapitre, de page en page, des fragments de vie s’assemblent en une absurdité sale, sanglante et cauchemardesque. Une vue passive du monde avec une sensibilité à fleur de peau, sans aspiration vers l’avenir. C’est là le fondement psychologique du désespoir – un désespoir sincère qui se débat dans son propre cynisme.
Céline est un moraliste. À l’aide de procédés artistiques, il pollue pas à pas tout ce qui, habituellement, jouit de la plus haute considération : les valeurs sociales bien établies, depuis le patriotisme jusqu’aux relations personnelles et à l’amour. La patrie est en danger ? « La porte n’est pas bien grande quand brûle la maison du propriétaire… de toute façon, il faudra payer. » II n’a pas besoin de critères historiques. La guerre de Danton n’est pas plus noble que celle de Poincaré : dans les deux cas, la « dette du patriotisme » a été payée avec du sang. L’amour est empoisonné par l’intérêt et la vanité. Tous les aspects de l’idéalisme ne sont que « des instincts mesquins revêtus de grands mots ». Même l’image de la mère ne trouve pas grâce : lors de l’entrevue avec le fils blessé, elle « pleurait comme une chienne à qui l’on a rendu ses petits, mais elle était moins qu’une chienne car elle avait cru aux mots qu’on lui avait dits pour lui prendre son fils ».
Le style de Céline est subordonné à sa perception du monde. À travers ce style rapide qui semblerait négligé, incorrect, passionné, vit, jaillit et palpite la réelle richesse de la culture française, l’expérience affective et intellectuelle d’une grande nation dans toute sa richesse et ses plus fines nuances. Et, en même temps, Céline écrit comme s’il était le premier à se colleter avec le langage. L’artiste secoue de fond en comble le vocabulaire de la littérature française. Comme s’envole la balle, tombent les tournures usées. Par contre les mots proscrits par l’esthétique académique ou la morale se révèlent irremplaçables pour exprimer la vie dans sa grossièreté et sa bassesse. Les termes érotiques ne servent qu’à flétrir l’érotisme ; Céline les utilise au même titre que les mots qui désignent les fonctions physiologiques non reconnues par l’art.
Dès la première page du roman, le lecteur rencontre à l’improviste le nom de Poincaré : le président de la République, comme le fait savoir un récent numéro du Temps, est allé, un matin, inaugurer une exposition de petits chiens. Ce détail n’est pas inventé. Le dernier numéro du Temps reçu à Prinkipo m’apporte cette nouvelle : « M. Albert Lebrun, président de la République, accompagné du colonel Rupied, de son état-major, a visité ce matin l’exposition canine. » Évidemment, c’est bien là une des fonctions d’un président de la République, et nous n’y trouvons rien à redire. Pour Céline, ce méchant entrefilet n’a pas pour but, manifestement, de glorifier le chef de l’État. En général, il serait difficile à un phrénologue de découvrir un atome de respect chez le nouvel auteur.
Or, l’ex-président Poincaré, le plus prosaïque, le plus sec et le plus insensible de tous les hommes d’État de la République, se trouve être son politicien le plus autoritaire. Depuis sa maladie, il est devenu sacré. De la droite aux radicaux, nul ne cite son nom sans y ajouter quelques mots de reconnaissance pathétique. Sans conteste, Poincaré est un pur produit de la bourgeoisie, tout comme la nation française est la plus bourgeoise des nations, fière de son caractère bourgeois, source, croit-elle, de son rôle providentiel à l’égard du reste de l’humanité. Sous des dehors raffinés, l’arrogance de la bourgeoisie française est comme un sédiment déposé au cours des siècles. Les hommes d’autrefois – ceux qui avaient une grande mission historique – ont légué à leurs descendants une riche collection d’ornements qui sert à masquer le conservatisme le plus opiniâtre. Toute la vie politique et culturelle de la France se joue dans les costumes du passé. Comme dans les pays vivant en économie fermée, les valeurs fictives ont, dans la vie française, un cours forcé. Les formules du messianisme émancipateur, depuis longtemps détachées du réel, conservent une cote élevée. Mais si du rouge et de la poudre de riz sur un visage peuvent être considérés comme une hypocrisie, un masque n’est déjà plus une contrefaçon : c’est tout simplement une arme. Le masque existe indépendamment du corps dont les gestes et la voix lui sont soumis.
Poincaré est quasiment un symbole social. Sa très haute représentativité constitue une personnalité. Il n’en a pas d’autre. Tant dans ses poèmes de jeunesse – car il eut une jeunesse – que dans ses mémoires de vieillard, on ne trouve pas une seule note personnelle. Son véritable rempart moral, la source de son emphase glacée, ce sont les intérêts de la bourgeoisie. Les valeurs conventionnelles de la politique française ont pénétré sa chair et son sang. « Je suis bourgeois, et rien de ce qui est bourgeois ne m’est étranger. » Le masque politique adhère à son visage. L’hypocrisie, prenant un caractère absolu, est devenue en quelque sorte sincérité.
Le gouvernement français est si épris de paix, affirme Poincaré, qu’il en est incapable de supposer des arrière-pensées chez son adversaire. « Magnifique confiance d’un peuple qui habille toujours les autres de ses propres vertus. » Ce n’est déjà plus de l’hypocrisie, ni une falsification subjective, mais l’élément obligatoire d’un rituel, comme l’assurance de sentiments dévoués au bas d’une lettre perfide. L’écrivain allemand Emil Ludwig, lors de l’occupation de la Ruhr, demanda à Poincaré : « Pensez-vous que nous ne voulons pas, ou que nous ne pouvons pas payer ? » Poincaré répondit : « Personne ne paie de bon gré. » En juillet 1931, Brüning, par télégramme, demanda assistance à Poincaré et reçut en réponse : « Sachez souffrir. » L’incorruptible notaire de la bourgeoisie ne connaît pas la pitié.
Mais si l’égoïsme individuel, au-delà d’une certaine limite, commence à se dévorer lui-même, il en est de même pour l’égoïsme de la classe conservatrice. Poincaré voulait crucifier l’Allemagne afin de délivrer la France, une fois pour toutes, de toute inquiétude. Cependant, les tendances chauvines suscitées par le Traité de Versailles – criminellement doux aux yeux de Poincaré – se sont cristallisées, en Allemagne, sur la sinistre figure de Hitler. Sans l’occupation de la Ruhr, les nazis ne seraient pas venus si facilement au pouvoir. Et Hitler au pouvoir ouvre la perspective de nouveaux combats.
L’idéologie nationale française est construite sur le culte de la clarté, c’est-à-dire de la logique. Mais ce n’est plus la logique hardiment agissante du XVIIIème siècle qui renversa tout un monde. C’est la logique avare, prudente, prête à toutes les compromissions, de la IIIème république. Avec la même hautaine condescendance selon laquelle les vieux maîtres expliquent les procédés de leur maîtrise, Poincaré, dans ses mémoires, parle de » ces difficiles opérations de l’esprit : le choix, la classification, la coordination « . Opérations incontestablement difficiles. Toutefois, Poincaré ne les effectue pas dans l’espace à trois dimensions du processus historique, mais dans l’espace à deux dimensions des documents. La vérité, pour lui, n’est que le résultat de la procédure judiciaire, une » raisonnable » interprétation des traités et des lois. Le rationalisme conservateur qui dirige la France est tributaire de Descartes à peu près comme la scolastique médiévale l’était d’Aristote.
La glorification du « sens de la mesure » est devenue le sens de la petite mesure ; la pensée tend à se briser en mosaïque. Avec quelle amoureuse minutie Poincaré ne décrit-il pas les moindres aspects du métier gouvernemental ! Ayant reçu du roi de Danemark l’Ordre de l’Éléphant blanc, il le décrit comme s’il s’agissait d’une miniature précieuse : dimensions, forme, dessin et couleur de ce ridicule colifichet, rien n’est oublié dans ses mémoires. Avec tous les détails d’un procès-verbal policier, Poincaré se décrit au Concours hippique en compagnie du couple royal britannique. Le public, » tourné vers les tribunes, oublie les mises et les paris, néglige les chevaux et nous lorgne avec insistance « . Négliger les chevaux en faveur du roi et du président, cela doit caractériser l’intensité du patriotisme !
Le style littéraire de Poincaré est sans vie, comme le sépulcre du plus ancien des pharaons. Les mots lui servent ou à déterminer le chiffre des réparations ou à composer une ornementation rhétorique. Il compare son séjour dans le Palais de l’Élysée à la réclusion de Silvio Pellico dans les prisons de la monarchie autrichienne. » Dans ces salons de banalité dorée, rien ne parle à mon imagination. » Mais cette banalité dorée est le style officiel de la me république. Quant à l’imagination de Poincaré, c’est une sublimation de ce style. Ses articles et ses discours font penser à une carcasse de fil de fer barbelé ornée de fleurs en papier et de paillettes dorées.
Alors que la guerre menaçait, Poincaré revint par mer de Saint-Pétersbourg en France ; il ne manqua pas l’occasion, dans la chronique inquiète de son voyage, de peindre le chromo suivant : » la mer bleue, presque déserte, indifférente aux conflits humains « . Il écrivait exactement de la même manière, mot pour mot, lors de ses examens de fin d’études, au lycée. Quand Poincaré parle de ses préoccupations patriotiques, il dénombre au passage, toutes les variétés de fleurs qui ornaient la villa de sa retraite : entre un télégramme chiffré et un entretien téléphonique, un catalogue de fleuriste ! Ou encore, aux moments les plus critiques, apparaît un chat siamois, symbole de l’intimité familiale. Il est impossible de lire sans une sensation d’étouffement ce procès-verbal autobiographique. Pas de personnage vivant, aucun sentiment humain, mais, par contre, avec la mer » indifférente « , des platanes, des ormes, des jacinthes, des colombes, et l’obsédante odeur du chat siamois.
La vie a deux faces, l’une ostensible et officielle, donne pour toute la vie, l’autre, secrète, et la plus importante. Ce dédoublement est sensible tant dans les relations privées que dans les rapports sociaux, dans la famille, à l’école, dans la salle du Palais de Justice, au Parlement, dans la diplomatie. On le retrouve dans le développement contradictoire de la société humaine et, naturellement, chez toutes les nations et tous les peuples civilisés. Les formes propres à ce dédoublement, les écrans et les masques dont il use sont teintés aux vives couleurs nationales. Dans les pays anglo-saxons, l’élément principal de ce système de dualité morale est la religion. La France officielle s’est privée de cette ressource importante. Alors que la franc-maçonnerie britannique est incapable de concevoir un univers sans Dieu, un parlement sans roi, une propriété sans propriétaire, les francs-maçons français ont biffé » le grand architecte de l’univers » de leurs statuts. Dans les affaires politiques et les intrigues, les mensonges sont d’autant plus efficaces qu’ils sont plus gros : manquer aux intérêts terrestres au profit d’une problématique céleste, c’eût été aller à l’encontre de la lucidité latine. Cependant, les politiciens, tout comme Archimède, ont besoin d’un point d’appui ; il fallut remplacer la volonté du » grand architecte » par des valeurs d’une autre origine. La première fut la France.
Nulle part on ne parle aussi volontiers de la » religion du patriotisme » que dans cette république laïque. Tous les attributs dont l’imagination humaine gratifie le Père, le Fils et le Saint-Esprit, le bourgeois français les transfère à sa propre nation. Et comme la France est du genre féminin, elle revêt du même coup les traits de la Vierge Marie. Le politicien apparaît comme un prêtre laïc d’une divinité sécularisée. La liturgie du patriotisme, mise au point avec la dernière perfection, constitue un chapitre indispensable du rituel politique. Il est des mots et des tournures qui, au Parlement, provoquent automatiquement des applaudissements, tout comme certaines paroles liturgiques, chez le croyant, appellent la génuflexion et les larmes.
Cependant, il y a une différence. Le domaine de la religion authentique a son existence propre, il est distinct de celui des pratiques quotidiennes. Grâce à une délimitation stricte des compétences, leur rencontre est aussi peu probable que la collision d’une voiture et d’un avion. Au contraire, la religion laïque du patriotisme se heurte directement à la politique de chaque jour. Les appétits privés et les intérêts de classe s’opposent, à chaque pas, au patriotisme pur. Par bonheur, les adversaires sont si bien élevés et, chose plus importante encore, sont tellement liés par une commune garantie, qu’ils détournent les yeux à chaque cas épineux. La majorité gouvernementale et l’opposition responsable respectent volontairement les règles du jeu politique. La principale s’énonce ainsi : tout comme le mouvement des corps est soumis aux lois de la pesanteur, l’action des politiciens est soumise à l’amour de la patrie.
Pourtant, le soleil du patriotisme a aussi ses taches. Un excès d’indulgence réciproque engendre un sentiment d’impunité et abolit les frontières entre le louable et le répréhensible.
Alors s’accumulent les gaz méphitiques qui, de temps à autre, explosent et empoisonnent l’atmosphère politique. Le krach de l’Union Générale, Panama, l’Affaire Dreyfus, l’Affaire Rochette, le krach Oustric constituent des étapes mémorables de la IIIème république. Clemenceau se trouva éclaboussé par le krach de Panama. Poincaré, personnellement, sut toujours rester à l’écart, mais sa politique puisait aux mêmes sources. Non sans raison, il déclare avoir pour maître de morale Marc Aurèle dont les vertus stoïques ne s’accommodaient pas si mal des mœurs de l’empire romain décadent.
« Durant les six premiers mois de 1914, se plaint Poincaré dans ses mémoires, j’eus, devant les yeux, un sordide spectacle d’intrigues parlementaires et de scandales financiers. » Mais la guerre, il va de soi, balaya d’un seul coup les cupidités privées. « L’Union sacrée » purifia les cœurs. Ce qui signifie : les intrigues et les filouteries disparurent dans les coulisses patriotiques pour y prendre une ampleur encore jamais atteinte. Plus l’issue de la guerre, sur le front, devenait problématique et plus, selon Céline, l’arrière pourrissait. L’image de Paris pendant la guerre est tracée, dans son roman, d’un trait impitoyable. De la politique, il n’y en a guère, mais il y a plus : le terreau vivant dont elle se nourrit.
Qu’il s’agisse de scandales judiciaires, financiers ou parlementaires, leur caractère organique, en France, saute aux yeux. De la ténacité, de la parcimonie du paysan et de l’artisan, de la prudence du commerçant et de l’industriel, de la cupidité aveugle du rentier, de la courtoisie du parlementaire, du chauvinisme de la presse, d’innombrables fils mènent à des noeuds qui ont toujours pour nom générique : Panama. Dans l’entrelacs des relations, des services, des médiations, des pots-de-vin camouflés, il y a des milliers de formes intermédiaires entre le civisme et l’affaire louche. Sitôt qu’un cas douloureux entame l’irréprochable tégument de l’anatomie politique – quels que soient le lieu et le moment – il apparaît nécessaire de procéder à une enquête parlementaire ou judiciaire. Mais alors surgit une difficulté : par quoi commencer, et où s’arrêter ?
C’est seulement parce qu’Oustric fit banqueroute inopportunément qu’on découvrit que, chez cet argonaute issu de petits gargotiers, des députés et des journalistes, d’anciens ministres et des ambassadeurs servaient comme garçons de course, sous leur nom ou sous un nom d’emprunt, que les papiers favorables au banquier traversaient les ministères à la vitesse de l’éclair tandis que les papiers qui pouvaient lui nuire s’attardaient en chemin jusqu’à ce qu’ils fussent devenus inoffensifs. Grâce aux ressources de son imagination, à ses relations mondaines, à la complicité des journaux, ce magicien des finances réalisait des fortunes, tenait en main le destin de milliers de personnes, achetait – quel mot grossier, mais intolérablement exact -, récompensait, entretenait, stimulait, encourageait la presse, les fonctionnaires, les parlementaires. Et presque toujours sous une forme insaisissable. Et, plus se développaient les travaux de la commission d’enquête, plus il devenait évident que l’instruction était sans issue. Là où on s’attendait à trouver des délits n’apparaissaient que d’anodines relations entre la politique et les finances. Là où l’on cherchait le foyer d’infection, on ne trouvait que du tissu sain.
En qualité d’avocat, X… défendait les intérêts des entreprises d’Oustric ; en qualité de journaliste, il prônait le système douanier qui coïncidait avec les intérêts d’Oustric ; en qualité de représentant du peuple, il se spécialisait dans l’examen des tarifs douaniers. Et en qualité de ministre ? La commission s’occupa sans fin de la question de savoir si X…, en tant que ministre, continuait à percevoir ses honoraires d’avocat ou si, dans l’intervalle de deux crises ministérielles, sa conscience demeurait de cristal. Quel pédantisme moral dans l’hypocrisie ! Raoul Péret, ex-président de la Chambre des députés, candidat à la présidence de la République, se révéla être le candidat de criminels de droit commun. Et cependant, dans sa profonde correction, il procédait » comme tous les autres « , peut-être seulement avec un peu moins de prudence, en tous les cas avec moins de chance. » Rideau ! » crient les patriotes, bouleversés. Le rideau est baissé. De nouveau s’établit le culte de la vertu, et le mot » honneur » provoque une salve d’applaudissements sur les bancs du Palais-Bourbon.
Sur le fond de » l’immuable spectacle des intrigues parlementaires et des scandales financiers « , comme le dit Poincaré, le roman de Céline revêt une double signification. Ce n’est pas par hasard que la presse bien-pensante qui, en son temps, s’indigna de la publicité donnée à l’affaire Oustric, accusa immédiatement Céline de diffamer la » nation « . La commission parlementaire avait mené son enquête dans le courtois langage des initiés dont ne s’écartaient ni accusés, ni accusateurs (la ligne de partage des eaux, entre eux, n’était pas toujours bien nette). Céline, lui, est libre de toute convention. Il rejette brutalement les vaines couleurs de la palette patriotique. Il a ses propres couleurs, qu’il a arrachées à la vie en vertu des droits de l’artiste. Il est vrai qu’il ne saisit pas la vie dans les couches parlementaires ni dans les hautes sphères gouvernementales, mais dans ses plus communes manifestations. Sa tâche n’en est pas plus aisée. Il dénude les racines. Soulevant les voiles superficiels de la décence, il découvre la boue et le sang. Dans son sinistre panorama, le meurtre pour un maigre profit perd son caractère exceptionnel : il est aussi inséparable de la mécanique quotidienne de la vie, mue par le profit et la cupidité, que l’affaire Oustric l’est de la mécanique plus élevée des finances modernes. Céline montre ce qui est. Et c’est pourquoi il a l’air d’un révolutionnaire. Mais Céline n’est pas un révolutionnaire et ne veut pas l’être. Il ne vise pas le but, pour lui chimérique, de reconstruire la société. Il veut seulement arracher le prestige qui entoure tout ce qui l’effraie et le tourmente. Pour soulager sa conscience devant les affres de la vie, il fallut, à ce médecin des pauvres, de nouvelles ordonnances stylistiques. Il s’est révélé un révolutionnaire du roman. Et telle est en général la condition du mouvement de l’art : le heurt de tendances contradictoires.
Non seulement s’usent les partis au pouvoir, mais également les écoles artistiques. Les procédés de la création s’épuisent et cessent de heurter les sentiments de l’homme : c’est le signe le plus certain que l’école est mûre pour le cimetière des possibilités taries, c’est-à-dire pour l’Académie. La création vivante ne peut aller de l’avant sans se détourner de la tradition officielle, des idées et sentiments canonisés, des images et tournures enduits de la laque de l’habitude. Chaque nouvelle orientation cherche une liaison plus directe et plus sincère entre les mots et les perceptions. La lutte contre la simulation dans l’art se transforme toujours plus ou moins en lutte contre le mensonge des rapports sociaux. Car il est évident que si l’art perd le sens de l’hypocrisie sociale, il tombe inévitablement dans la préciosité.
Plus une tradition culturelle nationale est riche et complexe, plus brutale sera la rupture. La force de Céline réside dans le fait qu’avec une tension extrême il rejette tous les canons, transgresse toutes les conventions et, non content de déshabiller la vie, il lui arrache la peau. D’où l’accusation de diffamation. Mais il se fait, précisément, que, tout en niant violemment la tradition nationale, Céline est profondément national. Comme les antimilitaristes d’avant-guerre, qui étaient le plus souvent des patriotes désespérés, Céline, français jusqu’à la moelle des os, recule devant les masques officiels de la IIIème république. Le « célinisme » est un antipoincarisme moral et artistique. En cela résident sa force, mais également ses limites.
Quand Poincaré se compare à Silvio Pellico, cette froide combinaison de fatuité et de mauvais goût a de quoi faire frémir. Mais le vrai Pellico, non celui de Poincaré enfermé dans un palais en qualité de chef de l’État, mais celui qu’on jeta dans les geôles de Sainte-Marguerite et du Spielberg en qualité de patriote, celui-ci ne fait-il pas découvrir un autre aspect, plus élevé, de la nature humaine ? Laissant de côté cet Italien catholique et pratiquant – plutôt une victime qu’un combattant – Céline eût pu rappeler au haut dignitaire » prisonnier du palais de l’Élysée » un autre » prisonnier » qui passa quarante ans dans les prisons françaises avant que les fils et petits-fils de ses geôliers donnassent son nom à un boulevard parisien : Auguste Blanqui.
Cela ne signifie-t-il pas qu’il existe dans l’homme quelque chose qui lui permet de s’élever au-dessus de lui-même ? Si Céline se détourne de la grandeur d’âme et de l’héroïsme, des grands desseins et des espoirs, de tout ce qui fait sortir l’homme de la nuit profonde de son moi renfermé, c’est pour avoir vu servir, aux autels du faux altruisme, tant de prêtres grassement payés. Impitoyable vis-à-vis de soi, le moraliste s’écarte de son propre reflet dans le miroir, brise la glace et se coupe la main. Une telle lutte épuise et ne débouche sur aucune perspective. Le désespoir mène à la résignation. La réconciliation ouvre les portes de l’Académie. Et plus d’une fois, ceux qui sapèrent les conventions littéraires terminèrent leur carrière sous la Coupole.
Dans la musique du livre, il y a de significatives dissonances. En rejetant non seulement le réel mais aussi ce qui pourrait s’y substituer, l’artiste soutient l’ordre existant. Dans cette mesure, qu’il le veuille ou non, Céline est l’allié de Poincaré. Mais dévoilant le mensonge, il suggère la nécessité d’un avenir plus harmonieux. Même s’il estime, lui, Céline, qu’il ne sortira rien de bon de l’homme, l’intensité de son pessimisme comporte en soi son antidote.
Céline, tel qu’il est, procède de la réalité française et du roman français. Il n’a pas à en rougir. Le génie français a trouvé dans le roman une expression inégalée. Parlant de Rabelais, lui aussi médecin, une magnifique dynastie de maîtres de la prose épique s’est ramifiée durant quatre siècles, depuis le rire énorme de la joie de vivre jusqu’au désespoir et à la désolation, depuis l’aube éclatante jusqu’au bout de la nuit. Céline n’écrira plus d’autre livre où éclatent une telle aversion du mensonge et une telle méfiance de la vérité. Cette dissonance doit se résoudre. Ou l’artiste s’accommodera des ténèbres, ou il verra l’aurore.
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Illustration : John Singleton Copley’s Watson and the Shark (1778)