
Cerner l’État capitaliste. Un entretien avec Joachim Hirsch
À l’occasion de la publication de son ouvrage majeur, La théorie matérialiste de l’État (éditions Syllepse), nous publions un entretien avec Joachim Hirsch, théoricien marxiste de l’État et protagoniste du débat ouest-allemand sur la « dérivation de l’État » (Staatsableiting). Il y revient notamment sur les rapports entre l’État et le capital, et sur les limites structurelles au réformisme étatique.
Ce débat a porté sur les raisons structurelles de l’existence, sous le capitalisme, d’une institution de contrainte particulière, à savoir l’État de droit moderne. Il démontre que les contours spécifiques, et historiquement uniques, de cet État (sa « forme ») prennent directement racine dans le fonctionnement du mode de production capitalistes, et peuvent donc en être dérivées. Outre Joachim Hirsch, ont notamment participé à ce débat Elmar Altvater, Freerk Huisken, Rudolf Wolfgang Müller, Christel Neusüß, Claudia von Braunmühl, Sybille von Flatow et Margaret Wirth.
Faute de traductions, ce débat est passé quasiment inaperçu en France. Seul un recueil dirigé par Jean-Marie Vincent, L’État contemporain et le marxisme (Maspero, 1975) est accessible au public francophone. Le présent entretien accompagne la parution de La théorie matérialiste de l’État, qui s’avère plus que jamais d’actualité à l’heure d’un tournant autoritaire en France, d’une mondialisation dans la tourmente et du retour de la planification sous la pression de la crise environnementale, et invite à aller au-delà de la théorie de l’État de Nicos Poulantzas.

Contretemps – Pourriez-vous nous expliquer en quelques mots comment vous êtes devenu marxiste ?
Joachim Hirsch – J’ai été étudiant auprès d’Adorno et de Horkheimer, ce qui impliquait une certaine proximité avec la théorie de Marx. C’était dans le contexte du marxisme « occidental », c’est-à-dire un marxisme ouvert et non dogmatique, qui occupait une place centrale dans les débats à Francfort. Bien que je ne fusse pas membre du SDS (Sozialistischer deutscher Studentenbund), j’ai assisté à ses événements. A cela s’ajoutait le contact avec des collègues comme Helmut Reichelt ou Hans-Georg Backhaus, qui s’intéressaient de près à Marx. Enfin, le mouvement étudiant m’a beaucoup influencé à cet égard. La lecture de Marx était indispensable dans ce contexte.
Contretemps – Quel rôle attribueriez-vous rétrospectivement à l’article sur « l’illusion de l’État » au sein de la théorie marxiste de l’État développée en Allemagne de l’Ouest ?
Joachim Hirsch – Vous faites sans doute référence à l’article de Wolfgang Müller et Christel Neusüß : « Die Sozialstaatillusion und der Gegensatz von Lohnarbeit und Kapital » (L’illusion de l’État social et l’opposition entre travail salarié et capital), paru en 1970 dans la revue Sozialistische Politik[1]. Celui-ci était en effet fondamental pour le débat et en fait son point de départ, car il posait la question centrale pour la théorie matérialiste de l’État, à savoir pourquoi l’État bourgeois présente certes une « autonomie relative » par rapport au capital, comme Nicos Poulantzas l’a formulé plus tard, mais fait justement partie intégrante des rapports de production capitalistes et reste ainsi soumis à leur dynamique. Cette « particularisation » de l’État, comme on l’appelait dans le débat ouest-allemand, constitue un point de départ décisif pour l’analyse des processus politiques, notamment en ce qui concerne les limites du réformisme étatique.
Contretemps – Pourquoi la théorie marxiste de l’État s’est-elle particulièrement développée en Allemagne de l’Ouest ? Quel rôle a joué dans ce contexte l’environnement intellectuel de Francfort-sur-le-Main, où a été publiée entre autres la collection de livres de Gesellschaft Beiträge zur Marxschen Theorie [Société Contributions à la théorie marxienne] ?
Joachim Hirsch – C’est certainement lié au mouvement étudiant qui, en Allemagne de l’Ouest – contrairement à la France par exemple – était fortement orienté vers la théorie. De plus, dans les années 1960, pour la première fois depuis la création de la République fédérale, le Parti social-démocrate est entré au gouvernement, ce qui a alimenté le débat sur les possibilités et les limites de la politique réformiste.
Dans ce contexte, le Parti communiste, qui avait été interdit auparavant, a été réautorisé [sous la dénomination de DKP], ce qui a incité à se pencher sur sa théorie du capitalisme monopoliste d’État et ses implications politiques. Francfort était importante parce que, comme nous l’avons dit, il y avait là une longue tradition, toujours vivante, d’étude de la théorie marxiste et que la théorie de l’État et de l’administration – qui n’était pas seulement d’orientation marxiste – était un axe de recherche important. Cela s’est notamment traduit par la publication de la collection Gesellschaft.
Contretemps – Y a-t-il eu un intérêt dans d’autres pays pour les avancées de la théorie marxiste de l’État ouest-allemande ? On pense bien sûr au State and Capital (État et capital) de John Holloway et Sol Picciotto[2], mais que pourrait-on ajouter à ce recueil de textes ?
Joachim Hirsch – Le lien avec la Grande-Bretagne était très important. Nous avons, mes collaborateurs et collaboratrices et moi-même, participé plusieurs fois aux réunions de la Conference of Socialist Economists et y avons discuté de nos approches. En Angleterre, de nombreuses personnes se sont également penchées sur ces questions, y compris de manière critique. John Holloway et Bob Jessop ont effectué des séjours à l’université de Francfort pour collaborer avec nous. Nous avons ensuite été en contact avec Nicos Poulantzas, qui a enseigné pendant un semestre à Francfort et qui n’a malheureusement pas accepté le poste de professeur qui lui avait été proposé.
Notre théorie de l’État est toujours vivante en Amérique latine, ce qui s’explique par le fait que j’ai été invité à plusieurs reprises à donner des cours dans des universités au Mexique, en Argentine, au Brésil, en Équateur et en Colombie. Mes écrits principaux ont été traduits en espagnol ou en brésilien. Il en va de même pour le Japon et la Corée du Sud. Le contact avec ce dernier pays était notamment lié au fait que plusieurs Coréens et Coréennes ont étudié avec moi à Francfort.
Contretemps – Par quel biais avez-vous pris connaissance de la théorie de la régulation et dans quelle mesure a-t-elle contribué à votre architecture théorique ?
Joachim Hirsch – C’est un collègue de Constance qui a attiré mon attention sur la théorie de la régulation française, c’est-à-dire Michel Aglietta, Robert Boyer, Alain Lipietz et d’autres. Celle-ci était encore peu connue en Allemagne. Pour moi, elle a représenté un enrichissement important, notamment en ce qui concerne l’analyse de processus politiques concrets, la succession de formations capitalistes historiques et les dynamiques de crise qui les sous-tendent. Concrètement, il s’agit du passage du fordisme au post-fordisme associé au tournant néolibéral consécutif à la grande crise des années 1970. De mon côté, j’ai tenté de relier la théorie de la régulation à la théorie de l’État, ce qui a constitué un certain vide dans le débat français.
Contretemps – Comment décririez-vous en général la réception et l’évolution de l’école de la régulation dans le marxisme allemand ?
Elle a eu une grande importance surtout dans les années 1980 et il y a eu beaucoup de colloques et de publications à ce sujet, d’ailleurs aussi en collaboration avec des collègues autrichiens. Par la suite, cela a nettement diminué. Cela est probablement lié au fait que l’intérêt pour la théorie critique de l’État a globalement baissé. Les raisons en sont assez complexes. L’une d’entre elles réside dans le fait qu’au sein des Verts et Die Linke une orientation vers la politique parlementaire traditionnelle a repris le dessus. De plus, face à l’offensive néolibérale de privatisation et de dérégulation, la défense de l’État existant a soudainement semblé être à l’ordre du jour.
Contretemps – Contrairement à l’idée selon laquelle les États disparaîtraient avec la progression de la mondialisation, vous avez parlé, dès les années 1990, de l’« État national compétitif ». Plus tard, dans Théorie matérialiste de l’État, celui-ci semble être devenu un État concurrentiel internationalisé. Pourriez-vous illustrer cette transformation ? Et sur cette base, comment l’État peut-il être analysé aujourd’hui, dans un contexte de mondialisation en perte de vitesse ?
Joachim Hirsch – La thèse de la disparition ou de l’insignifiance croissante de l’État (national) a été très répandue pendant un certain temps – en réaction aux conséquences de l’offensive néolibérale et de la mondialisation qui en découle – et ce non seulement dans le courant dominant de la science politique, mais aussi à gauche. Il suffit de penser à Empire de Michael Hardt et Antonio Negri.
L’évolution historique a infirmé cette thèse. Cela tient au fait que le capitalisme restructuré par le néolibéralisme est lui-même entré en crise, ce qui a contribué à remettre en question les espoirs placés dans les bienfaits de la mondialisation. En lien avec cette dynamique, les oppositions géopolitiques sont apparues au grand jour. La guerre en Ukraine en est un exemple frappant, qui ne peut être compris sans la rivalité entre les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Union européenne.
Il existe néanmoins une tendance à l’internationalisation qui rend important un niveau politico-institutionnel au-delà du système national, sans pour autant que celui-ci ne perde de son importance. La tendance à l’internationalisation s’explique notamment par l’apparition de besoins réglementaires qui ne peuvent être satisfaits au niveau national. Les conséquences du changement climatique en sont la preuve. De plus, malgré les efforts manifestes des États pour atteindre une certaine autosuffisance, l’importance du commerce international et des investissements transfrontaliers ne diminue pas, ce qui nécessite toujours une réglementation appropriée.
Mes collègues Ulrich Brand et Christoph Görg ont parlé d’une « condensation de second ordre » à propos de ce niveau international. Ceci en référence à Poulantzas, qui a également qualifié l’État de « condensation institutionnelle des rapports de classe ». Cela correspond bien à la signification de ce que l’on appelle l’internationalisation de l’État. D’ailleurs, on trouve déjà dans les écrits de Poulantzas des indications très importantes sur cette question.
Contretemps – La recherche s’intéresse aujourd’hui de près à la manière dont certains groupes de pression parviennent à influencer les décisions politiques. Claus Offe verrait derrière cette approche une conception instrumentaliste de l’État. Vous avez également intégré la notion de sélectivité structurelle dans votre travail. Dans quelle mesure cette composante structurelle de l’État, en tant qu’État dans le mode de production capitaliste, est-elle applicable pour expliquer les décisions politiques ?
Joachim Hirsch – L’influence des groupes de pression sur les décisions de l’État est bien sûr un sujet important. Mais celle-ci ne suffit pas à prouver le caractère capitaliste de l’État, même si l’on part du principe, comme c’est généralement le cas dans la science politique établie, que le lobby capitaliste est justement plus fort que les autres.
En effet, pour des raisons structurelles, l’État agit dans l’intérêt du capital même en l’absence de pression d’un lobby puissant puisqu’en tant qu’État fiscal, son existence et ses possibilités d’action dépendent de la réussite du processus d’accumulation. Il est donc contraint de créer des conditions qui le garantissent. Cela signifie que s’il agit dans l’intérêt – à long terme – du capital, il peut tout à fait entrer en conflit avec certaines fractions du capital, même puissants. Offe a parlé à cet égard de « l’intérêt de l’État pour lui-même ». L’expression renvoie à ce lien structurel. Mais il a justifié cela plutôt par une théorie de l‘action que par une théorie structurelle. Il était plutôt éloigné d’une théorie matérialiste de l’État.
Contretemps – Face au changement climatique et à la destruction plus large de la nature, un débat sur l’économie planifiée, notamment la planification écologique¸ a éclaté au sein de la gauche française. Comment votre travail sur l’État capitaliste peut-il contribuer à repenser la planification ?
Joachim Hirsch – En effet, la nature de l’État et ses formes d’intervention devraient changer de manière tout à fait décisive. Cela n’est pas seulement lié à la crise écologique, mais aussi au fait que le modèle d’accumulation dominant, avec sa consommation de ressources, se heurte de plus en plus clairement à des limites. Si le processus de valorisation du capital doit persister, il faut des changements profonds de la structure de production, des formes de consommation et des modes de vie. Ces changements ne peuvent pas être imposés par la régulation du marché. Il faut pour cela des interventions planifiées de l’État, comme c’est déjà en partie le cas aujourd’hui. Par exemple, la limitation des émissions de CO2 par le biais de lois et d’interdictions étatiques.
Pour aller encore plus loin, une stratégie de politique industrielle se dessine désormais, qui vise à renforcer de nouveaux secteurs clés comme base d’un modèle d’accumulation modifié : l’industrie pharmaceutique et de la santé, le traitement des données et la communication numérique, l’intelligence artificielle. D’ailleurs, la crise du Covid a eu pour effet de promouvoir et de légitimer ces mêmes stratégies de politique industrielle. Il faut toutefois se garder de voir dans cette évolution une ouverture démocratique. La tendance à l’œuvre est plutôt celle d’un autoritarisme étatique renforcé. Tant que le rapport capitaliste existe, l’État est un État capitaliste, il fait partie intégrante de ce rapport de production et est structurellement conçu pour le maintenir. Cela nécessite une modification périodique, généralement sous l’effet d’une crise, du mode d’accumulation et de régulation, dans laquelle l’État joue un rôle important.
*
Propos recueillis par Benjamin Bürbaumer.
Notes
[1] Ce texte a été traduit en anglais.
[2] John Holloway et Sol Piccioto (dir.), State and Capital. A Marxist Debate, Londres, Edward Arnold, 1978. L’ouvrage est en libre accès ici.