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Pablo Abufom Silva livre ici un premier bilan critique des avancées et dangers qui guette le mouvement populaire au Chili, à un an du début du processus constituant et alors que l’on commémore les deux ans de la grande révolte d’octobre 2019.

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Un an après la victoire de l’option « Apruebo » [« J’approuve » la tenue d’une convention constitutionnelle] lors du referendum constitutionnel au Chili, les raisons ne manquent pas pour rester optimiste. Néanmoins, de nombreux défis persistent pour garantir que la balance s’incline vraiment en faveur des peuples et que la droite et le centre ne s’approprient pas le processus constituant.

Il y a un an, nous analysions cette victoire comme un « triomphe populaire ». Optimiste mais sans illusion, nous nous permettions d’affirmer que l’impulsion destituante-constituante créée par la révolte sociale du 18 octobre 2019 avait réussi en quelques mois ce que les partis qui ont géré la transition vers la démocratie n’avaient pas réalisé en 30 ans : abolir la Constitution pinochetiste de 1980 et ouvrir un processus délibératif pour en élaborer une nouvelle, fondée sur la garantie des droits sociaux universels, la rupture avec une démocratie au rabais et la reconnaissance du Chili comme un pays plurinational. En chiffres, la défaite de la droite a été écrasante : 80 % des votes pour l’Apruebo [J’approuve] et 20 % pour le Rechazo [Je rejette].

Il s’agit sans aucun doute d’un processus aux multiples tensions, contradictions et dangers, mais dans lequel se sont engagés, avec un mélange d’enthousiasme et de prudence, de nombreux secteurs populaires. Il ne revient pas aux intellectuels de gauche d’alerter les peuples quant aux risques qu’ils courent. Ils en sont pleinement conscients, et cela ne les empêche pas de rester mobilisé.e.s pour que le processus constituant se fasse sous le signe de leurs revendications et de leurs horizons de transformation.

Un an après l’événement marquant du 25 octobre les raisons ne manquent pas pour réaffirmer un optimisme sans illusions. La Convention constitutionnelle est composée d’un ensemble exceptionnel de forces sociales et politiques qui a marginalisé la droite, a réduit l’espace d’influence des partis de centre-gauche qui ont incarné la transition « pactée » et a mis sur le devant de la scène les secteurs qui incarnent le potentiel constituant de la révolte de 2019 : mouvements sociaux et assemblées territoriales, organisations féministes et écologistes et représentants des peuples originaires. Au total, près de la moitié des sièges de la Convention sont occupés par des militant.e.s et des activistes porteurs d’une perspective clairement antinéolibérale.

Mais le terrain d’activité de ces forces populaires ne se réduit pas aux salons et aux couloirs de la Convention constitutionnelle : il s’étend aussi à la rue, aux quartiers populaires et aux communautés à la base. Cet élargissement s’incarne dans des assemblées territoriales organisées pour donner un contenu à la nouvelle Constitution, des mouvements de résistance à la crise – tels que les cantines populaires et les réseaux d’approvisionnement –, des manifestations de soutien aux prisonniers politiques, des assemblées constituantes de différents secteurs, autrement dit dans un état de mobilisation générale qui peut prendre aussi bien des formes aiguës que des formes silencieuses.

Néanmoins nous avons également des raisons pour rester prudent.e.s face à plusieurs dangers et attirer l’attention sur certains éléments de continuité du régime politico-social néolibéral du Chili, mises en lumière par la révolte et exacerbées par la pandémie.

 

Les limites du processus électoral

En premier lieu, les violations systématiques des Droits humains commises le 18 octobre et depuis lors restent impunies, aujourd’hui plus que jamais, dans la continuité avec celles commises durant la dictature et la transition. Malgré la mobilisation constante pour la vérité, la justice et la réparation, comme pour la libération des détenu.e.s politiques, l’ensemble des forces politiques représentées au Congrès ont refusé de prendre en considération la gravité et l’urgence de ces questions. Les calculs politiques à la veille des élections parlementaires et présidentielle de novembre prochain ont pesé davantage que les engagements en matière de Droits humains. Ce que ces calculs à court terme ignorent, c’est que chaque jour présent d’impunité est un jour supplémentaire à venir de violence politique d’État, car la violence des Forces armées et des Forces de « l’ordre » s’améliore de jour en jour si on ne s’y oppose pas : ils savent aujourd’hui qu’ils peuvent nous détruire sans devoir en assumer la moindre conséquence.

En deuxième lieu, l’exacerbation due à la pandémie de la crise économique, déjà évidente dès 2019, a marqué profondément et douloureusement la population, en approfondissant les inégalités, en renforçant la précarité généralisée de l’emploi, et plus particulièrement celle des femmes, et en augmentant de presque 11 % les indices de pauvreté. L’adhésion inconditionnelle de l’État chilien à une politique sociale polarisée sur la défense sans restriction du profit privé a conduit à ce que la crise soit supportée exclusivement par les classes laborieuses : elles font face au renchérissement du coût de la vie et à la destruction de postes de travail en puisant dans les assurances qu’elles ont souscrites et dans leur épargne. Et celles et ceux qui sont privé-e-s de ces formes précaires de protection, en premier lieu les travailleuses et travailleurs informels, celles et ceux qui n’ont pas de domicile fixe, ainsi que les migrant-e-s, ont été exposé-e-s à la violence de classe de l’État et des forces néofascistes adeptes de la criminalisation des pauvres et de la loi de la concurrence nationaliste dans l’accès aux ressources.

En troisième lieu, les élections (présidentielles et parlementaires) de novembre prochain mettent en évidence les limitations propres de la révolte d’octobre. Le fait que les candidatures actuelles à l’élection présidentielle soient celles du député progressiste Gabriel Boric (représentant le Frente Amplio au sein de la coalition Apruebo Dignidad avec le Parti communiste) et de l’ex-député et néofasciste José Antonio Kast (représentant le Partido Republicano au sein du pacte Frente Social Cristiano) met en évidence la fragilité de toute alternative de transformations radicales fidèle à l’esprit d’octobre et crée une situation éminemment complexe pour les forces populaires au sein de la Convention Constitutionnelle. Le Frente Amplio a choisi de former un bloc de centre-gauche en s’alliant au Parti Socialiste et au collectif Independientes No Neutrales. Il a même voté des dispositions réglementaires régissant la Convention en tournant le dos au Parti Communiste, son allié au sein de Apruebo Dignidad. Son objectif de se donner une image de « responsabilité » gouvernementale est clairement conditionné par la campagne présidentielle et témoigne d’une stratégie très claire en matière de réformes : il s’agit d’établir un « nouveau pacte social » avec les forces politiques existantes plutôt que d’ouvrir la voie à une rupture fondatrice en donnant à la participation populaire un rôle central.

Le fait que se développe en face un projet néofasciste, en tant qu’alternative conservatrice, ultranationaliste, antimigrant.e.s et antiféministe, ne semble pas suffisant pour qu’ils réalisent l’urgence de présenter une option qui conduise à des changements substantiels et véritables. Ils accentuent au contraire leur ouverture vers l’électorat centriste qu’ils ont progressivement gagné. Et il n’y a pas de contrepoids à cette alternative.

 

Pour un projet constitutionnel populaire

En fin de compte, la faiblesse même – organisationnelle et programmatique –, des classes populaires est toujours prégnante. Malgré les avancées au sein de la Convention constitutionnelle (l’instauration de la parité absolue, la plurinationalité, les référendums contraignants et les Initiatives Populaires Constituantes), le bloc, que nous avons appelé « populaire », formé par les Mouvements Sociaux Constitutionnels, Pueblo Constituyente (ex-Lista del Pueblo), la majorité des sièges réservés aux peuples originaires, des secteurs de gauche indépendants et des militant.e.s du Parti Communiste, n’a pas acquis une influence de masse suffisante. Ce n’est pas dû à la volonté individuelle de leurs représentant.e.s à la Convention, ni à celle de leurs organisations respectives mais à un rapport qui reste déséquilibré entre les forces au sein de la Convention et celles qui se développent à l’extérieur en fonction du processus constituant ou de conflits sociaux qui apparaissent par ailleurs. Que ce soit par incapacité ou par la persistance d’un esprit de concurrence proche du sectarisme, il n’a pas été possible de constituer une alliance populaire à caractère de masse autour d’un programme clair de transformation radicale. Il ne suffit pas d’en faire le diagnostic ni de s’en lamenter, il faut chercher les moyens d’en sortir.

Une option raisonnable passe par la construction la plus élaborée possible d’un projet constitutionnel populaire à travers des instances convoquées par les conventionnel-le-s adhérent-e-s à ce bloc, que ce soit pour définir leurs interventions dans les commissions thématiques de la Convention déjà en place, ou pour s’investir dans les Initiatives Populaires Constituantes qui permettent l’intervention directe des organisations sociales dans le processus. Les forces de la droite et du centre ont déjà sous le bras leur rédaction toute prête des articles constitutionnels. Si les secteurs populaires s’avèrent incapables de fixer une perspective d’ensemble à leur action au sein de la Convention, ils en seront réduits à répondre article après article, au risque de contradictions ou d’erreurs involontaires.

Il est urgent, en outre, qu’augmente la capacité de ce bloc à installer avec succès son programme dans le débat public, en gagnant à ses propositions la majorité des forces sociales et des élu.e.s au sein de la Convention. À nouveau, il ne s’agit pas seulement de la responsabilité individuelle de conventionnels mais bien de l’ensemble des organisations populaires, dont la capacité à imposer de nouvelles avancées dans les années qui viennent dépend, qu’on le veuille ou non, de l’avenir de la nouvelle Constitution. Cette nouvelle Carta Magna ne sera pas la solution à leurs problèmes, pas plus qu’elle n’actera l’adoption effective de leurs revendications, mais elle définira sans conteste le cadre dans lequel elles livreront les luttes pour y parvenir.

Les nouvelles institutions, les prérogatives de la fonction présidentielle, les droits garantis, la reconnaissance du travail non rémunéré, l’autonomie des peuples premiers, tout comme le modèle économique et écologiques sont autant de délimitations du terrain où se livrera la lutte des classes au Chili. Que ce terrain s’avère favorable pour les peuples ne dépend pas de leur seule volonté, mais dépend bien de la façon dont ils se consacreront à construire une force politique, dans et hors de la Convention, qui ait la capacité d’imposer ses perspectives de transformation radicale et qui ne recule pas devant les défis les plus ardus, notamment la menace croissante du néo-fascisme ou les contradictions d’un éventuel gouvernement progressiste.

En résumé, l’opportunité reste encore ouverte qu’au terme du processus constituant nous ayons obtenu des avancées substantielles en termes d’organisation populaire, de clarification de notre programme et de construction des armes nécessaires pour renverser le régime néolibéral, tout comme des outils pour tracer un chemin ferme vers une société socialiste, féministe et plurinationale.

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Pablo Abufom Silva est un traducteur chilien et éditeur de « Posiciones, revue de débat stratégique », membre fondateur du Centro Social et de la librairie « Proyección » à Santiago du Chili.

Ce texte a été publié par Jacobin América Latina puis traduit de l’espagnol (chilien) par Robert March pour Contretemps.

Illustration : https://debateplural.com/

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