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Nous publions l’introduction de l’ouvrage Travailleuses de la résistance de Daria Saburova, paru le 20 juin aux Éditions du Croquant. Dans ce texte, la chercheuse franco-ukrainienne présente son enquête auprès de travailleuses de l’industrie et du secteur public en Ukraine centrale au sujet de leur engagement dans le soutien à l’armée face à l’invasion russe et de leur solidarité avec les populations civiles en temps de guerre.

Dans une analyse imbriquant enjeux de classe et de genre, elle évoque les questions du travail gratuit et de l’exploitation du travail de ces femmes, du marché humanitaire en temps de guerre, et de caractérisation du capitalisme ukrainien, qui sont développées dans la suite de son livre. Ce faisant, ce texte contribue aussi à une approche réaliste des effets sociaux de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, ainsi que de la résistance populaire des travailleurs et habitant.e.s ukrainien.nes.

Daria Saburova, Travailleuses de la résistance. Les classes populaires ukrainiennes face à la guerre, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, collection « Autonomies », 2024.

Introduction

Déjouant les plans du Kremlin, dont l’« opération militaire spéciale » dure depuis plus de deux ans, l’Ukraine a résisté aux forces d’occupation et continue à le faire à l’heure où j’écris ces lignes. Si le soutien militaire des pays occidentaux demeure crucial, la mobilisation populaire joue un rôle central dans la résistance. Ce combat est un combat quotidien qui se déroule non seulement sur le champ de bataille, mais également dans chaque ville et dans chaque quartier, grâce à d’innombrables initiatives bénévoles qui ont essaimé à travers le pays depuis le 24 février 2022. Il est tissé de petits gestes, d’actions banales accomplies par des personnes ordinaires qui donnent chaque jour un peu de leur temps et de leurs ressources pour venir en aide aux réfugiés, aux populations civiles qui ont subi l’occupation et aux membres de leur communauté engagés sur le front. L’Ukraine résistante, c’est aussi le personnel de l’école primaire qui se mobilise pour fabriquer les filets de camouflage ; une vendeuse qui passe ses congés dans l’atelier autogéré de fabrication de grenades fumigènes ; un groupe d’ouvrières qui préparent un spectacle de Noël pour les enfants des villages saccagés ; une retraitée qui utilise la farine de son colis alimentaire délivré par la Croix-Rouge pour faire un gâteau que les bénévoles apporteront aux combattants dans les tranchées de Bakhmout.

Pourtant, cette facette de la guerre en Ukraine reste encore largement méconnue. Cela s’explique en partie par les nombreux obstacles pratiques et institutionnels qui viennent compliquer la collecte des données sociologiques dans une zone de guerre. Mais la marginalisation de la résistance populaire qu’on peut observer est également la conséquence directe des deux types de discours qui prévalent depuis le début de la guerre dans les champs médiatique et académique. D’une part, il existe désormais une littérature abondante qui adopte une grille de lecture purement géopolitique de la guerre et néglige par principe l’agentivité des Ukrainiens et des Ukrainiennes[1]. Dans ce type d’analyses, les grandes puissances comme la Russie, les États-Unis et l’Union européenne apparaissent comme des entités compactes mues chacune par leur raison d’État, l’Ukraine étant présentée le plus souvent comme un acteur secondaire sans réelle autonomie. D’autre part, s’est développé dans les médias mainstream un discours élogieux sur la résistance ukrainienne, où il est cependant très peu question de son organisation concrète sur le plan local, et moins encore des rapports de classe et de genre qui la traversent. Dans la plupart des reportages, l’hétérogénéité sociale et les tensions politiques au sein de la résistance sont occultées par l’image monochrome de la nation ukrainienne tout entière dressée contre l’invasion. Les intérêts des classes subalternes sont implicitement identifiés à ceux des classes dominantes[2].

Ce livre cherche à apporter un regard différent sur la guerre en cours en Ukraine. Il laisse de côté les grandes spéculations géopolitiques et écarte la vision romantisée et monolithique de la société ukrainienne pour s’intéresser à la manière dont les femmes des classes populaires s’engagent dans le mouvement de solidarité avec l’armée et les populations civiles touchées par la guerre. Comment s’organisent-elles face à l’agression russe, quelles sont leurs motivations, leurs préoccupations, leurs activités et leurs modes d’action ? Quel est le degré d’autonomie de leurs initiatives et quels rapports entretiennent-elles avec l’État et les pouvoirs locaux, les partis politiques, les ONG internationales et les organisations fondées et dirigées par des membres des classes moyennes et supérieures ? Que pensent-elles des évènements qui secouent l’Ukraine depuis 2013 ? Comment évaluent-elles les réformes de ces dix dernières années et les batailles en cours autour de la mémoire historique et de l’identité linguistique ?

Pour répondre à toutes ces questions, j’ai mené une enquête de terrain entre janvier et mars 2023 auprès des travailleurs et des travailleuses de l’industrie, des chemins de fer et du secteur public dans la ville de Kryvyï Rih, en Ukraine centrale. Au cours de ces trois mois, j’ai pu interviewer quarante-trois personnes, dont trente représentants des classes populaires, sous forme d’entretiens individuels et collectifs semi-structurés. J’ai observé le travail de deux organisations bénévoles et y ai participé, les accompagnant dans l’exécution de leurs missions humanitaires. De plus, j’ai conduit huit entretiens avec des représentants des classes moyennes et supérieures : un juriste, un médecin, une photographe, trois managers d’ONG et une assistante de député parlementaire. Ces entretiens m’ont permis d’approfondir ma compréhension des rapports de classe qui structurent l’économie du bénévolat. Enfin, j’ai réalisé cinq entretiens à Kiev ­pour mieux distinguer les spécificités régionales de mon terrain d’enquête des traits qui peuvent caractériser la situation sociale du pays dans son ensemble.

Une clarification s’impose quant à l’usage fait dans ce livre de la notion de « classes populaires ». À la suite d’Olivier Schwartz, j’emploie ce terme pour désigner les groupes sociaux définis par leur vulnérabilité économique et/ou une position subordonnée dans la division du travail, un capital culturel relativement faible ou des difficultés à le valoriser, ainsi qu’un éloignement général des lieux de pouvoir[3]. La catégorie de classes populaires englobe non seulement les ouvriers, les mineurs et les cheminots, mais également les travailleuses du secteur public et des services telles que les institutrices, les enseignantes, le personnel des écoles, les petites employées, les travailleuses sociales, les vendeuses, les cuisinières, les femmes de ménage, etc. Bien que ces femmes appartiennent au monde ouvrier par leurs origines et leur milieu social – leurs conjoints occupant pour la plupart un emploi dans le secteur industriel –, la notion de classes populaires m’a semblé plus pertinente que celle de classe ouvrière dans le contexte de cette enquête. Tout d’abord, elle permet d’éviter l’association étroite avec le prolétariat industriel et la définition de la position sociale des femmes par la situation socioprofessionnelle de leur partenaire. Les classes populaires rassemblent les groupes sociaux subalternes les plus divers. En outre, sur le plan descriptif, cette catégorie s’avère plus précise que celle de « classe ouvrière » au sens marxiste du terme, définie par la privation de la propriété des moyens de production et l’exploitation salariale. En effet, le petit entrepreneuriat est très répandu dans les classes populaires à titre de travail auxiliaire, tandis que les classes moyennes sont en grande partie constituées de salariés dont les revenus dépassent à peine ceux du prolétariat industriel. Pourtant, les classes moyennes se distinguent des classes populaires par une identité sociale propre, un niveau d’étude supérieur et l’accès à des positions de prestige et de pouvoir dans le monde de travail. Enfin, contrairement au concept de classe ouvrière, celui de classes populaires est dépourvu d’attentes normatives quant à la politisation de ce groupe social et à la forme qu’elle devrait prendre – celle d’un rapport d’antagonisme vis-à-vis des détenteurs du capital –, une telle tendance n’étant guère observable actuellement, même dans les milieux syndicaux.

Le choix de ce vocabulaire, plus souple d’un point de vue sociologique car mieux adapté aux réalités du terrain et à l’auto-perception de mes enquêtés, n’invalide pas pour autant la valeur théorique de l’analyse marxiste des rapports de classe. C’est sur l’idée de l’opposition structurelle entre le travail et le capital que je m’appuie pour rendre compte des conditions matérielles générales dans lesquelles s’exerce le bénévolat populaire et sont menées les luttes sociales, politiques et idéologiques dans l’Ukraine contemporaine. Les « classes populaires » décrites dans cet ouvrage apparaissent dans cette perspective comme des composantes de la classe des travailleurs exploités. Les « classes moyennes et supérieures » sont quant à elles constituées par les fractions dominées de la bourgeoisie, les cadres, les intellectuels et les travailleurs hautement qualifiés, dont la lutte pour des positions sociales dominantes s’inscrit dans le processus de recomposition des rapports de classe en cours depuis la révolution du Maïdan.

En second lieu, la raison pour laquelle j’ai choisi d’enquêter sur les activités bénévoles des classes populaires de Kryvyï Rih est qu’elles représentent non pas un idéal-type, mais un cas-limite de la résistance ukrainienne. Grand centre d’extraction minière et de métallurgie – et ville natale du président Volodymyr Zelensky –, Kryvyï Rih est une ville majoritairement russophone et sourjykophone[4], dominée par une élite locale paternaliste liée à l’ancien bloc oligarchique pro-russe. La plupart de mes enquêtés n’ont jamais fait de bénévolat auparavant, ce qui veut dire que leur mobilisation actuelle ne s’inscrit pas dans le prolongement de la vague d’activisme citoyen qui a suivi le soulèvement de Maïdan et le déclenchement consécutif de la guerre dans le Donbass. En très grande majorité, ils n’ont pas soutenu, voire se sont activement opposés au soulèvement de Maïdan. La guerre dans le Donbass leur paraissait lointaine et ses enjeux obscurs. C’est l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie qui a été le véritable déclencheur du processus de recomposition politique et identitaire de ce groupe social. Située à proximité du front, Kryvyï Rih a connu un niveau de mobilisation très élevé de sa population tous groupes sociaux confondus. Dans un contexte de réduction de l’activité des entreprises locales, beaucoup d’ouvriers sont enrôlés dans l’armée ou s’y engagent comme volontaires. Des groupes de solidarité se constituent spontanément à l’arrière pour fournir une aide matérielle aux combattants, aux réfugiés et aux territoires libérés de la région de Kherson.

Cependant, la position des classes populaires de Kryvyï Rih au sein de la résistance ukrainienne présente des traits particuliers. Actuellement, bien qu’ils s’efforcent d’employer davantage l’ukrainien dans leurs interactions formelles, les membres de ces classes continuent à parler russe ou à recourir à un mélange de russe et d’ukrainien (sourjyk) dans la vie quotidienne. Beaucoup d’entre eux ont de la famille proche en Russie, même si, dans de nombreux cas, les liens ont été rompus après l’invasion. La référence à l’URSS et à la résistance antifasciste durant la Seconde Guerre mondiale reste profondément ancrée dans leur mémoire collective et est investie de connotations positives. La critique des aspects répressifs de l’expérience soviétique coexiste avec la reconnaissance des acquis socio-économiques favorables aux classes populaires dont elle fut porteuse. Pour dépasser une vision caricaturale, homogénéisante, de la société ukrainienne, j’ai donc voulu comprendre comment et pourquoi ces couches sociales spécifiques ont rejoint la résistance dès les premières heures, sans même attendre les instructions des autorités et la réception des avis de mobilisation. En écoutant les gens sur le terrain, j’ai découvert qu’ils ne se battaient pas pour l’État ou les frontières comprises comme symboles de la souveraineté nationale, mais pour leur terre comme lieu de vie, de mémoire et d’interaction sociale menacé par les forces d’occupation.

En même temps, la lutte qu’ils mènent est traversée par des dynamiques sociales contradictoires, liées à la nature des rapports qu’entretiennent les initiatives bénévoles populaires avec l’État, les pouvoirs locaux, les ONG des classes moyennes et supérieures et les organismes humanitaires internationaux. Le bénévolat, en tant que travail non rémunéré, permet aux pouvoirs publics de faire des économies dans ce que l’on appelle la sphère de la reproduction sociale[5]. Les bénévoles assument aujourd’hui des tâches qui relèvent en principe de la responsabilité de l’État : ils évacuent les civils des zones de combat, accueillent et accompagnent les réfugiés, assurent en partie l’approvisionnement de l’armée, s’occupent des blessés, etc.  À l’instar des processus déjà à l’œuvre dans le secteur privé et les services publics, ce sont les femmes qui assument largement cette charge de travail de reproduction supplémentaire. Ainsi, l’extension du bénévolat à la faveur de la guerre prolonge et renforce les rapports de domination de classe et de genre existants.

Les mécanismes d’allocation de l’aide humanitaire internationale favorisent en outre l’apparition en Ukraine d’un véritable marché humanitaire. Celui-ci met en concurrence les organisations locales, alimente la professionnalisation croissante du secteur et favorise la concentration des ressources entre les mains d’un petit nombre d’acteurs. Les grandes ONG sous-traitent ensuite le travail humanitaire aux petites organisations de bénévoles. Ce n’est pas par hasard que l’aide internationale atterrit dans les « bonnes organisations », dont le noyau est constitué par des représentants de la nouvelle bourgeoisie qui adhère à la culture entrepreneuriale et affiche une orientation politique libérale. En revanche, les initiatives bénévoles des classes populaires se trouvent tout au bout de la chaîne logistique humanitaire. Elles sont à la fois les plus proches des communautés concernées, effectuent les missions les plus difficiles et dangereuses, et sont les moins dotées en ressources. Elles se trouvent ainsi dans une situation où elles doivent compter sur d’autres organisations mieux positionnées pour attirer des financements, et entrent volens nolens dans une nouvelle forme de dépendance qui s’inscrit dans les rapports de pouvoir existants, établis avant la guerre. Le capitalisme humanitaire tend en effet à transformer la solidarité en humanitarisme et les réseaux informels horizontaux en marché compétitif. Une ambivalence irréductible vient de ce fait se loger au cœur du travail de résistance : les classes populaires ukrainiennes luttent pour leur liberté, pratiquent l’auto-organisation et la socialisation du travail reproductif en dehors des institutions, mais cette lutte devient elle-même un vecteur d’extension de leur exploitation et d’aggravation de leur dépossession par le biais du démantèlement des services publics.

Le premier chapitre, intitulé « Le bénévolat entre résistance populaire et travail gratuit », vise à explorer cette ambivalence en se plaçant du point de vue des travailleuses bénévoles. Il s’intéresse à la manière dont les femmes des classes populaires de Kryvyï Rih définissent leur activité et décrivent les motivations de leur engagement. L’analyse comparative des parcours bénévoles de ces femmes mis en regard de ceux des bénévoles des classes moyennes et supérieures permet d’illustrer l’hétérogénéité sociale de la résistance ukrainienne et de saisir sur le plan empirique les rapports de domination de classe qui la traversent. Les rapports de genre qui structurent le bénévolat sont également au cœur de ce chapitre. Ils revêtent un aspect tout aussi ambigu : si la répartition des tâches au sein du bénévolat et de la résistance au sens large tend à reléguer les femmes au travail invisible du soin, elle est également revendiquée par ces femmes elles-mêmes en tant qu’occasion de socialiser le travail domestique, autrement enfermé dans l’espace privé. 

Après cette première immersion dans le terrain, où je cherche à saisir les dispositions subjectives des enquêtées, je me concentre sur les conditions systémiques d’exercice du travail bénévole en temps de guerre. Dans le deuxième chapitre, intitulé « Le bénévolat, le marché humanitaire et les politiques néolibérales », je présente d’abord la structure du champ du bénévolat en Ukraine et les rapports de dépendance qui lient les organisations bénévoles des classes populaires aux organisations des classes moyennes et supérieures et aux ONG internationales. Les lois du marché humanitaire global et les règles élaborées par les grandes organisations humanitaires affectent le travail bénévole, le rendant à la fois plus précaire, standardisé et conforme aux exigences de la gestion néolibérale des crises. J’analyse ensuite la manière dont l’État ukrainien profite du travail gratuit des bénévoles, non seulement pour remplir certaines des fonctions qu’il a délaissées face aux défis inouïs posés par le conflit armé, mais également pour poursuivre les réformes austéritaires conduites sous la pression des institutions financières internationales. Manifestation des capacités d’auto-organisation des classes populaires et de prise en charge autonome des besoins sociaux à l’écart de l’État, le bénévolat participe toutefois indirectement à l’aggravation de la crise de la reproduction sociale induite par des décennies de démantèlement de l’État social.

Le troisième chapitre, intitulé « De l’indépendance à la guerre : restructurations économiques, luttes politiques et concurrence des mémoires », adopte une perspective historique sur ces politiques en les inscrivant dans le temps long du retour du capitalisme en Ukraine depuis le début des années 1990. Je montre comment la concurrence entre deux modèles de capitalisme, le capitalisme paternaliste porté par les forces politiques pro-russes et le capitalisme néolibéral porté par les élites national-libérales pro-occidentales, a façonné les divisions politiques au sein de la société ukrainienne, qui expliquent en partie l’incapacité où s’est trouvé le soulèvement de Maïdan à rassembler l’ensemble des classes populaires autour de revendications communes. Mes enquêtés ont pour la plupart rejeté l’agenda politique et économique des nouvelles élites, ainsi que la vision du passé historique prônée par celles-ci. Si l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie a contribué à la recomposition des identités politiques et culturelles autour de la résistance à l’occupation, il n’en reste pas moins que les classes populaires de Kryvyï Rih continuent à contester à bas bruit le projet d’unification de la nation ukrainienne sur des bases libérale et nationaliste.

Cette contestation s’observe notamment dans la sphère linguistique où la constitution de la nouvelle norme monolinguistique se heurte à la richesse concrète des pratiques langagières des classes populaires ukrainiennes, parmi lesquelles l’usage très répandu du russe, mais aussi le bilinguisme et le mélange des langues connu sous le nom de sourjyk. Le chapitre IV, intitulé « Le nouvel ordre symbolique : les classes populaires et la question linguistique » revient sur l’histoire des politiques de discrimination de la langue ukrainienne dans l’Empire russe et l’URSS, ainsi que sur son élévation progressive au statut de langue dominante depuis la proclamation de l’Indépendance. Dans le contexte actuel, les politiques de « décolonisation » et l’imposition de l’ukrainien comme seule langue légitime jouent un rôle crucial dans le processus de consolidation politique et économique des nouvelles élites libérales, réduisant au silence ou disqualifiant les voix déviantes. Privées de représentation politique, les classes populaires russophones et sourjykophones réagissent à l’injonction de se convertir à l’ukrainien par des stratégies qui combinent les manifestations explicites de conformité à la nouvelle norme linguistique dans l’espace public avec la défense têtue de l’espace de la communication privée. L’instabilité de l’ordre symbolique vient ainsi renforcer l’instabilité politique latente sous les apparences de l’unité nationale face à l’agression militaire de la Russie, instabilité potentiellement porteuse de nouveaux bouleversements sociaux dans les années à venir.  

Comme c’est le cas de tout ouvrage écrit « à chaud », Travailleuses de la résistance comporte plusieurs limites inhérentes aux choix mêmes qui ont présidé à l’enquête sur laquelle il repose. Celle-ci porte quasi-exclusivement sur la sphère du bénévolat, qui ne représente qu’un aspect de la résistance ukrainienne parmi d’autres. Ainsi, le livre aborde très peu les activités syndicales, malgré leur rôle considérable dans le travail humanitaire et le soutien matériel des combattants. Ensuite, le mouvement partisan dans les territoires occupés ou la contribution à la résistance des réfugiées ukrainiennes à l’étranger sont laissés de côté. De même, la condition des travailleurs et des travailleuses salariés engagés dans les services sociaux, la santé, l’agriculture et bien d’autres domaines qui assurent la subsistance de la société ukrainienne ne reçoit pas l’attention qu’elle mérite. Une recherche plus élaborée devrait inclure l’analyse de toutes ces facettes de la résistance.

Enfin, cet ouvrage ne traite que de manière indirecte de la violence armée et de l’occupation. La vision qu’il donne de la résistance peut en conséquence sembler partielle, l’observation des réalités locales dans la ville de Kryvyï Rih qui en constitue le cœur supposant de fait une mise entre parenthèses des conséquences directes des attaques de l’armée russe sur la vie des populations civiles et des militaires[6]. Cette focalisation sur un terrain géographiquement et socialement épargné par les combats relève pourtant d’une décision consciente de ma part. Au cours de mon enquête, j’ai effectué plusieurs entretiens avec des personnes déplacées originaires de la région de Kherson qui avaient fui l’occupation. Ce fut une expérience bouleversante aussi bien pour moi que pour mes enquêtés, qui étaient amenés à me faire un récit détaillé d’évènements souvent traumatiques. J’ai compris que je serais incapable de traiter le sujet de l’occupation dans le livre, incapable de trouver les mots pour décrire l’ampleur de cette tragédie à la fois personnelle et collective. À ce stade, aucune grille analytique disponible ne me paraît adéquate pour objectiver ces récits singuliers. Tant que la guerre se poursuit, les formes documentaire et poétique me semblent plus appropriées pour donner voix à celles et ceux qui la vivent directement.

Ce livre n’a donc en aucun cas la prétention d’être exhaustif. Ses protagonistes ne s’expriment pas au nom de tous les Ukrainiens et de toutes les Ukrainiennes. En revanche, ils remettent souvent en question les propos de ceux qui prétendent parler en leur nom, qu’il s’agisse de personnalités politiques, de chercheurs ou de journalistes. C’est précisément en cela que l’aperçu de l’Ukraine résistante que je propose offrira, je l’espère, une perspective utile aux lecteurs et aux lectrices désireux d’approfondir leur compréhension de la guerre en cours.

Notes

[1] Voir par ex. Pascale Boniface, Guerre en Ukraine, l’onde de choc géopolitique, Paris, Eyrolles, 2023 ; Jacques Fath, Poutine, l’OTAN et la guerre. Sur les causes et les enjeux d’une sale guerre en Ukraine, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2022 ; Stathis Kouvelakis, « La guerre en Ukraine et l’anti-impérialisme aujourd’hui : une réponse à Gilbert Achcar », revue Contretemps. ; John Mearsheimer, « Pourquoi les grandes puissances se font la guerre », Le Monde diplomatique, août 2023, p. 1, 10 et 11. 

[2] Il y a des exceptions salutaires à cette tendance. La plateforme openDemocracy a publié de nombreux papiers qui traitent des questions socio-économiques dans le contexte de la guerre, donnant la parole aux différentes catégories de travailleurs et de travailleuses. Les féministes ukrainiennes ont cherché à montrer comment la guerre renforce les inégalités de genre, à partir notamment de l’analyse de la condition des femmes réfugiées (voir Oksana Dutchak, « Together We Stand: Enforced Single Motherhood and Ukrainian Refugees Care Networks », LeftEast, 19 janvier 2023, ou de l’activité bénévole des organisations féministes (voir Daria Khrystych, Invisible Care: Civilian Volunteerism in Wartime Ukraine, Master Thesis, Estonian Academy of Arts, 2023). Enfin, la gauche ukrainienne et les sociologues de la revue Commons ont cherché à mettre en lumière la dégradation des conditions de travail et de vie des classes populaires pendant la guerre et le point de vue des syndicats sur la situation politique, économique et sociale interne à leur pays. Leurs analyses sont diffusées par le Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (RESU), grâce notamment à l’énorme travail réalisé par les « brigades éditoriales de solidarité » des Éditions Syllepse.

[3] Olivier Schwartz, La notion de « classes populaires », Habilitation à Diriger des Recherches en Sociologie, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998.

[4] Le terme« sourjyk » désigne un code linguistique mixte fondé sur un mélange entre le russe et l’ukrainien.

[5] Dans le sillage des théoriciennes de la reproduction sociale, j’entends par celle-ci l’ensemble des activités qui produisent et reproduisent quotidiennement la force de travail et la vie des êtres humains en général. Voir Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser, Féminisme pour les 99 %. Un manifeste, trad. V. Dervaux, Paris, La Découverte, 2019, p. 40-41.

[6] Il faut toutefois préciser que la ville de Kryvyï Rih subit des bombardements réguliers des infrastructures civiles par l’armée russe, qui ont fait des dizaines de morts et une centaine de blessés en deux ans.

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