Lénine : 1893-1914. Construire le parti – chapitre 8
A l’occasion du centenaire de la Révolution russe, nous publions en feuilleton – tout au long de l’année – la biographie politique que le théoricien et militant marxiste Tony Cliff a consacrée à Lénine (traduite par Jean-Marie Guerlin). Le premier volume de cette biographie s’intitule Construire le parti.
Lire le premier chapitre ici : « Lénine devient marxiste ».
Le deuxième chapitre : « Du cercle d’étude marxiste au mouvement gréviste ».
Le troisième chapitre : « Vers la construction du parti ».
Le quatrième chapitre : « Que faire ? ».
Le cinquième chapitre : « Le congrès de 1903 : naissance du bolchevisme ».
Le sixième chapitre : « La lutte contre les libéraux ».
Le septième chapitre : « La Révolution de 1905 ».
Chapitre 8 — « Ouvrez les portes du parti »
Lénine s’appuie sur le comitard
La personnification du concept de Lénine du membre du parti, tel qu’il est décrit dans Que faire ? ou dans son argumentation pendant le IIe Congrès et ses suites, était le « comitard » bolchevik. C’était lui le révolutionnaire professionnel par excellence, menant la vie d’un agitateur et d’un organisateur traqué. Tant qu’il était en liberté, il passait tout son temps à organiser des grèves, des manifestations de rue, des réunions secrètes et des conférences. Puis venaient la prison et l’exil, suivis de l’évasion, et d’une nouvelle période d’activité, interrompue à nouveau par l’arrestation et la déportation.
En fait, les mencheviks ne dépendaient pas moins du travail des révolutionnaires professionnels que les bolcheviks, comme le montre le schéma du tableau 5. Malgré tout, dans la conception menchevique du parti, les révolutionnaires professionnels n’avaient pas de rôle spécial à jouer. En théorie, ils étaient au même niveau que tous les autres socialistes — y compris les grévistes et les intellectuels socialistes. Mais pour Lénine, ils avaient une très importante fonction à remplir. A l’inverse de Martov, Lénine considérait sa propre tâche non seulement comme celle d’un dirigeant politique du parti, mais aussi comme le chef d’une hiérarchie de révolutionnaires professionnels.
Il était naturel pour Lénine, chaque fois que les autres dirigeants bolcheviks lui faisaient défaut, de tenter d’établir un contact direct avec les membres de comités inférieurs du parti qui étaient plus déterminés, moins hésitants, et qu’il encourageait et nommait à des positions plus élevées dans la fraction. Il avait une très haute considération pour l’homme de comité. Il faisait l’éloge d’hommes et de femmes d’action résolus comme I.V. Babouchkine, Inessa Armand, G.K. Ordjonikidzé, S.S. Spandarian, M.p. Tomsky, I.V. Staline, A.I. Rykov, Krassine, F.I. Golochtchékine, V.K. Taratoura, L.p. Sérébriakov, et bien d’autres.
Il ne considérait pas l’appareil centralisé du parti de manière fétichiste, ou comme une fin en soi, mais comme un moyen d’accroître l’activité, la conscience et l’organisation des sections d’avant-garde de la classe ouvrière. Par contre, les comitards faisaient montre de claires caractéristiques conservatrices et élitistes, comme on peut le voir dans un appel rédigé par Staline à la veille de la Révolution de 1905 et dont le point culminant est ainsi conçu : « Tendons-nous la main et serrons-nous autour des comités du parti ! Nous ne devons pas oublier un instant que seuls, les comités du parti peuvent nous diriger dignement : eux seuls sauront nous éclairer la route qui mène à cette « terre promise » : le monde socialiste ! »[1]
Comparez cela avec les mots de Lénine, écrits pratiquement le même jour dans la lointaine Genève : « Donnez libre cours à la haine et à la colère que des siècles d’exploitation, de souffrances et de malheur ont accumulées dans vos cœurs ! » Trotsky cite ces paroles, et fait le commentaire suivant : « Tout Lénine est dans cette phrase. Il hait avec les masses, il se révolte avec elles ; il sent la révolution dans les fibres de son être et ne demande pas aux insurgés de n’agir qu’avec la sanction des « comités » ».[2]
Les comitards étaient, de diverses manières, des hommes au caractère solide. Ils dévouaient leur vie au mouvement révolutionnaire et se mettaient complètement à la disposition du parti. Ils n’avaient pas de vie en dehors du mouvement. Et parce qu’ils faisaient de grands sacrifices, ils avaient une grande autorité morale. Ils pouvaient toujours exiger des sacrifices des travailleurs de la base, parce qu’ils donnaient un l’exemple eux-mêmes. Ils acquirent beaucoup d’assurance en ayant de manière répétée à prendre des décisions immédiates à chaud. Ils étaient, dans l’ensemble, compétents, perspicaces, énergiques et volontaires ; hors-la-loi absolus, ils n’auraient pu survivre autrement.
Les comitards poursuivirent leur activité, inlassablement, pendant des mois et des années. Il suffit de consulter la liste des délégués au Ve Congrès de Londres (1907), par exemple, pour y voir une galerie de gens qui étaient la colonne vertébrale du bolchevisme, les porteurs de la tradition, de la continuité du parti.
Pendant la période de réaction de 1906-1910, ce ne sont pas les comitards qui désertèrent le parti en grand nombre ; dans l’ensemble, ils demeurèrent loyaux. Dans la lutte, un processus de sélection des cadres se produisait, et ceux qui étaient retenus étaient pour la plupart des comitards. Malheureusement, le sacrifice de soi et de grandes capacités ne constituent pas une garantie contre le conservatisme de l’appareil du parti. Herbert Spencer, le célèbre naturaliste, observait avec pertinence que tout organisme se montre conservateur en proportion directe avec sa perfection. Lénine, qui savait recruter, former et fidéliser les comitards, dut s’opposer à leur conservatisme pendant la Révolution de 1905.
Alors que, dans les années qui ont précédé la Révolution de 1905 et la période de réaction qui l’a suivie, les comitards avaient un niveau d’activité et de conscience bien plus élevé que les sections les plus avancées du prolétariat, à l’époque de la révolution elle-même, ils étaient terriblement à la traîne des événements.
Pour survivre pendant les années difficiles de l’illégalité et des souffrances, ils avaient dû construire une discipline qui devenait alors une entrave. Kroupskaïa a résumé avec justesse les caractéristiques du comitard :
Le « comitard » était ordinairement un personnage plein d’assurance, car il voyait l’énorme influence que l’action du comité exerçait sur les masses ; en règle générale, il n’admettait pas de démocratisme au sein du Parti : « Il n’en résulte que des arrestations, nous sommes bien assez liés au mouvement sans cela », disait-il, en son for intérieur ; il avait toujours un peu de mépris pour « ceux de l’étranger », qui « étouffent dans leur graisse et sèment la discorde : qu’ils tâtent donc un peu des conditions russes ! » Le « comitard » n’admettait pas l’autorité émanant de « l’étranger ». En même temps il ne voulait pas d’innovations. Il ne voulait pas et ne savait pas s’adapter aux changements de circonstances.
Pendant la période de 1904-1905, les « comitards » fournirent un travail écrasant, mais la plupart ne s’adaptèrent qu’avec la plus grande difficulté aux possibilités croissantes de légalité et de lutte ouverte.
Il n’y eut pas d’ouvriers au 3e congrès, en tout cas, il n’y en eut pas un seul tant soit peu remarquable.(…) Par contre, il s’y trouvait beaucoup de « comitards ».[3]
L’ouverture du parti
Dans la période nouvelle du printemps révolutionnaire de 1905, Lénine chantait une tout autre chanson, et essayait désespérément de débarrasser les comitards de leurs vieilles habitudes, de leur formalisme, de leur prudence et de leurs craintes, les exhortant à l’audace et à l’initiative.
Organisez, organisez, organisez, ouvrez les portes du parti à des forces nouvelles — tel était le message qu’il répétait avec impatience et urgence. Dans une lettre du 11 février 1905 adressée à Bogdanov et à Goussev, il écrivait :
Vraiment, j’en arrive souvent à penser que les 9/10 des bolcheviks ne sont en réalité que des formalistes…
Il faut de jeunes forces. Je conseillerais tout simplement de fusiller sur place ceux qui se permettent de dire que nous manquons d’hommes. Il y a des hommes en Russie, tant qu’on veut. Il faut seulement recruter des jeunes, plus hardiment et plus largement, encore plus hardiment et plus largement, toujours plus hardiment et plus largement, sans craindre la jeunesse. Nous sommes en temps de guerre. La jeunesse décidera de l’issue de la lutte, la jeunesse estudiantine et plus encore la jeunesse ouvrière. Secouez toutes les vieilles habitudes d’immobilité, de respect hiérarchique, etc.! Formez des centaines de cercles de jeunes sympathisants de Vpériod et encouragez-les à travailler sans arrêt. Triplez le comité en y faisant entrer les jeunes, créez cinq sous-comités ou une dizaine, « cooptez » toute personne énergique et honnête. Donnez sans paperasserie à tout sous-comité le droit de rédiger et des tracts (il n’y aura pas grand mal si l’on commet des erreurs, Vpériod les corrigera « avec douceur »). Il faut grouper et mettre en mouvement avec la promptitude la plus grande tous ceux qui ont de l’initiative révolutionnaire. Ne craignez pas leur manque de préparation, ne tremblez pas devant leur inexpérience et leur manque de culture…
Mais organisez à tout prix, organisez et organisez des centaines de cercles en reléguant tout-à-fait à l’arrière-plan les habituelles sottises (hiérarchiques) des comités. Nous sommes en temps de guerre. Ou de nouvelles organisations militaires, jeunes, fraîches, énergiques, se formeront partout pour accomplir sous tous ses aspects, dans tous les milieux, l’œuvre révolutionnaire de la social-démocratie, ou vous périrez avec le renom de « comitards » nantis de sceaux.[4]
Le 25 mars 1905, il écrivait au comité du parti d’Odessa : « Acceptez-vous des ouvriers au comité ? C’est indispensable, absolument indispensable! Pourquoi ne nous mettez-vous pas en contact direct avec eux ? Pas un seul ouvrier qui écrive dans Vpériod. C’est scandaleux! Il nous faut à tout prix avoir des dizaines de correspondants ouvriers. »[5]
Peu de temps après, dans une brochure intitulée Temps nouveaux et forces nouvelles, il appelait avec encore plus de véhémence le parti à s’ouvrir. Mais cet appel rencontra une résistance obstinée de la part des comitards conservateurs.
Au IIIe Congrès, au printemps de 1905, Lénine et Bogdanov proposèrent une résolution invitant instamment le parti à ouvrir largement ses portes aux ouvriers, qui devaient être encouragés à y jouer un rôle dirigeant, et
(…) affermir de toutes leurs forces la liaison du parti avec la masse de la classe ouvrière, en élevant des couches de plus en plus larges de prolétaires et de demi-prolétaires à la pleine conscience social-démocrate, en développant leur initiative révolutionnaire social-démocrate, en se préoccupant de distinguer dans la masse ouvrière un nombre aussi grand que possible d’ouvriers capables de diriger le mouvement et les organisations du parti, en qualité de membres des centres locaux et du centre du parti, en créant le plus possible d’organisations ouvrières affiliées à notre parti, en faisant en sorte que les organisations ouvrières qui ne veulent ou ne peuvent s’affilier à notre parti lui soient, tout au moins, sympathisantes.[6]
Le débat du congrès fut très houleux. L’orateur suivant, Gradov (Kamenev), déclara : « Je dois exprimer ma forte opposition à l’adoption de cette résolution. En tant que question de la relation des ouvriers et de l’intelligentsia dans les organisations du parti, cette question n’existe pas. (Lénine : Elle existe) Non, elle n’existe pas : elle existe comme question démagogique, c’est tout. »[7]
L’intégration d’ouvriers dans les comités locaux fut débattue avec une chaleur particulière. Filippov indiqua qu’il n’y avait qu’un ouvrier dans le comité de Saint-Pétersbourg, alors que le travail à Saint-Pétersbourg durait depuis 15 ans. (Lénine : scandaleux!)[8] Leskov exposa que dans le comité du Nord les choses étaient encore pires :
Chez nous, dans le comité du Nord il y avait auparavant 3 ouvriers sur 7 membres ; et aujourd’hui, aucun ouvrier sur huit membres du comité. Très bientôt cette question va devenir encore plus complexe. Le mouvement ouvrier grandit de façon impétueuse, à l’écart de l’influence du parti, et la masse qui se met nouvellement en mouvement doit être organisées. Cela affaiblit l’influence idéologique de la social-démocratie.[9]
Ossipov rapporte :
« Il n’y a pas si longtemps, j’ai fait la tournée des comités du Caucase… A l’époque, il y avait un ouvrier dans le comité de Bakou…, un dans le comité de Batoum, et aucun dans le comité de Koutais. Et seul le comité de Tiflis en avait plusieurs. Se pourrait-il que nos camarades du Caucase préfèrent des membres des membres de comités issus de l’intelligentsia à des membres de comité ouvriers ? »[10]
Orlovsky fit le commentaire suivant : « un parti ouvrier dont toute la direction est la propriété héréditaire de l’intelligentsia est condamné à l’anémie. »[11] A. Belsky (Krassikov) déclara : « Dans nos comités, et dans mon travail j’en ai vu beaucoup, il y a une espèce d’ouvriérophobie. »[12] Lénine intervint alors, et la session devint encore plus bruyante.
Le devoir du futur centre est de réorganiser un bon nombre de nos comités ; l’inertie de leurs membres doit être vaincue. (Applaudissements et protestations) J’entends le camarade Serguéïev siffler et ceux qui n’appartiennent pas aux comités applaudir. Je pense qu’il faut envisager la chose plus largement. La tâche d’introduire des ouvriers dans les comités n’est pas uniquement pédagogique, elle est aussi politique. Les ouvriers ont un instinct de classe et deviennent assez promptement, après une brève initiation politique, des social-démocrates conséquents. Je souhaiterais ardemment qu’il y ait huit ouvriers pour deux intellectuels dans chacun de nos comités.[13]
Mikhaïlov, parlant immédiatement après Lénine, jeta de l’huile sur le feu :
Nous devons faire en sorte que les comités soient immédiatement élargis à 15-20 membres, avec un conseil directeur élu. Le contingent principal d’un comité doit être formé d’ouvriers. On dit que nous n’avons pas d’ouvriers capables de siéger dans un comité. Ce n’est pas vrai. Le critère pour admettre des ouvriers devrait être différent de celui appliqué à l’intelligentsia. On parle de social-démocrates trempés, mais dans la pratique des intellectuels, des étudiants de première et de deuxième année, s’étant familiarisés avec les idées social-démocrates dans le Programme d’Erfurt et quelques numéros de l’Iskra, sont déjà considérés comme des social-démocrates trempés. Ainsi, dans la pratique les conditions pour l’intelligentsia sont très basses, et pour les ouvriers elles sont démesurément élevées. (Cris : Lénine : « Très vrai ! » La majorité des voix : « Faux ») Le seul critère correct pour l’admission des ouvriers dans un comité doit être le degré de leur influence dans les masses. (Sifflets, cris…) Tous les ouvriers qui sont des dirigeants et qui ont été dans nos cercles doivent être membres de notre comité. (Exact!) Je pense que c’est la seule façon de régler la question controversée entre les ouvriers et l’intelligentsia et de couper l’herbe sous le pied à la démagogie.[14]
Plus tard, Lénine revint sur la question :
Je ne pouvais pas tenir en place en entendant dire qu’il n’y a pas d’ouvriers capables de devenir membres des comités. La question traîne en longueur, le parti souffre d’un mal, c’est évident ; Il faut admettre les ouvriers dans les comités. Chose étonnante : il n’y a que trois hommes de plume au congrès, le reste est formé des membres des comités ; or, les premiers sont pour l’entrée des ouvriers dans le comité, et ce sont les comitards qui s’échauffent on ne sait pourquoi.
« Les ronds de cuir et les gardiens du sceau » devaient être éliminés :
Si cet article menace les comités composés d’intellectuels, je me prononce d’autant plus volontiers en sa faveur. Les intellectuels doivent toujours être tenus entre des mains fermes. Ils sont toujours à la tête de chamailleries de toutes sortes…
On ne peut se fier à un petit cénacle d’intellectuels, mais on peut et on doit se fier à des centaines d’ouvriers organisés.[15]
La plupart des délégués au congrès étaient des comitards opposés à toute initiative de nature à affaiblir leur autorité sur les militants de base. Se barricadant derrière des citations de Que faire ?, ils appelaient à une « extrême prudence » dans l’admission d’ouvriers dans les comités et condamnaient ceux qui « jouaient à la démocratie. » La résolution de Lénine fut battue par 12 voix contre 9 et demie. Ce ne devait pas être la dernière fois qu’il se trouva en minorité parmi les dirigeants bolcheviks, ou même hué à un congrès bolchevik.[16]
Le malheureux Lénine dut convaincre ses partisans de s’opposer à la ligne proposée dans Que faire ? Il nia qu’il ait
… été dans mon intention au IIe Congrès non plus d’ériger les formulations dans Que faire ? en une sorte de programme, un énoncé de principes particuliers. Bien au contraire, j’usai d’une expression qui par la suite devait être souvent citée, celle de la barre tordue. Que faire ? disais-je, redresse la barre tordue par les économistes…, et c’est précisément parce que nous redressons énergiquement les déviations que notre « barre » sera toujours bien droite.
Le sens de ces mots ne prête pas à confusion : Que faire ? par la polémique, corrige l’économisme. Considérer le contenu de cette brochure en faisant abstraction de cette tâche serait erroné.[17]
Sur l’idée que la conscience socialiste ne pouvait être apportée que de « l’extérieur », et que la classe ouvrière ne pouvait accéder spontanément qu’à la conscience trade-unioniste, Lénine formulait désormais sa conclusion dans des termes qui étaient l’opposé exact de ceux de Que faire ? Dans un article appelé La réorganisation du parti, écrit en novembre 1905, il écrit sans ambages : « Instinctivement, spontanément, la classe ouvrière est social-démocrate. »[18]
Quelques années plus tard, dans un article commémorant la Révolution de 1905, Lénine va encore plus loin dans l’idée que le capitalisme lui-même inculque une conscience socialiste à la classe ouvrière.
Les conditions mêmes de la vie des ouvriers les rendent aptes à la lutte et les incitent à combattre. Le capital rassemble les ouvriers par masses importantes dans les grandes villes ; il les groupe, leur apprend à s’unir dans l’action. A chaque pas les ouvriers se trouvent face à face avec leur principal ennemi : la classe des capitalistes. En combattant cet ennemi, l’ouvrier devient socialiste, arrive à comprendre la nécessité de réorganiser entièrement toute la société, de supprimer entièrement toute misère et toute oppression.[19]
Cela ne signifie pas que Lénine avait tort dans Que faire ? En 1900-1903, l’accent mis sur le besoin d’une organisation de révolutionnaires professionnels était parfaitement justifié. En 1908, il écrivait :
Se lancer aujourd’hui dans des raisonnements sur le fait que l’Iskra (en 1901 et 1902 !) surestimait l’idée de l’organisation des révolutionnaires professionnels, c’est comme si après la guerre russo-japonaise on accusait les Japonais d’avoir surestimé les forces armées russes, de s’être préoccupé exagérément avant la guerre de préparer leur lutte contre ces forces. Pour vaincre, les Japonais devaient rassembler toutes leurs forces contre la plus grande quantité possible de forces russes. Malheureusement, nombreux sont ceux qui jugent notre parti de l’extérieur, sans connaître les choses, sans se rendre compte qu’aujourd’hui l’idée d’une organisation de révolutionnaires professionnels a déjà totalement triomphé. Or, cette victoire n’eût pas été possible si l’idée n’en avait pas été poussée au premier plan, si l’on ne l’avait pas « exagérément » inculquée a des gens qui en empêchaient la réalisation.[20]
Ce n’était pas dans le caractère de Lénine d’abandonner un combat, et quelques mois après le IIIe Congrès, en novembre 1905, il reprenait la polémique avec une vigueur accrue. Les portes du parti devaient être ouvertes, malgré les comitards conservateurs : « … appelez à vous tous les ouvriers social-démocrates, incluez-les par centaines et milliers dans les organisations du parti. »[21]
Les comitards avaient très peur du danger de « diluer » le parti. Lénine combattit cette opposition au recrutement ouvrier de la manière suivante :
On pourrait voir un danger dans le brusque afflux au parti d’une masse non social-démocrate. Le parti se dissoudrait alors dans la masse, cesserait d’être l’avant-garde consciente de la classe ouvrière et s’abaisserait au rang d’arrière-garde. Une période vraiment déplorable s’ouvrirait. Ce danger pourrait certainement devenir des plus graves si nous avions un penchant à la démagogie, si les assises (programme, règles de tactique, expérience en matière d’organisation) faisaient défaut au parti, ou si elles étaient faibles et vacillantes. Mais justement, ce « si » n’existe pas. (…) Nous avons un programme ferme, officiellement accepté par tous les social-démocrates, qui n’a jamais suscité de critique de fond, du moins quant à ses thèses essentielles. (La critique de certains points, de certaines formules du programme est parfaitement légitime et nécessaire dans tout parti vivant.) Nous avons des résolutions sur la tactique qui ont été méthodiquement et soigneusement élaborées aux IIe et IIIe Congrès ainsi que dans la presse social-démocrate au cours de longues années. Nous avons quelque expérience aussi en matière d’organisation, nous avons une organisation de fait qui a joué un rôle éducateur et incontestablement porté ses fruits[22]
Les portes du parti devaient être grandes ouvertes, même aux travailleurs religieux s’ils s’opposaient aux employeurs et au gouvernement.
Font aussi preuve d’inconséquence, bien entendu, ceux des ouvriers qui restent chrétiens, qui croient en Dieu, ainsi que les intellectuels partisans (fi ! fi !) de la mystique, mais nous ne les chasserons ni du Soviet ni même du Parti, car nous sommes fermement convaincus que la lutte véritable, le travail au coude à coude convaincra du bien-fondé du marxisme tous les éléments valables, rejettera loin de lui tout ce qui ne l’est point. Pour ce qui est de notre force, de la force dominante des marxistes au sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, nous n’en doutons pas une seconde.[23]
Les non-travailleurs devaient aussi être encouragés à adhérer au parti.
Le prolétariat des villes, le prolétariat industriel formera immanquablement le noyau de notre parti ouvrier social-démocrate ; mais nous devons y attirer, instruire, organiser tous les travailleurs et tous les exploités, comme le dit d’ailleurs notre programme, tous sans exception : artisans, semi-prolétaires, mendiants, domestiques, vagabonds, prostituées, à la condition expresse, bien entendu, qu’ils adhèrent à la social-démocratie, et non l’inverse, qu’ils adoptent le point de vue du prolétariat, et non pas que le prolétariat adopte le leur.[24]
Dans un style caractéristique, Lénine répétait les tâches immédiates auxquelles il voyait le mouvement confronté. Durant cette période, il appela continuellement le parti à s’ouvrir à la masse des ouvriers :
« J’exprimai au IIIe Congrès du parti le vœu de voir les comités du parti comprendre huit ouvriers pour deux intellectuels.[25] Que ce vœu a vieilli ! Il faut aujourd’hui souhaiter que les nouvelles organisations du parti comprennent, pour un intellectuel, plusieurs centaines d’ouvriers social-démocrates ! »[26]
Un an plus tard, en décembre 1906, il répétait :
Il faut en effet maintenant élargir le parti en lui adjoignant des éléments prolétariens. Il n’est pas normal qu’à Pétersbourg nous n’ayons que 6.000 membres (il y a 81.000 ouvriers dans les usines de la province de Saint-Pétersbourg qui emploient 500 ouvriers et plus ; il y a au total 150.000 ouvriers) ; il n’est pas normal que dans la région industrielle centrale, on ne compte que 20.000 membres du parti (il y a 377.000 ouvriers dans les usines employant 500 travailleurs et plus ; au total 562.000 ouvriers dans la région). Il faut savoir recruter[27] au parti cinq ou dix fois plus d’ouvriers dans de tels centres.[28]
Cela dit, Lénine trouva la tâche très difficile parmi les gens qu’il avait lui-même organisés et formés. La loyauté des comitards envers l’organisation, que Lénine avait cultivée et à laquelle il attachait un grand prix, se transforma en fétichisme organisationnel et devint pour le bolchevisme un obstacle sérieux.
Et pourtant, elle tourne…
En dépit de l’opposition déterminée des hommes des comités, le parti bolchevik se développa rapidement dans le sillage de la révolution, et sa composition sociale changea radicalement.
Sur la base de rapports présentés au deuxième congrès, les effectifs du POSDR en Russie en 1903 ne pouvaient être supérieurs à quelques milliers, sans compter les membres du Bund… Au quatrième congrès, en avril 1906, les effectifs avaient augmenté, et sont estimés à 13.000 pour les bolcheviks et 18.000 pour les mencheviks. Une autre estimation (pour octobre 1906) compte 33.000 bolcheviks, 43.000 mencheviks… En 1907, les effectifs totaux atteignaient 150.000 : 46.143 bolcheviks, 38.174 mencheviks, 25.468 bundistes ; et les sections polonaise et lettone du parti, 25.654 et 13.000 respectivement.[29]
Les bolcheviks devinrent également en grande partie une organisation de jeunes, un facteur qui a plus d’une fois aidé Lénine à surmonter la résistance conservatrice au changement dans le parti. En 1907, la structure par âges de la « base » s’établissait, par fraction et en pourcentage, ainsi qu’il suit :[30]
Âge | Bolcheviks | Mencheviks | Total |
+ de 30 | 13 % | 7 % | 20 % |
25-29 | 8 % | 6 % | 14 % |
20-24 | 19 % | 6 % | 25 % |
10-19 | 11 % | 1 % | 12 % |
Total | 51 % | 20 % | 71 % |
Les « militants » — définis comme propagandistes, orateurs, agitateurs, membres d’un soviet local ou d’un détachement armé (social-démocrate) — n’étaient pas beaucoup plus vieux.[31]
Âge | Bolcheviks | Mencheviks | Total |
+ de 30 | 10 % | 10 % | 20 % |
25-29 | 14 % | 16 % | 30 % |
20-24 | 25 % | 9 % | 34 % |
10-19 | 10 % | 0 % | 10 % |
Total | 59 % | 35 % | 94 % |
La direction du parti était aussi plutôt jeune. Des dirigeants bolcheviks en 1907,
… les plus vieux étaient Krassine, Lénine et Krassikov (tous âgés de 37 ans). Les plus jeunes étaient Litvinov et Zemliatchka (tous deux âgés de 31 ans). L’âge moyen des neuf dirigeants bolcheviks était de 34 ans. Chez les dirigeants mencheviks, la moyenne était de 44 ans.[32]
Lénine était à la fois heureux et fier que le parti soit un parti de jeunes.
Nous sommes le parti de l’avenir, et l’avenir appartient à la jeunesse. Nous sommes un parti de novateurs, et la jeunesse suit toujours de préférence les novateurs. Nous sommes un parti qui combat avec abnégation un vieux régime pourri. La jeunesse sera toujours la première à marcher pour une lutte où il faut faire don de soi.
Il n’y a pas de doute, nous préférons laisser aux cadets le plaisir de recruter de vénérables « plus-de-trente-ans », déjà « fatigués », des révolutionnaires « assagis » et des renégats de la social-démocratie. Nous serons toujours le parti de la jeunesse dans notre classe d’avant-garde ![33]
Quelques années plus tard, dans une lettre à Inessa Armand, il écrivait : « Le seul travail qui vaille la peine est celui que l’on fait parmi la jeunesse ! »[34]
Un autre facteur qui lui permit de surmonter la résistance conservatrice du parti était sa composition largement prolétarienne. Les résultats du recensement du parti en 1922, à l’occasion duquel des informations furent recueillies sur les effectifs bolcheviks en 1905, font apparaître la répartition socio-professionnelle suivante[35]
Ouvriers | Paysans | Employés | Autres | Total | |
Quantité | 5,200 | 400 | 2,300 | 500 | 8,400 |
% du total | 61.9 | 4.8 | 27.4 | 5.9 | 100 |
Des cellules du parti virent le jour dans un grand nombre d’usines. Ainsi, le rapport du comité de Saint-Pétersbourg au troisième congrès des bolcheviks (mai 1905) dénombrait 17 cellules dans les usines du district de Saint-Pétersbourg, 18 dans le district de Vyborg, 29 dans le district de la Cité, 20 dans le district de la Néva et 15 cercles parmi les artisans.[36] De même, à Moscou, à la fin de l’été 1905 les bolcheviks revendiquaient 40 cellules d’usine.[37]
Les faits réfutent complètement la notion que le parti était constitué d’une poignée d’intellectuels, une opinion dominante parmi les historiens anti-bolcheviks. Ainsi, J.L.H. Keep a proclamé que « le POSDR, parti prolétarien autoproclamé, était en réalité une organisation d’intellectuels révolutionnaires bénéficiant d’un soutien populaire modique. »[38] Lénine écrivait en janvier 1907 que seuls des menteurs « peuvent aujourd’hui mettre en doute le caractère prolétarien de masse du parti social-démocrate de Russie. »[39]
Avec le temps, la proportion de travailleurs manuels s’accrut considérablement, non seulement parmi les militants de base mais aussi parmi les délégués aux congrès du parti. La composition sociale des délégués de quatre congrès était la suivante :
Congrès | Ouvriers | Paysans | Employés et autres |
Inconnus |
II° (1903) | 3 | 0 | 40 | 8 |
III° (1905) | 1 | 0 | 28 | 1 |
IV° (1906) | 36 | 1 | 108 | 0 |
V° (1907) | 116 | 2 | 218 | 0 |
Le congrès le plus représentatif fut probablement le cinquième, en 1907, pour lequel il fut indiqué que chaque délégué représentait 500 membres locaux du parti. La composition sociale des délégués bolcheviks et mencheviks en termes de profession (ou d’ancienne profession) est montrée dans le tableau suivant :[40]
Bolcheviks | Mencheviks | |||
Profession | Nombre | % | Nombre | % |
Travailleurs manuels | 38 | 36.2 | 30 | 31.9 |
Employés | 12 | 11.4 | 5 | 5.1 |
Professions libérales | 13 | 12.4 | 13 | 13.4 |
Révolutionnaires professionnels | 18 | 17.1 | 22 | 22.1 |
Journalistes | 15 | 14.3 | 18 | 18.6 |
Sans | 4 | 3.8 | 3 | 3.1 |
Etudiants | 5 | 4.8 | 5 | 5.2 |
Propriétaires | 0 | 0.0 | 1 | 1.0 |
Total | 105 | 100.0 | 97 | 100.4 |
Le tableau des professions montre un degré important de similitude entre les deux fractions. Les seules différences se trouvent dans les groupes des employés de bureau et des travailleurs manuels, plus nombreux chez les bolcheviks que chez les mencheviks, et dans le groupe des révolutionnaires professionnels, où les mencheviks sont en proportion légèrement plus élevée que les bolcheviks. Ce dernier point réfute l’assertion communément admise selon laquelle les bolcheviks étaient, à l’inverse des mencheviks, une fraction de « révolutionnaires professionnels ».[41]
Conclusion
L’attitude de Lénine envers les formes organisationnelles était toujours historiquement concrète ; d’où sa force. Il n’était jamais prisonnier de schémas d’organisation abstraits, dogmatiques, mais toujours prêt à changer la structure organisationnelle du parti pour refléter le développement de la lutte des classes.
L’organisation est subordonnée à la politique. Cela ne signifie pas qu’elle est sans influence indépendante sur la politique. Mais elle est, et doit être, subordonnée à la politique concrète du moment. La vérité est toujours concrète, comme Lénine le répétait si souvent. Et cela s’applique aussi aux formes d’organisation nécessaires pour mener à bien les tâches concrètes.
Lénine comprenait mieux que quiconque le besoin d’une organisation centralisée du parti. Cela dit, il la voyait non pas comme un but en soi, mais comme un levier pour élever le niveau d’activité et de conscience de la masse des travailleurs. Transformer l’organisation en fétiche, s’y soumettre même lorsqu’elle empêche l’action de masse, était contraire à sa conception. Lorsqu’il le jugeait nécessaire, comme il l’a fait en 1905-1907 ou en 1917, il en appelait à l’énergie des masses pour surmonter le conservatisme de l’appareil du parti.
Notes
[1]J.V. Staline, « Ouvriers du Caucase, il est temps de se venger ! », Œuvres, volume 1.
[2]Trotsky, Staline, Grasset 1948, Editions et Librairie Internationale 2011, p. 89.
[3]N.K. Kroupskaïa, Souvenirs sur Lénine.
[4]Lénine, Œuvres, Vol. 8, pp141-143.
[5]ibid., vol.34, p. 318.
[6]ibid., vol.8, pp. 413.
[7]3-й съезд РСДРП : Протоколы., Moscou 1959, p. 255 ; Schwarz, 1905, op. cit., p. 217.
[8]3-й съезд РСДРП : Протоколы, Moscou 1959, p. 267.
[9]ibid., p. 265.
[10]ibid., p. 334.
[11]ibid., p. 275.
[12]ibid., p. 335 ; Schwarz, op. cit., pp. 218-19.
[13]Lénine, Œuvres, Vol. 8, p. 411.
[14]3-й съезд РСДРП : Протоколы, Moscou 1959, p. 262.
[15]Lénine, Œuvres, Vol. 8, p. 414, 418.
[16]L’opposition des comitards à l’intégration des ouvriers aux comités ne se limitait pas aux bolcheviks. La même chose se passait chez les mencheviks. (voir Martov, Geschichte der russischen Sozialdemokratie, op. cit., p. 136.)
[17]Lénine, « Douze ans après », Œuvres, vol.13
[18]ibid., vol.10, p. 24.
[19]Lénine, « Les enseignements de la révolution », Œuvres, vol.16, pp. 319.
[20]Lénine, « Douze ans après », Œuvres, vol.13, p. 101-102.
[21]ibid., vol.10, p. 24.
[22]ibid., pp. 23-24.
[23]Lénine, « Nos tâches et le soviet des députés ouvriers », Œuvres, vol. 10., p. 15.
[24]Lénine, « L’attitude de la social-démocratie à l’égard du mouvement paysan », Œuvres, vol.9, p. 245.
[25]voir ibid., vol. 8, p. 411.
[26]ibid., vol.10, p. 28.
[27]« Nous disons : « Nous devons savoir recruter », car le chiffre des ouvriers sympathisant à la social-démocratie est sans aucun doute bien des fois supérieur au nombre des membres du Parti dans ces centres. Il y a chez nous de la routine, il faut réagir. Il faut savoir adapter, là où il est convenable, les lose Organisationen, les organisations prolétariennes qui sont plus libres, plus larges, plus accessibles. Notre mot d’ordre : élargissement du Parti ouvrier social-démocrate, contre un congrès ouvrier sans-parti, contre un parti sans-parti ! » (ibid., vol.11, p. 373.)
[28]ibid., vol.11, p. 373.
[29]Lane, Roots, op. cit., pp. 12-13.
[30]ibid., p. 37.
[31]ibid., p. 36.
[32]ibid., p. 35.
[33]Lénine, Œuvres, vol.11, p368.
[34]ibid., vol. 43, p. 630.
[35]Lane, op. cit., pp. 25-26. Cette information est basée sur l’évaluation des membres, dont plus de la moitié se considéraient eux-mêmes comme des « ouvriers ». Le petit nombre de « paysans » ici recensés montre qu’une classification comme « paysan » faisait référence à une situation légale à la naissance et non à une profession : le plus gros des « paysans » dans le mouvement, même en 1905, avait déjà quitté le village pour travailler dans les usines.
[36]3-й съезд РСДРП : Протоколы, Moscou 1959, pp. 547-53.
[37]Proletari, n° 22, octobre 1915 ; Lane, op. cit., p. 116.
[38]Keep, Rise, op. cit., p. 287.
[39]Lane, op. cit., p. 37.
[40]ibid., p. 38.
[41]ibid., p. 39.