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Les éditions Amsterdam viennent de republier le livre du philosophe Sidi Mohammed Barkat : « Le corps d’exception. Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie », initialement paru chez cette même maison en 2005. Accompagné d’une préface inédite de Kaoutar Harchi, ce livre propose une description implacable de la logique coloniale, qui comporte en son cœur la terreur et le régime d’exception à l’encontre des peuples colonisés.

De la terreur dans l’État de droit

« Car l’humanité ne veut pas se donner la peine de vivre, d’entrer dans ce coudoiement naturel des forces qui composent la réalité, afin d’en tirer un corps qu’aucune tempête ne pourra plus entamer »

Antonin Artaud, Van Gogh, le suicidé de la société

Dans le prolongement de la logique coloniale, prédomine aujourd’hui un discours officiel ayant pour objectif d’innocenter l’État de droit des crimes qui ont été commis sous son règne durant la colonisation de l’Algérie, notamment dans le cadre de la répression exercée lors de la guerre d’indépendance des Algériens. L’argument est le suivant : des actes répréhensibles, mais somme toute circonscrits, ont été commis ; s’ils sont désormais justement dénoncés, ils furent cependant le fait d’une minorité non représentative de l’État et de la nation. Comment un tel argument, d’une inconsistance historique toute singulière, est-il possible au regard de la systématicité des faits incriminés ? Comment peut-il être formulé avec tant de facilité, de naturel même, comme s’il allait de soi ?

Le geste institué qui donne la mort

Un fait curieux au regard des principes de l’État

Une telle démarche, a-t-on dit, procéderait avant tout d’un désir d’apaisement à propos d’un sujet pour lequel les passions demeurent vives. En réalité, cette délicatesse morale à laquelle se sont très vite ralliés non seulement de nombreux hommes politiques, mais encore d’anciens officiers ou certains universitaires, se fonde sur une métaphysique de l’histoire grosse de présupposés bien que rudimentaire et de circonstance. Il s’agit, en effet, de promouvoir une doctrine du libre arbitre selon laquelle les actes condamnables attestés ont été le résultat de décisions dépendant strictement de la volonté de ceux qui les ont commis. Les effets d’une telle philosophie, on le devine, sont considérables puisque se construit ainsi un espace de représentation dans lequel des manifestations de terreur avérées ne portent plus à conséquence. Elles y sont pour ainsi dire épurées ou filtrées de telle sorte que la part d’insupportable qu’elles recèlent sur le plan politique en soit éliminée. Ne reste plus, dès lors, que la référence à un fait curieux au regard des principes de l’État de droit, considéré tout au plus comme un geste de détail flétrissant uniquement la réputation de ceux qui en sont les auteurs et sans portée quant à la nature des institutions qui l’ont permis. Bref, rabaissé au niveau de ce qui ne compte pas politiquement, le geste institué qui donne la mort à grande échelle – souvent selon des procédés échappant aux conventions les plus élémentaires – est réputé ne pas être digne d’être pensé.

Les dogmes de l’État colonial

Il est sans doute nécessaire que l’on prenne définitivement congé de la conception du libre arbitre. Pour autant, on ne saurait lui substituer quelque déterminisme sommaire qui libérerait l’histoire du jeu de la subjectivité politique et réduirait la complexité de la vie de l’espèce humaine prise dans les rets de la colonisation à une série de conflits d’intérêts réputés objectifs. Penser la terreur légale implique de prendre en compte un aspect significatif de la situation, difficilement mesurable en dehors de ses effets, à savoir la croyance ou l’adhésion aux images et aux dogmes de l’État colonial, à ses vérités considérées alors comme intangibles. Rien de fiable ne se dira en effet à ce propos qui ferait l’économie du discours et du texte, de la politique et du droit, portés par l’État en ces temps d’exaltation nationaliste.

La politique coloniale : un système de gouvernement

Un discours de division

Examiner les conditions de promotion de la terreur d’État nous oblige donc à faire un effort sur nous-mêmes, à nous interroger sur les idées que nous avons reçues et qui sont devenues nos préjugés. L’agencement colonial dans son entier est en effet construit autour d’une logique de la transmission. Il s’agit de la transmission de la vérité sur l’« indigène » et sa descendance aux générations qui se succèdent. Avancer dans les méandres de cet évènement ne peut donc se faire sans tenir les deux bouts de la chaîne : d’un côté, l’évènement lui-même que constitue la fabrication de la vérité sur l’indigène et de l’autre la persistance de cette vérité dans la société post­coloniale réputée moderne et émancipée des tendances discriminatoires.

La politique menée contre les colonisés a bien été, d’abord et avant tout, un système de gouvernement. À partir au moins du sénatus-consulte du 14 juillet 1865, le droit colonial a véhiculé sans discontinuer des textes ayant pour postulat l’idée selon laquelle les institutions du colonisé (notamment le « droit musulman ») sont au fondement de son incapacité à la sociabilité ou de son immoralité. C’est dire combien tout se joue, pour la pensée, autour d’un point précis : celui de l’analyse du droit colonial en tant que réorientation profonde et durable des institutions et des mécanismes du pouvoir à partir d’une interprétation absolutiste des règles de droit appartenant aux colonisés, c’est-à-dire aux vaincus. Ce que révèle la nouvelle logique juridique, c’est l’existence dans l’économie du système politique (en tant que clef de voûte de ce système) d’un discours qui divise la nation en un groupe humain pleinement réalisé et un autre empêché d’accéder à une entière conscience humaine. Le jugement sur les colonisés a été pris en charge par le système et c’est à partir de là qu’il a pris la consistance d’une vérité fondamentale, d’un dogme. C’est ainsi qu’une représentation et des pratiques inégalitaires propres à l’État de droit sont nées.

La survie culturelle de la nation

La réduction de cette représentation et de ces pratiques à un épiphénomène, à une sorte de résidu de comportements et de théories supposés tombés aujourd’hui en désuétude, l’ignorance que l’on affiche quant à la persistance de la place centrale de l’image de l’indigène dans la représentation sociale, tout cela conduit nécessairement à obscurcir les questions en ce domaine difficile. Ainsi évite-t-on d’admettre une conséquence importante de la persistance de la représentation sociale du colonisé : le fait, décisif du point de vue politique et social, que les générations qui se succèdent se convainquent de l’idée selon laquelle la vérité ou l’authenticité de la nation dépend principalement de l’origine de ses membres. Le colonialisme, l’État de droit colonial, a porté loin cette idée de l’origine. Il l’a portée parfois jusqu’à ses conséquences ultimes : le régime d’exception durant la plus grande partie de la colonisation bien sûr, mais aussi les massacres, la torture, les exécutions sommaires, etc., dans le cadre de la répression de la guerre d’indépendance menée par les colonisés. La terreur portée à son comble a été pour ainsi dire l’achèvement, dans des conditions particulières il est vrai, de cette croyance : parmi les membres de la nation, il y a ceux qui lui seraient originellement liés et en seraient les membres authentiques – ce sont les garants de son intégrité – et puis les autres, dont le lien est construit et donc artificiel, non essentiel, ceux qui sont susceptibles de lui porter atteinte de l’intérieur. L’enjeu essentiel autour duquel s’est développée une politique de la terreur à l’époque coloniale a été la survie culturelle de la nation. C’est là le cœur de la question. L’ignorer équivaut à solder à bas prix le compte de l’histoire et à laisser persister les conditions subjectives légitimant aujourd’hui encore, aux yeux de beaucoup, des actes que l’on prétend réprouver formellement.

Une nouvelle subjectivité de masse

La persistance de l’image de l’indigène

Tabler sur une supposée capacité de nos contemporains à faire preuve de perspicacité dans cette affaire, dès lors qu’ils se soumettraient docilement à l’expertise du seul historien – celui qui serait préoccupé par l’établissement des faits objectifs –, débouche assurément sur une impasse. Il est clair qu’ainsi l’on continue à méconnaître la place, qu’il faut bien qualifier de capitale, occupée dans le dispositif colonial par les mécanismes subtils de fabrication, à partir de l’institution de l’indigène, d’une subjectivité de masse déterminée essentiellement par l’idée de hiérarchisation et de séparation stricte des sous-ensembles constituant la nation. On méconnaît également, dans cette perspective, combien la notion de respect de la personne humaine devient volatile sous la pression d’une corruption du principe d’égalité qui s’habille de l’illusion de sa préservation. Enfin, et c’est là une question qui nous concerne directement ici, on ignore la réalité de la persistance de la représentation sociale de l’image de l’indigène dans notre société prétendument réfractaire aux idéologies de la ségrégation.

La stratégie qui consiste à taire la dimension institutionnelle de la terreur empêche donc que l’on prenne la mesure de la force de la représentation sociale construite à cette époque, de son pouvoir de perdurer par-delà la période coloniale. Elle nuit considérablement à notre capacité de prendre en compte les conséquences sociales mais aussi administratives, judiciaires et policières actuelles de cette rupture : discrimination devant le travail ou le logement, contrôles d’identité arbitraires, centres de rétention soumis à l’impératif policier, double peine, entrave à la circulation des personnes, etc. Une chose est de rouvrir le dossier de la terreur coloniale, une autre de la traiter en allant le plus loin dans ce qui la structure et en fait une réalité tout entière née d’institutions qui, pour partie au moins, continuent de survivre à la décolonisation. Notre souci doit donc se manifester également à propos du rôle de légitimation que joue aujourd’hui encore l’image de l’indigène non seulement dans le comportement de nombreux citoyens convaincus d’appartenir originellement à la nation, mais encore dans la législation et les décisions administratives concernant les ressortissants des pays du tiers-monde (notamment de l’Afrique subsaharienne et du Maghreb) présents sur le territoire français ou retenus aux frontières.

Pratiques coloniales et abrogation du régime d’exception

Prendre la mesure de la rupture profonde ou de la réorientation radicale introduite par le droit colonial dans le système de l’État suppose que l’on s’écarte de l’idée selon laquelle la colonisation ne fut qu’une parenthèse tout au plus regrettable. De sorte qu’il est illusoire de croire comme on le fait souvent qu’avec le temps simplement ou le renouvellement naturel des générations, un droit peut en chasser un autre, que le droit de l’État de droit pourrait à partir de sa logique propre se libérer, se débarrassant de ce qui, dans le droit colonial, dérogeait au droit commun. Un examen scrupuleux de ce qui s’est passé à partir de 1944 (l’ordonnance du 7 mars abroge l’ensemble des mesures d’exception) dans les domaines de l’accession à la citoyenneté (la citoyenneté « à titre personnel », par exemple), des élections (trucage des élections par le socialiste Neagelen), de la représentation politique (institution des deux collèges) ou encore dans celui de la terreur extrême (le Nord-Constantinois en 1945) montrerait nettement que l’abrogation même du régime spécial appliqué aux colonisés n’a joué aucun rôle quant à l’essentiel, à savoir la détermination de l’intérieur de la nation par l’origine et l’impératif délirant de défense de cet intérieur.

Faire du droit une institution pour la vie

Une révolution dans les principes de l’État et du droit

Pour avancer dans l’intelligence de la terreur d’État exercée à cette époque, il faut donc se tourner du côté de l’image établie du colonisé algérien. Dominante dans la représentation française des composantes de la nation, cette image doit être considérée à partir de ce qui lui a donné sa consistance propre et son efficacité sociale : l’institution du colonisé en tant qu’indigène. L’image s’est constituée en tant que telle, sous l’effet de discours juridico-politiques soutenus et d’actions étatiques menées sur le long terme. Au fondement d’une telle représentation, se situe en particulier le dispositif légal dans lequel ont été pris les colonisés algériens. Un dispositif qui les a définis et construits essentiellement comme indigènes. Et c’est bien l’institution de l’indigène qui a rendu possible la terreur d’État en levant le sentiment de culpabilité qui aurait dû normalement accompagner un tel exercice de la politique.

L’image de l’indigène produite par l’institution fonctionne comme la représentation schématique où se manifeste l’essence même du colonisé, de sorte qu’elle ne concerne pas seulement un groupe humain particulier, défini en un temps et un lieu précis, mais encore sa postérité, une filiation dans son ensemble. L’institution de l’indigène soustrait en premier lieu la question de la constitution du corps souverain à la problématique de l’égalité issue de la Révolution française et l’inscrit dans le champ culturel des filiations. C’est ainsi qu’a lieu, sans que le fait soit reconnu et nommé en tant que tel, une révolution dans les principes qui régissent l’État et la nation et, par la suite, dans la représentation sociale qui leur est liée. Une frontière imaginaire, légitimée par le droit, sépare désormais la nation véritable de ceux que l’on affecte à une filiation déclarée inauthentique.

Une action menée contre des générations qui se succèdent

La discrimination développée contre les colonisés et l’organisation de la terreur qu’ils ont subie ont ainsi trouvé leur légitimité et leur justification dans les nouveaux fondements à caractère culturel des institutions françaises. En menant leur action contre les colonisés, les agents de la terreur s’en sont donc pris à des générations préalablement définies par la loi en tant qu’indigènes. Des générations qui se succèdent à l’infini en tant que telles, de sorte que l’émancipation promise par les autorités est demeurée pour elles une idée insaisissable et les grandes déclarations faites à leur intention n’ont plus résonné que comme des mots creux, des slogans agités par la propagande d’État.

Résistances françaises à la terreur coloniale

L’étude résolue de l’évènement colonial dans son ensemble met en évidence la déroute de l’héritage des principes d’égalité et de liberté accumulé par l’histoire des Français (la Révolution française, mais également plus près de nous la Résistance à l’occupation nazie et à Vichy) et l’abolition de la limite qu’un État nourri de cet héritage n’aurait autrement jamais franchie dans l’exercice de son gouvernement. L’ignorance de la nature effective de cet évènement non seulement interdit de comprendre la portée de la destruction des fondements de la société et de ses effets dans la France contemporaine, mais encore recouvre injustement d’un voile opaque le lien de fidélité qu’ont entretenu avec cet héritage les résistances françaises à la terreur coloniale.

Car, malgré le détournement des principes, continue d’exister dans la France contemporaine un horizon de liberté et d’égalité maintenu ouvert, à l’époque coloniale même, par tous ceux qui, sans être eux-mêmes des colonisés, ont refusé le fait de l’inégalité et de la terreur. Par conséquent, la référence générale à la défense des institutions ne saurait être une réponse à la question ici posée. C’est bien de la capacité politique de donner plus de force aux principes qui font du droit une institution pour la vie dont il s’agit. Il est question, en effet, de retourner le droit contre une partie de sa tradition, liée par beaucoup d’aspects à l’époque coloniale. Nous nous trouvons ainsi devant des interrogations essentielles. Elles appellent en particulier une mobilisation de la pensée d’une autre nature que la sophistique née autour de la dénonciation médiatique de l’usage inconsidéré de la violence.

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Sidi Mohammed Barkat est philosophe. Ancien directeur de programme au Collège international de philosophie, il a dirigé l’ouvrage collectif Des Français contre la terreur d’État. Algérie 1954‑1962 (Reflex, 2002) et a publié plus récemment Le Travail en trompe-l’œil (Rojos, 2015).

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