Lire hors-ligne :

Jean-Marie Harribey discute ici les propositions théoriques et pratiques avancées par Bernard Friot et Frédéric Lordon, dans un livre de dialogue récemment publié par les éditions La Dispute. Ces deux figures intellectuelles de la gauche radicale remettent au centre de l’attention la question du communisme et cherchent à en explorer les conditions, les contours et les potentialités.

Initiative salutaire, car si l’offensive capitaliste menée depuis les années 1980 n’a pas réussi à écraser les résistances sociales, elle est bel et bien parvenue à faire disparaître en grande partie, dans la plupart des pays du monde, l’aspiration à une société libérée de l’exploitation et de l’oppression, autrement dit à une société communiste. 

« Le fait que Marx ait saisi ce fait et perçu qu’une émancipation de la classe ouvrière ne serait possible que dans un monde radicalement transformé distingue sa pensée de celle du socialisme utopique, dont le principal défaut n’était pas (comme Marx le croyait) qu’il n’était pas scientifique, mais qu’il croyait la classe ouvrière comme un groupe défavorisé, et la lutte pour sa libération comme une lutte pour la justice sociale » (Hannah Arendt,  Karl Marx et la tradition de la pensée politique occidentale, Payot & Rivages, Petite Biblio Payot, 2021, p. 23).

L’économiste-sociologue Bernard Friot et l’économiste-philosophe Frédéric Lordon ont publié cet automne un livre En travail, Conversations sur le communisme (Paris, La Dispute, 2021), dans lequel ils confrontent leurs analyses et leurs propositions. Le livre se présente sous la forme d’un dialogue conduit par l’éditrice Amélie Jeammet. Tous deux ont acquis depuis de nombreuses années une notoriété qui dépasse les frontières de leurs disciplines respectives et leurs thèses nourrissent le débat dans la société. Disons d’emblée que ce livre vaut le détour. Le détour en deux sens : celui qui s’applique à une chose dont on dit qu’elle est belle à voir ; et celui qui indique qu’un pas de côté a été accompli par rapport à la direction habituelle, qu’un nouvel aiguillage a été installé vers une autre destination[1].

Le livre est structuré en trois parties présentant les accords essentiels, les désaccords et les perspectives politiques envisagées par chacun des auteurs.

Un accord facilement trouvé

La première partie – « L’essentiel en accord » – déroule la problématique générale de chacun d’eux, non pas sous la forme d’un dialogue mais de deux exposés successifs : une quarantaine de pages pour Friot, un peu moins d’une quarantaine pour Lordon. Cette relative longueur permet de rassembler le matériau accumulé pendant de nombreuses années de recherche par l’un et l’autre. Leur premier mouvement commun est de réinstaller le mot « communisme » dans le débat public.

Le déjà-là communiste

Bernard Friot tisse son fil rouge dans chacun de ses livres et sur lequel il revient inlassablement dans celui-ci. Le communisme est « déjà là », ou plus exactement il est « en travail » (p. 18). Comment ? Par qui est-il « travaillé » ? Il est là par le fait des institutions alternatives à la « valeur capitaliste » dont le cœur est « le salaire à la qualification personnelle », parce que la « classe révolutionnaire » qu’est le salariat les a déjà installées (p. 19). Il ne s’agit pas d’hypothèses pour Friot, car ce sont des prémices du « monde autre » (p. 22, souligné par l’auteur pour dire que ce n’est pas l’« autre monde » avec lequel on nous abuse). Et ce sera un point sur lequel s’accordera Lordon : il convient chaque fois d’ajouter un qualificatif à la valeur communiste, au travail communiste, au salaire communiste, un « prédicat » disent-ils. Et Friot précise que l’enjeu est de poursuivre la dénaturalisation de ces concepts, entreprise par Marx, sinon, demande-t-il, « l’histoire se serait arrêtée depuis cent-cinquante ans à ce que Marx a dit du travail productif capitaliste ? » (p. 24-25). « Dans le mouvement du communisme est en train de s’instituer le travail autre, endogène aux personnes, lesquelles sont en permanence enrichies d’une qualification et donc d’un salaire. Cette qualification ne peut pas être remise en cause, ce qui les libère de l’aléa de la validation de leur activité. Mais surtout elle pose les personnes elles-mêmes, sans aucune médiation, comme responsables – seules responsables – de la définition et de la réalisation du travail. » (p. 31).

Une grande partie de la notoriété de Friot tient à la conception de la retraite qu’il a largement diffusée depuis que les « réformes des retraites » ont été menées par les gouvernements successifs en trois décennies. Et, selon lui, les défaites subies par le salariat sont dues au fait de ne pas avoir compris que la pension était un « salaire continué » (p. 33) :

« Être travailleur n’est pas la situation intermittente de personnes en train de travailler avec, pour le reste du temps, des droits à revenu différé ; c’est la situation permanente de tout adulte, en permanence confirmé, de sa majorité à sa mort, dans sa capacité à, et sa responsabilité de, contribuer à cette nécessaire fraction qu’est le travail productif. » (p. 34) ;

« La montée en qualification, dans la limite d’un plafond de 5 000 euros nets mensuels tel que l’échelle des salaires soit de un à trois, est possible jusqu’à la mort par des épreuves portant sur l’expérience personnelle, sans que le salaire puisse être interrompu ou diminué. » (p. 36, je souligne).

Jamais Friot n’a remis en cause cette affirmation que, même mourant, le retraité est productif. On verra plus loin l’enjeu de l’évolution de cette idée vers celle du droit. Enfin, dans son dispositif, Friot considère que l’assiette de la cotisation doit être « la valeur ajoutée (et non pas la masse salariale) » (p. 47)[2].

À partir de là, Friot reconstruit tout ce que, ailleurs, on appelle un circuit économique, dont l’irrigation monétaire viendra d’une avance accordée par les caisses d’investissement qui auront centralisé la cotisation investissement issue d’une « socialisation intégrale des valeurs ajoutées » (p. 53) des unités de production. Dans son esprit, il s’agit d’étendre à toute l’économie ce qui a été fait en 1946 pour le régime général de la Sécurité sociale. Ainsi, on romprait avec la conception de la « valeur capitaliste » pour aller vers la « valeur communiste » (p. 24).

Transgresser l’usage des mots

À sa suite, Frédéric Lordon établit le cadre de pensée qu’il va confronter à celui de son collègue. Selon lui, derrière l’accord sur « « l’essentiel » : la redéfinition de la valeur, le salaire à vie (à son appellation près), la souveraineté des producteurs », il faut expliciter l’arrière-plan anthropologique sous-jacent aux thèses de Friot :

« tu as d’emblée inclus le niveau macroscopique dans ta réflexion, ainsi que les institutions comme lieux d’accommodation d’une violence anthropologique dont la sortie du capitalisme ne nous affranchira pas, en tout cas pas complètement » (p. 56).

Et cela à l’encontre de la gauche radicale pour laquelle la question anthropologique « est un lieu de déni, d’évitement et de fantasmagorie » (p. 56). En termes spinozistes, « les pensées politiques de gauche radicale ne diffèrent pas de leurs opposées : elles expriment dans leur ordre une aspiration à l’harmonie sociale » (p. 56). Il s’ensuit que, dans ce cadre de pensée de gauche, est perpétuée «  la thèse célèbre du dépérissement de l’État, rendu inutile de ce que, si la violence est toujours la violence de la lutte des classes, une société devenue sans classe devient ipso facto une société sans violence » (p. 57).

Comme le dit Lordon sur lui-même, il « joue sa partition » (p. 58). Cette « partition spinoziste récuse toute idée d’ »essence de l’homme » » (p. 59), car « l’humain est un être de désir et un élan d’activité » (p. 59) ; ce qui invalide l’idée que l’être humain pourrait « ne rien faire » (p. 59-60).

Lordon crédite Friot de poser la possibilité de la violence au cœur même des institutions qu’il conçoit : « les institutions de la qualification et les caisses d’investissement » (p. 63). En effet, il faut « se prémunir autant que nous le pouvons de ce qui menacera autrement d’être la pathologie caractéristique d’un communisme de salaire à vie : l’empire des commissions, tel qu’il pourrait même faire surgir si l’on n’y prend garde son personnel spécialisé, sa propre classe sociale, équivalent fonctionnel de la bureaucratie de l’étatisme soviétique » (p. 65).

Un autre exemple de risque inhérent à un communisme du salaire à vie serait d’évincer toute consommation privée. Pour l’éviter, Lordon préconise de conserver la monnaie et de s’éloigner de la formule de Marx « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins », car elle est « la formule d’une harmonie spontanée dont les préréquisits ne sont jamais discutés » (p. 72). Ainsi, « la monnaie établit ce que les économistes nomment une contrainte budgétaire, c’est-à-dire la limitation du droit de tirage des individus sur la division du travail » (p. 72-73).

Après ses prolégomènes anthropologiques, Lordon s’interroge sur la dimension territoriale du communisme « déjà là ». Il refuse en même temps la mise au rencart du niveau global, consécutive au désastre soviétique, et « les expériences locales exhaussées au statut de modèle global » (p. 77), car celles-ci rencontrent « l’obstacle de la production des moyens de production », c’est-à-dire « l’obstacle de la division du travail » (p. 81). Cette dernière, « pour être à la hauteur de nos normes matérielles, même réduites, demande de se déployer sur un ensemble humain vaste, dont la morphologie ne peut pas être celle d’une commune, ni même de quelque chose qui resterait de l’ordre du réseau – plan – de communes » (p. 84). Et ce qui est dit des exigences matérielles pourrait être répété pour la monnaie, que d’aucuns pensent limiter à l’échelon local par une multiplication d’expériences.

Il y a chez Lordon la nécessité de la transgression, à commencer par celle de l’usage des mots. Il fait un parallèle entre la difficulté rencontrée par Friot pour faire accepter un autre usage du mot « salaire » et la sienne propre avec « État » : « nous avons formellement la même expérience de l’inertie », dit-il (p. 85). En effet, il faut en finir selon lui avec la notion de dépérissement de l’État en soi, car il s’agit de faire dépérir l’État capitaliste, toujours une question de prédicat. Il faut redéfinir l’État comme un « ensemble de fonctions collectives » (p. 87), et, à cet égard, la Commune de Paris, qui « réinventait l’État » (p. 89) est éclairante. Dès lors, Lordon approuve Friot sur le fait que le communisme continue de « requérir des fonctions collectives » (p. 89).

Toute théorie se discute

Avec la deuxième partie du livre – « Des désaccords en travail » – et la troisième – « Perspectives politiques » – débutent les véritables « conversations sur le communisme ». Mais ce qui frappe, c’est qu’il s’agit davantage d’une suite d’observations – le plus souvent pour les approuver ou les enrichir – de Lordon sur le travail de Friot, auxquelles celui-ci répond ou qu’il complète, que d’un échange à parité, Friot ne questionnant presque jamais celui de Lordon. Ce qui n’est pas surprenant puisque Lordon se rallie à la thèse centrale de Friot, tandis que ce dernier n’emprunte, du moins au départ, rien à l’autre.

Passer du normatif au positif pour réinventer un signifiant ?

Pour expliquer ce ralliement, ou le justifier, Lordon entend dévoiler ce qu’il appelle la « matrice génératrice » (p. 92) de Friot, ce qui suppose de distinguer la « « réalité » au sens de Lacan » du « réel [qui] est antérieur à toute symbolisation » (p. 92). Et, si le lecteur était encore interrogatif, Lordon explique :

« La réalité, c’est le réel qui en tant que tel ne dit rien, et à qui un signifiant va faire dire quelque chose » (p. 92).

C’est par un signifiant composite « que s’opère la donation de sens qui fait du réel une certaine réalité » (p. 93). Comme « l’histoire ne parle pas d’elle-même : on la fait parler » (p. 93), alors Friot a le droit de faire parler l’histoire du régime général de la Sécurité sociale (un communisme déjà là) pour dessiner sa généralisation :

« D’un coup, on voit le monde autrement. En posant un nouveau signifiant – la théorie de la valeur-travail – Marx fait, littéralement, advenir une réalité alternative : une réalité candidate à venir se substituer à la réalité hégémonique » (p. 94).

On entre ici dans le dur. À la fois épistémologique et théorique. Dans la discussion que j’ai avec Bernard Friot depuis de nombreuses années, j’ai souvent remarqué qu’il passait hardiment, pour ne pas dire imprudemment, du registre normatif au registre positif. Lordon, au contraire, approuve ce saut car il convient d’exprimer le nouveau signifiant :

« Tout ton discours, me semble-t-il, est tendu dans l’anticipation et la performation d’un avènement : la pleine réalisation du déjà-là communiste dans le salaire à la qualification. » (p. 95).

Il s’agit donc bien, chez Friot, d’un discours qui se veut performatif et qui relève d’une croyance. D’ailleurs, Lordon le dit explicitement :

« Je me sens obligé de te dire ces choses pour que tu sois assuré qu’il n’y a pas la moindre vilenie ou basse manœuvre de déconsidération quand je qualifie ton jeu de langage de religieux. » (p. 95).

« Comment ne pas penser à une annonciation ? », ajoute-t-il (p. 96, voir aussi p. 247) après avoir parlé d’« avènement ». Bernard Friot, nouvel Ange Gabriel ?, demande en souriant Julien Théry[3].

Friot ne démentira jamais cette interprétation. Il l’assume tout au long du livre, dans lequel il dit avec de simples mots sa foi chrétienne. Loin de moi de lui contester cet engagement, encore moins de le juger, mais la discussion épistémologique reste nécessaire. Et Lordon, bien que nouveau communiste convaincu par Friot, s’écarte épistémologiquement de lui :

« Il y a, dis-tu, deux camps ; ceux qui postulent l’existence d’une seule classe pour soi, la bourgeoisie ; et ceux qui postulent qu’il y a une classe révolutionnaire pour soi. Mais ce « il y a », tel quel, est pour moi de l’ordre de la pure assertion performative. Dans ce registre, tu ajoutes d’ailleurs : « il faut passer du postulat ‘il n’y a pas de classe révolutionnaire’ au postulat ‘il y a un classe révolutionnaire’. À mes yeux un tel énoncé n’a de sens que dans ton jeu de langage. Dans le mien, il n’en a aucun. Pour moi, ça n’est pas affaire de postulation, c’est une affaire de constitution : de processus constitutifs. C’est-à-dire de positivité (au sens épistémologique bien sûr). » (p. 96-97).

C’est exactement, au mot près, l’objet de la discussion que j’ai eue avec Bernard Friot tout au long de nos controverses sur les retraites, le salaire à vie et la théorie de la valeur, et c’est aussi ce que lui disait Lordon dans sa recension de Puissances du salariat en 1998[4].

Dans ces conditions, comment comprendre le ralliement de Lordon à ladite théorie de la valeur de Friot ? C’est difficile à dire, sinon en émettant l’hypothèse que Lordon a abandonné la théorie de la valeur de Marx pour en chercher une autre qui analyserait le « communisme déjà là ». En tout cas, il est assez paradoxal que Lordon affirme ici que Marx a donné, par cette théorie, le signifiant faisant advenir une réalité alternative, et que, ailleurs, il l’abandonne au profit d’une théorie des affects, que Lordon puise chez Spinoza : « C’est le désir qui fait advenir la valeur aux choses – et non la valeur qui désigne les choses au désir »[5]. C’est ce précepte qui conduira Condillac au XVIIIe siècle à anticiper le thème qui sous-tendra la théorie néoclassique : « Une chose n’a pas de valeur parce qu’elle coûte, comme on le suppose ; mais elle coûte parce qu’elle a une valeur. »[6]

Le travail abstrait est un concept et non un fait

Friot revendique sa théorie de la valeur comme fidèle à celle de Marx. Que l’on soit d’accord ou pas avec Marx n’est pas ici l’objet de ma discussion, mais Friot s’écarte très nettement de Marx sur des points décisifs. « Le travail n’y [dans le capitalisme] est pas considéré comme une activité productive ayant une valeur d’usage particulière » (p. 22). Bien sûr que si chez Marx, car la valeur d’usage de la marchandise est un « porte-valeur »[7] et est donc une condition sine qua non de la valeur. Marx ne confond pas la valeur d’usage de la force de travail, dont tire parti le capital, et celle du produit de la force de travail dont celui-ci se moque.

L’un des concepts centraux de Marx, et peut-être l’un des plus difficiles à saisir, est celui de « travail abstrait ». L’éclairer est crucial pour la théorie de la valeur. Ses possibles interprétations aiguillent vers des conceptions différentes de la valeur. Je commence par dire comment je comprends ce concept. Dès l’ouverture du Capital, Marx énonce la double dimension de la marchandise, valeur d’usage et valeur d’échange[8], ainsi que la double dimension du travail, concret et abstrait. Ces deux dualités sont inhérentes au mode de production capitaliste.

Ainsi, les capitalistes, non seulement doivent vaincre la résistance des travailleurs à leur exploitation, mais doivent aussi vendre les marchandises produites par ces travailleurs afin de convertir celles-ci en monnaie, plus précisément en argent permettant au capital de s’accumuler. Si la vente est réalisée, le travail dépensé dans la production est socialement validé. Mais, lors de cette vente, les prix qui se forment tendent à rémunérer par un taux moyen de profit les capitaux avancés.

Autrement dit, de l’acte premier de production par la force de travail à l’acte final de la vente des marchandises sur le marché, s’effectue, dit Marx, un processus d’« abstraction » des aspects concrets et des caractéristiques individuelles du travail, du travail concret donc. Les rapports de forces entre capital et travail et entre les sphères du capital elles-mêmes sont au cœur de ce processus d’abstraction qui fait que la valeur n’est pas une qualité ni une quantité intrinsèques aux biens et services produits par le travail concret, seul travail effectué réellement. La valeur de la marchandise représente une fraction du travail validé à l’échelle de la société, une fois abstraites ses caractéristiques concrètes.

C’est ce qui explique que, au terme de ce processus, le capitalisme ignore la valeur d’usage des marchandises, de même que le travail concret réalisé. La valeur-travail de Marx diffère alors de la valeur-travail de l’économie politique de Smith et Ricardo car les prix de production qui se forment s’écartent de l’équivalent monétaire des contenus de travail concret utilisés dans la production de chaque marchandise. Finalement, ma conclusion est que l’accusation de substantialisme portée notamment par André Orléan contre la théorie de la valeur-travail de Marx ne repose sur aucun fondement : à ce substantialisme supposé de Marx, s’oppose son concept de validation sociale[9]. Tout autre conception perpétuerait le fétichisme de la marchandise, de l’argent et de la valeur critiqué par Marx.

Qu’en disent alors nos deux auteurs en conversation ici ? Friot explique que le salaire à la qualification personnelle « est la reconnaissance d’une qualification, c’est-à-dire d’une capacité de tout adulte de contribuer à la production entendue comme la part de nos activités organisée de sorte que la production de valeur d’usage dans un travail concret se double de la production de valeur économique dans un travail abstrait » (p. 42) ; « par conséquent, le salaire à la qualification personnelle est inséparable d’une éducation, non seulement à des connaissances et à des savoir-faire sanctionnés par un diplôme, mais aussi à cette responsabilité commune du travail abstrait » (p. 43).

Si l’on comprend bien Friot, il y aurait deux sortes de travail accompli par les travailleurs : le travail concret et le travail abstrait (le premier serait d’ordre productif, le second d’ordre organisationnel ?)[10].

« S’agissant donc de la gestion du salaire socialisé dans le régime général : travail concret d’élaboration des listes des électeurs ou de la tenue des comptes de la caisse, travail abstrait d’élaboration des deux conventions collectives des salariés des caisses d’allocations familiales et de ceux des caisses santé/vieillesse. » (p. 245).

Ailleurs, Friot affirme même que le travail abstrait est une « conquête » des travailleurs :

« La difficulté des grandes organisations syndicales à conserver leurs grandes conquêtes en matière de travail abstrait (salaire à la qualification, règles du droit du travail, institutions représentatives du personnel, cotisations au régime général, droit au salaire en dehors de l’emploi…), cette difficulté tient à ce que les travailleurs n’utilisent pas leur atout : c’est eux qui font le boulot. »[11]

Ils font le boulot, c’est exact, mais ils n’effectuent pas de boulot abstrait. Le travail abstrait n’est pas un fait, c’est un concept que l’on peut considérer derrière Marx comme participant de la levée du fétichisme de la marchandise et de toutes les institutions du capital, mais jamais comme une conquête des travailleurs. Comment Lordon, épistémologue, peut-il accepter et accréditer un tel détournement de sens ? Sans doute au nom du droit de tout un chacun à changer la définition et l’utilisation des termes et des concepts, au gré de sa fantaisie ou d’une nécessité théorique. Certes, mais, dans ce cas, il ne faut pas placer cette révision sous le patronage de Marx. On est d’ailleurs d’autant plus étonné de cette révision que Friot lui-même se rapproche parfois un peu du sens que donnait Marx au travail abstrait :

« Le travail productif, « travail social général qui s’objective et dont le seul élément est la quantité », travail abstrait donc, s’appuie évidemment sur un travail concret, mais dans l’indifférence à la valeur d’usage produite puisqu’il n’est mobilisé que pour produire de la survaleur pour la survaleur par élimination relative du travail vivant avec tous les désastres anthropologiques et écologiques auxquels nous assistons. » (p. 22-23).

On voit par là que les énoncés théoriques, parfois fragiles mais toujours en construction, ne sont pas figés, et au sein desquels la discussion demeure possible.

Toute théorie évolue

Considérons donc les choses comme ouvertes. Si l’on compare les premières ébauches des thèses de Friot et ce qu’il dit aujourd’hui, on peut noter d’indéniables évolutions.

Du travail à la monnaie et à la valeur

Par exemple, on trouve encore des traces assez profondes de l’idée que ce sont les retraités qui produisent la valeur de leur pension, que les chômeurs produisent celle de leur allocation ou que les parents produisent celle des allocations familiales (ainsi, quand Friot dénonce « l’exclusion des retraités du travail productif », p. 139). Mais cette idée est remplacée assez souvent par celle du droit à la pension ou aux allocations, au nom de l’attribution du statut lié au décernement d’une qualification personnelle, indépendamment de l’occupation d’un emploi : le « salaire comme droit politique » (p. 40, aussi p. 19). Pour lever toute éventuelle ambiguïté sur le sens de mon commentaire, disons que, sur ce point, cette idée de l’ordre politique est parfaitement acceptable. Mais on sort de l’espace de la discussion où Friot l’avait antérieurement placée et où, curieusement, Lordon tente de la replacer : l’espace théorique de la valeur. Et Friot insiste :

« La permanence de la validation sociale des personnes comme capables de produire de la valeur s’exprime dans un salaire à la qualification attaché à la personne, droit politique inaliénable, évolutif de la majorité à la mort. » (p. 36, je souligne).

Que la pension soit un « salaire continué » (p. 33, 124) n’implique logiquement aucunement que le retraité continue d’être productif de valeur, comptabilisée comme telle dans le revenu national. Lorsque Friot écrit que « toute personne adulte est travailleuse avant même qu’elle ait fait ses preuves en travaillant » (p. 271) – et, pourrait-on ajouter, après même qu’elle eut cessé de travailler (c’est ce que Friot sous-entend p. 34), on voit là encore l’évolution : la validation sociale chère à Marx ne porte plus sur le travail effectué dans la société pour déterminer la valeur, elle porte chez Friot sur les personnes. Pour un peu, on dirait que l’on glisse de la théorie de la valeur des marchandises à une théorie de la valeur des personnes, et Friot est en phase de le reconnaître :

« Contrainte de quémander sur le marché du travail ou celui des biens et services sa reconnaissance comme travailleuse, à la stricte mesure de ses tâches validées comme productives, la personne est en permanence menacée par la non-validation sociale de son produit. Au contraire, dans le mouvement du communisme est en train de s’instituer le travail autre, endogène aux personnes, lesquelles sont en permanence enrichies d’une qualification et donc d’un salaire. Cette qualification ne peut pas être remise en cause, ce qui les libère de la validation de leur activité » (p. 30-31).

Et on commence à comprendre l’engouement de Lordon pour faire la jointure avec une « théorie » de la valeur spinoziste fondée sur les « affects communs »[12] des individus. Pourtant, Lordon se ravise presque : il y a là « matière » importante, cruciale même, car « tomber dans un constructivisme pur, où tout ne serait que jeu de signifiants et de représentations, serait une erreur de première grandeur – et l’oubli des enseignements les plus élémentaires du matérialisme. Mais il s’agit de convoquer Marx à nouveau, je le redis : la critique de l’économie politique est bien une opération de resignification, un geste en vue de faire voir le monde autrement, par la position d’un nouveau regard (rappelons que theorein en grec signifie voir) sur la valeur. » (p. 109). Mais, aussitôt, il douche un peu l’enthousiasme :

« À mon avis d’ailleurs, tu surestimes le pouvoir des « idées justes » et des « bons mots d’ordre ». Supposé que les mobilisations [sur les retraites] en aient eu la possession, je doute beaucoup que ceci leur aurait permis une issue différente : la critique devient certes une force matérielle quand elle s’empare des masses, mais encore faut-il savoir quelle force il y a en face, et si la condition est suffisante. » (p. 111).

Parmi les points en discussion depuis longtemps avec Bernard Friot figurait la monnaie, et cela sur plusieurs plans. Friot contestait la distinction entre sphère monétaire marchande et sphère monétaire non marchande, il ne prenait pas en compte la nécessité de l’avance monétaire pour financer la production et il récusait la notion de transfert entre actifs et inactifs (ce dernier point découlait de l’idée que, par exemple, les retraités produisaient leur pension). Sur chacun de ces points, l’évolution est sensible, sinon décisive. Elle se traduit essentiellement dans les propositions actuelles de Friot par l’invention d’une nouvelle forme de création de monnaie, non plus par le système bancaire sous la forme du crédit, mais sous celle de subvention accordée par la Caisse centrale qui recueille les cotisations généralisées dans l’ensemble de l’économie. Sous le chapitre de la monnaie, j’ai eu il y a déjà plusieurs années une discussion avec les animateurs du Réseau salariat qui ont développé les idées de Friot sur la monnaie, et que celui-ci donne comme référence dans ce livre[13]. Pour eux, le financement de la production est supprimé, car considéré comme inhérent au capitalisme. Or, au prétexte que, sous le capitalisme, le crédit anticipant l’avenir est assujetti au paiement de l’intérêt, la négation du crédit revient à nier le fait que l’économie soit devenue monétaire et qu’existe la division du travail. Avec le modèle friotien, toute la valeur ajoutée est centralisée et socialisée, et les entreprises ne « remboursent » pas la subvention reçue mais versent une quote-part de leur valeur ajoutée : c’est assurément une innovation sémantique, mais n’est-ce pas une fiction, hormis bien sûr la suppression de l’intérêt ? Les biens de production ne sont plus vendus, ils sont attribués aux unités de production par les caisses d’investissement, et, comme toute la valeur ajoutée est sous forme de salaires et que, dans ce modèle, la production non marchande est incluse dans la production marchande, le tour de passe-passe est accompli en calculant a posteriori un « coefficient » multiplicateur afin de passer de la mesure de la production marchande à celle de la production totale[14]. Dans ce modèle aussi, tout impôt est supprimé : « Cet assèchement du capital par socialisation communiste de la valeur ajoutée est un tout autre projet que sa taxation, une pratique vouée à l’impuissance parce qu’elle augmente (et non pas diminue) la puissance du capital. La taxation légitime le capital, puisque ce dernier devient nécessaire au financement fiscal de l’économie. » (p. 46, voir aussi p. 53). On se demande bien pourquoi le Medef ne l’a pas compris ainsi. Mais le plus important est ailleurs : la fiscalité ne finance jamais macroéconomiquement l’économie car elle résulte de la production de celle-ci et ne peut donc lui être une avance anticipant le surplus social, elle en paie a posteriori la part non marchande[15].

Il faut alors dire un mot ici du point technique le plus surprenant dans le modèle proposé par Friot et le Réseau salariat :

« La valeur nouvelle est socialisée dans une cotisation allant à des caisses gérées par les travailleurs, caisses qui, en t+1, subventionneront à nouveau, pour l’essentiel par création monétaire, la cotisation permettant le retrait de la monnaie créée par la subvention. » (p. 45-46, voir aussi p. 48).

De deux choses l’une, ou bien les cotisations centralisées après la production repartent à l’époque suivante sous forme de subventions dans l’économie et on ne voit pas la différence avec l’épargne préalable – chère aux économistes néoclassiques – résultant du flux de production précédent, et alors il n’y a pas de création de monnaie nouvelle ; ou bien il y a création monétaire et le renoncement au financement de la production anticipée est un non-sens dans une économie monétaire de production, surtout si c’est une économie dynamique.

On s’étonne à nouveau que Lordon, dont les travaux antérieurs sur la monnaie sont notoires, ne réagisse pas, au moins sur un point décisif : tout système productif, a fortiori tout développement économique, qu’il soit capitaliste ou communiste, exige un financement monétaire a priori, la fiscalité ou tout autre versement de type friotien en étant le paiement collectif a posteriori [16]. Là où on peut donner raison à Lordon, c’est sur l’importance de la production des biens de production, dont on ne peut imaginer qu’ils soient exclus du champ de la production monétaire (p. 82), même dans le cas où « le non-développement est l’option par défaut » (p. 74), car il convient d’assurer « le bouclage de la division du travail au niveau macrosocial » (p. 82-83).

Lordon raconte que, dans le cheminement qui l’a conduit à rencontrer Friot au fur et à mesure que celui évolue aussi, il voit « Bernard nous [Orléan et lui] rejoindre dans la dissidence de la valeur marxiste » (p. 250). Il y a sans doute à cet endroit des non-dits qui mériteraient d’être explicités pour le lecteur qui n’a pas tout suivi des évolutions des uns et des autres s’étalant sur deux ou trois décennies. D’abord, la transposition de la modalité de fixation du prix des actifs financiers – par mimétisme ou de façon autoréférentielle – à celle de la valeur des marchandises, thèse soutenue par Orléan, a subi de nombreuses critiques[17] : notamment, négation des conditions sociales de production des marchandises et de la validation sociale du travail. Lordon fait comme si Orléan lui-même n’avait pas amendé ou nuancé sa thèse, et comme si la sienne propre n’avait pas été soumise à la discussion[18].

C’est un peu la même chose avec Friot : il se range derrière l’idée que richesse et valeur doivent être distinguées (p. 29), mais d’où lui vient cette nouvelle idée ? Pas de référence sur ce point, ni sur la réhabilitation du concept de validation sociale, pourtant issu de la critique de l’économie politique.

« Moins de richesse (moins d’aliments) et éventuellement plus de valeur (plus de travail vivant) : cette règle d’or du travail communiste est transposable à toutes les productions » (p. 29-30).

Pourquoi Friot laisse-t-il de côté que c’est la règle d’or déjà en vigueur dans le capitalisme ? S’il faut plus de travail vivant pour une même production, la valeur augmente en proportion de la diminution de la productivité du travail ; il n’y a en cela rien du « déjà-là » communiste puisqu’il s’agit de la bonne loi de la valeur marxienne, érigée pour rendre compte du capitalisme le plus pur[19]. Je me hasarde à une hypothèse : pourquoi Lordon préfère-t-il la notion de « garantie économique générale » à celle de « salaire à vie » (c’est un des thèmes de son Figures du communisme), sinon pour établir que l’on se place délibérément dans le registre normatif, c’est-à-dire dans le projet politique qu’il s’agit de bâtir, davantage que dans un « déjà-là » souhaité, rêvé, fantasmé ?

L’écologie est-elle un déjà-là communiste ?

Frédéric Lordon a placé la barre des thèses de Bernard Friot à la hauteur du matérialisme philosophique avec l’acquiescement de son ami. Le signifiant est nécessaire au signifié, mais point trop de performativité, pire d’idéalisme. Du caractère premier de la matière à l’écologie, c’est-à-dire à cette contrainte matérielle de l’unicité et de la limite de la planète Terre qui s’impose à l’être humain et au sein de laquelle tout mode de production doit s’inscrire, il n’y a qu’un pas. Comment nos deux auteurs le franchissent-ils ? Sans aucun doute, l’ampleur de la crise écologique ne leur échappe pas. On comprend même l’ironie avec laquelle Lordon fustige les nouveaux penseurs de l’écologie s’exerçant sur le « créneau des intellectuels latouriens » (p. 78), pour qui « Être rivière, Habiter en oiseau ou Penser comme un iceberg… » (p. 77) participe d’une « radicalité critique sans aucune radicalité critique », au sein de laquelle « on ne prononce jamais le mot « capitalisme », encore moins celui de « capitalistes » » (p. 78)[20]. Toutefois, quelle est la mesure de la prise en compte de la question écologique par Friot et Lordon ?

Le premier situe d’emblée la problématique du « métabolisme de tous les vivants avec la nature » (p. 17). Mais il définit le périmètre de cette problématique ainsi :

« Il faut le redire avec force : l’emploi conscient des produits généraux du développement humain est aussi à l’agenda communiste. Faire société communiste, ça n’est pas partir des besoins, selon l’expression consacrée, comme s’ils étaient dans la nature : des besoins finis dans un monde donné. L’absurdité mortifère de la fuite en avant capitaliste peut certes rendre attrayante sa symétrique : la démission portée par un postulat de finitude, dans l’espace de limites imposées par « la nature ». Non, faire société communiste, c’est partir de la souveraineté sur le travail, un travail communiste, à savoir l’effort assidu d’actualisation démocratique des possibilités inouïes de la nature, un effort mobilisant la science et la politique, qui laisse en permanence ouvert le champ des besoins dans un mouvement de retournement des institutions capitalistes du travail. » (p. 25-26).

Osons poser la question : le communisme de Friot se démarque-t-il vraiment de celui traditionnel des partis communistes ? En effet, tout d’abord, en quoi partir des besoins les naturaliserait-il ? Aujourd’hui, nous avons besoin de soins, d’éducation, de culture, besoins sociaux par excellence, qu’on a même « découverts » comme essentiels parce qu’ils sont les besoins de notre temps !

Deuxièmement, l’infinitude supposée du travail humain sur lequel nous aurions recouvré notre souveraineté revient à nier la finitude de la planète qui aurait des « possibilités inouïes », la nature mise entre guillemets comme pour signifier son irréalité. Comment la prétendue infinitude du travail « s’ac-climat-erait-elle » métaboliquement avec la finitude terrienne, si on ferme les yeux sur l’affirmation étonnante des « possibilités inouïes de la nature » ? Troisièmement, rien n’est dit de la technique[21], comme si la souveraineté sur le travail suffisait à maîtriser le potentiel d’autonomie de celle-ci : par exemple, l’énergie nucléaire ferait-elle partie du champ maîtrisable à très long terme par un travail souverain ? Quatrièmement, avec la question des capacités humaines réapparaît la révision friotienne du travail abstrait, porteuse de contresens :

« La permanence de la qualification est nécessaire à la souveraineté commune sur le travail d’un autre point de vue fondamental, sa commune évaluation continue : entre autres critères, l’utilité et la qualité de son produit en tant que travail concret et, en tant que travail abstrait, son empreinte écologique, les ressources mobilisées, la pertinence de la division du travail, les effets territoriaux. » (p. 34-35, je souligne).

Et Lordon se prononce contre le productivisme et en faveur de la décroissance, même si le mot n’est pas prononcé, l’idée est présente :

« Pour le subventionnement des projets, il y a une ressource rare à allouer. De fait : sélection. Mais désormais sélection politique parce que le système des caisses sera par excellence l’institution en charge du pilotage de la division du travail : quels types de biens décidons-nous de produire ? quels non ? quels risques ferait éventuellement courir à la société telle innovation ? Le tout évidemment sous une contrainte générale a priori de réduction de la production dans la situation (le désastre) écologique que le capitalisme nous laisse sur les bras. » (p. 64).

C’est donc, de la part de Lordon, un adieu à l’infinitude du travail prononcée par Friot, puisque nous sommes « sous une contrainte a priori de non-croissance » (p. 75).

*

En terminant cette lecture et pour mettre un point final à mes commentaires tant approbateurs que critiques, je pense nécessaire de redonner la parole à Bernard Friot, principal interlocuteur de ce livre – puisque c’est lui qui est questionné par Frédéric Lordon :

« Lorsque Croizat institue le droit au salaire des parents, il le fait en disant qu’il fournit aux parents du pouvoir d’achat, que la société est solidaire d’eux, bref dans les termes de la réalité capitaliste, alors même qu’il sort le salaire de l’emploi pour le lier à la personne. Et quand je pose le prédicat « communiste » sur ces prémices d’un nouveau statut économique de la personne, je ne fais pas advenir par le verbe quelque chose qui n’existe pas encore, je ne nomme pas un à-venir, mais un déjà-là. » (p. 102).

Cette dernière citation condense toute la problématique de l’auteur, et en même temps contient en creux les questions ou les objections qu’elle soulève. L’impasse des stratégies politiques pour venir à bout du capitalisme, ou tout au moins des politiques néolibérales les plus désastreuses, est telle que, à n’en pas douter, ce livre trouvera de nombreux partisans et même de fervents croyants dans ce communisme sorti du « ciel du futur » (p. 103).

Redisons-le : ce livre vaut vraiment le détour. Par l’ampleur du programme à la fois de recherche et politique. Également par le questionnement méthodologique et épistémologique qu’il suscite. On l’aura compris, ma réserve ne porte pas sur la radicalité du projet politique de mettre à bas le capitalisme et d’examiner la (les) figure(s) de ce pourrait être un communisme rétabli dans sa dimension émancipatrice, mais sur le bien-fondé ou le mal-fondé de l’aller-retour entre normatif et positif, de la performativité d’un énoncé coupé du réel matériel, sur la pertinence ou non de la révision de concepts comme le travail abstrait et la valeur, révision faisant silence sur la confrontation intellectuelle à laquelle elle donne ou a donné lieu[22]. Comme le disent à l’unisson Bernard Friot et Frédéric Lordon, tout cela est, même à leur corps défendant, « en travail ».

Et je le dis sans retenue, le détour proposé dans ce livre est une invitation que j’accepte : considérer, comme le dit Bernard Friot, qu’il y a du tragique dans la construction du réel, dans toutes les constructions sociales, leçon à ne pas oublier…

***

Annexe. Quelques éléments sur la théorie de la valeur selon Frédéric Lordon

Dans le cheminement intellectuel de Frédéric Lordon, jalonné par la publication au fil des ans d’un grand nombre d’ouvrages, figure la tentative de repenser la théorie de la valeur, celle fondée par Marx, à partir d’une inspiration spinoziste et dont les fondements étaient posés dans Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza (Paris, La Fabrique, 2010, ici en abrégé M&S), approfondis dans La condition anarchique, Affects et institutions de la valeur (Paris, Seuil, 2018, ici CA) et prolongés dans Figures du communisme (Paris, La Fabrique, 2021, ici FC). Quelques mots ici pour situer comment Lordon retrouve Friot sur un point décisif de leur rapprochement et sur lequel il est assez discret dans ce livre de leurs conversations[23].

Pour Lordon, se situant dans une perspective durkheimienne, rejoignant ainsi André Orléan, il faut sortir la valeur de son sens économique pour lui donner une portée « transversale, capable de passer par tous les ordres de valeurs » (CA, p. 12). C’est en cela que, selon lui, Spinoza doit être convoqué pour refonder la valeur sur les affects : « C’est le désir qui fait advenir la valeur aux choses – et non la valeur qui désigne les choses au désir » (CA, p. 22). Je disais ci-dessus que c’est un précepte que l’on retrouvera chez les économistes marginalistes, précurseurs de la théorie néoclassique, mais, plus important est de se demander : est-ce une nouvelle théorie de la valeur ou est-ce un renoncement à toute théorie de la valeur puisque toutes (celles du travail ou de l’utilité) sont aux yeux de l’auteur substantialistes. La conséquence est de prendre le parti d’évacuer la théorie de la valeur de Marx pour garder seulement une théorie de la monnaie :

« la monnaie [est] le nom d’un certain rapport social et […] l’argent est le nom du désir qui prend naissance sous ce rapport » (M&S, p. 27).

Pourquoi le fait de noter le désir humain qui pousserait à chercher de la valeur obligerait à ignorer les conditions socio-techniques de production de l’objet du désir ? Contrairement à tout ce que prétend l’enseignement néoclassique de l’économie, contrairement aussi à l’implicite des thèses néo-institutionnalistes sur la monnaie et la valeur, la théorie de la valeur-travail est incluse dans l’âpreté du désir, l’utilité et la rareté, que cette dernière soit réelle ou fantasmée : si le désir est présent, l’homme produit, mais les conditions sociales et techniques de cette production dont dépend in fine sa valeur n’ont pas grand-chose à voir avec des affects préalables tristes ou joyeux.

Rejeter le substantialisme de la valeur pour rester dans le cadre de la critique de son fétichisme est un point qui nous vient de Marx et que je partage avec Lordon, mais celui-ci ne réintroduit-il pas un nouveau substantialisme quand il théorise que « le prix monétaire donne la mesure exacte de l’intensité désirante » (CA, p. 80) ? Lordon commet une confusion parallèle à celle de Friot sur le travail abstrait :

« Quand les mêmes chaussures de sport sortent de la même chaîne chinoise, mais partent, les unes recouvertes des habits d’une marque, les autres « nues », la différence de leurs destins marchands, c’est-à-dire de leurs destins-prix, suggère assez que la valeur économique ne réside pas dans les temps de travail abstrait – ici rigoureusement identiques. La mode et la marque sont ainsi le point de souffrance de la théorie marxiste de la valeur, qui ne sait pas quoi faire de ces différences de prix inexplicables par des différences de travail inexistantes. » (CA, p. 111).

D’une part, la difficulté de Lordon est que, dans son exemple, il s’agit de différences de travail concret et pas de travail abstrait. Et s’il a raison d’insister sur les difficultés de mesure de la quantité de travail abstrait en heures chez Marx, on n’insistera pas trop par camaraderie sur celles de mesure du désir ! Il m’objecte (CA, p. 70-71) que parler de travail abstrait comme substance sociale ne résout rien de plus que « substance tout court », au motif que tout effet relationnel disparaît dans la valeur marxiste.

C’est une pétition de principe et non une démonstration. À preuve : si le « saut périlleux » que doit accomplir la marchandise selon Marx est si important, c’est bien parce que le rapport de production capitaliste trouve son aboutissement dans le rapport marchand. Autrement dit, son objection : « une exception étrange pour l’invendu, la marchandise non réalisée, la seule à voir sa valeur établie dans l’épreuve de la circulation : nulle » (CA, p. 71), n’en est pas une, tellement le propos est en tout point conforme à la lettre et à l’esprit de Marx. D’autre part, la théorie de la valeur de Marx n’oublie pas les phénomènes de rente, de plus-value extra, que les positions de force sur les marchés permettent d’accaparer par le biais d’effets de mode, de marque, de publicité ou tout simplement de monopole.

Je rejoins totalement Lordon lorsqu’il explique que les concepts de marché et de monnaie ne sont pas épuisés par la forme néolibérale qu’ils prennent :

« Dans son concept, le marché vient comme le complément d’une division du travail étendue, c’est-à-dire comme instance d’actualisation de ses complémentarités, puis également comme lieu où des propositions privées autonomes viennent s’offrir à la validation sociale sous la forme monétaire. » (FC, p. 125).

Mais Lordon ne voit qu’une seule forme de validation sociale, celle du marché, alors qu’il existe dans le capitalisme contemporain une autre forme de validation sociale de la valeur, par décision politique, celle qui concerne le travail productif des travailleurs de valeur ajoutée nette dans la sphère monétaire non marchande. Voilà le clivage rédhibitoire avec l’interprétation marxiste traditionnelle, sur lequel Lordon cet Friot restent silencieux lors de leur discussion. Et comme Lordon quitte le rivage de Marx sur la valeur, il commet une confusion basique entre valeur d’usage et valeur :

« Ma première compréhension, spinoziste, de la valeur communiste était donc : les gens font des choses, et cela, intrinsèquement, vaut » (En travail, p. 195, je souligne).

Par bien des aspects, on retrouve, dans la tentative lordonienne de théoriser la valeur, le dilemme : matérialisme ou idéalisme, dont on a vu qu’il parcourait plusieurs moments importants de la conversation avec Friot. Peut-on bâtir une théorie de la valeur à partir des affects, ou  a contrario du fait que « certaines idées-affects nous sont littéralement indifférentes (comme la musique au sourd d’Ethique, IV, préface) », en citant en note Spinoza : « la musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour l’affligé ; et pour le sourd, ni bonne ni mauvaise » (CA, p. 47) ? Pauvre Beethoven, on pardonne à Spinoza qui ne le connut pas, mais à Lordon ?

Notes

[1] On trouvera aussi un débat oral sur Le Média entre les deux auteurs, présenté par Julien Théry, accompagnant la sortie de ce livre : « Le communisme, le vrai, c’est ici et maintenant », 6 novembre 2021, https://www.youtube.com/watch?v=2_kaRuDNdno.

[2] Sur l’élargissement de l’assiette des cotisations sociales, Bernard Friot a parfois varié : voir Jean-Marie Harribey, « Derrière les retraites, le travail. À propos du livre de Bernard Friot, Le travail, enjeu des retraites », Les Possibles, n° 20, printemps 2019, http://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/valeur/a-propos-livre-friot.pdf.

[3] Dans Le Média, op. cit.

[4] DJ-FRED, « Note de lecture sur Puissances du salariat (Paris, La Dispute, 1998) », L’année de la régulation, vol. 2, 1998, https://rechercheregulation.files.wordpress.com/2013/07/ar2-ndl.pdf, republié par Contretemps, 7 décembre 2021, https://www.contretemps.eu/friot-recension-lordon.

[5] Frédéric Lordon, La condition anarchique, Affects et institutions de la valeur, Paris, Seuil, 2018, p. 22. Voir l’annexe à la fin de mon texte. Pour une recension critique plus complète, voir Valentin Soubise, « La condition anarchique et les affects de Frédéric Lordon peuvent-ils donner une théorie de la valeur ? », Les Possibles, n° 21, Été 2019, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-21-ete-2019/debats/article/la-condition-anarchique-et-les-affects-de-frederic-lordon-peuvent-ils-donner-7018.

[6] Étienne Bonnot de Condillac, Le commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre, 1776. J’ai discuté des thèses de Frédéric Lordon dans « Marx et Spinoza, le mariage de l’année ?, Note de lecture du livre de Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza », Revue de la régulation, n° 9, 1er semestre 2011, https://journals.openedition.org/regulation/9110 ; et dans La Richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013, http://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/ouvrages/livre-richesse-entier.pdf.

[7] Karl Marx, Le Capital, Livre I, 1867, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome I, 1965, p. 576 et 581.

[8] Pour être précis, il y a chez Marx un triptyque auquel il ne fait pas lui-même toujours attention : la valeur d’usage est une condition de la valeur en tant que fraction du travail social, laquelle apparaît dans l’échange par le biais d’une proportion, la valeur d’échange qui est mesurée par la quantité de travail socialement nécessaire, définie comme travail abstrait.

[9] Voir ma discussion avec André Orléan : Jean-Marie Harribey, « La valeur, ni en surplomb, ni hors-sol, À propos du livre d’André Orléan, L’empire de la valeur, Refonder l’économie », Revue de la Régulation, second semestre 2011, https://journals.openedition.org/regulation/9483 ; « Du travail à la monnaie, Essai de perspective sociale de la valeur, Examen critique de la vision autoréférentielle de la valeur et de la monnaie, Économie et institutions, n° 26, 2017, http://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/valeur/monnaie-valeur.pdf ; voir la réponse d’André Orléan, « Réponse à Jean-Marie Harribey », Revue de la Régulation, second semestre 2011, https://journals.openedition.org/regulation/9502. Voir aussi la critique acerbe de Michel Husson à l’égard du livre d’Orléan : « Le pire de la valeur », Contretemps, n° 112, mars 2012, http://hussonet.free.fr/pirval.pdf.

[10] Dans la discussion orale sur Le Média, op. cit., il dit rapidement qu’il n’y a jamais que du travail concret, mais cela n’est pas dit ainsi dans le livre.

[11] Bernard Friot, « Introduction générale » à Daniel Bachet et Benoît Borrits (dir.), Dépasser l’entreprise capitaliste, Vulaines-sur-Seine, Éd. du Croquant, Les Cahiers du salariat, 2021, p.12.

[12] Frédéric Lordon, La condition anarchique, op.cit., p. 14.

[13] Jean-Marie Harribey, « Que dit le Réseau salariat ? », Blog Alternatives économiques, 21 février 2017, https://blogs.alternatives-economiques.fr/harribey/2017/02/21/que-dit-le-reseau-salariat. Voir aussi « Que dit le Réseau salariat (suite) ? », à paraître. À plusieurs endroits du livre de conversations avec Lordon, Friot parle de « monnaie marquée » (p. 21, 214, 216), pour désigner les prestations en nature fournies par l’assurance maladie. Cette appellation convient-elle puisqu’elle ne fait pas la différence entre la production monétaire non marchande de soins par les soignants et celle des médicaments et autres fournitures achetées à l’industrie par l’assurance maladie ?

[14] On lira avec intérêt la mise au point de l’Insee et mon commentaire qui récapitule la conception du travail productif dans la sphère monétaire non marchande : Jean-Marie Harribey, « L’Insee remet les pendules à l’heure sur le travail des fonctionnaires », Blog des Économistes atterrés sur Alternatives économiques, 21 décembre 2021, https://blogs.alternatives-economiques.fr/les-economistes-atterres/2021/12/21/l-insee-remet-les-pendules-a-l-heure-sur-le-travail-des-fonctionnaires.

[15] La distinction entre financement de la production, ex ante, et paiement de celle-ci, ex post, est due à Keynes.

[16] Jean-Marie Harribey, « Karl Marx, Charles Dumont et Édith Piaf : « rien de rien » ou la réalisation monétaire de la production capitaliste », Blog Alternatives économiques, 16 mai 2018, https://blogs.alternatives-economiques.fr/harribey/2018/05/16/karl-marx-charles-dumont-et-edith-piaf-rien-de-rien-ou-la-realisation-monetaire-de-la-production-capitaliste.

[17] Outre celles que j’ai référencées ci-dessus (note 8), voir Laurent Cordonnier, « Une théorie de la valorisation ? », Revue française de socio-économie, n° 10, 2012/2, p. 289-294, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-socio-economie-2012-2-page-289.htm ; et Matthieu Montalban, « De la place de la valeur et de la monnaie dans la théorie de la régulation : critique et synthèse », Revue de la Régulation, n° 12, 2e semestre, automne 2012, http://regulation.revues.org/9797.

[18] On admet que le livre de discussion avec Friot ne permette pas à Lordon de répondre aux critiques qui ont été apportées à sa théorie de la « valeur anarchique » ou à sa théorie « anarchique de la valeur ». Mais, dans ses livres ultérieurs, comme Figures du communisme, on n’en trouve pas trace non plus.

[19] Il est vrai que Bernard Friot a fait une recension élogieuse de mon La richesse, la valeur et l’inestimable, « À propos de Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable. Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste », RFSE, n° 15, 2015/1, p. 299-301, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-socio-economie-2015-1-page-299.htm?try_download=1.

[20] J’approuve d’autant plus Lordon que j’ai bataillé contre les mêmes, voir notamment Jean-Marie Harribey, « La nature entre animisme et fiction », AOC, 10 décembre 2021, https://aoc.media/opinion/2021/12/09/la-nature-entre-animisme-et-fiction ; et plusieurs textes sur mon blog, notamment « La nature travaille-t-elle ? », 8 décembre 2021, « Le travail au prisme de l’écologie politique », 27 octobre 2021, https://blogs.alternatives-economiques.fr/harribey.

[21] Reconnaissons que, sur ce point, Bernard Friot est beaucoup plus nuancé dans le débat oral sur Le Média, op. cit.

[22] On ne dira rien des coups de patte contre les « économistes atterrés, dans le conseil scientifique d’Attac » (p. 139), sans que la moindre référence soit donnée, alors que Bernard Friot sait très bien qui sont ceux qui ont nourri la discussion avec lui, qui sont très peu nombreux, et on ne saura rien de la nature de cette discussion, notamment sur le travail productif de valeur dans la sphère monétaire non marchande, tournant décisif au sein de l’économie marxiste.

[23] Pour une critique plus étendue, voir Valentin Soubise, op. cit.

Lire hors-ligne :