Comprendre la « Sociale » pour la continuer
Alors qu’une bataille sociale de grande ampleur s’engage face à Macron et une énième contre-réforme des retraites, il faut lire le livre récent de Nicolas Da Silva, paru aux éditions la Fabrique. Jean-Claude Laumonier nous y invite dans cet article en restituant les acquis de cet ouvrage et en discutant certaines des thèses défendues. Mais avec un point d’accord central : il faut se battre pour une protection sociale auto-organisée, et plus largement pour l’auto-gouvernement des exploité-es et des opprimé-es.
« Les pages qui précèdent invitent à relancer la bataille pour une sécurité sociale auto-organisée, contre le capital et contre l’Etat. Le moment est venu d’embrasser à nouveau l’idéal de la Sociale »
Nicolas Da Silva, La bataille de la Sécu[1]
Ces lignes de conclusion de l’ouvrage de Nicolas Da Silva, en montrent l’intérêt. Il arrive comme une bouffée d’air frais, quelques semaines après que Fabien Roussel, secrétaire général du PCF, ait sonné la charge contre la « gauche des allocs » opposée par lui « à la gauche du travail et du salaire ». Ce livre à la fois, synthétique et très documenté rétablit, à point nommé, le sens du combat pour la « Sociale » : une Sécurité sociale et un système de santé « auto organisés »
L’histoire de la protection sociale (centrée ici sur le thème de la santé) et du système de santé français y est retracée, de la fin de l’Ancien Régime à la crise du COVID :
« La conviction qui anime ce livre » affirme Nicolas Da Silva dans son introduction « est donc que pour comprendre les évolutions du système de santé jusqu’à nos jours et éventuellement pour espérer avoir une influence sur celle de demain il est nécessaire de distinguer l’Etat social de la Sociale. La question du contrôle politique et de la distribution du pouvoir dans les institutions de soin est primordiale » (p. 25)
Pour l’auteur, prenant le contrepied d’un discours fréquent à gauche :
« La crise actuelle du système de santé n’est pas avant tout financière (elle ne se mesure pas en quantité d’argent), mais politique (elle se mesure à l’aune de la distribution du pouvoir). Avec la même quantité d’argent, mais une autre distribution du pouvoir, il serait possible de faire beaucoup mieux pour beaucoup plus de gens-tant du coté des patients que des soignants » (p. 25).
Cette approche a le mérite de reposer les questions de protection sociale et de santé comme des questions politiques. Elle les pose en termes de classes, de lutte, et de prise en main de la société par ceux qui en produisent les richesses. Elle ouvre, en même temps, des débats à poursuivre avec l’auteur et avec celles et ceux qui veulent faire vivre « la Sociale ».
Les deux siècles et demi d’histoire que retrace N. Da Silva montrent que la lutte pour une sécurité sociale est l’expression d’une aspiration profonde des salariéEs. L’auteur met en lumière, le combat mené dès son origine, par le mouvement ouvrier contre la précarité inhérente à la condition ouvrière, pour imposer des droits sociaux dont le droit aux soins.Il montre la résistance que lui oppose la classe dominante et l’Etat, décrit par N. Da Silva comme un « rapport social » spécifique et non l’instrument de domination de la classe bourgeoise, même s’il en subit les pressions.
Du « secours mutuel » à la mutualité ou de la subversion à l’intégration
L’émergence, à l’ère industrielle, d’une classe, coupée de ses moyens de productions, a pour conséquence l’obligation permanente pour chacun de ses membres, de vendre sa force de travail afin de continuer à vivre et à faire vivre sa famille. Il en résulte une constante « incertitude du lendemain » [2]. Les solidarités traditionnelles[3] qui avaient permis, à la campagne, de faire face au chômage, à la maladie, l’infirmité, la vieillesse, ne jouent plus ce rôle dans les villes, alors que l’industrialisation et l’urbanisation dégradent les conditions de vie, de travail et la santé .
Prolongeant les « confréries » des corporations de l’Ancien Régime, les sociétés de secours mutuel se créent, dès les débuts de l’aire industrielle. Elles cherchent à pallier, par la solidarité entre les intéressés eux même, le déclin des institutions religieuses et les carences de l’État. Comme le souligne N. Da Silva, « après la révolution de 1789, on observe peu de changements majeurs sur le financement et l’organisation des soins. La révolution a accéléré le dépérissement des institutions féodales par la déchristianisation et la libération du capital des contraintes de l’ancien régime. » (p. 51).
Révolution bourgeoise, dans son contenu, même si elle fut faite par le peuple, la révolution française interdit, avec la loi Le Chapelier, toute forme de coalition des artisans, ouvriers, compagnons, journaliers. Elle laisse les exploité-es isolé-es et en concurrence les un-es avec les autres face à leurs exploiteurs.
La possibilité de se soigner pour celles et ceux qui ne peuvent payer leurs soins, restent limitées à la charité publique. Elle est assurée a minima, pour les plus pauvres, dans des établissements hospitaliers[4] qui passent sous le contrôle des communes et à la possibilité de soins à domicile organisés par les bureaux de bienfaisance.
C’est par les « sociétés de secours mutuel », c’est à dire par des institutions de solidarité ouvrière, que les salarié-es peuvent accéder à des soins au cours du 19eme siècle. Ces premières mutuelles sont tolérées parce qu’elles assurent des réponses à des besoins sociaux que ni l’Etat ni la classe dominante ne veulent assumer. Elles sont en même temps surveillées et réprimées car elles servent aussi de lieu la de prise de conscience de classe et de résistance à l’exploitation. De 1825 à 1848 4460 mutualistes sont condamnés pour « délit de coalition ».
La révolution de 1848 est suivie, moins d’un an plus tard, par l’instauration du régime bonapartiste de Louis-Napoléon Bonaparte (qui deviendra plus tard Napoléon III). En même temps que l’Etat réprime toute forme indépendante d’organisation ouvrière, il engage une opération de récupération et d’intégration du mouvement mutualiste : les sociétés de secours mutuel sont légalisées mais étroitement mises sous contrôle. La bourgeoisie est en effet consciente que la répression seule ne permet pas de stabiliser son pouvoir, il lui faut aussi tenter de répondre à la « question sociale », en canalisant les exigences ouvrières. Elle le fait en cherchant à instaurer une gestion paternaliste et moralisatrice des mutuelles.
Un double statut se met en place. D’un coté, les mutuelles « autorisées » conservent le droit d’élire leurs propres responsables, mais ne bénéficient d’aucun avantage. De l’autre, les mutuelles « approuvées », placées sous la tutelle d’employeurs, de notables, de prêtres jouissent de conditions de financement beaucoup plus favorables.
La légalisation sous contrôle des mutuelles a aussi pour but de promouvoir ces organisations « modérées », favorisant l’intégration de la classe ouvrière au système ; en opposition aux syndicats qui contestent l’ordre social :
« La réappropriation n’est pas une simple récupération à l’identique, elle change le sens de la mutuelle d’une institution d’émancipation dirigée contre le capital et l’Etat à une institution de gestion de la souffrance, créée par le capitalisme industriel » (p. 61).
« État social » et « guerre totale »
Jusqu’à la guerre de 1914, l’État instaure une administration du social, mais il ne finance le système de santé qu’a minima. Les départements se cantonnent à une politique d’assistance pour les plus pauvres. Le tournant vers la création de l’ « État social » n’a lieu qu’au 20e siècle. Il résulte selon N. Da Silva de la « guerre totale » que constituèrent les deux grands conflits mondiaux :
« la guerre implique un degré de coordination extrêmement développé, incompatible avec les lois du marché ». Les « guerres totales » qui « impliquent la participation de toute la société ( l’avant et l’arrière) à l’effort de guerre, tant du point de vue militaire qu’économique, politique scientifique, artistique etc…) » (p. 87) en sont l’expression la plus achevée. « La préparation, la conduite et les conséquences de la guerre ont justifié la mise en place de politiques sociales qui étaient autrefois inconcevables en raison de l’objection libérale » (p. 89).
N. Da Silva en détaille les différents aspects. La préparation à la guerre favorise la mise en place d’une politique familiale et une politique de santé pour fournir à l’armée des soldats en bonne santé. Sa conduite, nécessite la lutte contre les épidémies, et un système de santé capable de prendre en charge tant « les troupes » que « l’arrière ». Les pertes humaines consécutives à la guerre doivent être compensées par une politique familiale encourageant la natalité. Elles rendent nécessaire l’indemnisation des veuves et la prise en charge des orphelins. Le besoin d’un système de santé efficient pour toute la population s’affirme.
Cette interprétation unilatérale de l’émergence de « l’Etat social » apparait d’autant plus discutable que le livre lui-même suggère d’autres pistes plus convaincantes. L’histoire telle que la décrit N. Da Silva au long de son ouvrage fait plutôt apparaitre l’ « État social » comme une réponse à la « guerre sociale » (aux luttes sociales, aux combats révolutionnaires) que la classe dominante ne peut exclusivement traiter par la répression.
N. Da Silva l’exprime lui-même quand il affirme : « Cette réappropriation étatique des combats ouvriers est un fil rouge des institutions de la protection de santé au cours de l’histoire » (p. 61). Le livre évoque également le cas de l’Allemagne où la Sécurité sociale bismarckienne, fut mise en place pour contenir la montée de la social-démocratie, en même temps que celle-ci subissait la répression.
Les deux guerres mondiales ont certes joué un rôle décisif dans la mise en place de l’ « État social » mais c’est en grande partie en raison des luttes sociales et des montées révolutionnaires qui les ont accompagnées et suivies. Quand l’existence même de son système est menacée, la bourgeoisie est contrainte de faire des concessions jusqu’alors inenvisageables pour ne pas « tout » perdre. Ce fut le cas à la fin de la Première Guerre mondiale avec la victoire de la Révolution russe de 1917, suivie de crises sociales et de révolutions dans toute l’Europe[5]. Il en fut de même en 1945 : la mise en place de protections sociales étendues fut une concession indispensable des bourgeoisies pour imposer le « retour à l’ordre ». C’est dans ces conditions que nait en France le « régime général ».
On ne peut réduire aux seuls effets des « guerres totales » les politiques sociales et le rôle de l’État à l’époque du déclin du capitalisme. La fonction de l’État bourgeois est de créer et de maintenir les conditions d’existence de la société capitaliste, de l’accumulation des profits que le fonctionnement « naturel » des lois du marché ne suffit pas à garantir. Même les politiques les plus libérales ont, en ce sens, besoin d’un État. Son intervention devient vitale à l’époque de l’impérialisme et du capitalisme tardif.
Le traumatisme de la crise de 1929 a déclenché une prise de conscience et contraint la classe dominante à agir. L’interventionnisme de l’État combine notamment :
– course aux armements pour donner des débouchés à l’industrie ;
– tentatives de planifier les investissements, mise à disposition d’infrastructures indispensables, formation d’une main d’œuvre qualifiée devenue nécessaire ;
– réparation et maintien en santé de la force de travail par un système de santé suffisamment efficace ;
– versement de revenus de substitution pour éviter l’effet cumulatif des crises et la transformation des récessions en crises d’effondrement.
Dans le capitalisme tardif, l’État, en même temps qu’il renforce ses fonctions de contrôle et de répression, développe des fonctions planificatrices, des politiques sociales, dans le but de garantir au mieux le fonctionnement du système et de le sauver en cas de crise. Le développement de cet « Etat fort », a pour effet de renforcer le rôle du pouvoir exécutif, étroitement imbriqué avec les sommets de la classe dominante. Il lamine les institutions de la démocratie bourgeoise classique (déclin du parlementarisme et de la démocratie locale), réduit la place des institutions démocratiques et ouvrières indépendantes (syndicats, associations) par des politiques d’intégration/répression.
Ces tendances se sont affirmées dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Elles ont encore été massivement utilisées ces dernières années face à la crise du Covid-19. Comme le rappelle N. Da Silva dans la dernière partie du livre, des milliards d’ « argent magique » ont été, à cette occasion, déversés dans les économies, pour financer des revenus de remplacement, maintenir à flot les entreprises, (sans contrepartie…), fournir des vaccins… Comme le dit l’auteur,
« il n’y a pas de contradiction à ce qu’E. Macron, réformateur au service du capital, ait contribué à l’augmentation de la place de l’État dans l’économie, et en particulier de l’État social. Les politiciens ne sont pas d’abord des idéologues, ils répondent aux exigences matérielles de leur temps. La mission première du président est de maintenir l’ordre social » (p. 268).
Pour préserver l’explication par la « guerre totale », N. Da Silva est contraint de reprendre à l’occasion de la pandémie le « nous sommes en guerre » des discours présidentiels. La « guerre » devient alors une simple métaphore désignant toute situation de crise de la société capitaliste.
Des assurances sociales au « régime général »
Quelle qu’en soit l’explication, la réalité du développement de l’ « État social » dans l’entre-deux-guerres est indiscutable. Elle prend la forme du développement des Assurances Sociales.
La nouveauté et leur originalité consiste en l’obligation faite aux employeurs et aux salarié-es de l’agriculture de l’industrie et du commerce de cotiser, tandis que la gestion des caisses reste non étatique. La mutualité a dû se résoudre à accepter cette obligation, elle a réussi à en atténuer l’effet par la liberté d’affiliation et la liberté de création des caisses. Le pouvoir de l’État sur le système de santé se trouve conforté. Les dépenses de santé, favorisées par la socialisation du financement se développent. « Le système de soin se construit en dehors de l’influence directe du capital » (p. 111).
Toutefois la loi préserve le principe d’une médecine libérale refusant toute contrainte sur les tarifs et les pratiques, et restreint donc l’accès aux soins. Les assurances sociales ne concernent enfin qu’une partie des salarié-es. Le mouvement syndical avant 1936 est partagé quant à son attitude vis à vis des assurances sociales. La CGT « confédérée » les défend, tandis que les CGT dite « unitaire », animée essentiellement par les militants du PC, s’y oppose, refusant une « cotisation ouvrière » qui constitue une baisse du salaire net.
Le régime général : une protection sociale « auto-organisée » ?
Contrairement aux Assurances Sociales, issues de l’ « État social », le régime général de la sécurité sociale né en 1945 est pour N. Da Silva, l’exemple d’une « protection sociale auto-organisée, contre l’État, contre le capital et contre les formes de paternalisme antérieur ». C’est pour lui, la seconde concrétisation historique de la « Sociale », après la Commune de Paris.
Financé par des cotisations sociales obligatoires, et géré majoritairement par les représentants des salarié-es, « le régime général de la Sécurité sociale n’est pas une nationalisation de la protection sociale d’avant-guerre, c’est une socialisation » (p. 130). Pour la première fois se met en place une protection sociale placée sous le contrôle des assurés sociaux eux-mêmes par le biais de leurs représentant-es élu-es.
Elle s’inspire des principes d’universalité (ayant vocation à couvrir l’ensemble de la population contre l’ensemble des risques sociaux), d’unicité (un régime unique pour l’ensemble des assurés), d’uniformité (chacun-e devant cotiser en fonction de ses moyens et recevoir selon ses besoins), et d’autonomie de gestion (étant gérée majoritairement par les représentant-es élu-es des assuré-es). Dans le domaine de la santé, le régime général permet non seulement de financer des soins pour tous, mais aussi de créer un système public, dispensant à tous des soins de qualité.
Pour N. Da Silva la création du régime général est le résultat d’un conflit et non d’un consensus au sein des forces issues de la Résistance, même si le programme du Conseil National de la Résistance (CNR) avait prévu un large « plan de Sécurité sociale ». Un conflit de pouvoir s’est joué en 1945-46 pour savoir qui contrôlerait la « Sécu ». Ni le patronat (très discrédité par la collaboration) ni les forces politiques bourgeoises (De Gaulle, MRP) ni la mutualité ne souhaitaient voir une CGT puissante, majoritairement dirigée par des militants du PCF, à la tête d’une institution gérant un budget, s’élevant à la moitié du budget de l’Etat. Il fallut beaucoup de détermination aux militant-es de la CGT pour imposer la construction de l’institution, mettre en place les caisses, assurer le recouvrement des cotisations.
Toutefois, l’État intervient dès le départ pour fixer le niveau des dépenses et des remboursements. La présence (minoritaire) de représentants patronaux est imposée dans les conseils d’administration. L’exercice libéral est maintenu dans la médecine de ville. Il rejette le conventionnement avec l’Assurance-maladie. La Sécurité sociale finance le secteur privé lucratif (cliniques, industrie pharmaceutique) au même titre que le service public. Le régime général n’est pas universel : les travailleurs indépendants, et de nombreux « régimes spéciaux » ne l’intégreront pas ou partiellement.
Malgré ces limites, la création du régime général est une conquête sociale majeure : c’est la constitution d’une institution indépendante de l’Etat qui permet de répondre de manière socialisée à des besoins sociaux fondamentaux (santé, retraite, éducation des enfants). Faut-il pour autant, comme le fait N. Da Silva y voir l’expression d’une « classe ouvrière auto-organisée » et placer le régime général comme une « concrétisation historique » de la « Sociale » comparable à la Commune de Paris ? C’est l’un des points importants soulevés par le livre.
La Sécu de 45 : « compromis historique » et rôle du PCF
La Sécu de 45 fut le résultat contradictoire de l’énorme mobilisation sociale issue de la fin de la guerre et de sa canalisation vers le retour à l’ordre par les directions du PCF et de la CGT. Parlant de la reprise en main du régime général par l’ « État social » N. Da Silva écrit :
« il faut réduire l’influence ouvrière, qui a la désagréable caractéristique d’être souvent communiste. Pour reprendre la formule de Gramsci, il faut apprivoiser le gorille, c’est-à-dire mater la rébellion des classes populaires pour qu’elles acceptent la marche en avant du capitalisme et renoncent à changer la vie » (p. 159).
La remarque est juste, mais elle omet de préciser que, dans un premier temps, de 1945 à 1947 ce fut la direction du PCF elle-même qui remplit avec succès la mission « d’apprivoiser le gorille », ce qu’elle était la seule à pouvoir faire à ce moment. Elle mit tout son poids et tout son crédit politique en jeu pour liquider les structures d’auto-organisation issues de la Résistance et s’opposer aux grèves (décrétées « arme des trusts »). Elle permit ainsi à la bourgeoisie de reprendre la main. Celle-ci estima alors qu’elle pouvait se passer des services des ministres du PCF, et resserrer son contrôle sur la Sécurité sociale, en marginalisant la CGT.
À la fin de la guerre, les attentes sociales et la mobilisation populaire ouvrent la possibilité d’une transformation radicale de la société. Face à l’ancienne administration pétainiste se créent sur tout le territoire des « comités locaux de libération ». Ces comités sont des structures populaires d’auto-organisation, ils s’appuient sur les forces armées issues de la Résistance, les « gardes civiques ». Dans ces structures, le PCF a un rôle déterminant.
À partir de 1945, loin de développer et de coordonner cette auto-organisation, la direction du parti va s’appliquer à la démanteler. « Un seul État, une seule armée, une seule police » sera le mot d’ordre de Maurice Thorez, devenu ministre. Malgré beaucoup de réticences dans et hors du PCF, les structures d’auto-organisation sont dissoutes, les armes rendues (ou cachées), les résistants doivent intégrer l’armée et de la police gaulliste.
La création de la Sécurité sociale, et sa gestion par la CGT, fut donc à la fois le résultat de l’extraordinaire mobilisation sociale au sortir de la guerre et la contrepartie du « compromis historique » passé par le PCF pour « apprivoiser le gorille ». Elle fut le résultat paradoxal, de la destruction de l’auto-organisation dans l’ensemble de la société. La comparaison avec la Commune de Paris qui tenta, elle, de construire un nouveau pouvoir sur la base de l’auto-organisation et du « peuple en armes » semble dès lors hasardeuse.
Dans la discussion sur cette période, un autre aspect doit être débattu. N. Da Silva présente, tout au long de l’ouvrage la Sécurité sociale de 1945, comme une institution des travailleurs « auto-organisés ». La classe ouvrière y serait « au pouvoir ». Le fait que des militant-es issu-es de la classe ouvrière siègent dans les instances de la Sécurité sociale, ne suffit pourtant pas pour affirmer que la classe ouvrière y exerce effectivement le pouvoir. Ces formules éludent la question clé des rapports entre représentants et représentés, au sein même du mouvement social et ouvrier et dans leurs propres institutions.
L’auto-organisation ne peut se réduire à l’existence d’élections. Elle implique la possibilité réelle de participer aux décisions importantes, de vérifier leur application, de contrôler le respect par les élu-es de leur mandat et de les révoquer s’ils ne les respectent pas. Autant de questions qu’avait posé la Commune et qui ne furent pas abordées en 1945 par une CGT fortement marquée par le stalinisme où elles étaient taboues.
Poser ces questions aujourd’hui ne relève pas d’un débat d’historiens : elles sont déterminantes, pour qui souhaite, comme l’auteur, remettre à l’ordre du jour le combat une protection sociale « auto-organisée ». La défiance et la désaffection dont sont victimes les organisations ouvrières, partis ou syndicats, leur poids beaucoup plus faible dans les mobilisations sociales qu’en 1945, l’existence de mouvement sociaux passant totalement à coté du mouvement ouvrier et social traditionnel (gilets jaunes…), ne permettent pas d’avancer un projet de Sécurité sociale « auto-organisée » en seule référence au « modèle 45 ». Il est nécessaire redéfinir le contenu de « l’auto organisation » et les garanties démocratiques qu’elle implique.
75 ans de contre-réformes
« L’histoire du régime général après 1946 est l’histoire d’un succès et d’une défaite. Le succès à financer par l’auto-gouvernement l’extension et la modernisation du système de soins. La défaite face à la réappropriation progressive du régime général par l’État social ». C’est à partir cette grille de lecture que N. Da Silva présente les 75 années de contre-réformes qui aboutissent à la situation actuelle. Il en détaille les multiples aspects dans trois chapitres qui vont de la fin des années 40 à la crise du Covid-19.
Le premier volet de la contre-réforme est la mainmise de plus en plus forte de l’État sur la sécurité sociale dont l’aboutissement est le plan Juppé de 1995. Les ordonnances de 1967, en instaurant le paritarisme entre patronat et syndicats dans les conseil d’administration des caisses donnent, de fait, la possibilité aux employeurs de gérer la Sécurité sociale, avec la complicité d’une seule organisation syndicale complaisante, même minoritaire (FO puis la CFDT). La fin de la gestion syndicale majoritaire s’accompagne de la suppression des élections, délégitimant un peu plus l’institution. En outre, les ordonnances de 67, renforcent aussi le cloisonnement entre les différents régimes tenus chacun d’être à l’équilibre.
Pendant la même période, l’essor de l’Hôpital public s’accompagne d’un contrôle étatique toujours plus pesant : renforcement du pouvoir des directeurs (nommés par l’Etat) et des tutelles étatiques (Préfets), diminution de ceux du conseil d’administration ou siègent les élu-es locaux et représentant-es du personnel. L’Etat fort gaulliste se donne également les moyens d’imposer le conventionnement aux médecins libéraux.
La gauche au pouvoir à partir de 1981 n’inverse pas la tendance ; elle l’aggrave. Avec la création de la CSG, en 1991 qui se substitue à une partie des cotisations sociales, l’impôt remplace le salaire socialisé, justifiant davantage la mainmise de l’Etat. La gauche poursuit ainsi dans les années 1980 et 1990 l’austérité budgétaire entamée par la droite dès la fin des années 1970.
Le plan Juppé de 1995 opère un véritable basculement dans l’étatisation. C’est désormais le parlement qui vote chaque année, en même temps que le budget de l’Etat une loi de financement de la sécurité sociale. L’Etat s’approprie la gestion des cotisations des assurés sociaux. Les derniers vestiges d’ « auto-gouvernement » de la Sécurité sociale disparaissent. Des enveloppes budgétaires fermées sont déterminées pour chaque « branche » et celles-ci ne doivent pas être dépassées…
Le volet santé des ordonnances Juppé complète l’étatisation qui ne va cesser de se renforcer au cours des années suivantes. Via les ARH[6] devenues par la suite ARS[7], une « bureaucratie sanitaire » toute puissante décide des moyens accordés au système de santé, de leur répartition et impose ses décisions. Dans l’hôpital, le pouvoir des directeurs – eux-mêmes sur un siège éjectable s’ils ne respectent pas les « objectifs » – se renforce.
Enfin les ordonnances Juppé créent une « caisse de remboursement de la dette sociale » (CRDS). Le manque de financement de la Sécurité sociale (du fait du blocage des taux de cotisations et des exonérations) est ainsi transformé en « dette » qui doit être remboursée…par les assurés sociaux.
La Sécu saisie par un capitalisme politique ?
S’appuyant sur les thèses de l’historien Gabriel Kolko, N. Da Silva décrit la prise en main par l’Etat du système de santé comme un exemple de « capitalisme politique » qui « participe d’une synthèse entre élites politiques et économiques ». Il le distingue à la fois du capitalisme concurrentiel et de l’administration étatique : la fusion des sommets du Capital avec ceux de l’Etat « permet d’assurer la stabilité, la prédictibilité et la sécurité des activités économiques », dans l’intérêt des premiers.
Si l’État intervient, ce n’est pas pour assurer directement le fonctionnement d’un système de santé public répondant aux besoins de la population. « L’Etat occupe une place centrale dans le financement des soins et organise son action en vue de protéger l’activité économique des secteurs amis, qu’ils soient capitalistes ou non[8]« explique N. Da Silva qui en montre les différents aspects.
C’est l’Etat qui organise la limitation de la « production publique de soins », pour garantir les parts de marché du secteur privé commercial là où celui-ci peut accumuler des profits et du secteur libéral. S’inscrivant dans le cadre fixé par les politiques européennes, l’État met à la charge de l’assurance obligatoire, la Sécurité sociale, le financement de base des soins, et les activités de soin non rentables (le « gros risque »), pour laisser les assurances complémentaires (commerciales ou mutualistes) se positionner sur le créneau plus lucratif, celui du « petit risque », tandis que le développement des « reste à charge » (franchises, forfaits, dépassements d’honoraire) jouent un rôle dissuasif dans l’accès aux soins remboursés.
L’État introduit dans le fonctionnement même de ce qui reste du secteur public les logiques de la rentabilité à tout prix, avec la « tarification à l’activité » et le « nouveau management public ». Il change par là le contenu et la qualité des soins. L’exemple de l’industrie pharmaceutique est emblématique du « capitalisme politique » :
« le secteur n’est ni concurrentiel ni propriété de l’Etat. L’Etat est omniprésent, mais il se refuse à construire la concurrence, ou à imposer un accès au médicament peu cher via la nationalisation, la socialisation ou le blocage des prix. Les brevets jamais remis en cause » (p. 219).
Sous le titre « le développement du capital dans le système de soins », le dernier volet de l’analyse de N. Da Silva aborde les évolutions récentes du système de soin. Sa financiarisation se traduit par la prise en main des activités libérales ou familiales (cliniques) par des groupes financiers cotés en bourse qui attendent un retour immédiat sur investissement et des profits élevés. C’est le cas des cliniques et des EHPAD privés, des laboratoires d’analyse, des pharmacies. La même tendance commence à s’observer pour la médecine libérale avec le rachat de centres de santé par des groupes financiers.
Ce panorama des multiples aspects de l’intervention de l’ « État social » devrait amener à nuancer l’affirmation unilatérale formulée au début de l’ouvrage selon laquelle « la question du contrôle politique et de la distribution du pouvoir dans les institutions de soin (souligné par nous) est primordiale ».
La « prise du pouvoir » au sein de la Sécurité Sociale et des institutions soignantes peut être un point d’appui décisif, elle ne peut à elle seule résoudre les questions posées. Modifier la part des richesses accordées à la protection sociale, c’est-à-dire la répartition entre salaires (direct et socialisé) et profit ; exproprier et socialiser des secteurs de l’économie comme les assurances, les laboratoires pharmaceutiques, les cliniques en s’attaquant à des groupes financiers puissants, relève de rapports de forces et de changements sociaux, sans lesquels une gestion même « ouvrière » de la Sécurité sociale et du système de santé serait impuissante.
Les leçons de la pandémie
Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré aux leçons à tirer de la pandémie de Covid-19. N. Da Silva en fait le bilan apparemment paradoxal : « malgré des signes flagrants d’échec, il faut noter que l’Etat social en est sorti renforcé-tant en terme de légitimité que de surface économique ».
Il rappelle que le choc subi par l’Hôpital public n’est pas intervenu comme un coup de tonnerre dans un ciel serein au début de l’année 2020. L’année 2019 avait été celle d’une mobilisation exceptionnelle d’un hôpital qui n’en pouvait plus. Le pouvoir ne lui avait apporté aucune réponse significative, affirmant que la crise était d’abord due à un manque d’organisation et non à un manque de moyens, et qu’il n’y avait selon la formule d’E. Macron pas « d’argent magique » à y injecter.
L’auteur revient ensuite sur l’imprévoyance et les errements de l’Etat et de sa bureaucratie sanitaire pour faire face à une crise, pourtant prévisible, et à ses effets : impréparation, manque de moyens à l’hôpital, (lits de réanimation) manque de masques, gestion catastrophique de la politique de tests, refus de s’en prendre, même temporairement, au Capital, pour faire face à l’urgence (réquisition d’entreprises pour produire des masques et des moyens de protection).
N. Da Silva montre à l’inverse la capacité d’initiative et d’auto-organisation qui surgirent de la société, (comme ces couturières en chômage technique qui se lancèrent dans la production de masques). C’est le personnel hospitalier qui en a fait la démonstration la plus décisive : malgré le manque de moyens et les conditions de travail terribles, ils s’est réapproprié pendant quelque semaines le fonctionnement de l’hôpital, limitant la catastrophe.
N. Da Silva montre enfin, comment l’ « État social » a, par la suite, reprit la main. Après avoir déversé pendant la crise les centaines de milliards du « quoi qu’il en coûte », après avoir dû momentanément suspendre les restructurations et le management hospitalier et laissé les professionnels reprendre le contrôle de leur travail. En l’absence de mobilisation populaire, « l’Etat social a renforcé son emprise et poursuit son offensive. Il a inscrit au compte de la « dette sociale » une partie des dépenses de la pandémie, plombant durablement les comptes de la Sécurité sociale. Il peut ainsi justifier aujourd’hui la poursuite de l’austérité et des contre-réformes, tandis qu’avec le « Ségur de la santé », accélère dans les faits le délabrement et la crise de l’hôpital ».
On pourrait prolonger la réflexion de N. Da Silva sur la pandémie en montrant comment l’existence d’un système public de santé et de protection sociale auto-organisé aurait permis d’offrir une alternative à la stratégie autoritaire et inefficace de l’ « État social », faite de confinements, d’interdits mal ressentis et d’injonctions sanitaires, changeantes, mal acceptées et donc mal appliquées.
Le mouvement social et ouvrier a été incapable de proposer et de commencer à mettre en œuvre une telle alternative. Elle aurait consisté, avec le soutien d’un système de santé public dans et hors l’hôpital, à mettre en place avec les intéressés, dans les entreprises, les établissements, les quartiers, une prise en charge concrète et efficace de la lutte contre la pandémie avec la participation de la population : organisation de mesures de protection adaptées et acceptées, travail d’informations et de conviction sur les mesures de protection et les vaccins, organisation de la vaccination avec les acteurs de proximité.
Les luttes contre le VIH ou contre les épidémies dans les pays du Sud en ont montré la possibilité. Cette impuissance a laissé le terrain libre, à un refus de la « dictature sanitaire » au cours de l’été 2021 sur lequel les mouvances complotistes, anti-vax et d’extrême droite ont réussi à gagner l’hégémonie. Dans un contexte dramatique, la pandémie est la meilleure illustration de la nécessité d’une protection sociale et d’un système de santé auto-organisé.
Pour la « Sociale » : reprendre le combat
Une idée essentielle traverse l’ouvrage de N. Da Silva, résumée à la fin de son livre :
« les grands moments de la protection sociale publique sont intimement liés au conflit : celui-ci produit de nouvelles institutions beaucoup plus que le débat parlementaire ou que l’empathie suscitée par l’évidente pauvreté dans laquelle vivent des millions de gens. »
Ce rappel est décisif au moment le second quinquennat d’E. Macron poursuit l’offensive contre la protection sociale : nouvelle attaque contre les droits des chômeurs, nouvelle contre-réforme des retraites, continuation du démantèlement de l’hôpital public et de la marchandisation du système de santé. C’est dans la résistance à ces projets, porté par les acteurs des luttes que peut revivre le projet de la « Sociale ».
Face à la précarisation générale de la société qui prend les formes extrêmes de « l’uberisation », la nécessité de remettre au cœur des revendications du mouvement social et ouvrier la question d’une protection sociale (qui ne soit pas seulement une assistance dérisoire « aux plus démunis ») et d’un système de santé public et gratuit financé à 100% par la Sécurité sociale est à l’ordre du jour.
En s’appuyant sur les principes et les acquis de 1945, il y a urgence à remettre sur le métier, un projet de Sécurité sociale universelle, sous le contrôle effectif des assurés sociaux, qui s’étende à de nouveaux domaines. La question de la perte d’autonomie, du pré-salaire étudiant, sont d’ores et déjà en débat. Des discussions s’ouvrent à propos d’une « Sécurité sociale alimentaire », ou du logement.
La « bataille de la Sécu » reste devant nous, et l’ouvrage de N. Da Silva, est un outil précieux pour nous y préparer.
Le 10 janvier 2023.
Notes
[1] Dans les notes suivantes l’ouvrage sera désigné par les initiales LBDS.
[2] « Cette incertitude constante qui crée chez [les travailleurs] un sentiment d’infériorité et qui est à la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux même et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse à tout moment la menace de la misère » (Exposé de motif de l’Ordonnance de 1945 sur la Sécurité sociale).
[3] Grâce, pour une large part, au travail gratuit des femmes.
[4] Là encore grâce au travail gratuit des femmes (les religieuses).
[5] A propos de la France (p. 99), après avoir affirmé que « les assurances sociales 1928-1930 sont le fruit de la guerre totale, non du parlementarisme », N. Da Silva ajoute avec justesse : « L’enjeu politique est le maintien de l’ordre social, à la suite des bouleversements liés à la Grande Guerre ».
[6] Agences Régionales de l’Hospitalisation
[7] Agences Régionales de Santé
[8] NDS désigne ici les libéraux