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Même Jupiter[1] peut se tromper et il lui arrive même de le reconnaitre. Le 16 mai 2020, lors d’une visite mouvementée à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, Emmanuel Macron esquissa une autocritique. Parlant de son plan « Ma santé 2022 » il admettait : « On a sans doute fait une erreur dans la stratégie annoncée il y a deux ans ». Pourtant, Jupiter ne pouvant avoir tout à fait tort, il ajoutait immédiatement « c’était une super stratégie mais à faire dix ans plus tôt », moyen commode de renvoyer les responsabilités à ses prédécesseurs.

La pandémie de Covid-19, la prise de conscience et les mobilisations qu’elle a entrainées ont contraint le pouvoir à réajuster sa « super stratégie ». Il a dû répondre (partiellement) à certaines revendications. Il n’entend pas, pour autant, renoncer aux contre-réformes de la protection sociale et du système de santé et veut même exploiter la situation pour les accélérer. Tel est le bilan du « Ségur de la santé »[2], la grande « concertation » qui s’est achevée le 21 juillet 2020. Comme l’écrit très lucidement Solveig Godeluck dans le journal proche des milieux patronaux les Échos :

« De fait, le Ségur reprend et amplifie les grands axes de la stratégie « Ma Santé 2022 », dévoilée en septembre 2018 et déclinée il y a un an dans une loi, ainsi que des ordonnances et des textes réglementaires qui sont loin d’avoir été tous adoptés à ce jour »[3].

Depuis la campagne présidentielle de 2017, qui fit accéder Emmanuel Macron au pouvoir, la santé a été un des grands enjeux de la situation politique en France. Pendant trois ans, l’affrontement s’est poursuivi entre la détermination de l’exécutif à imposer, quoiqu’il arrive, la voie de l’austérité et de la privatisation, et les résistances auxquelles il a été confronté. Cette tension a été portée à son paroxysme par l’épidémie. En France comme ailleurs, les mois qui viennent de s’écouler ont été un moment de vérité pour les politiques de santé libérales menées avec continuité par tous les gouvernements depuis le dernier quart du XXe siècle et qu’E. Macron entendait parachever[4].

 

Présidentielle 2017 : la « santé publique », paravent des politiques libérales

À l’automne 2016, l’élection à la présidence de la République de François Fillon, désigné « candidat de la droite et du centre », semblait assurée. Le naufrage ultérieur de sa campagne, suite aux révélations sur les emplois fictifs accordés à ses proches, a fait oublier que celle-ci avait buté, beaucoup plus tôt, sur son programme de santé et de protection sociale.

Se revendiquant ouvertement de Margaret Thatcher, Fillon avait annoncé la suppression de 500 000 emplois de fonctionnaires (incluant les personnels hospitaliers), au moment même où des reportages télévisés montraient des patients attendant des heures dans les couloirs sur des brancards, aux urgences des hôpitaux et un personnel épuisé par la surcharge de travail.

Fillon avait également inscrit dans son programme la privatisation explicite d’une partie du système de santé. Il entendait réserver le financement des soins par la Sécurité sociale au « gros risque » (c’est-à-dire les actes lourds et coûteux). Le « petit risque », c’est-à-dire les soins courants, sans hospitalisation, consultations médicales, actes médicaux et paramédicaux effectués au domicile, médicaments…, aurait relevé d’un financement par des assurances. Cela revenait à octroyer ouvertement au secteur sanitaire privé et aux assurances, la partie rentable du « marché » des soins, en laissant au secteur public et au financement public ce qui ne l’était pas.

Ces propositions firent scandale. Mouvements d’opinion et pétitions se multiplièrent. Tous les autres candidats à la présidentielle, de l’extrême droite à la gauche radicale, les dénoncèrent violemment. Elles furent désavouées y compris parmi les soutiens de Fillon qui dut réécrire, en catastrophe, la partie « santé » de son programme.

Macron et son équipe dont la campagne débutait, surent mieux évaluer les rapports de forces et comprendre que la santé était une question trop sensible politiquement pour être abordée en promettant « du sang et des larmes ». Bien que son projet n’ait pas été, sur le fond, très différent de celui de Fillon, Macron avait compris que la brutalité des annonces de son concurrent n’était pas tenable. Il mit en avant une « stratégie de santé » qui masquait habilement la poursuite des politiques d’austérité et de privatisation, derrière des préoccupations de santé publique. À Nevers, le 8 janvier 2017, il consacra à la santé son premier meeting de campagne en province, et prit ouvertement le contre-pied des propositions de Fillon :

« Le défi de la santé en France est l’une des principales préoccupations de nos concitoyens. Mais on n’y répond pas en déremboursant des soins ou en prétendant couper des têtes ».

Il promettait de développer la prévention, parent pauvre du système de santé français, de lutter contre les « déserts médicaux » c’est-à-dire la disparition sur des territoires entiers de cabinets médicaux, de rembourser intégralement certains modèles de prothèses dentaires et de lunettes (qui l’étaient très peu) et d’améliorer « l’efficience » du système de santé en le « décloisonnant ». Il affirmait aussi prendre en compte la tension insupportable dans laquelle travaillaient les personnels hospitaliers en promettant la remise en cause du mode de financement des hôpitaux (la « tarification à l’activité » dite T2A) dont le but était l’amélioration, sur le mode de l’entreprise privée, de la « rentabilité » et de la « productivité » de l’hôpital.

 

La montagne de la « stratégie de santé » accouche d’une souris

Une fois l’élection gagnée, il revint à la nouvelle ministre de la Santé, Agnès Buzyn, la tâche de rendre compatibles, en les vidant de tout contenu réel, les annonces de la campagne présidentielle avec la réalité du projet d’Emmanuel Macron, programme de diminution des dépenses publiques et de protection sociale, de démantèlement des services publics.

La « priorité à la prévention » trouva sa seule application concrète dans l’augmentation du nombre de vaccinations obligatoires pour les enfants. Il passa de trois à onze. Cette mesure était contre-productive dans le contexte de méfiance existant vis-à-vis des vaccinations. Elle illustre bien la conception de la « démocratie » du nouvel exécutif : remplacer par l’injonction et la sanction le débat contradictoire et l’effort de conviction. Dans le monde de Macron, la santé n’est pas conçue comme un bien commun à construire avec la population. Ceux qui savent et ont le pouvoir, les « premiers de cordée », sont là pour imposer les « bonnes » décisions, accompagnées d’une « pédagogie » condescendante et autoritaire à un peuple ignare et crédule.

L’une des très rares mesures positives du pouvoir précédent avait été l’instauration du tiers payant. Elle permettait au patient de ne pas faire l’avance des frais de consultation médicale. C’était un moyen de favoriser l’accès aux soins, alors qu’un malade sur quatre reconnait différer ou renoncer à des soins pour des raisons financières. Déjà édulcorée par le Conseil d’État, la mise en œuvre du tiers payant fut reportée puis abandonnée définitivement, pour ne pas entrer en conflit avec les lobbies de médecins libéraux.

Le plan de lutte contre les déserts médicaux annoncé le 13 octobre 2017 n’apporta que des réponses dérisoires à ce mal de plus en plus envahissant du système de santé. Plus de 8 % de la population (soit plus de 5 millions d’habitant∙e∙s) vit, en France, dans l’une des 9 000 communes où il manque des médecins généralistes et spécialistes. Dans les campagnes, mais aussi dans les quartiers populaires des villes, le manque de médecins libéraux exerçant « en ville » se cumule avec la disparition des services hospitaliers de proximité pour rendre l’accès aux soins de plus en plus difficile, tant pour des raisons d’éloignement que pour des raisons financières.

La seule mesure concrète cherchant à conforter l’image du « président qui tient ses promesses » est intervenue en 2018, avec l’instauration du reste à charge zéro, pour les modèles les moins chers de lunettes, de prothèses dentaires et auditives, très peu remboursées jusqu’à présent. La bonne nouvelle était que les patients n’avaient plus à contribuer directement à leur achat. Elle se doublait d’une mauvaise. La mesure serait largement prise en charge par les assurances complémentaires santé avec pour effet une nouvelle augmentation des tarifs de celles-ci. C’était un nouveau pas dans le basculement du financement de la santé par les assurances.

 

Les lois de financement de la Sécurité sociale, vérité de la politique de Macron

Derrière l’écran de fumée de la « santé publique », la vérité de la politique de Macron est inscrite dans les lois de financement de la Sécurité sociale, qui fixent chaque année les recettes et dépenses de la protection sociale. Le projet annoncé de l’exécutif était de faire, au cours du quinquennat (2017/2022), 25 milliards « d’économies » dans la sphère sociale dont 15 sur l’assurance maladie. Sur les 3 milliards par an de restrictions imposées à cette branche de la Sécurité sociale, la moitié revenait au système hospitalier. Les frais de personnel représentant plus de 70 % de ces dépenses, ils en sont la principale « variable d’ajustement ».

Contre l’évidence, à l’automne 2017, Agnès Buzyn continuait de prétendre qu’il « n’était pas question de baisser les effectifs soignants »[5]. Pourtant peu critique vis-à-vis du pouvoir, le président de la Fédération hospitalière de France[6] était contraint de lui répondre que c’était mission impossible. Il affirmait : « On demande aux établissements de ne pas toucher à l’emploi et à l’offre de lits, tout en réalisant toujours plus d’économies ». Après 1,1 milliard d’économies en 2017, l’effort exigé pour 2018 était encore accru : 1,6 milliard. Inéluctablement le déficit des établissements se creusait.

Quant à la remise en cause de la « tarification à l’activité », pivot de la transformation de l’hôpital en entreprise, elle n’a cessé d’être reportée jusqu’à aujourd’hui.

 

Hôpitaux, EHPAD, psychiatrie, des vagues de luttes aux fortes répercussions politiques

La détermination du pouvoir à poursuivre et faire passer à une étape supérieure les politiques libérales s’est trouvée confrontée à des résistances qu’il n’attendait pas. Malgré l’absence de toute perspective nationale de la part des fédérations syndicales de la santé, les luttes des personnels hospitaliers se sont poursuivies, étendues aux EHPAD[7] et à la psychiatrie.

Dans les hôpitaux, l’épuisement professionnel généralisé, les effets désastreux du « management d’entreprise », les restructurations et le manque de personnel ont continué de nourrir une multitude de grèves par services. Ainsi au CHU de Toulouse, de septembre 2017 à avril 2018, pas une semaine ne s’est passée sans qu’un service n’entre en lutte avec, dans plusieurs cas, des succès. Dans des villes petites et moyennes, des mobilisations ont rassemblé les personnels et la population contre les fermetures des urgences, des maternités, de la chirurgie dans les établissements de proximité.

Dans les EHPAD, la grève de 117 jours du personnel de l’établissement du groupe privé les Opalines à Foucherans dans le Jura a été le détonateur d’une mobilisation qui s’est étendue dans tous le pays.

À l’automne 2017, un « rapport flash » rédigé par une mission parlementaire sur les EHPAD reconnaissait les conditions de travail des personnels « particulièrement préoccupantes tant d’un point de vue physique que psychologique » et soulignait « un taux d’absentéisme moyen de 10 % et un taux d’accident du travail de deux fois supérieur à la moyenne nationale, plus important que dans le secteur du BTP [bâtiment et travaux publics] ».

Le 30 janvier 2018 eut lieu une journée exceptionnelle de grève dans ce secteur pourtant très peu syndiqué, à laquelle se sont joints des résidents, leurs familles, ainsi que les organisations syndicales de retraités. Ensemble ils et elles dénonçaient par milliers la « maltraitance institutionnelle » dont étaient victimes les résidents et sa cause : le manque de personnel. Ils exigeaient des recrutements permettant d’atteindre le ratio d’un professionnel pour un résident (alors qu’en France il n’est en moyenne que de 0,57), l’arrêt des baisses de dotations et le maintien de tous les effectifs des EHPAD. Les contrats précaires « aidés », que l’État voulait supprimer devaient être transformés en emplois pérennes.

La réponse du pouvoir fut une nouvelle fois dérisoire : A. Buzyn annonça un plan censé créer 20 000 postes… en 7 ans (soit en moyenne moins de 3 par établissement), alors que le nombre de personnes âgées dépendantes augmente chaque année, et que les professionnels estiment les besoins à 200 000 emplois supplémentaires.

Les luttes en santé s’étendirent à la psychiatrie, elle aussi parent pauvre et maltraité du système de soins, coincé entre coupes budgétaires, management stressant et exigences sécuritaires. Les avancées des décennies précédentes vers des soins psychiques plus respectueux de la personne en souffrance, où la relation humaine jouait un rôle essentiel, ont été remises en cause au profit d’une psychiatrie du traitement rapide à coups de « protocoles » standardisés et de traitements médicamenteux permettant une sortie rapide de l’hôpital au moindre coût. Le dispositif de soins publics et gratuits permettant de soigner, dans la ville ou le quartier, (la « psychiatrie de secteur ») a été démantelé, provoquant un nouvel afflux vers des services hospitaliers débordés, tandis que se renforçaient les pratiques de contention et d’enfermement.

Une série de grèves se sont succédé pour exiger les moyens de soigner humainement en psychiatrie. Au centre hospitalier du Rouvray, près de Rouen, après plusieurs semaines de mobilisation infructueuse, un groupe de salarié∙e∙s et de militant∙e∙s syndicaux décide d’engager une grève de la faim. En mettant leur santé en danger (plusieurs seront hospitalisés et remplacés par des collègues), ils parviennent à fédérer l’ensemble du personnel de l’hôpital, syndiqué ou non, à mobiliser largement l’opinion sur la ville, avec notamment le soutien des familles de patient∙e∙s et des cheminot∙e∙s en grève, et contraignent le ministère à satisfaire une partie des revendications. Cette victoire déclenche d’autres luttes radicales, notamment au Havre (des soignant∙e∙s sont restés « perchés » sur le toit de l’hôpital, en pleine canicule, jusqu’à la fin de la grève) et à Amiens.

La floraison des luttes de ce début 2018 montrait la possibilité de les coordonner pour imposer les exigences de tous les secteurs de la santé, alors même que le pouvoir faisait face à la longue grève des cheminots et à des mobilisations dans les universités. Le profond affaiblissement du mouvement syndical hospitalier doublé de l’absence de toute volonté de ses principales directions d’aller vers une coordination des luttes laissèrent à l’exécutif les mains libres pour manœuvrer.

Il se contenta de retarder à l’automne les annonces de son plan.

 

Un nouveau paysage sanitaire

Le plan « Ma santé 2022 » présenté le 18 septembre 2018 par Macron se situe dans la continuité des contre-réformes des gouvernements précédents[8]. Il s’inscrit dans un paysage sanitaire en pleine transformation avec la montée en puissance d’un « capitalisme sanitaire ».

La diminution organisée de la part des soins remboursée par la Sécurité sociale a ouvert la voie à l’expansion et à la concentration des assurances santé privées dites « complémentaires » commerciales, « mutualistes » ou cogérées par le patronat et les syndicats. Elles sont indispensables pour accéder aux soins. Ces groupes sont désormais des puissances financières et structurent autour d’elles des réseaux de soins concurrentiels de professionnels libéraux, d’établissements de santé, de fournisseurs de biens médicaux.

Les cliniques privées, les pharmacies, les laboratoires d’analyses, autrefois propriété des médecins, pharmaciens ou biologistes qui y exerçaient, passent eux aussi sous la coupe de groupes financiers.

Cinq groupes de cliniques (Ramsay-Générale de santé, Elsan, Médipôle-Partenaires, Vivalto-Santé et Capio) représentent près du tiers du parc de l’hospitalisation privée. Ils sont adossés à des fonds d’investissement étrangers. Il faut y ajouter Korian et Orpea, acteurs majeurs dans les EHPAD.

Dans le domaine de la biologie médicale, douze groupes couvrent 57 % de la population française et totalisent 57 % des biologistes et 59 % des infirmières et techniciens. Le même mouvement a lieu pour les pharmacies : la fusion des groupes PHR, Pharmactiv et Réseau Santé a créé un réseau de plus de 3 300 pharmacies, soit près de 15 % de l’ensemble des pharmacies d’officine en France. Dans la région toulousaine le fonds d’investissement Five Arrows Principal Investments (banque Rothschild) a acquis la majorité du capital des pharmacies Lafayette, le rachat s’accompagnant d’un accord avec quatre banques (BNP, Société Générale, Crédit Agricole, HSBC).

Enfin le développement de la « santé numérique » a vu l’expansion de start-up, comme la plateforme de prise de rendez-vous médicaux Doctolib[9] qui en quelques années a acquis le statut de « licorne »[10].

Elle se présente comme un moyen de simplifier la prise de rendez-vous médicaux, tant pour les patients que pour les médecins auxquels le service est facturé 129 € par mois. Doctolib est en passe de devenir un intermédiaire indispensable pour accéder non seulement aux professionnels libéraux, mais aussi aux consultations hospitalières à l’AP-HP (hôpitaux de Paris) et dans d’autres établissements publics. En prenant le pouvoir sur l’accès aux rendez-vous médicaux, cette plateforme privée acquiert la possibilité d’orienter les choix du patient dans les soins.

Outre les dangers, souvent soulignés, de mainmise sur les données de santé[11] la porte est ainsi ouverte à une « ubérisation » de la médecine, médecins et professionnels de santé étant soumis aux exigences de la plateforme ou de partenaires privés de celle-ci.

Ces transformations permettent de mieux comprendre le « virage ambulatoire » que veut accélérer l’exécutif : de l’hôpital vers les soins dits « de ville ». « L’ambulatoire » commence à échapper au contrôle des professionnels libéraux. La tendance est à une prise de pouvoir dans ce secteur par des entreprises qui encadrent de manière de plus en plus stricte leur pratique et la soumettent à des impératifs de rentabilité.

Le plan « Ma santé 2022 » accompagne cette réorganisation du système de santé. Pour y parvenir, l’exécutif, poursuivant l’œuvre de ses prédécesseurs, entend d’abord verrouiller les dépenses hospitalières et limiter la place de l’hôpital public ouvrant ainsi la voie au développement du marché de la santé privée. Complétant les réformes Bachelot et Touraine, un des volets de ce plan annonçait une nouvelle loi santé, accélérant les restructurations hospitalières. Ce sera la « loi Buzyn » votée en 2019 (voir plus loin).

La réduction de la place de l’hôpital public est censée être compensée non par le développement d’un service public hors hôpital mais par la coordination d’une « offre » d’acteurs publics et privés. La prise de rendez-vous sur des plateformes, les « téléconsultations », une meilleure coordination des acteurs au sein de « communautés professionnelles territoriales de santé », le regroupement des professionnels dans des maisons médicales de professionnels libéraux, la « complémentarité » des cliniques privées et de l’hôpital prétendent se substituer à la régression ou à l’absence du service public.

Sous l’impulsion de l’État, les soins de ville sont appelés eux aussi à se rentabiliser et à « s’industrialiser ». Ainsi le plan « Ma santé 2022 » prévoit-il la création de 4 000 postes « d’assistants médicaux » auprès de médecins libéraux. Les praticiens bénéficiaires de cette mesure devront en contrepartie recevoir en moyenne six patient∙e∙s par heure au lieu de quatre (dix minutes par patient∙e, contre quinze actuellement), et leurs assistants médicaux douze patient∙e∙s par heure. Cette médecine à la chaîne, par vidéoconférence, sans examiner directement le malade, ou lors d’une consultation expresse instaure une « médecine du tri ».

Exemple de ces pratiques : dans les régions où l’accès à un rendez-vous d’ophtalmologue prend plusieurs mois voire une année, les centres privés « Plus belle ma vue » proposent des rendez-vous rapides avec des orthoptistes qui examinent le patient. Ils sont connectés avec un ophtalmologiste en Espagne qui prescrit, le tout avec dépassement d’honoraires et refus de la couverture maladie universelle (CMU).

L’exemple de la psychiatrie illustre de manière éclairante la signification du prétendu « virage ambulatoire ». La psychiatrie était en effet jusqu’à présent la seule partie du système de santé français où le service public offrait une réponse globale et gratuite. Dans le cadre des « secteurs » psychiatriques, la même équipe publique de soins répondait aux besoins d’une population en ville (centres de santé gratuits dans les villes et les quartiers appelés CMP, centre médico-psychologique, visites à domicile, hôpitaux de jour…) et, si nécessaire, à l’intérieur de l’institution hospitalière.

L’austérité et les contre-réformes ont démantelé ce dispositif tant dans les services hospitaliers qu’à l’extérieur. Entre 2011 et 2019, plus de 600 centres médico-psychologiques ont été fermés. Le prétendu « virage ambulatoire » a donc d’abord consisté, en psychiatrie, à détruire le dispositif « ambulatoire » public.

Sur ses ruines, le pouvoir veut faire émerger une nouvelle « offre ambulatoire » faite de « partenariats public/privé » dans laquelle une fondation appelée FondaMental joue un rôle clé[12]. Très liée au think tank ultralibéral Institut Montaigne, cette fondation est présidée par David de Rothschild (ancien PDG de la banque du même nom). Elle bénéficie d’un financement public, mais reçoit majoritairement les dons de grandes entreprises du CAC 40 (Bouygues, Pinault, L’Oréal…), de la SNCF, de cliniques privées psychiatriques (comme Clinea, filiale du groupe Orpea) ou de grands laboratoires comme Servier, Roche, Sanofi ou Lilly. On s’étonnera peu dans ces conditions que la recherche pratiquée par cette fondation soit davantage orientée vers des protocoles médicamenteux ou l’utilisation d’applications numériques pour s’assurer des bons comportements du patient, que vers la relation humaine.

Ses « centres experts » ou « plateformes d’orientation et de coordination » installés dans des hôpitaux publics font des diagnostics et « orientent » les patients selon leurs évaluations vers les professionnels ou structures publiques ou privées.

Le « virage ambulatoire » est un virage vers plus d’inégalités de santé : une médecine de qualité, humaine, prenant le temps de l’examen et du soin restera bien sûr possible, pour celles et ceux qui en auront les moyens, qui pourront s’offrir l’assurance santé « haut de gamme » et les dépassements d’honoraires. La « fast médecine » sera le fait des contrats d’assurance « premiers en prix », tandis que les plus précaires et les sans-papiers, dont l’accès à l’aide médicale d’État (AME) ne cesse de se réduire, n’ont d’autre solution que les soins prodigués par les associations humanitaires et caritatives.

Toute la difficulté pour Macron et son gouvernement, comme pour ses prédécesseurs, était de faire accepter ces régressions comme une amélioration du système de santé, d’autant plus que la prétendue alternative « ambulatoire » n’existe que sur le papier.

Dans beaucoup de territoires ruraux ou dans les banlieues, la disparition des services hospitaliers, l’allongement des distances et des délais pour accéder à des consultations et des soins à l’hôpital, sans dépassement d’honoraires, sont bien visibles. L’alternative « ambulatoire » n’apparait ni crédible ni satisfaisante, avec le développement des déserts sanitaires, sous-dotés en médecins libéraux, les barrières financières créées par les dépassements d’honoraires et la nécessité d’avancer les frais médicaux. C’est ce quotidien, vécu de plus en plus difficilement, que va porter avec force le mouvement des Gilets jaunes.

 

Gilets jaunes et loi santé

Pendant six mois, hors de tout cadre organisé existant, politique, syndical ou associatif, les Gilets jaunes, des milliers de salarié∙e∙s, actifs et retraité∙e∙s, d’artisan∙e∙s ou « d’indépendant∙e∙s » précaires, vivant pour beaucoup dans des villes petites et moyennes, ont occupé les ronds-points et manifesté. Ils ont exprimé, malgré une répression brutale, leur colère et leur détermination à changer leur vie et à en finir avec le mépris et le sentiment d’abandon dont ils se sentaient victimes de la part des « élites » dont Macron est l’expression. Les revendications concernant la santé y furent nombreuses.

Les retraité∙e∙s, nombreux sur les ronds-points et dans les manifestations, s’opposaient à la hausse de la CSG[13]. Cette hausse avait pour conséquence la baisse des pensions nettes, dont le niveau restait bloqué depuis des années. Elle s’accompagnait de l’augmentation des tarifs des assurances santé « complémentaires », sans lesquelles il est devenu impossible de se faire correctement soigner.

De nombreuses femmes, exerçant des professions de santé, en particulier aides-soignantes, ont participé au mouvement des Gilets jaunes et y ont joué un rôle d’animatrices. Elles soulignaient le manque de reconnaissance et les bas salaires de ces professions.

Enfin, parmi les revendications arrivant en tête des cahiers rédigés par les Gilets jaunes, figurait le maintien ou le retour des services publics de proximité, en tout premier lieu de l’hôpital, permettant à toute la population d’accéder aux soins proches et gratuits, dans les villes petites et moyennes.

Pour sortir de cette crise, Macron prétendit avoir « entendu » le message. Il organisa un « grand débat » pour recevoir les « attentes » de la société civile. Mais pendant qu’il faisait son spectacle sur les estrades, le gouvernement organisait dans la plus grande discrétion la reprise accélérée des contre-réformes.

La ministre de la Santé Agnès Buzyn présentait en conseil des ministres, le 13 février 2019, le projet de loi santé, débattu en quelques jours et qui fut adopté définitivement avant l’été, empêchant ainsi toute discussion publique sur ses enjeux.

Ce texte s’oppose en effet frontalement aux revendications des Gilets jaunes, des comités de défense des hôpitaux et des personnels hospitaliers. Il donne au gouvernement la possibilité de modifier par ordonnances (c’est-à-dire sans aucun débat) la « carte sanitaire ». Il facilite ainsi les restructurations et fermetures d’établissements et de services. La « labellisation » de cinq à six cents « hôpitaux de proximité », présentée comme une garantie, est un leurre. Pour la loi Buzyn, « l’hôpital de proximité » n’est, en effet, rien d’autre qu’une maison de retraite médicalisée avec éventuellement quelques consultations et le cas échéant quelques lits. Il ne dispose d’aucun des services fondamentaux d’un hôpital : urgences, maternité, chirurgie. Olivier Véran, député, conseiller santé de Macron qui allait remplacer Agnès Buzyn au ministère de la Santé, le formulait sans détours :

« Les hôpitaux de proximité existent déjà dans les territoires. C’est ce qu’on appelle des EHPAD, des soins de suite et de réadaptation [SSR], c’est-à-dire des hôpitaux dont[où] la moyenne d’âge est de 84 ans. Il n’y a pas d’urgences, pas de lits de médecine ». « Ils seront capables de développer une activité de médecine de proximité pour éviter aux papys/mamys des territoires ruraux d’aller se taper 80 bornes pour faire la queue aux urgences », ajoutait-il.

Le vote de la loi santé fut un nouveau rendez-vous manqué pour le mouvement syndical.

Même si les délais étaient courts, le débat parlementaire aurait pu être l’occasion d’une convergence des luttes entre les personnels hospitaliers avec leurs syndicats, les Gilets jaunes et les comités de défense des hôpitaux et maternités pour le retrait du projet. Il n’en fut rien, le minimum d’information sur le contenu et les dangers de la loi santé n’ayant même pas été effectué.

 

De la grève des urgences aux mobilisations de l’automne 2019

Le pouvoir avait marqué un point mais, dès le mois de mars 2019, la mobilisation hospitalière rebondit, avec la longue grève des services d’urgences qui s’est poursuivie tout au long de l’année. Elle a débouché à l’automne sur des mobilisations de l’ensemble du monde hospitalier. C’est autour de cette lutte que s’est organisée la résistance à l’offensive libérale contre l’hôpital au cours de l’année 2019.

Le 18 mars 2019, suite à plusieurs agressions, le service d’urgences de l’hôpital Saint-Antoine à Paris entre en grève illimitée. Il est suivi par ceux de quatre autres établissements dont l’hôpital Lariboisière où un patient est décédé en salle d’attente, faute de prise en charge suffisamment précoce. Le collectif inter-urgences (CIU) se crée, regroupant aides-soignant∙e∙s et infirmier∙e∙s, syndiqués et non syndiqués. Lors d’une première assemblée générale, le 25 mai, il se constitue en association disposant d’une centaine de bases, en France « métropolitaine » et aux Antilles. Soutenu par SUD, la CGT et FO, le mouvement s’élargit.

Placées à l’interface entre la médecine de ville et l’hôpital, les urgences hospitalières concentrent la crise du système de santé. Le nombre de passages y a doublé (passant de 10 à 20 millions) en 20 ans.

Faute de structures publiques de santé proches et gratuites, les urgences sont souvent le seul moyen d’accéder rapidement et gratuitement à des soins. Débordées, faute de réponse adaptée « en amont », les urgences sont saturées, faute de lits et de place dans les autres services de l’hôpital « en aval » 100 000 lits ayant été fermés dans les hôpitaux en 20 ans. Les équipes passent en vain des heures à « chercher des lits » dans les services. Les médecins et personnels soignants des urgences doivent faire face à des situations de plus en plus invivables : attente pendant des heures des patient∙e∙s, qui s’entassent sur des brancards, avec le risque de ne pas être pris en charge à temps ; montée de la violence due pour l’essentiel à ces délais d’attente inadmissibles ; rythmes de travail et stress insupportables, avec en permanence le risque de la faute professionnelle. L’épuisement professionnel, les démissions et, dans certains cas, les suicides, en sont les conséquences.

Une nouvelle fois, la réponse du pouvoir fut le mépris et le déni. Mais contrairement à ses attentes, la grève des urgences s’est poursuivie et étendue pendant l’été. À l’automne la mobilisation s’est élargie à tout l’hôpital. Une partie du corps médical et certains soignants se rassemblent dans le Collectif inter-hôpitaux. Fait nouveau, une partie des médecins hospitaliers, des internes et étudiants en médecine entrent en lutte avec le personnel hospitalier. Syndicats et collectifs[14] exigent l’augmentation des effectifs en fonction des besoins, la revalorisation des salaires de 300 euros pour tous, l’augmentation des budgets hospitaliers (ONDAM) d’au moins 4 %.

Le 14 novembre, la grève nationale rassemblant médecins et personnels hospitaliers, à l’appel de tous les collectifs et syndicats, est très suivie. De 15 000 à 20 000 personnes manifestent à Paris, et partout en France ont lieu des mobilisations d’ampleur.

À l’approche d’un conflit majeur contre sa réforme des retraites, le gouvernement tenta alors de désamorcer la crise hospitalière par un nouveau plan, mais une nouvelle fois sans rapport avec les besoins et les revendications, et en restant dans la logique de la réorganisation du système de santé qui marginalise l’hôpital. Les mesures annoncées ne faisaient que réduire la ponction sur les budgets. Elles ne les augmentaient pas. Elles ne permettaient ni réouverture de lits ni recrutement significatif de personnel. La reprise par l’État d’un tiers de la dette hospitalière ne s’attaquait pas aux causes de celle-ci. L’attribution d’un saupoudrage de primes, sans rapport avec les 300 euros réclamés pour tous, ne faisait que diviser et mécontenter.

Neuf cents chefs de service hospitalier de toutes spécialités et de toutes régions démissionnèrent de leurs responsabilités administratives afin de « forcer le gouvernement à ouvrir un Grenelle[15] de l’hôpital public avec un vrai plan financé répondant aux besoins ».

Une partie des hospitaliers se joignit aux manifestations contre la réforme des retraites, qui les contraignait à travailler plus longtemps pour des retraites plus faibles.

 

Le pouvoir et les contre-réformes à l’épreuve du Covid

L’épidémie de Covid-19 a été, en France comme partout dans le monde, un moment de vérité pour les politiques de santé.

Macron avait fait de la « prévention » et de la « santé publique » des slogans électoraux. Face au Covid il fallut pourtant se rendre à l’évidence : l’exécutif n’avait rien anticipé ni préparé pour faire face à une épidémie de ce type, dont la probabilité (après les épidémies VIH, SRAS, H1N1, Ebola, Zika…) était pourtant annoncée depuis plusieurs années

Alors que le virus se répand dans le monde, l’exécutif français a d’autres priorités : en finir avec les grèves contre la réforme des retraites qui durent depuis deux mois, faire voter le texte au Parlement et préparer les élections municipales qui se présentent mal pour lui.

La ministre Agnès Buzyn a beau annoncer le 14 février « nous sommes prêts », la réalité est l’absence de masques (les stocks stratégiques ont été abandonnés en 2013 pour économiser 50 millions d’euros), l’absence de tests et de matériel de protection, l’absence de lits d’hôpitaux, l’absence de candidats vaccins contre les coronavirus. Pour tenter de couvrir cette impréparation, le pouvoir tente de la justifier. Au lieu de reconnaitre la pénurie, les déclarations ministérielles expliquent que les masques seraient inutiles, voire dangereux.

Sur ordre de Macron, alors que la vague du Covid arrive, la ministre de la Santé quitte son poste pour prendre la tête de la campagne du parti présidentiel pour les élections municipales à Paris.

Le mercredi 26 février, son successeur, Olivier Véran fanfaronne encore : « Il n’y a pas d’épidémie en France, nous faisons toujours face à des cas de patients isolés ».

Mais, dans la nuit, la réalité rattrape le pouvoir avec l’extension brutale du nombre de personnes touchées dans le département de l’Oise et le décès d’un patient. Le lendemain matin Macron se rend à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et change de ton : « On a devant nous une crise, une épidémie qui arrive. Cela suppose de s’organiser et de l’affronter au mieux »… Ce qui n’empêche pas le conseil des ministres extraordinaire consacré au Covid de… décider d’une procédure d’exception pour faire voter en urgence la réforme des retraites.

L’imprévision et l’aveuglement ne sont pas seulement le fait d’une absence de clairvoyance individuelle. Ils ont un fondement de classe : la priorité donnée au court terme, à la rentabilité immédiate, aux intérêts de quelques-uns sur l’intérêt de tous à long terme sont inscrits dans les gènes du capitalisme.

Face au Covid, selon l’exécutif, l’hôpital et le système de santé auraient « tenu ». La réalité est plus sombre. Dans plusieurs régions (l’Est et le Nord, la région parisienne), les services d’urgences et ceux de réanimation ont été débordés. Au pic de l’épidémie, il a fallu organiser des évacuations sanitaires par train et avion vers d’autres régions et des pays frontaliers (Allemagne). Si l’hôpital ne s’est pas effondré, c’est uniquement grâce à l’extraordinaire mobilisation de ses personnels, ne disposant ni des tests, ni du matériel de protection nécessaire (masques, surblouses), ni des moyens indispensables (médicaments, appareils respiratoires) pour remplir sa tâche, ni surtout des effectifs de personnel indispensables et formés. Ces personnels ont pris de très gros risques pour eux et leurs proches et ont payé un très lourd tribut. Certain∙e∙s ont perdu la vie, d’autres en garderont des séquelles sévères, et les effets à long terme du stress vécu dans cette période ne peuvent être encore aujourd’hui mesurés. Une sélection de fait des patients à sauver en priorité a été effectuée, au prix de déchirements éthiques, dans les régions les plus touchées. Au pic de l’épidémie, comme l’a établi la commission sénatoriale d’enquête, le nombre de patients âgés envoyés à l’hôpital a fortement chuté, avec une très forte perte de chance d’être sauvés.

La crise a mis en évidence tous les effets négatifs des contre-réformes libérales. La réduction des moyens de l’hôpital public, du nombre de lits et du personnel ont montré leurs conséquences. Les effets pervers de la gestion de l’hôpital public sur le mode de l’entreprise, ont été mis en relief. L’hôpital étant rémunéré selon le nombre d’actes fournis, un lit vide est un lit « non rentable », et le « taux d’occupation des lits » doit être le plus élevé possible. Pas de possibilité dans ces conditions pour faire face à des événements « imprévus ».

Les patients Covid n’en ont pas été les seules victimes. Pour pouvoir les accueillir, toutes les « activités non urgentes » ont été annulées ou reportées. Des opérations chirurgicales nécessaires ont été déprogrammées. Des retards ont été pris dans le diagnostic et le traitement de pathologies graves comme les cancers. La possibilité d’accéder à l’IVG (interruption volontaire de grossesse) dans des délais rapides s’est restreinte. Isolées et confinées, des personnes âgées se sont laissées « glisser ». Des patient∙e∙s de psychiatrie, condamnés à un isolement strict et violent en institution, ou sans soins à leur domicile, ont vu leur état s’aggraver.

Les scandales d’un système de santé privé, tourné vers le profit ont été visibles dans les EHPAD. La course aux profits s’est payée en nombreux décès, pour une part évitables. Malgré des tarifs prohibitifs et des profits insolents, des groupes comme Korian sont accusés par les familles de n’avoir pas mis en œuvre les mesures indispensables à la protection des résident∙e∙s.

Les événements ont démontré de manière dramatique la nécessité d’un hôpital public, présent sur tout le territoire et disposant d’un personnel suffisamment nombreux et formé et celle d’un service de santé de proximité, public et gratuit pour assurer, dans les villes et les quartiers, la prévention, le dépistage, le suivi, l’éducation sanitaire. La nécessité de rompre avec les contre-réformes a été rendue visible aux yeux de tous. Une grande partie de la population en a pris une conscience beaucoup plus aigüe et l’a manifesté chaque soir pendant la durée du confinement en applaudissant à 20 heures les personnels hospitaliers, en leur apportant des témoignages de solidarité (repas, par exemple) sur leur lieu de travail, en essayant de leur procurer le matériel qui pouvait leur manquer.

La tentative de l’exécutif de se placer à la tête de ce mouvement en faisant des soignants les « héros » d’une « guerre » dont Macron et les siens auraient été les généraux, et en soudant ainsi « l’unité nationale » fut un échec. Les hospitaliers firent savoir qu’ils n’étaient pas des héros, mais des professionnels non reconnus, avec des salaires dérisoires, souhaitant disposer des moyens pour remplir leur mission. Ils n’avaient que colère et mépris pour ce pouvoir qui les contraignait à monter « au front » sans protection et sans moyens suffisants pour combattre le virus. Ceux qui les soutenaient chaque soir partageaient très largement ce point de vue, comme en attestent les enquêtes d’opinion.

Le 12 mars, Macron avait eu beau déclarer :

« Ce que révèle déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession,[ce] ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe (…). Il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ».

Ces paroles de circonstance furent immédiatement démenties par les actes.

Obligé, au plus fort de la crise, de desserrer l’étau budgétaire et gestionnaire sur l’hôpital « quoi qu’il en coûte », le pouvoir montra très rapidement, une fois le pic de l’épidémie passé, qu’il n’avait pas l’intention de rompre avec les contre-réformes. Au prix de concessions et d’ajustements inévitables il entendait même, comme il le faisait depuis trois ans, utiliser cette crise pour en accélérer le rythme.

Pour « solde de tout compte », une prime unique de 500 euros pour les uns, de 1 500 euros pour « les plus exposés » fut annoncée aux hospitaliers et étendue au personnel des EHPAD. Progressivement, les directeurs et l’encadrement reprirent en main le management et la gestion comptable des établissements. Les effectifs provisoires de personnel venus soutenir les équipes, ne furent ni pérennisés ni remplacés, alors que la période des congés, toujours difficile, approchait. Le sentiment que « le jour d’après » serait semblable à celui d’avant, en pire, se répandit dans les établissements.

Tentant de détourner le sens de l’élan de solidarité, le pouvoir commença à instiller l’idée d’un recours à la charité pour financer les dépenses supplémentaires de l’hôpital. « Tous unis contre le virus » – une fondation rassemblant la Fondation de France, les hôpitaux de Paris et l’Institut Pasteur – fit appel aux dons. D’autres hôpitaux lancèrent eux aussi des appels pour leur fournir le matériel qui leur manquait. Dans un but nullement désintéressé, l’avionneur Dassault, le groupe de produits de luxe LVMH ou le pétrolier Total s’empressèrent de répondre à la sollicitation de cette « nouveauté » bien archaïque qu’est le financement de l’hôpital par les « bonnes œuvres ».

Dans le même esprit, le Parlement vota un projet de loi autorisant le don d’une journée de congé par les salariés pour permettre de financer les vacances des personnels hospitaliers.

 

Le « Ségur » : des concessions pour continuer comme avant

Au sortir du confinement, le pouvoir dut toutefois se rendre à l’évidence : il ne suffirait pas d’une prime et d’une médaille distribuée aux hospitaliers à l’occasion du 14 Juillet pour calmer leur colère et répondre aux attentes de la société. Il décida donc d’organiser ce qu’il avait toujours refusé jusqu’à présent : une grande négociation sur l’hôpital et le système de santé, le « Ségur de la santé ».

Pendant plusieurs semaines ces discussions, par vidéoconférence sous la présidence de l’ancienne secrétaire de la confédération syndicale CFDT, Nicole Notat, furent des palabres sans aucun contenu, que seule la fédération SUD-Santé-Sociaux eut le courage de dénoncer en claquant la porte.

Mais pendant que le « dialogue social » tournait à vide, les mobilisations de soignant∙e∙s et de leurs soutiens se multipliaient. Des mardis et jeudis de la colère devant les hôpitaux et dans les rues, rassemblant des centaines de participant∙e∙s à Paris et en province avaient lieu chaque semaine.

Le 16 juin, fut une démonstration de force, à l’appel de tous les collectifs, syndicats, comités de défense des hôpitaux, auxquels se sont joints des Gilets jaunes. 180 000 personnes dans plus de 220 rassemblements dans le pays, dont 20 000 à Paris, se sont mobilisées dans les hôpitaux, où la grève a été très suivie, et ont manifesté. Il y avait, pour l’exécutif, urgence à éteindre l’incendie. Un embrasement du monde de la santé, avec le soutien du grand mouvement de solidarité avec l’hôpital qui avait accompagné l’épidémie, aurait changé la situation politique en donnant un contenu concret à l’aspiration à un « monde d’après ».

Le ministre Véran, absent jusqu’alors du Ségur, fut contraint de revenir à la table des négociations, avec des propositions chiffrées et financées. Jour après jour, pour obtenir un accord des syndicats les plus adeptes de la signature, le gouvernement dut faire concession sur concession, pour atteindre la somme de 8,2 milliards d’euros affectée à l’augmentation des rémunérations du personnel et des médecins : 183 euros net par mois en deux fois pour le secteur public, 160 euros pour le secteur lucratif. Cela reste encore loin des « 300 euros pour tou∙te∙s et tout de suite », qui auraient remis les salaires dans la moyenne de l’OCDE et permis de rattraper 20 ans de décrochage par rapport à l’inflation.

Mais ces concessions importantes, résultat du rapport de force, avaient une contrepartie.

La revendication principale, la formation et le recrutement massif de personnels hospitaliers qui était au cœur de toutes les mobilisations pour redonner sa place à l’hôpital public et permettre au personnel de travailler dans de bonnes conditions, n’a reçu qu’une réponse dérisoire. Les syndicats signataires de l’accord (CFDT, FO, UNSA) ont dû accepter une nouvelle détérioration des conditions de travail par l’aggravation de la flexibilité : remise en cause de fait des 35 heures, forfait mensualisé d’heures supplémentaires, réduction à 11heures de la durée de repos quotidienne. L’accord prévoit des négociations par établissement, faisant éclater le cadre national de la fonction publique et renvoyant à des rapports de force locaux, souvent défavorables. Alors qu’il aurait fallu au moins 120 000 créations de postes dans les hôpitaux et 200 000 dans les EHPAD, il n’est question que de 15 000 postes dont ni le calendrier ni le financement ne sont précisés. La réouverture des lits nécessaires se limite à la possibilité de rouvrir 4 000 lits temporairement, « à la demande » – moins que la suppression permanente de lits : 4 200 lits au cours de la seule année 2018.

Au prix de concessions sur les salaires, le pouvoir entend ainsi préserver l’essentiel pour lui : poursuivre dans la voie du déclin de l’hôpital public, du basculement vers « l’ambulatoire » privé et l’hospitalisation privée, tout en imposant au personnel hospitalier des conditions de travail encore plus dures.

 

Deuxième vague, marée blanche et alternative anticapitaliste

Au moment où ces lignes sont écrites, l’épidémie se poursuit dans le monde et rebondit en France. La question n’est pas de savoir s’il y aura une « deuxième vague », mais quelle sera son ampleur et à quel point elle sera supportable pour un système hospitalier épuisé par des années de restrictions et la tension des derniers mois.

L’augmentation – « exponentielle » selon les termes officiels – du nombre de cas et de foyers épidémiques fin août 2020 a montré que l’épidémie restait pour l’instant hors de contrôle et le « nous sommes prêts » d’Olivier Véran n’est guère plus crédible que celui d’Agnès Buzyn en février. Les files d’attente interminables, les délais de plusieurs jours pour faire un test, puis obtenir les résultats, montrent qu’on est encore très loin des besoins en la matière. Dans les hôpitaux et les EHPAD, la situation risque de redevenir critique avec une remontée, même modérée, du nombre de patients arrivant aux urgences et en réanimation. L’épuisement des équipes reste partout la règle. Le 16 août, à Laval, dans un département (Mayenne) où le virus circule fortement, le service chargé d’accueillir les patients atteints du Covid s’est mis en grève, épuisé faute de renforts. À Saint-Brieuc, les médecins urgentistes se sont mis en grève. L’absence de toute perspective d’amélioration des conditions de travail au lendemain du Ségur, alors qu’il faudra vivre avec le virus pendant encore des mois ou des années ne permet pas aux hospitaliers d’envisager l’avenir avec optimisme. La seule voie possible dans ce contexte est celle de la mobilisation, portée par la prise de conscience et le soutien de la société qui a saisi les enjeux et fait du droit à la santé une question politique.

Face à un pouvoir bien déterminé, dans ce domaine comme dans les autres, à poursuivre dans la même voie, la perspective pour les anticapitalistes reste la construction d’une « marée blanche » des personnels hospitaliers, soutenus par la société mobilisée pour défendre l’hôpital public et un système public de santé financé par la Sécurité sociale, pour faire de la santé un bien commun accessible à toutes et tous. Un combat en lien avec l’ensemble des mobilisations sociales pour une issue écosocialiste, face à une crise sanitaire, économique, écologique qui n’en est qu’à ses débuts.

*

Le 31 août 2020. 

Cet article a été d’abord publié dans la revue Inprecor.

 

Notes

[1] Au début de son mandat, Macron avait présenté sa méthode de gouvernement comme « jupitérienne ».

[2] Le ministère de la Santé se trouve avenue de Ségur, à Paris.

[3] « Transformation du système de santé : Olivier Véran desserre l’étau sur les hôpitaux », les Échos du 21 juillet 2020.

[4] Voir mes quatre précédents articles publiés dans Inprecor : « Assurance maladie et hôpital : contre-réformes libérales et droit à la santé » (n° 543/544 de novembre-décembre 2008) ; « santé : une grande continuité dans “le changement” » (n° 588/589 de décembre 2012) ; « Le “pacte de responsabilité” : de l’austérité à la liquidation de la sécurité sociale » (n° 607/608 d’août-septembre 2014) ; « Sécurité sociale et système de santé, quand l’État organise la privatisation » (n° 623 de janvier 2016).

[5] Interview à Sud Radio le 19 décembre 2017.

[6] Organisme qui sert de chambre patronale aux directeurs d’hôpitaux publics.

[7] Les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), publics et privés, accueillent les personnes âgées à un prix fort élevé.

[8] Voir les articles précédents parus dans Inprecor cités en note 4.

[9] Consulter à ce sujet l’article de Justin Delépine, « Doctolib bouscule les professionnels de la santé » par dans Alternatives économiques du 18 avril 2019(https://www.alternatives-economiques.fr/doctolib-bouscule-professionnels-de-sante/00089033). Outre la Banque publique d’investissement, les actionnaires de Doctolib sont Eurazeo et Kernel, rejoints par le fonds d’investissement étatsunien General Atlantic.

[10] Les start-up dont la valorisation est supérieure à 1 milliard de dollars.

[11] Celle-ci est déjà largement amorcée par les GAFAM, entreprises géantes du numérique, via les données recueillies par les objets connectés ou le stockage des données qui leur sont confiées. Ainsi l’hébergement de la plateforme de mise à disposition des données de santé du gouvernement français, le health data hub, a été attribué à Microsoft.

[12] Lire à ce sujet Mathieu Bellahsen et Rachel Knaebel, la Révolte de la psychiatrie, la Découverte, Paris 2020.

[13] La contribution sociale généralisée (CSG) est une taxe prélevée essentiellement sur les salaires et les pensions pour financer la Sécurité sociale en remplacement des cotisations versées par les employeurs.

[14] Collectif inter-urgences, Collectif inter-hôpitaux, Printemps de la psychiatrie.

[15] Grenelle : nom donné aux négociations entre gouvernement, patronat et syndicats (rue de Grenelle) lors de la grève générale de Mai 1968.

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