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A. Fausto-Sterling, Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, traduction d’Oristelle Bonis et de Françoise Bouillot, Paris, La Découverte, « Genre & Sexualité », Paris, 2012, 391 pages. 1

 

Douze ans après sa parution originale aux États-Unis, cet ouvrage majeur de la biologiste et féministe Anne Fausto-Sterling est enfin rendu accessible aux lectrices et lecteurs de langue française. A la fois traité d’histoire de la biologie et manifeste pour une science non sexiste et non homophobe, ce livre se propose d’étudier comment les biologistes ont historiquement construit et continuent à structurer la dualité des sexes (masculin/féminin). L’idée centrale de l’ouvrage est que l’opération de catégorisation homme/femme n’est jamais qu’une pure question physique, même (et surtout) lorsque celle-ci est réalisée par des biologistes. A travers les exemples historiques et contemporains du traitement de l’hermaphrodisme (puis de l’intersexualité) par le corps médical, de l’émergence de la notion d’hormones sexuelles, des études sur la sexuation des cerveaux, et des travaux sur le comportement sexuel des rongeurs, Fausto-Sterling nous prouve que faire de la science est déjà et toujours politique. L’objectivité scientifique est partielle et située ; les « faits » sont toujours ancrés dans un contexte social et culturel. Le savoir biologique ne fait pas exception : il s’inscrit dans une société genrée et sexiste. Il est donc inévitable que les biologistes décrivent le monde à partir d’une perspective elle-aussi genrée et sexiste. De ce fait, les scientifiques participent à la fabrique du genre, à moins qu’ils décident ouvertement d’adopter un point de vue féministe pour construire leurs savoirs. C’est cette posture que l’auteure défend dans ce livre, en proposant des pistes pour une autre biologie.

Ce livre a connu un fort retentissement au sein des mouvements féministes et dans le monde de la biologie, parce qu’il proposait de remettre en cause, à partir du point de vue de la biologie et de son histoire, la distinction entre sexe et genre2. Pourtant, dans sa préface à l’édition française, Fausto-Sterling insiste sur le fait que son objectif était en partie ailleurs. « La question fondamentale, c’était pour [elle] la science » (p.13), son objectivité toujours partielle, toujours socialement et culturellement située. Ce qu’il me semble important de comprendre ici, c’est que ce livre ne se pensait pas comme un argument biologique pour justifier une politique émancipatrice, mais plutôt comme un moment de réflexion au sein d’un parcours personnel, militant et professionnel. Comme j’essaierai de le justifier plus loin, ceci a son importance. Depuis la parution de cet ouvrage en 2000, l’auteure a délaissé les études sociales et historiques des sciences et est retournée à la biologie, en essayant de mettre en pratique la théorie des systèmes dynamiques qu’elle théorise dans ce livre. A partir de ce point de vue, elle tente de comprendre biologiquement comment la culture modèle le corps, depuis sa structure osseuse jusqu’au cerveau, en passant par les gènes. Espérons qu’il ne faudra pas attendre encore plus d’une dizaine d’années afin que son dernier ouvrage en langue anglaise, Sex/Gender: Biology in a Social World (Routledge, 2012), soit lui aussi disponible en français.

 

Publication universitaire, manifeste politique, et ouvrage de vulgarisation

Commençons par quelques remarques sur la forme de l’ouvrage. Ce livre n’est ni une publication universitaire de sciences sociales ou de biologie, ni un traité sur l’histoire de la biologie, ni un ouvrage de vulgarisation, ni un manifeste, mais bien plutôt tout cela à la fois. Le livre offre de nombreux schémas et  tableaux de biologie, parfois assez techniques, qui viennent illustrer le récit, lui-aussi parfois très technique. Après des efforts intellectuels intenses afin de comprendre toutes les subtilités biologiques des hormones, on peut cependant se détendre devant les nombreux dessins humoristiques et bandes-dessinées que contient ce livre. On peut par exemple s’amuser à lire l’histoire de l’intersexualité de la Grèce antique à aujourd’hui en une planche à 6 cases, ou bien admirer un dessin de rongeurs de laboratoires manifestant pour leur liberté sexuelle. Enfin, le récit se réfère à un corpus vaste de sciences humaines et sociales, allant de l’histoire de la sexualité et des corps (sexués et racisés) aux études sociales des sciences. Cette hétérogénéité de forme (et donc de fond) s’explique du fait de la triple identité de Fausto-Sterling (à la fois biologiste, théoricienne du genre et militante féministe) et des trois publics que cet ouvrage vise : la communauté des biologistes en général, les théoriciennes féministes, et plus globalement tout public s’intéressant à comment la biologie s’est historiquement penchée sur la dualité des sexes.

En recourant massivement, mais très judicieusement, au renvoi aux notes ainsi qu’aux illustrations techniques et humoristiques, Fausto-Sterling réussit à relever le défit de faire de ce livre un ouvrage incontournable pour les études de genre et de biologie, tout en demeurant relativement accessible à un public profane en ces domaines. De ce point de vue, cet ouvrage est particulièrement remarquable. On notera cependant que les choix éditoriaux de mise en page viennent apporter un bémol à la lisibilité du texte. L’éditeur a opté pour un renvoi systématique des notes en fin d’ouvrage, système toujours peu pratique à la lecture et assez décourageant. De plus, on regrettera que la bibliographie de l’ouvrage, apparemment trop volumineuse, n’a pas été insérée dans l’édition papier. Elle est cependant disponible au téléchargement sur le site internet de l’éditeur.

 

De l’hermaphrodisme à l’intersexuation

Pour les féministes de la deuxième vague (années 1970), l’affirmation de la séparation entre le genre social d’un côté et le sexe biologique de l’autre était un argument politique nécessaire pour faire valoir leurs revendications d’émancipation sociale. Pour autant, selon Fausto-Sterling, qui en 1993 publiait un article de biologie proposant de distinguer non pas deux mais cinq sexes chez les être humains, la distinction entre sexe et genre est loin d’être aussi évidente qu’il n’y parait. En effet, si on se plonge dans les savoirs biologiques d’une perspective non-sexiste, nos corps apparaissent comme bien trop complexes pour offrir une réponse claire et nette sur la différence sexuelle qui existerait entre hommes et femmes. Le monde est plein de ces corps « abjects » et « impensables » (p.99) qui remettent en cause notre système de genre bipartite. Hier hermaphrodites, aujourd’hui intersexes, ces corps battent en brèche l’idée pourtant si simple qu’il n’y aurait que deux sexes.

Ce qui est évident par contre, c’est que tomber dans la catégorie homme ou femme a des effets sociaux bien concrets. L’État et le système juridique ont besoin de ne conserver que deux sexes. Historiquement et encore actuellement, le problème posé est celui de la place sociale de l’individuE : droits de successions, mariage (forcément hétérosexuel), participation au système politique, accessibilité au travail ou à certains corps de métiers, etc. Jusqu’à l’apparition de la discipline biologique à la toute fin du XVIIIème siècle, la question de trancher si les corps hermaphrodites étaient masculins ou féminins était avant tout un problème juridique. Une fois son identité sexuelle tranchée, l’individuE était tenuE de s’y conformer socialement. Les théories médicales existaient bien sur ces corps vils, mais la décision de catégorisation revenait à la justice.

Tout cela a été amené à évoluer avec l’émergence de la biologie comme discipline scientifique, c’est-à-dire comme domaine d’expertise sur les corps, qui crée du normal et du pathologique, et qui invente des dispositifs matériels de normalisation/disciplinarisation des corps3. Le XIXème siècle est une période où le savoir scientifique produit des corps (hommes/femmes, blancs/indigènes, bourgeois/ouvriers) qui diffèrent profondément par nature, cette distinction naturelle servant par retour à justifier des inégalités sociales. La science a ainsi été invoquée afin d’invalider de nombreuses revendications d’émancipation sociale (comme le droit de vote des femmes ou leur accession au salariat).

Paradoxalement, comme le souligne Fausto-Sterling, c’est la meilleure connaissance de la complexité sexuelle (par l’accumulation de témoignages sur l’hermaphrodisme durant le XIXème siècle, et leur classification par les biologistes), qui a progressivement permis d’en supprimer les manifestations. A partir de 1930 sont apparues les techniques de suppression chirurgicale et hormonales de l’intersexualité qui ont encore cours aujourd’hui, avec une prise en charge dès la naissance (ou bien à l’adolescence si rien n’est distingué à la naissance). Selon une recherche qu’elle a menée avec ses étudiantEs, Fausto-Sterling évalue le taux de naissances intersexuées à 1,7 % . Ainsi, « au lieu de nous pousser à reconnaître la nature sociale de nos idées sur la différence sexuelle, la sophistication de notre chirurgie nous a permis de marteler l’idée que les gens sont naturellement mâles ou femelles » (p.76). Les biologistes et chirurgiens ont matériellement participé à genrer le sexe.

Cet acharnement médical est lourd de conséquences pour les individuEs concernéEs : elles et ils subissent de nombreuses séquelles physiques et psychologiques dues à ces opérations. Or celles-ci sont justifiées par le corps médical à cause de la « tragédie » que ces cas représenteraient pour leurs parents, ainsi que par les difficultés psychologiques que ces individuEs pourraient rencontrer à l’adolescence si leur identité de sexe n’était pas claire pour elles/eux. Or cette tragédie n’est pas une question biologique (la très grande majorité des intersexes connaîtraient naturellement un développement biologique sans problèmes médicaux), mais un problème social : quelle place donner à ces indivuEs dans une société structurée par la division entre hommes et femmes ? Selon Fausto-Sterling, les opérations des intersexes sont un moyen de « préserver notre système actuel d’intelligibilité culturelle » (p.99).

Pour autant l’auteure insiste sur le fait que tout n’est pas à rejeter dans ce que nous apprend la biologie : « la connaissance de la variation biologique nous permet de conceptualiser les espaces moyens, comme naturels, même s’ils sont statistiquement peu courants » (p.100). Autrement dit, d’un point de vue féministe, le savoir biologique sur les intersexes peut-être productif et subversif : « la compréhension scientifique et médicale des sexes humains multiples apporte autant d’outils pour bouleverser ou renforcer les croyances dominantes sur le sexe et le genre » (p.101). Fausto-Sterling propose un avenir utopique « où la science médicale aura été mise au service de la variabilité du genre, et où les genres se seront multipliés au-delà des limites actuellement imaginables ». « Il est possible d’imaginer une nouvelle éthique du traitement médical permettant à l’ambiguïté de prospérer, ancrée dans une culture qui aura dépassé les hiérarchies de genre » (p.121). Elle regrette cependant que la plupart des féministes se soient dessaisies de la question biologique, se concentrant uniquement sur la fabrique sociale du genre. Se faisant, elles ont sous-estimé la force de la biologie, à la fois comme lieu de fabrication et de structuration de la domination masculine, et comme source potentielle d’émancipation féministe. « Les féministes doivent [donc] se sentir assez à l’aise avec la technologie pour dénicher les points de résistance qu’elle recèle » (p.101).

 

Cerveaux, hormones et rongeurs sexués

Au delà de l’anatomie des organes et membres sexuels, Fausto-Sterling insiste sur la fait que les biologistes ont participé à genrer l’ensemble de notre corps. Le corps calleux par exemple, une partie de notre cerveau qui relie l’hémisphère droit et gauche, est le siège d’une controverse scientifique sur les limites naturelles à certaines capacités intellectuelles chez les femmes. La trop grande taille de cet élément limiterait les capacités mathématiques, scientifiques et de repérage dans l’espace des femmes…

Les études sur les différences cérébrales entre sexes ont connu un grand essor depuis les années 1990. Le corps calleux pourrait être la base de l’intuition féminine, être ce qui rendrait les femmes plus compétentes en communication, et les hommes plus compétents en abstraction et en visualisation spatiale. Ces études ont connu une grosse diffusion à travers les médias non universitaires, tendant à naturaliser les différences sociales, et à les réduire à une simple question de taille de cerveaux. Or ces approches naturalisantes sont utilisées afin de justifier la non prise en charge de certaines politiques égalitaires (comme la recherche de parité dans les cursus scientifiques).

Fausto-Sterling insiste sur le fait qu’il n’y a pas de consensus scientifique sur la différence sexuée de taille des corps calleux. Le problème, c’est que « le corps calleux […] ne se tient pas tranquille » (p.167) : il n’accepte pas si facilement de se faire sexuer, malgré la diversité des approches utilisées (coupes de cerveaux, IRM, différents traitements statistiques, etc). Afin de justifier une différence de sexe, le corps calleux n’est un médium que peu coopératif. Si l’on venait le questionner sur d’autres problématiques, peut-être serait-il plus enclin à nous offrir des réponses claires, mais dans le cas présent, nos questions sexistes ne l’intéressent pas vraiment.

 

On retrouve un peu le même problème avec une autre entité biologique que sont les hormones. Les hormones dites sexuelles (estrogène et progestérone) sont les médicaments les plus utilisés dans l’histoire de la médecine. Alors que dans l’imaginaire commun et scientifique-sexiste elles sont clairement associées aux fonctions sexuelles, elles affectent la croissance d’organes très divers (cerveau, poumons, squelette, intestins, etc) et ne sont pas spécifiques à un sexe particulier. Pour Fausto-Sterling, la meilleure façon de les conceptualiser serait probablement de les considérer comme de simples  hormones de croissance parmi d’autres, c’est-à-dire des substances chimiques qui servent à la croissance de diverses parties du corps, et qui migrent à travers le sang afin d’interagir avec un organe à distance de celui d’origine. Pourtant les scientifiques ont réduit leur rôle au sexe. Ce faisant, ils ont « imprégn[é] le corps, de la tête au pieds, de signification genrée » (p.171).

De la conceptualisation des hormones dites sexuelles au début du XXème siècle, à leur première extraction et purification en 1923, jusqu’à aujourd’hui, le caractère sexué de ces entités et leur rôle physiologique a toujours fait débat au sein de la communauté scientifique. Jusqu’à la mise place des procédés de leur extraction, ces entités étaient considérées comme le principal facteur du développement masculin ou féminin de l’individu : les deux entités ne pouvaient par conséquent pas cohabiter au sein d’un même corps. Mais cela s’est compliqué lorsque, durant l’Entre-deux-guerres, plusieurs études se sont mises à affirmer qu’il existait en fait une variété d’hormones bien plus large que les seules hormones dites masculines et féminines. Surtout, ces études montrèrent que ces deux types d’hormones étaient présents dans les corps des deux sexes et jouaient toutes les deux un rôle important dans le développement des corps féminins et masculins. Pour autant, les méthodes standardisées par les biologistes pour mesurer l’activité des hormones dites sexuelles, ont nié la variété des effets physiologiques dans lesquels ces substances étaient impliquées, en restreignant leur action au simple développement sexuel4. Comme l’affirme Fausto-Sterling, « La nature n’exigeait pas que ces tests spécifiques deviennent le critère de mesure » (p.212). Or ces options expérimentales ont encore aujourd’hui une grande influence sur la façon la biologie aborde les questions de masculinité et de féminité. Là encore, ce sont des biologistes sexistes qui ont interrogé les hormones sur des questions très restrictives (la différence sexuelle), alors que celles-ci étaient prêtes à parler de choses bien plus diversifiées.

 

A partir des années 1940, les études sur les liens entre hormones et comportement sexuel se sont multipliées, en mettant en jeu des acteurs plus facilement manipulables et plus nombreux que les cobayes humains : les rongeurs de laboratoire. Les biologistes ont réalisé toutes sortes d’expériences sur ces animaux, en les castrant, et en leur injectant différents types d’hormones, puis en évaluant en quoi cela impactait leur comportement sexuel. En retour, la nature devait nous informer sur notre propre condition humaine. Ces expériences ont été prises dans le « bouillon culturel complexe » des années 1960 et 1970, en pleins débats sur le statut de l’homosexualité, et sur les droits des femmes.

Peu surprenant dès lors que les biologistes les plus conservateurs aient défendu un modèle organisationnel/activationnel de l’activité hormonale, selon lequel notre modèle de comportement sexuel (et plus globalement notre comportement général) était physiquement inscrit dans notre corps dès le stade de l’embryon  et que les hormones viennent ensuite activer nos circuits nerveux déjà organisés. De l’autre côté, les biologistes les plus libéraux, se sont insurgés face aux modes opératoires et aux concepts utilisés dans ces études. Ils ont ainsi milité pour un assouplissement et un élargissement des catégories d’analyse comportementale, avec l’apparition des notions de « choix », de « préférences » ou d’« orientation » chez les rongeuses et les rongeurs, et de nouveaux procédés expérimentaux5.

L’ensemble de ces exemples prouvent une chose selon Fausto-Sterling : les scientifiques n’interrogent pas la nature de manière a-contingente. Ils sont pris dans des logiques politiques et sociales, et se positionnent nécessairement par rapport à elles, sans forcément en avoir conscience. Leurs travaux sont toujours déjà ancrés dans un contexte social et culturel, et faire science est nécessairement prendre position par rapport à ce contexte.

 

Quelle politique des sciences ?

Toutes ces réflexions poussent Fausto-Sterling à proposer, dans son dernier chapitre, certaines recommandations aux féministes et aux biologistes qui voudraient se pencher sur la question du genre ou du sexe. Tout d’abord, une telle recherche doit considérer la nature et la culture comme un tout indivisible, et non hiérarchisé. Il n’y a pas d’un côté le monde social et de l’autre le monde naturel, mais les contraintes naturelles orientent le social et réciproquement. A ce titre, les recherches plus récentes de Fausto-Sterling sur la plasticité du squelette humain en réponse aux injonctions de son milieu offrent une illustration frappante de la capacité du social à inscrire matériellement le genre dans nos corps. Fausto-Sterling cite aussi les capacités tactiles et d’audition hors du commun développées par les musiciens professionnels.

De plus, une telle recherche doit considérer que les organismes vivants sont des entités actives, et qui évoluent. Autrement dit, toute théorie du genre ou de la sexualité humaine doit considérer qu’elle a à faire à des phénomènes dynamiques : la nature et la culture sont non seulement indivisibles, mais elles se répondent en permanence, et elles évoluent de pair. La moindre intervention dans l’une se répercute donc dans l’autre, et donc façonner le naturel c’est façonner le social. Cela nécessite un rapport plus dialectique dans nos façons d’interroger le monde biologique : nous devons construire un savoir qui cherche moins à normaliser le biologique (et le social), qu’à dialoguer avec lui. On peut très bien chercher à mieux comprendre l’intersexualité, et faire se multiplier les identités corporelles, sans pour autant chercher à les corriger afin de répondre à un schéma dualiste des sexes.

Enfin, Fausto-Sterling pense que les points de vue les plus divers (des biologistes moléculaires aux militantEs féministes) doivent se rencontrer. Elle en appelle donc aux chercheurs à travailler en groupes interdisciplinaires et non hiérarchiques afin de construire un savoir « plus complet » (p.286) sur la sexualité humaine. De ces trois points, Fausto-Sterling forme la théorie des systèmes dynamiques en biologie, qu’elle appelle de ses vœux. 

 

Dans l’absolu, il est difficile de ne pas adhérer aux revendications que l’auteure porte afin de construire une biologie qui dépasse les binarités que sont la nature/culture et la dualité des sexes ; pour une biologie qui fasse se multiplier les identités, au lieu de chercher à les normaliser ; pour une science humble qui reconnaisse les limites et la situation de tout savoir, et qui érige au cœur de ses pratiques la multiplication des points de vue. Pour autant, on peut se questionner sur les possibilités concrètes de pratiquer une telle biologie dans le contexte actuel.

Il me semble que les propositions que fait Fausto-Sterling ne sont pas assez ancrées dans une approche matérialiste de ce que sont les sciences aujourd’hui, de comment elles sont organisées, de ce qu’elles produisent en société, et des possibilités pour les scientifiques d’y développer des pratiques radicalement émancipatrices. Afin de développer ce point, je vais repartir de la question du caractère situé de tout savoir.

Il y a au moins deux manières de prendre en compte cette question. La première, celle que revendique Fausto-Sterling, est de militer pour une multiplication des points de vue, de jouer avec les focales, les angles d’approche, afin d’obtenir l’image la plus complète possible d’un savoir. Cette vision me semblerait idéale si nous vivions dans un monde sans dominations, sans rapports de pouvoirs qui structurent le social, et où les savoirs scientifiques ne serviraient pas à naturaliser des formes de domination. La deuxième façon est plus stratégique. Elle considère qu’il y a des enjeux politiques pour lesquels lutter dans ce monde (se battre pour l’émancipation des femmes, pour le partage des richesses, etc.). Elle partirait alors du principe que certaines visions sont incompatibles, non pas parce qu’il serait impossible de les concilier dans l’absolu, mais parce qu’elles servent des intérêts politiques divergents dans un contexte précis6. Vouloir concilier des discours sur le monde est une chose, vouloir concilier les intérêts de ceux et de celles qui les portent en est une autre. Sous cette perspective stratégique, la question première n’est donc plus la conciliation des visions mais les priorités politiques que l’on se fixe en tant que collectif créant du savoir situé. Nos finalités politiques mobilisent d’emblée des façons de voir le monde, et la question de s’ouvrir ou de ne pas s’ouvrir à des collectifs porteurs d’autres approches est une question d’ordre stratégique. Plus concrètement, vis à vis de la proposition que fait Fauto-Sterling, il me semble que l’urgence n’est pas à la pluridisciplinarité dans les sciences7, mais plutôt à l’affirmation de la nécessité politique de construire une biologie ouvertement féministe, anti-homophobe et antiraciste.

Or il est probable qu’un groupe de recherche en biologie qui se formerait actuellement en affichant de tels objectifs se fasse rejeter par ses pairs, car on lui reprocherait de vouloir calquer ses « préjugés » politiques sur le naturel8. Le « stratégique » n’est pas vraiment au goût du jour dans les sciences. Pourtant, ce que montre bien Fausto-Sterling, c’est que tout scientifique travaille à partir de ses croyances sur le social (et le naturel) : les « préjugés » sont inévitables, et les sciences ne produisent jamais rien de politiquement neutre. Mais pourquoi alors ne pourrions-nous pas revendiquer les « préjugés » que nous estimons politiquement justes, plutôt que de continuer à cacher la biologie derrière son domaine réservé que serait le monde naturel ? Le problème c’est que les sciences ne sont pas seulement un mode de compréhension du monde, mais aussi des institutions qui servent et structurent des intérêts politiques (en particulier ceux des hommes). Le grand partage entre nature et culture est aussi ce qui soutient le partage entre sciences et politique9.

 

Comme l’affirme Fausto-Sterling, « la biologie est la politique poursuivie par d’autres moyens »10 (p.286). Mais les sciences de laboratoire ne sont pas seulement politiques parce qu’elles véhiculent des façons de voir la nature et le social. Elles sont aussi un ensemble d’institutions liées au pouvoir politique et économique, et leur objet principal est de produire au quotidien des dispositifs matériels qui disciplinent le monde11 (et ces dispositifs sont amenés à circuler dans le social). Pourtant, les revendications de Fausto-Sterling semblent en partie ignorer ces deux derniers points, comme si le seul problème des sciences était de produire des visions sexistes du monde. Or les sciences sont aussi problématiques parce que leur démarche opérationnelle les amène à réifier matériellement ces ontologies sexistes à travers des dispositifs techniques. Et parce qu’elles sont le fait d’institutions au service d’intérêts bien organisés (hommes, capitalistes, …), la production et la circulation de ces dispositifs ne sert pas l’émancipation de touTEs, mais celle d’une minorité possédant les moyens de produire ces dispositifs et de les commercialiser. Une critique de la biologie ne peut être complète sans une remise en cause des modes de régulation actuels des dispositifs techno-scientifiques crées par les biologistes. Il s’agit d’affirmer la nécessité d’une rupture avec une biologie produite de manière parfaitement opaque envers les principales et principaux concernéEs : les (non) utilisatrices et utilisateurs des divers produits de santé12.

Ainsi les trois revendications de Fausto-Sterling doivent, à mon sens, être couplées à une supplémentaire, visant la démocratisation radicale de l’exercice scientifique. Ceci voudrait dire une régulation de la recherche scientifique, de la production, et de la diffusion des objets techno-scientifiques qui se fasse en fonction des besoins exprimés démocratiquement (et non pas ceux de la domination masculine et des marchés). Ceci impliquerait aussi la reconnaissance du statut limité de l’expertise scientifique (en particulier du corps médical), qui malgré ses connaissances pointues sur son objet de recherche, est absolument insuffisante pour prendre en compte la complexité des effets sociaux résultants de la diffusion des dispositifs techniques. C’est seulement sous ces conditions, me semble-t-il, qu’une biologie féministe réellement émancipatrice aurait des chances de prospérer.

Ceci ne veut pas dire que l’impératif de révolution sociale et économique prime sur celui de faire dès aujourd’hui de la biologie féministe. Par contre, cela implique que les laboratoires d’université, et plus généralement la science organisée par les hommes, les États et le capitalisme, sont probablement des lieux où la possibilité de le faire est très réduite. La proposition de former des équipes pluri-disciplinaires au sein du monde universitaire me semble un peu vaine, ou en tous cas insuffisante pour la perspective d’une biologie émancipatrice. Car cela nécessiterait de modifier en profondeur ce que sont les sciences de la nature : détruire leur croyance dans l’opposition entre nature et culture, et en faire de vrais outils au service de touTEs. Or nous en sommes loin… Les contre-pouvoirs pour une biologie féministe sont donc en grande partie à trouver ailleurs, par exemple dans des cabinets de gynécologie féministes, dans les associations engagées produisant des contre-savoirs scientifiques militants comme Act-Up ou les associations de soutien aux personnes intersexuées, ou bien encore au sein des multiples collectifs qui militent au quotidien pour la ré-appropriation par les femmes des savoirs et de la parole sur leurs corps13. Cela ne veut pas dire que la biologie féministe doive se construire sans rapports avec le monde universitaire. Les chercheuses et chercheurs engagéEs comme Fausto-Sterling (ou les groupes pluridisciplinaires qu’elle appelle de ses vœux) doivent autant que possible entretenir le dialogue avec ces structures militantes, les rejoindre dans leurs luttes, et penser leurs recherches en articulation avec ces terrains (ce que fait déjà Fausto-Sterling). Mais la bataille ne se gagnera pas dans les laboratoires de recherche : elle devra même être menée contre la majorité d’entre eux.

 

Une façon de lire ce livre

En guise de conclusion, il me semblait important de revenir sur ce que je disais en introduction : cet ouvrage est bien plus qu’un simple traité sur les façons dont les biologistes ont historiquement construit et continuent à façonner la dualité des sexes. Ce livre est le témoignage d’une chercheuse engagée, à la fois biologiste moléculaire et militante féministe et homosexuelle, qui a ressenti la nécessité de se positionner et de proposer des alternatives face au sexisme et à l’homophobie latents de certains des objets et concepts de son champ de recherche.

L’auteure y esquisse des concepts et méthodes afin de dépasser les binarités sexe/genre et nature/culture à partir de la biologie. Je pense cependant que nous aurions tort de venir chercher dans ce livre des justifications biologiques au caractère infondé et social de la binarité de sexe. Nous n’aurions alors pas vraiment compris le fond du message de l’auteure.

Si, comme Fausto-Sterling l’affirme, la biologie a de tout temps été un outil de justification de politiques sexistes, racistes, homophobes et intersexophobes, aurions-nous réellement raison de nous armer de l’objectivité du discours biologique afin de défendre nos idéaux émancipateurs (féministes, postmodernes ou autres) ? Une proposition pour dépasser ce problème serait la suivante : refusons le statut privilégié de la neutralité scientifique et la légitimité intellectuelle qui en découle, et affirmons haut et fort que toute science est politique, à la fois sur les plans théoriques et institutionnels. Et, à l’épistémologie du fait et de l’objectivité opposons une épistémologie par en bas, celle des oppriméEs, de celles et ceux qui luttent pour leur émancipation14. L’ouvrage de Fausto-Sterling ne tire pas sa force du fait qu’il est écrit par une biologiste, mais parce qu’il est écrit par une biologistE, féministe et homosexuelle, qui a engagé un combat (un « duel » comme le souligne le titre du premier chapitre) face à un quotidien (social et biologiste) opprimant.

 

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références

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1 La version originale de cet ouvrage est parue sous le titre de Sexing the Body. Gender Politics and the Construction of Sexuality, aux Editions Basic Books, New York, en 2000. Je remercie Elsa Boulet pour l’aide précieuse qu’elle m’a apportée dans la finalisation de cette recension.
2 La notion de sexe renvoie aux différences biologiques existant entre hommes et femmes. La notion de genre renvoie quant à elle aux différences entre hommes et femmes construites et structurées socialement.
3 La biologie comme discipline participe à construire la « société de normalisation » de Foucault, où les corps et les populations sont normés et disciplinés (à travers des dispositifs de « biopouvoir » : physionomie, étude du squelette et des cerveaux, statistiques et administration de l’hygiène et de la santé, etc) afin de répondre aux impératifs économiques du capitalisme naissant. (voir par exemple Foucault, Michel, Histoire de la sexualité, tome 1 : La volonté de savoir, Gallimard, 1976). Pour une lecture foucaldienne des sciences de laboratoire contemporaines, on pourra se référer à Rouse, Joseph, Knowledge and Power. Toward a political philosphy of science, Cornell University Press, 1987.
4 Les mesures se faisaient par des injections d’hormones sur des rongeurs après castrations de mâles et de femelles, et consistaient basiquement à évaluer les différences dans le développement de leurs organes sexuels, et dans leur comportement sexuel.
5 Par exemple, avec des expériences offrant la possibilité pour le rongeur de choisir une compagnie mâle, femelle, ou pas de compagnie du tout.
6 C’est une conception du caractère situé des savoirs qui me semble plus proche de ce qu’exprime Donna Harraway : « Savoirs situés : La question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle. », trad de Denis Petit et Nathalie Magnan, in Manifeste cyborg et autres essais, Exils éditeur, 2007.
7 La pluridisciplinarité est d’ailleurs un leitmotiv actuel de la recherche universitaire, et les groupes de recherche les moins émancipateurs peuvent se féliciter de leurs approches pluri- inter- intra- trans- disciplinaires.
8 Il faut entendre par là vouloir utiliser des catégories d’analyse féministes, des protocoles expérimentaux féministes, etc.
9 Sur la question du grand partage entre nature et culture et de son rapport au pouvoir politique, on pourra lire : Latour, Bruno, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Éditions La Découverte, 1991.
10 Cette expression de Fausto-Sterling est elle même une paraphrase de Donna Haraway : « Primatology Is Politics by Other Means » (La primatologie est la politique poursuive par d’autres moyens).
11 Un exemple frappant est celui de la pilule contraceptive. Ce dispositif, vanté comme « outil de libération des femmes », est aussi un dispositif de disciplinarisation de leurs corps (menstruations réglées biologiquement à 28 jours, et obligation de se conformer à la prise quotidienne de la pilule), et un outil de biopolitique des populations : la pilule a été pensée comme dispositif de régulation des naissances dans les pays menacés de surpopulation (Sinding Christiane, « Le sexe des hormones : l’ambivalence fondatrice des hormones sexuelles », Cahiers du Genre, 2003/1 n° 34, p. 39-56 ).
12 L’analyse de Fausto-Sterling met clairement en avant ce point, par exemple lorsqu’elle parle de la chirurgie des intersexes. Il est donc d’autant plus frappant que ses propositions politiques n’aillent pas jusque là.
13 On pourra lire l’article sur la mycose dans le numéro 4 des Poupées en Pantalon (p42-43) qui est exemplaire à ce point de vue.
14 On pourra trouver une esquisse de ce que pourrait être une telle épistémologie dans : Haraway, Donna, « Le témoin modeste : Diffractions féministes dans l’étude des sciences », trad de Delphine Gardey, in Manifeste cyborg et autres essais, Exils éditeur, 2007.