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Dans cet article écrit avant les événements tragiques du 13 novembre 2015, la sociologue Annalisa Lendaro propose d’interroger le concept même de « frontière » à partir de ce qui est communément appelée « la crise des réfugiés ». Et si cette crise ne révélait pas plutôt une crise profonde du droit d’asile ? Avec les récentes mesures prises par le gouvernement Hollande, depuis les attentats du 13 novembre, on peut craindre le pire en termes de protection et de respect du droit d’asile. Raison de plus pour réfléchir aux usages sociaux et politiques de la frontière et de se mobiliser sans relâche pour la cause des migrant•e•s.

 

Vendredi 6 novembre 2015 l’actuel ministre de l’Intérieur français, Bernard Cazeneuve, a annoncé que la France mettra en place un contrôle aux frontières pendant un mois, à l’occasion de la conférence de l’ONU sur le climat qui se tiendra à Paris du 30 novembre au 11 décembre prochain. Un retour des frontières internes à l’UE motivé par des « circonstances exceptionnelles » associées à des potentielles « menaces graves pour l’ordre public et la sécurité intérieure ». Exactement les mêmes raisons qui avaient été évoquées par la France en juin 2015 lors de la fermeture de sa frontière avec l’Italie, à Vintimille, ou encore par l’Autriche avec la Slovénie lors de l’augmentation des flux de demandeurs d’asile en provenance du Moyen Orient.

Qu’en est-t-il du monde sans-frontières, globalisé, et connecté par des multiples réseaux matériels et immatériels que la rhétorique néolibérale construit et promeut depuis au moins une quinzaine d’années ? Le concept de frontière ne cesse pas de questionner. Sa signification et les usages que les États et les institutions européennes en font aujourd’hui aussi, de surcroit depuis qu’en été 2015 les médias ont commencé à donner de la place dans la presse écrite, radiophonique, et télévisuelle à ce qu’ils ont appelé la « crise des réfugiés ».

Un paradoxe sous-tend l’existence de frontières internes et externes de l’Europe du XXIème siècle : au sein d’une société qui se veut circulatoire, la mobilité humaine s’accompagne, pour certains de ses protagonistes, d’un ensemble d’instruments de contrôle et de fermeture des frontières qui visent à sélectionner et à hiérarchiser les individus candidats à l’immigration vers l’Europe (Agier 2015, Anderson 2013).

Parmi les frontières maritimes les plus dangereuses, contrôlées, et malgré tout, traversées, la mer Méditerranée est devenue le long de ces quinze dernières années, l’une des plus meurtrières: plus de 29 000 personnes y ont perdu la vie dans l’espoir de rejoindre l’Europe, surtout par noyade, mais aussi par hypothermie et déshydratation (Albahari 2015). Ces traversées, non autorisées par les États membres de l’UE, sont de ce fait organisées dans la clandestinité et sont parfois l’essor de réseaux de passeurs, des acteurs centraux de l’économie de la frontière européenne. Une économie qui est loin d’être seulement informelle et illégale : des multinationales comme la française Thales ou l’espagnole Indra se sont par exemple spécialisées dans la production, la vente et l’entretien d’outils informatiques, et de dispositifs électroniques et militaires dédiés au contrôle des frontières (caméras thermiques, drones, etc.), ce qui correspond à un marché florissant et en expansion continue (Rodier 2012) financé par l’UE et ses États.

Malgré ces investissements destinés à rendre de plus en plus contrôlables les frontières européennes, les îles de Lampedusa, de Kos, de Lesbos, de Malte, mais aussi sur le continent des villes comme Vintimille, Calais et Subotica, sont des lieux frontaliers et de transit au centre de l’actualité médiatique européenne. Une « crise européenne des migrants » a fait son apparition dans l’arène politique et médiatique du Vieux continent.

Il sera ici question de revenir de manière critique sur cette « crise » en abordant, dans un premier temps, le retour des frontières internes de l’Union européenne en tant que zones de contrôle et de tri des migrants, puis les frontières tant internes qu’externes en tant que territoires où l’action policière et les choix politiques nationaux questionnent en profondeur l’effectivité du droit international, censé protéger tout être humain peu importe son pays de départ. 

Dans une seconde partie, l’article approfondit le rôle joué récemment par la couverture médiatique accordée aux drames des migrants qui ont péri en tentant de traverser les frontières maritimes de l’UE. Il sera question de revenir sur un épisode particulièrement saillant de l’histoire récente de l’île de Lampedusa et de le comparer aux événements survenus en septembre 2015 sur l’île de Lesbos et le long du trajet que les migrants empruntent actuellement à travers les Balkans dans le but de rejoindre l’Europe continentale.

La dernière partie propose une réflexion sur la frontière, considérée à la fois dans sa matérialité et dans sa dématérialisation, puis elle invite les lecteurs à s’interroger sur l’acceptabilité des usages que les États et les instances européennes en font aujourd’hui.

 

Les frontières sont de retour !

Le déploiement des dispositifs de contrôle et de tri des mobilités humaines est particulièrement visible, quoique non exclusif, au niveau des territoires qui se trouvent à proximité des frontières externes de l’UE. Non exclusif non seulement parce que, à l’intérieur de chaque État membre, les zones d’attentes des aéroports, celles de transit dans les gares, mais aussi les commissariats et les centres de rétention administrative remplissent aussi ces fonctions de tri, mais aussi parce que depuis quelques mois les frontières internes à l’espace Schengen, dont les Européens avaient presque oublié l’existence, sont redevenues visibles et « verrouillées » au besoin. Vintimille, à la frontière franco-italienne, en est un exemple : en juin 2015, près de deux cents migrants se sont retrouvés à camper le long de la côte italienne, à proximité du territoire français, dans l’espoir d’y pénétrer et, pour certains d’entre eux, de gagner ensuite le nord de l’Europe. La France a décidé d’invoquer le respect du règlement de Dublin1 afin de justifier sa décision de fermer la frontière française aux migrants en provenance de l’Italie et de renforcer le dispositif policier pour surveiller la côte et les gares de trains à proximité.

Sara Casella Colombeau (2015) a récemment montré à quel point la police aux frontières (PAF) contribue à la matérialisation de la frontière interne de l’UE et au retour du pouvoir de l’État de décider qui peut et qui ne peut pas rentrer sur son territoire, malgré les accords de Schengen et la fin des contrôles systématiques d’identité aux frontières internes. En effet, des circonstances particulières concernant « le trouble de l’ordre public » et « la mise en danger de la sécurité nationale » permettent aux États européens de mettre en place des dispositifs exceptionnels de contrôle, dont les forces de l’ordre sont chargées. Ainsi, les gares des trains de Menton et Nice (France), ou encore de Vintimille (Italie), sont le théâtre d’un déploiement considérable de policiers chargés de contrôler systématiquement toute personne ayant l’aspect d’un migrant. Les contrôles au faciès sont donc devenus encore plus ordinaires (Gauthier 2015) et partie intégrante d’une pratique professionnelle qui se développe en marge du droit et qui se base sur l’appréciation discrétionnaire de l’appartenance ethnique et nationale des migrants.

Cependant, les frontières internes à l’Union européenne redeviennent visibles dans leur matérialité aussi grâce à leur réouverture, considérée exceptionnelle et motivée par la « crise des réfugiés ». Début septembre 2015, la Hongrie a en effet décidé, de concert avec l’Autriche et l’Allemagne, de laisser transiter par son territoire les quelques milliers de demandeurs d’asile fuyant principalement la Syrie. Ce choix traduit la décision de ne pas respecter le même règlement de Dublin que la France avait invoqué en juin dernier, règlement qui veut que ce soit le premier État européen dans lequel un demandeur d’asile rentre qui est responsable de sa prise en charge.

Il s’agit là d’un énième exemple du pouvoir discrétionnaire des États européens d’ouvrir leur frontière à certains et de la fermer à d’autres (Aas 2011), de manière aléatoire et sans que cela soit conforme au droit international. En particulier, les États européens de l’après Schengen n’ont jamais démontré aussi clairement de vouloir (et pouvoir) s’arroger le droit d’évaluer au cas par cas et selon les intérêts du moment, quelles sont les situations qui justifient de l’ouverture ou de la fermeture de leurs propres frontières aux migrants en provenance de pays tiers (Basilien-Gainche 2013).

Les directives européennes et les mesures d’application nationales constituent un répertoire d’action fondamental pour l’institutionnalisation de la lutte contre l’immigration irrégulière et contre le trafic d’êtres humains, qui sont devenus une priorité de l’UE depuis le début des années 2000. Il s’agit notamment, dans l’esprit des décideurs européens, de déplacer le regard vers les organisations à but lucratif responsables de favoriser l’immigration clandestine et de mettre en péril la vie des migrants. Cette posture permet de légitimer davantage le contrôle des frontières internes et externes de l’UE dans le but d’une part, de repérer et démanteler ces réseaux criminels, et d’autre part de poursuivre les opérations de tri entre les migrants autorisés à entrer sur le territoire car provenant d’un pays en guerre et ceux qui n’en ont pas le droit car considérés des migrants économiques.

Ce répertoire d’action se combine avec des outils de gouvernance et des nombreux instruments de contrôle qui rappellent que le territoire européen est avant tout pensé comme un bien à protéger. La création en 2004 de l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures (Frontex) (Wagner 2012) ou encore celle, en 2003, du système Eurodac finalisé à l’enregistrement et à la comparaison des empreintes digitales des migrants (Andersson 2015), en sont un exemple. Des nouveautés ont aussi vu le jour tout récemment : au début de l’été 2015 et suite aux multiples naufrages meurtriers qui ont eu lieu au large de la Lybie au printemps de la même année, l’UE a mis en place l’opération EUNAVFOR MED, spécialement dédiée à la lutte contre les passeurs de migrants en Méditerranée. Lors de la première phase de l’opération il a notamment été question de recueillir le plus d’informations possibles sur les trajets et les moyens dont disposent ces trafiquants. Puis dans une deuxième phase qui a débuté en octobre 2015, et pendant laquelle EUNAVFOR MED a été rebaptisé Sophia, ce sont les forces militaires qui ont pris le relais à travers des opérations de fouillage, de saisine et de renvoi vers le territoire de départ, des embarcations soupçonnées d’être utilisées par les passeurs pour transporter illégalement des migrants vers l’Europe.

Or, les institutions européennes ne semblent pas se soucier des raisons qui font le succès de ces réseaux de passeurs : il est aujourd’hui pratiquement impossible d’obtenir un visa pour rentrer en Europe depuis un consulat européen dans un pays tiers, et il est donc impossible pour un demandeur d’asile syrien ou irakien de franchir légalement la frontière européenne. De plus, les pays voisins de l’Europe comme la Turquie, subissent des pressions croissantes de la part de l’Europe pour qu’ils durcissent les contrôles à leurs frontières, dans le but de limiter le plus possible le flux des migrants en transit se dirigeant vers le territoire européen. En l’absence de possibilités légales de rentrer en Europe voire de transiter par les pays voisins, comment peut-on s’attendre à ce qu’une opération de lutte contre les réseaux de passeurs de migrants puisse contribuer à résoudre la « crise des réfugiés » ? Comment ne pas se douter que ce déploiement de dispositifs de contrôle et de fermeture sélective des frontières européennes ne fera que détériorer ultérieurement les conditions de déplacement de ces demandeurs d’asile vers des pays considérés plus sûrs ? Comment ne pas voir derrière cette multiplication d’efforts pour protéger la frontière européenne, le non-respect du droit à l’asile ?

 

La médiatisation de l’actualité migratoire et ses effets

Les conséquences de la fermeture des frontières externes de l’UE sont lourdes sur le plan humain et l’opinion publique des pays européens a été habituée par les média à la litanie des « drames de la migration » (d’Allivy Kelly 2014).

Le 3 septembre 2015, suite à la publication dans tous les plus importants journaux et média de la photo d’un enfant de trois ans qui s’était enfui de Syrie avec sa famille et qui a été retrouvé mort sur la plage d’une station balnéaire turque, cette « crise des migrants » dont l’Europe semble d’un coup avoir pris conscience a rapidement gagné de l’importance aux yeux des décideurs politiques, qui se sont empressés de déclarer leur engagement à mettre fin à cette horreur. Une photo. D’un enfant. Blanc. Habillé comme n’importe quel fils, neveu, petit voisin, qui s’apprête à faire sa rentrée à l’école maternelle de notre quartier. Lorsqu’un sentiment de proximité et d’identification se produit, le tour est joué (Boltanski 1999).

Et si cette photo avait été celle d’un adulte, habillé en Qamis, noir de peau ? Aurait-on éprouvé de l’empathie ? L’indignation aurait-t-elle été la même ? Le corps de l’enfant a un pouvoir symbolique très fort. Il est, par définition, innocent. On ne peut pas le soupçonner d’être malveillant, profiteur, terroriste. Cependant, la question que l’on devrait se poser est plutôt : pourquoi soupçonner des adultes fuyant leur pays de l’être ? Pourquoi les habitants du Vieux continent et surtout les institutions européennes ne voient pas, derrière l’ensemble des personnes qui migrent, des semblables, ayant droit à être mobiles, tout comme le sont les Européens qui n’ont pas besoin de traverser illégalement les frontières pour se rendre en Afrique, en Asie ou n’importe où ailleurs ? A-t-on vraiment besoin de la photo d’un corps d’enfant échoué sur la plage pour se questionner sur la justice des politiques migratoires, et sur les effets des dispositifs de tri aux frontières ?

Néanmoins, l’actualité migratoire et les images de sa médiatisation semblent avoir eu un effet informatif : de plus en plus de personnes en Europe connaissent maintenant les restrictions toujours en vigueur inscrites dans le règlement de Dublin, et notamment l’impossibilité pour un demandeur d’asile de s’installer légalement dans un pays membre autre que celui de sa première entrée sur le territoire européen. Cette impossibilité crée de fait une répartition inégale des responsabilités d’accueil entre les pays de l’Union et c’est la raison pour laquelle l’Allemagne a récemment décidé de « montrer l’exemple » en proposant d’ouvrir (temporairement) ses frontières et d’accueillir des demandeurs d’asile arrivés sur son territoire après avoir traversé la Hongrie (pays qui serait censé instruire leur demande) et l’Autriche.

Cette même actualité contribue aussi, progressivement, à faire une place dans les journaux nationaux et internationaux à des évènements qu’auparavant n’étaient pas médiatisés à cette échelle. Ainsi, les protestations de migrants retenus dans les centres de premier accueil dans les îles-frontière, qui sont souvent motivées par une durée de rétention qui dépasse largement les limites fixées par la loi et dans des conditions de permanence très dures (insuffisance de places de couchage, de soins, etc.). Début septembre 2015, sur l’île de Lesbos (Grèce) plusieurs milliers de migrants en provenance du Moyen Orient et ayant transité par la proche Turquie ont débarqué en quelques jours. Des tensions ont eu lieu entre les forces de l’ordre et les migrants qui demandaient à être transférés sur le continent européen pour pouvoir poursuivre leur voyage. Ils demandaient donc à ne pas respecter les contraintes inscrites dans le règlement de Dublin, et à être autorisés à demander l’asile là où se trouve la destination finale de leur voyage (pour beaucoup d’entre eux, la Suède et l’Allemagne). Aujourd’hui, les raisons de cette volonté de poursuivre leur voyage et les obstacles juridiques posés par le règlement de Dublin sont claires à la plupart des lecteurs des principaux journaux européens. Des journaux comme Le Monde, The Guardian, Der Spiegel et un ensemble de sites d’actualité ont donc documenté les événements récents liés aux protestations des migrants sur l’île de Lesbos.

En juillet 2013, beaucoup moins claires au grand public étaient ces mêmes raisons qui avaient poussé les migrants en situation de rétention administrative à Lampedusa à protester (Lendaro 2015). Il y a deux ans et demi, environ deux cents demandeurs d’asile originaires majoritairement de la Corne de l’Afrique (Somalie, Erythrée, Ethiopie) avaient manifesté à plusieurs reprises en défilant à travers les rues de Lampedusa pour réclamer le droit de quitter l’île sans laisser leurs empreintes digitales, c’est-à-dire sans être identifiées comme demandeurs d’asile en Italie. L’enregistrement de leurs empreintes les aurait obligés à formuler leur demande dans ce pays. Ainsi au plus fort de la saison touristique, ces migrants ont réussi dans un premier temps à perturber l’ordre public en créant l’appréhension des commerçants et des hôteliers. Puis, en se faisant discrets dans la phase des négociations informelles avec les forces de l’ordre, les pouvoirs publics et l’église, ils ont réussi à se faire transférer sur le continent sans être fichés, afin de se donner une chance de pouvoir quitter l’Italie pour demander l’asile dans un autre pays européen. Très peu de place a été accordée à cet événement dans la presse.

La « crise des migrants » en cours et sa couverture médiatique entraine donc une circulation de l’information concernant aussi les formes de résistance aux politiques migratoires. Les frontières européennes, qu’elles soient terrestres ou insulaires, deviennent des territoires encore plus pertinents pour observer les stratégies de contournement, de réinterprétation, et de contestation des normes en vigueur. À l’intérieur des centres de rétention pour migrants comme dans la rue, des protestations prennent forme : grèves de la faim, marches, automutilations, mais aussi incendies, constitutions de comités contre la construction de radars, ou encore contre la gestion opaque des structures d’accueil. Les frontières peuvent donc être vues comme une focale à travers laquelle éclairer des phénomènes sociopolitiques plus généraux comme l’émergence de mobilisations collectives, la ségrégation spatiale, la hiérarchisation de la société, le décalage entre droits formels et droits effectifs.

 

Des frontières pour certains et pas pour d’autres : la crise des droits

Les drames qui ponctuent l’histoire récente de l’espace méditerranéen aux frontières de l’Europe donnent un visage au décalage qui existe entre les droits formels et les droits effectifs dont les migrants peuvent jouir. Les personnes qui périssent en mer en tentant la traversée de la Méditerranée sur des embarcations surchargées ne sont pas les titulaires de droits fondamentaux effectifs dans n’importe quelle circonstance. L’effectivité de ces droits dépend en effet de la nationalité du titulaire et de l’État au sein duquel ils sont revendiqués. En particulier, le droit de quitter son pays est inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui, à l’article 13, précise que « toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État » et que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». Si ce droit est garanti, son complément, c’est-à-dire le droit à l’immigration dans un autre pays que le sien, rentre en conflit avec le pouvoir de l’État de destination de choisir à qui ouvrir ses frontières. Garantir ce droit signifierait limiter sa souveraineté. Hannah Arendt (1951) avait en ce sens déjà parlé du paradoxe des droits de l’homme qui se réduisent dans bien de cas à des « droits de papier » puisque leur effectivité est intimement liée à l’appartenance du sujet à une communauté politique qui le reconnaît comme titulaire de ces droits. Reconnaissance qui n’est nullement automatique (Benhabib 2009).

Ces drames sont également le miroir d’une frontière matérielle et physique, constituée de murs, de barbelés, de check-points, de forces de l’ordre. Cependant, les frontières géographiques entre les États-nations ne sont qu’un des lieux possibles du contrôle politique de la mobilité des personnes. La frontière se dématérialise en effet de par la multiplication d’instruments de contrôle comme les outils de reconnaissance biométrique, qui lui permettent de prendre forme de manière déterritorialisée dans n’importe quel espace où le contrôle des mobilités humaines peut s’exercer. Ces deux visages de la frontière, à la fois matérielle et dématérialisée, doivent être pensés ensemble car ils constituent des éléments complémentaires de compréhension des usages politiques que les États et les institutions européennes en font.

Le gouvernement des frontières touche à des enjeux de justice qui appellent à questionner la légitimité des gouvernements occidentaux et de leurs structures fédératives à décider qui et comment peut se déplacer et s’installer librement en Europe. Pour qui existent les frontières ? Quelles fonctions recouvrent-elles ? Sont-elles nécessaires ? Repenser les sens et les usages politiques de la frontière au XXIème siècle est un enjeu nécessaire, et qui ne concerne pas que celles et ceux qui éprouvent des difficultés à les franchir.

 

Bibliographie

Aas K. F., 2011, « ‘Crimmigrant’ bodies and bona fide travelers: Surveillance, citizenship and global governance », Theoretical criminology, vol 15 (3), p. 331-346.

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Albahari M., 2015, Crimes of peace: Mediterranean migrations at the world’s deadliest border, University of Pennsylvania Press.

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Arendt H., 1951 [1973], The Origins of Totalitarianism, San Diego/ New York/ London, Harcourt, Brace & World.

Basilien-Gainche M.-L., 2013, L’État d’exception, Paris, PUF.

Benhabib S., 2009, « Claiming Rights across Borders : International Human Rights and Democratic Sovereignty », American Political Science Review, vol. 103, n° 4, p. 691-704.

Boltanski, L., 1993, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié.

Casella Colombeau S., 2015, « Policing the internal Schengen borders – managing the double bind between free movement and migration control », Policing and Society, DOI: 10.1080/10439463.2015.1072531

D’Allivy Kelly D., 2014, « Disparus en mer : le naufrage des droits », Plein droit, vol. 1, n° 100, p. 35-38.

El Qadim N., 2015, Le gouvernement asymétrique des migrations. Maroc/Union européenne, Paris, Dalloz.

Gauthier J., 2015, « Origines contrôlées. Police et minorités en France et en Allemagne», Sociétés contemporaines, n° 97, p. 101-127

Hajjat A., 2012, Les frontières de l »identité nationale ». L’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, Paris, La Découverte.

Lendaro A., 2015, « No finger print ! ».Les mobilisations des migrants à Lampedusa, ou quand l’espace compte, L’espace politique, consultable en ligne : https://espacepolitique.revues.org/3348

Rodier C., 2012, Xenophobie buisiness, Paris, La Découverte.

Wagner H., 2012, « Les frontières extérieures de l’Europe et leur sécurisation numérique. », Hermès, La Revue, n° 63, p. 130-137.

 

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références

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1 Le règlement européen dit « de Dublin » (n° 604/2013 du 26 juin 2013, dans sa version actuelle) détermine les conditions de l’octroi du statut de réfugié et de la protection humanitaire en Europe. Il permet notamment d’identifier l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile, car il interdit en effet aux migrants de déposer une demande dans un autre État membre que celui de la première entrée sur le territoire européen.