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Les conditions politiques préalables à tout changement, quelle que soit sa forme, part d’un questionnement formulé par le philosophe allemand Walter Benjamin à propos de l’œuvre d’art :

« au lieu de se demander : quelle est la position d’une œuvre à l’égard des rapports de production de l’époque ? Est-elle d’accord avec eux, est-elle réactionnaire ou révolutionnaire ? Au lieu de cette question, ou du moins avant celle-ci, je voudrais en poser une autre… Je voudrais demander : quelle est sa place dans ces mêmes rapports ? ».

Un tel questionnement peut dicter notre conduite : quelle est la place de la démocratie d’une manière globale et du mot d’ordre de l’assemblée constituante d’une manière particulière dans les rapports de force politique actuel ? C’est ce que nous essaierons de clarifier dans cette contribution.

Les actions et les débats dans le mouvement de protestation populaire appelé Hirak se déroulent désormais sur le terrain politique. Depuis le 22 février, date de l’émergence de ce mouvement, la revendication est rapidement passée d’une dimension éthique, le refus de la candidature d’un président vieux et malade pour un cinquième mandat, vers les enjeux politiques qui touchent à l’ensemble de l’organisation et de l’exercice du pouvoir algérien.

L’enjeu est clair, net et précis : il y a d’un coté les forces qui ont le pouvoir, incarnées par l’institution militaire et les structures gouvernementales qu’a laissé le président dégagé.  Celles-ci revendiquent la continuité de la structure du pouvoir, le respect des institutions en place à travers l’application stricte et formelle de la constitution en vigueur, notamment son article 102. De l’autre coté, il y a une opposition qui réclame une rupture avec l’actuel pouvoir et l’engagement d’une transition vers une nouvelle structure politique.

Mais cette opposition reste diffuse dans son organisation et diverge dans sa conception de la « rupture » revendiquée et, par conséquent, dans la manière dont elle envisage l’avenir démocratique du pays. Il y a les forces qui demandent un gouvernement de transition chargé d’organiser l’élection d’un nouveau président lequel engagerait des réformes. On peut qualifier ces forces de « réformistes ». Mais il y a aussi les forces qui revendiquent un processus constituant et le passage par une assemblée constituante vers une véritable rupture démocratique et une nouvelle structure du pouvoir. On peut qualifier ces forces de « révolutionnaires ». Voilà les termes de la question que pose cette transition.

Mais avant d’examiner les enjeux qui en découlent, revenons sur la signification de cette mobilisation populaire et historique pour l’Algérie.

 

Signification du Hirak

Malgré les obstacles et les difficultés qui peuvent lui barrer la route, le mouvement qui a émergé le 22 février constitue une ouverture illimitée vers un avenir et un possible démocratique réels pour la société algérienne.

Le surgissement d’une conscience spontanée a écarté les sédiments de défaitisme déposés par des années de hantise d’une guerre civile, d’angoisse et de peur d’un avenir sombre. Une effervescence volcanique a soulevé le couvercle des échecs accumulés. Dans ce mouvement populaire, l’action se veut et se fait libre, dégagée des poids qui pesaient sur elle. Elle s’est métamorphosée d’un bond en communauté, en communion grâce à laquelle les manifestations se transforment en joie et en fête continue.

La force du mouvement est dans son nombre et son déploiement territorial et national. Il y a dans cette force une volonté des révolté.e.s de devenir les maitres de leur vie et de leur histoire, non seulement en ce qui concerne les décisions politiques mais aussi dans leur vie quotidienne. « Blad dyalna, n’dirou rayna » dit l’un des slogans phare des manifestations : « le pays est à nous, nous en faisons ce que nous voulons ». C’est cette force qui reste la seule garante d’un avenir meilleur et le garde-fou contre une dérive barbare ou une sombre régression.

Dans ce mouvement, les héros et les génies sont collectifs. Le mouvement n’a pas de grands chefs ou de guides officiels. Mais les animateurs et animatrices aussi bien les théoricien-ne-s que les hommes et femmes d’action, ne manquent pas de génies, d’ampleur ou de compétence, à l’image de cette stratégie dite Silmiya (pacifique), qui devient une bonne technique de combat.

Les corps et les voix de femmes, hommes et enfants bloquent des policiers devant chaque tentative de violence, introduisant une certaine dimension éthique à l’affrontement politique, même si celui-ci reste présent du fait de la forte présence des forces de répression dans les rues d’Alger, lieu de pouvoir, protégeant la « Casa d’El Mouradia » [surnom du palais présidentiel en référence à la série espagnole Casa de papel] lors des manifestations.

La force du mouvement est aussi dans la dénonciation unanime du vol organisé et de la corruption généralisée du « système ». Edditou l’blad ya serraquin » : « oh voleurs, vous avez pris le pays », dit un autre slogan phare. Si cette dénonciation s’est surtout exprimée au niveau moral, en revendiquant le droit à la dignité et à la liberté, les débats et critiques pointent, au fil des marches, les ressorts profonds et les sous-bassement économiques de ce vol organisé. Le libéralisme économique et la privatisation tout azimut de secteurs entiers sont de plus en plus montré du doigt. La appropriation souveraine des richesses du pays constitue une des revendications qui émerge des slogans. Elle préfigure déjà le contenu des débats qui porteront sur la sortie de crise.

Cette force collective et spontanée a toutefois ses limites. Le mouvement ne peut pas ne pas enfanter sa propre direction et faire irruption comme pouvoir alternatif. C’est la condition nécessaire pour imposer une révolution, et même pour négocier en termes adéquats une réforme du système. Si cette possibilité est contenue dans le mouvement lui-même, son émergence nécessite une action théorique critique pour lui donner un sens et un avenir démocratique et social à la hauteur de ses exigences.

 

Réforme ou révolution : sortir des faux dilemmes

Certaines critiques se contentent de souligner l’absence de caractère révolutionnaire du mouvement. Celui-ci serait réformiste par sa composante sociologique – couches moyennes et jeunes – et/ou par l’absence de parti d’avant-garde qui apporterait de l’extérieur cette conscience nécessaire. Il serait donc facilement manipulable, voire à la merci de complots intérieur ou extérieur.

Ces lectures soumettent le réel à des logiques statiques et formelles. Car il n y a pas de mouvement « révolutionnaire » par définition ou par essence. Aucun dénouement n’est par avance garanti. La critique ne peut procéder par des louanges ou par une condamnation à priori.

Souvent portés par une conscience spontanée, les mouvements de protestation de ce genre commencent toujours par des revendications immédiates sociales, culturelles, économiques ou politiques, sans se poser la question de « réformer » ou « révolutionner » le système en place. Ils peuvent se prolonger dans le temps et dans l’espace, si ses revendications ne sont pas satisfaites, sans faire de saut qualitatif sur le plan politique.

C’est le cas actuellement des gilets jaunes en France. Ils peuvent se radicaliser rapidement pour s’éteindre plus tard. Ce fut le cas en Kabylie en 2001. Ils peuvent également s’engager dans une dynamique de politisation et conduire à des ruptures révolutionnaires, sans préjuger sur la portée et la nature de cette révolution, comme ce fut le cas en Tunisie en 2011.

Ce sont surtout les élites et avant-gardes politiques qui, portées par une conscience critique, formulent leurs projets et leurs alternatives en termes de « réforme » ou « révolution ». Ces formules sont des hypothèses de construction nécessaires. Mais elles peuvent s’appuyer soit sur un système philosophique établi d’avance, soit sur le contact direct avec la réalité et sur une critique réaliste de la situation en vue de la transformer.

De ce point de vue, le « système » tant décrié par les manifestants et manifestantes algérien-n-es tente de se maintenir en partant de la matrice constitutionnelle qui lui sert de support politique et idéologique. La revendication d’un gouvernement provisoire chargé d’organiser une élection présidentielle se situe, comme nous l’avons souligné plus haut, sur le terrain d’un réformisme radical. Elle émane de forces politiques d’opposition, essentiellement néolibérales et oligarchiques, qui demandent la mise en parenthèse de l’actuelle constitution pour la reprendre dès qu’un président sera élu, puis, au besoin, la réformer.

Elles refusent, de ce fait, toute rupture révolutionnaire avec ce « système ». Elles rejettent le mot d’ordre d’assemblée constituante sous divers prétextes, notamment celui de la lenteur du processus constituant, qui ouvrirait une brèche dans laquelle pourrait s’engouffrer une « main étrangère » ou la « barbarie islamiste ». En réalité, ce rejet conduit à éviter tout débat large et transparent sur le « système » tant décrié, débat qu’il s’agit de mener avec l’ensemble des composantes de la société.

C’est ici que réside le caractère révolutionnaire du mot d’ordre d’une assemblée constituante souveraine. Car il ouvre la voie, dans ces conditions, vers un changement radical et réellement démocratique du « système ».

 

La démocratie, une construction permanente

D’autres voix considèrent qu’il ne sert rien de formuler des alternatives politiques transitoires, la grève générale et encore moins une assemblée constituante tant que les marcheuses et les marcheurs n’ont pas formulé un programme clair de remise en cause de l’ordre social actuel – si, en d’autres termes, elles et ils ne sont pas organisé.e.s en pouvoir révolutionnaire alternatif.

Le moment n’est pas propice pour un quelconque changement démocratique ou révolutionnaire, nous disent ces voix. Il faudrait alors attendre la construction de ce parti d’avant garde qui dirigerait les masses vers la prise de pouvoir. Entre-temps, il faudrait se placer dans une posture revendicative : revendiquer des libertés démocratiques, économiques et syndicales auprès d’un pouvoir de fait. Autrement dit, il s’agit, selon cette lecture, de demander aux millions de manifestant.es de renoncer à leurs revendications politiques, quitte à se mettre derrière les réformistes ou à rester en dehors de l’histoire réelle qui se déroule devant nous.

Il faut sortir de cette logique. Pour les dégager tous – yetnahha-w gaâ – comme le clame le slogan des millions de manifestant.es, pour les dégager utilement, c’est-à-dire pour se débarrasser des voleurs, mais aussi de l’oppression et de l’exploitation, il est certes nécessaire d’avoir des partis d’avant-garde qui peuvent apporter cette conscience critique.  Mais, c’est le mouvement lui même qui peut créer les conditions de sa propre émancipation politique, sociale et culturelle.  C’est de l’intérieur de la protestation qu’un projet peut être construit ainsi que les structures qui le porteront jusqu’à son accomplissement. Ce n’est pas la simple création d’une organisation partisane qui peut apporter la solution de l’extérieur.

C’est sur ce point que prend toute sa signification le mot d’ordre d’assemblée constituante. En se donnant comme objectif une refondation de la République, vers une IIe voire une IIIe dans la foulée, il impose un débat large et transparent que l’organisation de cette assemblée peut permettre de structurer.

Mais l’Assemblée constituante n’est pas l’ultime solution, elle n’est que le point de départ pour une solution démocratique, qui peut dénouer la crise dont le mouvement fut le catalyseur. La forme que prendra cette démocratie, ou cette IIe République comme le stipule une partie du mouvement, n’est pas définie à priori. Elle est une construction. Préfigurer l’alternative ce serait déjà retomber dans le piège de l’utopie.

La démocratie n’a pas une forme d’expression universelle. Celle d’aujourd’hui, inégalement réalisée selon les pays, est un héritage des peuples européens créé au 18e et 19e siècle par des processus révolutionnaires appelés « révolutions démocratiques bourgeoises », dans un contexte d’un capitalisme triomphant et colonialiste. Ces structures et institutions de gestion de la cité ne sont pas constantes. Si cette forme de gestion démocratique doit être considérée comme un acquis pour l’humanité tout entière, elle est également appelée à changer. Elle a déjà évolué d’un suffrage censitaire masculin vers un suffrage « universel », qui fut d’abord celui des hommes blancs pour s’étendre à celui des femmes, des non-blancs puis à l’autodétermination des colonisé.e.s et aux droits sociaux et culturels.  L’expérience démocratique a aussi connu d’autres formes, directes mais éphémères, celles des « conseils populaires ».

Mais les nouvelles structures ne peuvent être des créations ex-nihilo. Si les hommes et les femmes font leur propre histoire, mais dans les conditions qu’elles et ils n’ont pas choisi, les Algériens et les Algériennes sont en train de faire leur propre histoire dans un contexte d’un capitalisme national retardataire, lui-même dépendant d’un capitalisme mondial en pleine crise. C’est aussi cette question que devra régler le débat autour d’une assemblée constituante.

La réalité technologique et productive dans laquelle nous évoluons n’a pas véritablement surmonté les grands problèmes et contradictions introduites par le capitalisme. Ce qui est nouveau, c’est la conscience des liens qui existent entre les moyens de communication et les comportements collectifs. Conscience qui a pris forme grâce au perfectionnement à la mondialisation et à l’extension des médias de masse. La forme émancipatrice de la démocratie nouvelle se devra d’être à la hauteur de ces enjeux.

 

Le 22 avril 2019.

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