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Dans ce texte, Jacqueline Triguel décrit avec précision les grandes tendances qui abîment l’école aujourd’hui et qui engendrent de la souffrance pour les élèves comme pour les personnels de l’éducation, entre autoritarisme et compétition, management, tri social, relégation et exclusion. Et tout autant, elle décrit ce que pourrait être une véritable école « polytechnique », qui ne reproduise pas les inégalités et les divisions sociales du travail: une école de l’émancipation.

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Souvenirs, souvenirs…

Qui n’a pas un bon souvenir d’école à raconter ?

Le parfum des feuilles fraîchement sorties du polycopieur, un exposé applaudi par les camarades, la visite de la Tour Eiffel, la première évaluation réussie dans une matière redoutée, mais aussi une équipe soudée et dynamique, ou des étoiles qui s’allument dans les yeux d’une élève venant de surmonter un obstacle.

De ces souvenirs qui nous font sourire et nous emportent dans une nostalgie bienheureuse.

Du côté des mauvais souvenirs, nous en avons également, dont la blessure est parfois atténuée par le temps. Il y a encore quelques années, nous pensions à la première punition, aux oreilles d’âne, à une bagarre dans la cour, ou encore, pour les personnels, à la première classe terrible, à une discussion houleuse avec un collègue, à une cheffe autoritaire.

Mais aujourd’hui, il faut bien avouer que les mauvais souvenirs sont d’une autre teneur. Violente, humiliante, stigmatisante : des jeunes mis à genoux par la police aux abords de leur lycée ou des profs convoqué·es en conseil de discipline pour s’être opposé·es à la réforme du bac ; des élèves en situation de handicap exclu·es du parcours ordinaire ; des classes au bord de l’implosion du fait des effectifs croissants ; un mépris et une précarité grandissante pour les personnels de l’Éducation (notamment les AESH – accompagnantes d’élèves en situation de handicap –, AED – assistant·es d’éducation – et contractuel·les).

Pour détourner l’attention et faire oublier ces souffrances du quotidien, conséquences directes des choix politiques des derniers gouvernements, d’aucun·es en appellent à un retour à l’école d’avant – en partie fantasmée, précisent les historien·nes de l’Éducation. Une école de l’obéissance et du dressage, de l’uniforme et du tri, du salut au drapeau et du patriotisme exclusif. Un retour à l’Autorité.

La libération des travailleurs et des travailleuses

Et pourtant, cette Autorité – contrôle, sanction, censure, violences – est déjà bien assez présente et constitue un des freins principaux à l’école émancipatrice, inclusive et égalitaire à laquelle nous aspirons.

Contre les dominations, la compétition et les injonctions…

Dans le fonctionnement et l’organisation actuels des établissements scolaires, l’Autorité est représentée par les chef·fes d’établissement et par les inspecteurs·rices, relais privilégiés des mots d’ordre et des méthodes répressives du ministère : culpabilisation des personnels en difficulté ; posture démagogique ou autoritariste vis-à-vis des familles, selon leur profil ; chantages et menaces sur les personnels précaires ; ostracisation, voire sanction contre celles et ceux qui portent une autre voix ; sélection de favori·es dans l’équipe pour être les relais de la direction ; opacité dans les prises de décision ; économies de moyens, encore et toujours.

Toutes ces méthodes de management, dont les méfaits ont déjà largement été documentés dans le monde de l’entreprise (voir Danièle Linhart, entre autres) et ont été mis en lumière dans l’éducation avec #pasdevague, étouffent les personnels et les élèves, constituent des empêchements à bien travailler dans les établissements en y installant la méfiance et la peur.

Les personnels sont dépossédés de leur travail, soumis aux injonctions de plus en plus insensées venues de l’institution ou de leur hiérarchie directe. On nous demande d’appliquer des consignes, de rentrer dans un moule, de ne prendre aucune initiative sortant des lignes officielles, sous peine d’être rappelé·e à l’ordre, parfois violemment. De confiance dans les professionnel·les de terrain que nous sommes pour répondre aux besoins des élèves, il n’est nulle question : seules comptent les injonctions et les finalités – souvent carriéristes – des chef·fes d’établissement et des corps d’inspection. Seules comptent les statistiques – non moins intéressées – du ministère.

Dans cette école où il s’agit de plaire à sa hiérarchie et de faire du chiffre, du tape-à-l’œil, une compétition est par conséquent sciemment installée entre les individus : pour obtenir un appui dans l’espoir d’être promu·e, se voir attribuer des heures supplémentaires ou un poste de formateur ; pour que son projet soit choisi parmi ceux des collègues ou encore pour conquérir un semblant de reconnaissance institutionnelle. Les personnels de direction s’entourent ainsi d’une cour à laquelle ils font des promesses, à qui ils attribuent des privilèges et de prétendus pouvoirs, tout en lui déléguant une partie de leurs missions de surveillance et de mise au pas, instaurant de la méfiance entre les collègues et brisant ainsi l’espoir de collectifs de travail démocratiques, égalitaires et solidaires.

Si les tâches liées à la gestion et à l’administration d’un établissement sont incompressibles, il faut bien le reconnaître, la relation de subordination entre les personnels et les chef·fes d’établissement, quant à elle, n’est pas d’une nécessité impérieuse et devrait disparaître, pour des relations de travail plus saines et démocratiques, où il n’y aurait plus de chef·fes, mais seulement des collègues, à égalité avec tou·tes les autres.

Ne serait-ce pas une belle perspective de travail collectif ?

Pour autant, et on ne peut que le regretter, nul projet politique ne revendique la suppression des hiérarchies à l’école – et encore moins au-delà. Par habitude, sans doute ; mais aussi, pour certain·es, par conviction que tout doit fonctionner selon des relations de domination-subordination ; ou par peur de bousculer et se mettre à dos les chef·fes ; ou encore par ignorance d’autres modes de fonctionnement.

… l’émancipation, la solidarité et l’autogestion

Pourtant, face à ce fonctionnement qui veut que chacun·e se taise et obéisse, l’autogestion des établissements apparaît comme un horizon à rechercher, un avenir à construire pour que chacun·e puisse s’emparer des questions éducatives et en faire un bien commun qui ne soit plus aux seules mains des politiques.

Il s’agirait alors d’installer des instances démocratiques, où la parole de tou·tes serait à la fois suscitée et entendue, à égalité, contre toute forme de pilotage descendant, excluant ou autoritaire. Ces lieux d’échanges et de débats, incluant les élèves, les familles et toutes les catégories de personnels, permettraient de décider collectivement des projets de classe ou d’établissement, des finalités de l’éducation et des manières de rendre l’école plus inclusive et égalitaire. Car ce n’est de la base que peut se dessiner l’avenir de l’école, nourrie par les recherches en sciences de l’éducation, en sociologie, etc.

Bien sûr, un fonctionnement démocratique et horizontal ne se met pas en place en un claquement de doigt : il se construit, se vit et évolue au gré des débats, des décisions, des consensus comme des désaccords. Mais il reste dans tous les cas préférable au fonctionnement vertical, étouffant et injuste que nous connaissons actuellement.

C’est en effet un fonctionnement autogestionnaire, démocratique, qui permettra aux travailleurs et aux travailleuses de l’éducation de reprendre la main sur leur métier et d’œuvrer en fonction de finalités éthiques, directement reliées au terrain, et non en fonction de lignes économiques, comme le font les dirigeant·es actuel·les, souvent bien éloigné·es de nos réalités, si ce n’est à l’extrême opposé. C’est bien là que se construira l’école de demain, collectivement, et non dans un programme donné à l’avance, sans réelle consultation du plus grand nombre.

En parallèle, contre l’individualisme et la compétition, qui infusent l’école d’aujourd’hui avec ses concours, ses classements, ses filières d’élite (voir le récent Mérite, d’Annabelle Allouch) ou au contraire ses parcours de relégation, ses exclusions (voir La société inclusive, parlons-en ! de Charles Gardou), ses territoires abandonnés, c’est en effet la solidarité et la coopération que nous devons installer et développer, afin que chacun·e travaille pour soi et en même temps « au service de la communauté », disaient Élise et Célestin Freinet, sans plus de distinction entre les bon·nes et les mauvais·es, entre les futur·es dominant·es et les futur·es dominé·es.

C’est collectivement que les parcours scolaires peuvent se penser, se construire et se partager. Parler de ses pratiques, se soutenir dans les apprentissages, choisir librement ses sujets de recherche et les présenter aux camarades, débattre et décider des projets de la classe sans que personne, pas même l’adulte, n’ait le monopole des savoirs et des décisions ; mettre en place des habitudes de compagnonnage entre les élèves et entre les adultes, afin de prendre du recul et nourrir les réflexions. Tout ceci permet de reconstruire du collectif et de la solidarité, de sortir de l’individualisme dans lequel nous sommes de plus en plus enfermé·es et de nous émanciper des rôles asséchants dans lesquels l’institution nous enferme, parfois du fait de notre classe sociale, de notre niveau culturel, de notre handicap voire de notre identité sexuelle ou de notre origine supposées-assignées.

L’éducation pour la transformation sociale

Nous touchons là au cœur du problème, au cœur de l’école : loin d’être le sanctuaire hermétiquement clos auquel certain·es voudraient la cantonner, l’école est la caisse de résonance de toutes les problématiques qui parcourent nos sociétés.

Inégalités, exclusions, racisme, conflits armés, chômage, complotismes, sexisme, etc. : tous ces facteurs prétendument extérieurs et tabous pénètrent l’école et influent sur les parcours scolaires des jeunes. Pires, certaines de ces violences se construisent ou se renforcent à l’école. C’est pourquoi il paraît non seulement absurde, mais inconséquent de ne pas en prendre conscience, de ne pas en parler, de ne pas faire de ces Questions socialement vives la base de démarches critiques, éducatives et pédagogiques car c’est en niant leur importance que se créent, semble-t-il, l’indifférence aux questions sociales, voire le fatalisme et le défaitisme.

Or, l’école à venir ne doit pas viser l’acceptation de la société telle qu’elle est. Elle ne doit pas produire de la résignation face aux injustices. Bien au contraire, l’école devrait viser la formation d’individus à la fois lucides, instruits et outillés pour comprendre la nécessité de transformer la société et y contribuer.

Contre le tri social, la reproduction et les exclusions…

De fait, aujourd’hui, bien que le mythe de l’école comme ascenseur social perdure, il est difficile de nier que l’école reproduit les inégalités et les divisions de classe. Il n’y a qu’à regarder les chiffres de 2021 de l’Observatoire des inégalités : les enfants de cadres supérieur·es sont plus présent·es dans les filières générales, encore plus en classes prépas, tandis que les enfants d’ouvrièr·es en sont quasiment absent·es.

À l’intérieur même des cursus dits uniques, des parcours d’exclusion persistent. Assurément, il est essentiel de tenir compte des besoins des élèves, notamment en situation de handicap ou en grande difficulté scolaire, mais une scolarité sans inclusion avec les pair·es, et/ou réduite à quelques diplômes professionnels dès 11 ans, parfois dans des locaux hermétiquement isolés du reste de l’établissement, cela doit questionner. Tout comme la mise à l’écart de jeunes, par les multiples exclusions, par la sortie du collège dans des ateliers relais pour des semaines qui se transforment en plusieurs mois, cela ne peut pas nous laisser indifférent·es.

Au jour le jour, ces rustines constituent une respiration et une aide concrète pour les élèves qui ne se retrouvent pas dans l’école telle qu’elle, et pour les équipes qui ne parviennent pas à accompagner certain·es jeunes, c’est indéniable. Mais ces parcours doivent nous interpeller : est-il juste et acceptable d’organiser la sortie du système scolaire unique pour ces jeunes, loin de leurs pair·es ? L’école ne doit-elle pas, au contraire, se transformer pour accueillir dignement tou·tes les jeunes ? Questions rhétoriques, sans doute. Mais sans nous tromper de responsables : il ne s’agit pas de blâmer celles et ceux qui, quotidiennement, font de leur mieux pour travailler avec les élèves, quels que soient leurs empêchements à apprendre. Ce sont bien les décisions politiques successives qui sont ici à condamner. Elles qui, sciemment, organisent des parcours inégalitaires, construisent des cartes scolaires ségrégatives, ne donnent pas les moyens d’une inclusion scolaire digne, nient la réalité des facteurs sociaux qui entravent le travail scolaire.

Les affirmations péremptoires telles que Quand on veut on peut, ou L’école leur donne tout, il leur suffit de travailler ou encore de toute manière, ils n’ont plus le goût de l’effort, vieux paradigme de la méritocratie, ne servent qu’à culpabiliser les jeunes en difficulté en évitant de prendre en compte leurs réalités sociales, familiales ou cognitives, en évitant de rechercher les nœuds qui se sont formés au fil d’années d’échecs ou d’empêchements liées aux parcours de vie.

Quelles sont les conditions d’études à la maison ? Quelles situations professionnelles ou médicales dans la famille ? Quelle place pour l’extrascolaire, pour la culture, pour les jeux ? Quels horaires de travail pour les adultes ? Quel accompagnement possible des si sacrés devoirs ? Quelle compréhension des rouages de l’institution scolaire par les proches ? Quelles expériences de discrimination ou de violences, etc. ? Autant de questions qui permettent de se conscientiser sur l’ensemble des facteurs qui entrent en jeu lorsqu’un·e jeune étudie et se construit.

… des moyens pour une éducation polytechnique, égalitaire et inclusive

Cette conscientisation des conditions de travail, d’études et de vie des un·es et des autres éviterait pourtant les récriminations et accusations mutuelles et favoriserait l’entrée dans une démarche de construction collective de l’école telle que nous la voulons, émancipatrice, égalitaire et inclusive.

Aujourd’hui, si l’école tient debout, c’est du fait des engagements des individus, de certains collectifs et des organisations syndicales de lutte et de transformation sociale qui, tout en assurant leurs missions auprès des élèves et des familles, mettent en lumière les aspects les plus délétères des réformes entreprises, ne cessent d’exiger des moyens pour les écoles et refusent l’application de l’évaluation et de la sélectivité à tout va. C’est seulement parce que nous résistons que l’école continue de fonctionner.

Mais c’est bien loin d’être suffisant.

Demain, nous avons besoin de décisions politiques qui ne rechignent pas sur les moyens et qui montrent une réelle confiance dans les personnels de terrain lorsque ceux-ci exigent des effectifs raisonnables, des écoles plus grandes pour accueillir la diversité des élèves, des formations à la hauteur des enjeux d’une éducation pour tous et pour toutes, des statuts dignes pour les AESH ou pour les AED, ou encore des salaires à la hauteur de nos missions.

Du déjà vu, du déjà entendu, toujours les mêmes revendications… Cela va sans dire. Mais qui peut donc se vanter d’avoir accédé à ces requêtes ou affirmer qu’il y a suffisamment d’argent dans l’éducation et pour la jeunesse ?

Faites déjà avec les moyens que vous avez. Débarrassez-vous des fainéants. Dégraissez le mammouth. Vieille rengaine contre les services publics, qui passe volontairement sous silence le fait que c’est bien l’absence de moyens qui nous empêche de travailler comme nous en aurions besoin, qui nous oblige à faire « avec ce qu’on a », qui nous met devant des choix éthiques intenables sur le long terme.

La culpabilisation des professionnels de terrain est toujours tellement plus facile que l’investissement conséquent pour une école égalitaire et émancipatrice, qui permette aux jeunes de comprendre le monde et d’y agir.

Il semble en effet essentiel, à côté de ces transformations structurelles, d’offrir à chacun et chacune un enseignement intégral, éduquant à la fois le corps, l’esprit et le cœur, sans hiérarchie entre les disciplines et en prenant le temps de construire des apprentissages solides, sur le long terme, avec une scolarité jusqu’à 18 ans, afin de ne plus être aliéné·es par l’urgence des programmes, des examens ou de l’orientation.

Que les jeunes étudient également des matières artistiques, industrielles, scientifiques, littéraires tout comme la sociologie, le droit, l’économie ou la programmation permettrait d’abolir ces divisions délétères entre les filières et ce mépris classiste entre les différents métiers. Chacun·e serait ainsi capable de choisir son parcours, en conscience et avec fierté, et serait outillé·e pour mieux analyser le monde et le transformer, que ce soit sur le plan des dominations et des injustices sociales que sur celui des ravages écologiques.

Soigner nos collectifs

Pour que ces transformations aient lieu, il faut donc que les politiques investissent de l’argent dans l’éducation, assurément.

Mais nous avons également besoin de temps et d’espaces pour que nos collectifs de travail se rencontrent, échangent et s’organisent.

Car un collectif de travail, ce n’est pas simplement la juxtaposition d’individus fréquentant le même établissement scolaire. C’est l’association de tous les individus partageant l’histoire commune de leur établissement et de leur travail, et capables d’échanger sur leurs cœurs de métier, sur leurs satisfactions comme leurs difficultés, afin de construire toujours plus de professionnalité au service des élèves et des familles, afin d’agir sur leurs conditions de travail et de les améliorer.

Un collectif de travail s’autorise à aller au-delà de la technicité et de la neutralité, au-delà des injonctions venues du dessus. Il questionne les valeurs qui se trouvent derrière les gestes professionnels, met en lien les actes et discours quotidiens avec la volonté de constituer un service public d’éducation digne, à la hauteur des besoins des élèves et des familles et dans le respect des conditions de travail de chacun·e.

Dans un esprit d’auto-organisation loin de toute verticalité et de toute domination, un collectif de travail s’érige et s’assume comme un contre-pouvoir face à une institution et une hiérarchie qui peuvent s’avérer dangereuses, pour les personnels comme pour les jeunes.

Car, au final, quel·les que soient les politiques qui viennent, ce sont bien nos collectifs, dans et hors les établissements, qui demeureront et constitueront toujours nos points de repères et nos soutiens, là où nous forgeons nos consciences pédagogiques, syndicales et politiques, là où nous prenons nos forces.

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Jacqueline Triguel milite à Sud éducation 78, Questions de classe(s) et Lettres vives. Elle est l’autrice d’Étincelles pédagogiques (Libertalia, 2021).

Illustration : Salle de classe, 03 avril 2001, Takahata highschool / Wikimedia Commons.

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