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Alors que les débats sur l’industrie d’armement prennent une nouvelle tournure depuis l’élection de Donald Trump et les décisions de l’Union européenne quant au plan Rearm Europe, Contretemps propose de (re)découvrir Michael Kidron, marxiste britannique spécialiste des liens entre économie et guerre. L’article de M. Kidron est précédé d’une présentation de l’auteur par Stathis Kouvelakis, et un prochain article d’Alex Callinicos permettra de mieux saisir la portée de sa théorisation de l’économie d’armement permanente.

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Présentation

La relance de la course aux armements et de la remilitarisation de l’Europe, dans un contexte de nouvelle montée des tensions internationales déclenchée par la guerre en Ukraine et l’offensive génocidaire de l’Etat sioniste à Gaza, rendent nécessaire une analyse approfondie de l’économie de guerre et de son rôle dans le capitalisme contemporain. Forts de leur compréhension du lien constitutif entre les guerres, le système étatique mondial et le mode de production régi par le capital, les marxistes ont joué un rôle majeur dans les débats sur cette question, en particulier dans la période qui suit la 2e guerre mondiale.

Parmi eux, l’économiste Michael Kidron (1930-2003) occupe une position de pionnier. Militant et théoricien du courant qui a donné naissance au Socialist Workers Party britannique (qu’il quitte dans les années 1970), il cherche à percer dès les années 1950 ce qui apparaît alors comme une énigme, à savoir les ressorts de la croissance économique sans précédent du capitalisme occidental au cours de ce qu’on a appelé les « 30 glorieuses ». Le défi est en effet de taille pour les marxistes, traditionnellement davantage enclins à prédire, ou constater, les crises du système, pour y lire les signes de son obsolescence, qu’à analyser les mécanismes de son dynamisme. Cette propension a été accentuée depuis la fondation de la 3e Internationale, dont la thèse fondatrice est le capitalisme serait entré, avec l’éclatement du premier conflit mondial, dans une « crise générale » irréversible et quasi-permanente, annonciatrice de son effondrement, de nouvelles guerres et d’inéluctables poussées révolutionnaires, inaugurées par celle d’octobre 1917. Dans ce cadre, les périodes de « stabilisation » ne pouvaient être vues que comme de brefs intermèdes d’un mode de production supposément entré dans sa phase « ultime » de « déclin » accéléré.

Eugène Varga (1879-1964), l’économiste-expert de l’Internationale Communiste, et, pendant un temps, de Staline, avait largement diffusé ces thèses – souvent désignées comme celles du « catastrophisme économiste » – pendant l’entre-deux guerres, thèses auxquelles la Grande Dépression de 1929 et la perspective d’une nouvelle guerre avaient donné une certaine crédibilité. A l’exception de Gramsci, cette vision était quasi-unanimement partagée au sein du mouvement communiste. Ainsi, dans le Programme de transition (1938), Trotsky parle de « capitalisme pourrissant », à « l’agonie », et affirme que « les forces productives de l’humanité ont cessé de croître ». Il ajoute : « Les nouvelles inventions et les nouveaux progrès techniques ne conduisent plus à un accroissement de la richesse matérielle. Les crises conjoncturelles, dans les conditions de la crise sociale de tout le système capitaliste, accablent les masses de privations et de souffrances toujours plus grandes ». Certains courants se réclamant de lui, notamment, en France, le courant « lambertiste », ont maintenu la validité de ces analyses plusieurs décennies après la fin de la guerre.

Du côté de l’« orthodoxie » des partis communistes, la situation n’est pas moins affligeante : Maurice Thorez (1900-1964), secrétaire général du PCF de 1930 à sa mort, défend tout au long des années 1950 et jusqu’au début des années 1960 la thèse d’une « paupérisation absolue de la classe ouvrière », malgré l’embarras croissant que ses positions suscitaient au sein même des spécialistes en économie du parti. Face à cette caricature de marxisme, le mainstream social-démocrate ou libéral n’avait aucun mal à diagnostiquer la réalité du boom économique de l’après-guerre et d’en tirer les conclusions politiques : une ère de croissance illimitée, assurant à tous prospérité et accès à la consommation de masse. La perspective d’une rupture révolutionnaire est déclarée caduque au profit d’un gradualisme réformiste, voire même d’une société d’abondance pacifiée, ayant surmonté à la fois les crises économiques et les antagonismes de classe.

C’est dire donc le mérite d’un Michael Kidron qui, dès ses articles du milieu des années 1950, prend au sérieux les réalités nouvelles du capitalisme de l’après-guerre, façonné par le compromis social mis en place par le gouvernement travailliste qui accède au pouvoir en 1945 – l’équivalent britannique des conquêtes sociales de la Libération : nationalisations, intégration du mouvement syndical dans les instances de négociations, hausse des salaires et de la production etc. A partir du début des années 1960, il met l’accent sur le rôle de l’industrie de l’armement dans cette dynamique d’expansion économique. La guerre dite « froide », en réalité bien « chaude » en-dehors du théâtre européen et occidental, devenait en effet de plus en clairement synonyme de course aux armements entre les deux blocs opposés. En janvier 1961, dans un discours de fin de mandat qui fit date, le président étatsunien Dwight Eisenhower avait déclaré que « nous avons été contraints de créer une industrie permanente de l’armement [c’est quasiment la formulation de Kidron] dans des proportions considérables. En outre, trois millions et demi d’hommes et de femmes sont directement engagés dans l’établissement de la défense. Nous dépensons chaque année pour la sécurité militaire plus que le revenu net de toutes les entreprises américaines ». Dans ce même discours, Eisenhower, pourtant férocement anticommuniste et impérialiste, lançait un avertissement prémonitoire : « nous devons nous prémunir contre l’acquisition d’une influence injustifiée, qu’elle soit recherchée ou non, par le complexe militaro-industriel. Le risque d’une montée en puissance désastreuse d’un pouvoir mal placé existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés ou nos processus démocratiques ».

En fait, dès les années 1940, des marxistes hétérodoxes comme Edward L. Sard (qui forge le terme « économie d’armement permanente »), Michael Kalecki ou Paul M. Sweezy avaient analysé le rôle de l’industrie de l’armement et de l’économie de guerre dans une optique keynésienne – au sens large – centrée sur le rôle de l’intervention étatique et de la dépense publique. Si la thématique n’est donc pas nouvelle, bien que confinée aux marges du débat intellectuel et politique de la gauche, les thèses de Kidron se caractérisent par une volonté d’intégration du débat dans le cadre rigoureusement marxien de la théorie des crises capitalistes, dont l’expression concentrée est, selon lui, à chercher dans la tendance à la baisse du taux de profit.  

Cette théorisation trouvera sa présentation la plus complète dans l’article qui suit, publié pour la première fois dans la revue International Socialism au printemps 1967 et resté jusqu’à présent inédit en français. Il s’accompagne d’un article d’Alex Callinicos, écrit spécialement pour Contretemps, qui resitue le parcours de Kidron et le débat auquel son intervention a donné lieu.

Stathis Kouvélakis

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Une économie d’armement permanente

La plupart des explications avancées pour rendre compte de la stabilité et de la croissance du capitalisme occidental après la Seconde Guerre mondiale reposent sur l’idée que, sans un facteur compensateur particulier, le système sombrerait dans la surproduction et le chômage. Certains ont vu ce facteur dans la planification étatique, d’autres dans le progrès technologique rapide, ou encore dans l’essor du commerce mondial. Cet article partage cette hypothèse de départ. Mais il s’en distingue par un point essentiel : il localise le mécanisme garantissant l’enchaînement de l’emploi élevé, de la croissance et de la stabilité en dehors de cette boucle elle-même.

L’argument selon lequel une menace permanente de surproduction (et non une menace de surproduction permanente) est inséparable du capitalisme repose sur trois propositions empiriques : premièrement, la force concurrentielle d’un capital individuel est, dans une certaine mesure, liée à la taille et à l’étendue de ses opérations ; deuxièmement, les relations entre les différents capitaux sont en grande partie de nature concurrentielle ; troisièmement, les décisions concernant la taille et l’affectation des capitaux individuels sont prises de manière privée par des individus ou des groupes qui ne représentent qu’un petit segment de la société — laquelle doit pourtant vivre avec les conséquences de ces décisions.

Sans les deux premières conditions, il n’y aurait aucune contrainte poussant chaque capital à croître aussi vite que possible par l’« accumulation » (c’est-à-dire l’épargne et l’investissement) et la « concentration » (fusions et acquisitions). Sans la troisième, la croissance ne dépasserait jamais de beaucoup la capacité d’absorption de la société.

Ensemble, ces trois éléments constituent également un mécanisme permettant d’atteindre — et de maintenir — une certaine stabilité : ils accroissent la capacité d’absorption tout en modérant le rythme d’expansion que cette dynamique pourrait entraîner. Idéalement, ce mécanisme devrait fonctionner sans bouleverser de manière excessive les relations entre les capitaux individuels.

Un tel mécanisme se trouve dans un budget d’armement permanent. Dans la mesure où le capital est taxé pour financer les dépenses militaires, il est privé de ressources qui auraient autrement pu être investies ; dans la mesure où ces dépenses concernent un produit final à obsolescence rapide, elles constituent un ajout net au marché des biens de consommation ou « biens finaux ». L’un des résultats évidents de ce type de dépense est le plein emploi, et l’un des effets du plein emploi, ce sont des taux de croissance parmi les plus élevés jamais enregistrés ; ainsi, l’effet modérateur de cette taxation n’est pas immédiatement perceptible. Mais il n’est pas pour autant inexistant. Si le capital pouvait investir l’ensemble de ses profits avant impôt, l’État intervenant pour créer la demande si nécessaire, les taux de croissance seraient bien plus élevés. Enfin, dans la mesure où les armements sont un « luxe » — au sens où ils ne servent ni d’instruments de production ni de moyens de subsistance dans la fabrication d’autres marchandises — leur production n’a aucun effet sur les taux de profit globaux, comme cela sera démontré ci-dessous.

L’augmentation des dépenses mondiales due aux budgets militaires est stupéfiante. En 1962, bien avant que la guerre du Vietnam ne fasse exploser les dépenses militaires américaines (et russes), une étude des Nations Unies concluait qu’environ 120 milliards de dollars (43 000 millions de livres sterling) étaient consacrés chaque année aux dépenses militaires. Cela représentait entre 8 et 9 % de la production mondiale de biens et de services, et au moins les deux tiers — voire jusqu’à l’équivalent — du revenu national de l’ensemble des pays sous-développés. Ce montant était très proche de la valeur des exportations mondiales annuelles de toutes les marchandises. Encore plus saisissante est la comparaison avec les investissements : les dépenses militaires représentaient environ la moitié de la formation brute de capital à l’échelle mondiale.[1]

Leur importance variait considérablement d’un pays à l’autre : 85 % de la dépense totale était concentrée dans sept pays — le Royaume-Uni, le Canada, la Chine, l’Allemagne de l’Ouest, la France, la Russie et les États-Unis.[2] Dans les pays capitalistes occidentaux, les dépenses militaires représentaient, en proportion du produit intérieur brut, entre 9,8 % aux États-Unis (moyenne 1957-1959) et 2,8 % au Danemark (6,5 % pour la Grande-Bretagne). En proportion de la formation brute de capital fixe, elles allaient de près de 60 % aux États-Unis à 12 % en Norvège (42 % au Royaume-Uni).[3] Dans aucun de ces pays, ces dépenses n’étaient négligeables, ni comme débouché pour le marché, ni — et c’est encore plus important — en comparaison des ressources consacrées à l’investissement.

Certaines industries dépendent fortement des dépenses militaires. Aux États-Unis (en 1958), plus de neuf dixièmes de la demande finale pour les avions et leurs pièces provenaient de l’État, la majeure partie à des fins militaires ; il en allait de même pour près de trois cinquièmes de la demande en métaux non ferreux, plus de la moitié pour les produits chimiques et les équipements électroniques, plus d’un tiers pour les équipements de communication et les instruments scientifiques — et ainsi de suite, dans une liste de dix-huit grandes industries dont au moins un dixième de la demande finale provenait de la commande publique. En France (en 1959), cette part allait de 72,4 % pour les avions et pièces détachées à 11 % pour les équipements optiques et photographiques.[4] Au Royaume-Uni, une liste similaire inclurait l’industrie aéronautique, dont 70 % de la production (en 1961) dépendait de commandes publiques, l’électronique industrielle et la radiocommunication (35 % chacune), la construction navale (23 %), ainsi que plusieurs autres secteurs.[5]

L’impact des dépenses militaires sur la croissance et l’innovation est tout aussi direct. Le plein emploi favorise l’innovation technique et l’investissement intensif, ce qui stimule à son tour la recherche. Or, dans ce domaine, les dépenses militaires pèsent d’un poids considérable : elles représentaient 52 % de l’ensemble des dépenses de recherche et développement (R&D) aux États-Unis (1962-63), 39 % au Royaume-Uni (1961-62), 30 % en France (1962) et 15 % en Allemagne (1964, estimation partielle).[6] Pas moins de 300 000 scientifiques qualifiés travaillaient dans la R&D à des fins militaires et spatiales dans la zone OCDE, principalement dans six pays (ceux déjà mentionnés, plus le Canada et la Belgique).[7] Au Royaume-Uni, 10 000 scientifiques y étaient affectés en 1959, soit un cinquième du total national, assistés par environ 30 000 autres chercheurs non qualifiés.

La recherche militaire a joué un rôle crucial dans le développement de produits civils tels que les systèmes de navigation aérienne, les avions de transport, les ordinateurs, les médicaments, les locomotives diesel (issues des moteurs de sous-marins) ou encore le verre renforcé. La production en grandes séries à des fins militaires ont permis de réduire le coût d’autres produits comme les cellules solaires ou les détecteurs infrarouges, jusqu’à les rendre accessibles au marché de masse. Par ailleurs, l’usage militaire a perfectionné de nombreuses techniques à usage général, telles que les turbines à gaz, la transmission hydraulique ou le soudage par ultrasons. Plus important encore, comme le souligne le rapport de l’OCDE sur le gouvernement et l’innovation technique, est le fait que :

« Les résultats de la recherche militaire et spatiale ont eu — et continueront d’avoir — une influence majeure sur l’innovation civile, en stimulant le rythme général du progrès technologique. Par exemple, les exigences de ces recherches, notamment en matière de guidage et de contrôle, ont conduit à des avancées fondamentales et appliquées dans des domaines comme les semi-conducteurs, les microcircuits, les micromodules, la conversion d’énergie ou la métallurgie physique — autant de domaines appelés à avoir un impact sur la technologie civile. De plus, des techniques de planification comme la recherche opérationnelle, la méthode PERT (Program Evaluation and Review Technique), l’ingénierie des systèmes ou l’analyse de la valeur — développées à l’origine pour répondre aux besoins militaires et spatiaux — facilitent désormais l’identification rapide des opportunités d’innovation. Enfin, l’exigence extrême en matière de perfection et de fiabilité dans ces secteurs a permis le développement de méthodes de mesure, de test et de contrôle qui améliorent la qualité et la fiabilité des produits. Cela est particulièrement vrai dans le domaine de l’électronique. »[8]

En ce qui concerne les armements et le commerce international, l’étude des Nations Unies déjà citée estimait que, pour les années 1958 et 1959, la demande militaire annuelle moyenne des pays industrialisés représentait une part importante de la production mondiale de plusieurs matières premières.[9]

Il est difficile de tirer des conclusions définitives sur l’impact des dépenses militaires sur la taille des entreprises. Toutefois, une étude de l’EIU (Economist Intelligence Unit) concernant la Grande-Bretagne révèle que, parmi les entreprises interrogées, les dix-huit plus grandes (celles comptant chacune plus de 10 000 salariés) représentaient 71 % de l’ensemble des emplois, et concentraient 75,2 % des emplois liés à la production d’armement.[10] Aux États-Unis, on observe un phénomène similaire : la majeure partie des contrats de défense profite aux très grandes entreprises. Malgré les efforts officiels pour en répartir les bénéfices, les cent premières entreprises ont reçu, en valeur, les deux tiers de tous les contrats de défense durant la première moitié des années 1950 ; à elles seules, les dix premières en ont capté un tiers.[11]

Cela n’a rien de surprenant : seules les plus grandes entreprises disposent des ressources techniques et technologiques nécessaires pour faire face à la complexité et à l’ampleur de la production d’armement. Une fois intégrées au « club » des bénéficiaires, leur croissance est pratiquement garantie. Les principaux contrats d’armement sont si colossaux que, selon les mots d’un observateur, « même la prétention à un appel d’offres ouvert ne pouvait sérieusement être maintenue pour certains des contrats publics les plus lucratifs ».[12] 

En 1963, un secrétaire adjoint à la Défense des États-Unis déclarait devant le Joint Economic Committee du Congrès qu’« établir une nouvelle source de production pour le missile Polaris,  par exemple, exigerait jusqu’à trois ans et un investissement de 100 millions de dollars en installations et équipements spécialisés ».[13]  Bien que les techniques de contrôle gouvernemental aient été régulièrement renforcées pour gérer cette dépendance à des fournisseurs uniques, les grands contrats, rémunérés sur la base coûts réels en matériaux et temps investis, éliminent tout risque de perte… et donc toute entrave à la croissance. Dans certains cas, les garanties sont si larges et le suivi si faible que les sous-traitants perdent eux-mêmes le contrôle. Ce fut le cas de Ferranti avec son contrat pour le missile Bloodhound, qui l’obligea à restituer 4,5 millions de livres de bénéfices excédentaires sur un contrat de 13 millions en 1964. Mais en règle générale, le capital reste prudent, et les risques pour la croissance sont étroitement neutralisés.

Enfin, les dépenses militaires ont joué un rôle crucial dans le développement de la planification gouvernementale et dans le perfectionnement des techniques de planification. Il existe des preuves officielles indiquant que la planification aux États-Unis fut une réponse directe à l’avance soviétique dans le domaine des missiles balistiques. La surveillance étroite du secteur industriel privée fait désormais partie intégrante de tout grand contrat d’armement. Les méthodes modernes d’audit et de contrôle proviennent directement des besoins militaires. Il en va de même pour un outil devenu de plus en plus essentiel dans la plupart des grands exercices de planification : l’ordinateur. Né de la Seconde Guerre mondiale, il est toujours principalement utilisé dans les domaines militaires, que ce soit pour résoudre des problèmes de conception, simuler des « jeux de guerre » ou gérer les stocks et la production. Les grands ordinateurs restent d’ailleurs soumis à des restrictions d’exportation par les États-Unis pour des raisons militaires.

Ces effets directs des dépenses militaires sont interconnectés et forment ensemble une boucle causale qui semble se perpétuer sans nécessiter de stimulus extérieur. Pourtant, bien que cela semble suffisamment probant, tous les problèmes ne sont pas pour autant résolus. Il est possible que d’autres éléments contribuent également à expliquer la stabilité économique. N’importe quel économiste universitaire devrait être capable de construire un modèle dans lequel l’épargne et l’investissement s’équilibrent parfaitement, et où la demande se situe exactement au niveau du plein emploi. Les techniques pour y parvenir ne posent aucune difficulté.

Des non-universitaires, comme John Strachey se sont, non sans mal, efforcés de démontrer, de manière plus pragmatique, que « les dépenses militaires pourraient être remplacées par d’autres formes de dépenses publiques… [pour financer] logements, routes, écoles, etc. » , ou encore que le gouvernement pourrait obtenir un effet similaire en réduisant les impôts sur les petits revenus.[14] Et il n’y a, logiquement, aucune raison de les contredire. Mais la réalité capitaliste est plus résistante que les stylos et le papier des planificateurs. D’une part, des dépenses productives trop importantes de la part de l’État sont exclues. Du point de vue d’un capitaliste individuel, ce type de dépenses représenterait une intrusion directe dans son domaine réservé, par un concurrent infiniment plus puissant et disposant de ressources matérielles bien supérieures : une telle menace doit être combattue sans réserve. Du point de vue du système dans son ensemble, cela entraînerait une augmentation rapide du ratio capital/travail — ce que Marx appelait la composition organique du capital — abaissant fortement le taux moyen de profit, à tel point que la moindre hausse des salaires réels pourrait suffire à provoquer faillites et récession.

Seul le dernier point mérite une explication plus détaillée. Marx a montré — pour le dire simplement — que, sur le long terme et malgré de nombreux mécanismes compensateurs, la hausse de la composition organique du capital du capital entraîne une baisse tendancielle du taux de profit dans une économie capitaliste fermée.[15] Le raisonnement est simple : puisque seul la part non-payée du travail génère du profit, et que la part de l’investissement consacrée à la force de travail diminue constamment, le rendement global du capital est voué à décroître. Marx avait conditionné cette « loi » à plusieurs facteurs et peinait à expliquer pourquoi elle ne se manifeste pas de manière absolue mais comme une tendance à la baisse graduelle. Il la considérait toutefois comme la tendance dominante du capitalisme. Sa démonstration reposait sur deux hypothèses, toutes deux réalistes : d’abord, que toute la production réintègre le système sous forme d’intrants productifs, via la consommation des travailleurs ou des capitalistes. Idéalement, il n’existe ni fuites hors du système ni d’autres usages que ce que l’on appelle aujourd’hui l’investissement et la consommation ouvrière. Ensuite, que, dans un tel système fermé, cette répartition évolue progressivement en faveur de l’investissement.

La première hypothèse est cruciale. Si l’on admet qu’une part de la production est soustraite au cycle productif — par exemple sous forme de dépenses non productives — alors le rapport entre capital et travail devient indéterminé, la seconde hypothèse s’effondre… et la loi avec elle. Marx lui-même avait identifié certaines « fuites » hors du cycle productif — notamment la consommation personnelle des capitalistes (les « produits de luxe ») et la production d’or, mais il avait choisi, à juste titre, de les négliger dans son analyse. Il construisait alors une théorie à partir d’une base abstraite, et ces éléments étaient, à l’époque, relativement marginaux.

Des théoriciens postérieurs, contraints de raffiner le modèle et écrivant aussi à une époque plus prospère, se sont penchés plus en profondeur sur ce Département III non productif. Ladislaus Von Bortkiewicz  (1868-1931) a démontré, dans un article publié en 1907[16], que la composition organique du capital dans la production de biens de luxe (la consommation personnelle des capitalistes) n’avait aucun impact sur la détermination du taux de profit global. Piero Sraffa (1898-1983), dans ce qui reste à ce jour[17] [17], la version la plus raffinée d’un système économique « classique », a généralisé cette idée. Il a démontré que :

« Les produits de luxe qui ne sont utilisés ni comme moyens de production, ni comme biens de subsistance dans la fabrication d’autres produits […] ne participent pas à la détermination du système. Leur rôle est purement passif. Si une invention permettait de diviser par deux la quantité de moyens de production nécessaires à la fabrication d’un bien de luxe, son prix serait divisé par deux. Mais cela n’aurait aucun autre effet : ni les prix des autres marchandises, ni le taux de profit n’en seraient modifiés. À l’inverse, une invention affectant la production d’un bien utilisé comme intrant modifierait l’ensemble des prix relatifs ainsi que le taux de profit. »[18] 

Bien que Sraffa s’abstienne, comme à son habitude, de donner des exemples concrets, aucun cas n’illustre mieux la catégorie des « produits de luxe » que les armements. Ils ne peuvent en effet servir à la production d’aucune autre marchandise et aucune autre ne peut soutenir la comparaison avec ce qu’ils représentent en termes de poids spécifique et de signification. Du point de vue du système — c’est-à-dire dans une optique strictement théorique — la production d’armement constitue donc le principal, et apparemment durable, contrepoids à la tendance à la baisse du taux de profit.

Mais ce n’est là qu’une des contraintes à la possibilité pour l’État d’utiliser d’autres types de production — non militaires — comme leviers de stabilisation économique. Cette contrainte est d’ailleurs d’autant moins convaincante qu’elle repose uniquement sur une construction théorique. Une autre limite, plus concrète, tient à l’« effet domino » propre aux armements : dès lors qu’un pays s’y engage, les autres grandes puissances sont contraintes de suivre, enclenchant ainsi une course aux armements à l’échelle du système mondial, et se retrouvant prises dans l’engrenage de ce mécanisme stabilisateur.

Il n’existe pas d’autre issue. Si l’absence de planification, la mise en concurrence, ou, pour reprendre le terme de Marx, « l’anarchie de la production » a pu être partiellement atténuée à l’intérieur des États-nations grâce à l’intervention publique, permettant d’anticiper dans une certaine mesure les décisions spontanées des capitaux individuels par des choix politiques globaux, à l’échelle internationale, cette anarchie persiste presque totalement. À quelques exceptions près — celles de petites économies — il n’existe aucune autorité coercitive au-delà de l’État-nation. Le système mondial fonctionne toujours selon le schéma classique : un ajustement permanent entre capitaux nationaux, sans instance de coordination supérieure. C’est pourquoi même un bloc relativement homogène comme celui des puissances capitalistes occidentales continue de régler ses échanges sur la base de l’or — ce symbole par excellence du mysticisme capitaliste autour des rapports sociaux. Et c’est aussi la raison pour laquelle, dans un ensemble pourtant encore plus homogène comme l’Europe de l’Est, le commerce bilatéral reste le mode dominant des échanges. Le fossé entre la réalité concurrentielle et l’illusion de la coopération est immense, même à l’intérieur de blocs étroitement intégrés — et devient incommensurable entre blocs rivaux.

Dans ces conditions, tout pays qui choisirait d’assurer le plein emploi et la stabilité au moyen d’investissements productifs — ou même à travers des activités publiques de substitution non productives — se retrouverait inévitablement en position de faiblesse dans la compétition mondiale. Un tel pays pourrait certes parvenir au plein emploi, mais isolément ; or, cela entraînerait presque immanquablement un certain niveau d’inflation, le rendant moins compétitif et, à terme, le pousserait hors du marché mondial. Pour que cette situation soit tenable, il faudrait empêcher les autres économies de l’affaiblir. Autrement dit, le plein emploi doit être exporté — et quoi de plus incitatif, pour pousser les autres à le « racheter », qu’une menace militaire extérieure ?

Cela ne signifie pas pour autant que les budgets militaires aient été consciemment conçus dans le but de garantir un environnement international propice à la stabilité. On peut admettre que les gouvernements ont souvent accru leurs dépenses de défense à contrecœur ; que les principales hausses n’ont pas toujours coïncidé avec des périodes de ralentissement économique ; que, bien souvent, ces décisions ont été perçues comme contraignantes, imposées ou simplement regrettables. On peut même accepter que le passage initial à une économie d’armement permanente ait résulté d’un concours de circonstances. Mais cela ne modifie pas le fond du problème. L’essentiel est que l’existence même d’appareils militaires nationaux de cette envergure, quelle que soit leur origine, augmente à la fois les chances de stabilité économique et contraint les autres États-nations à adopter une posture similaire sans que cela nécessite un pilotage par une autorité supérieure. Ensemble, ces réponses forment un système dont les éléments sont à la fois interdépendants et autonomes, liés entre eux par des contraintes réciproques — bref, un système capitaliste dans sa forme classique.

Une fois ancrée dans la réalité, l’économie d’armement tend presque inévitablement à devenir permanente. Ce n’est pas seulement parce qu’un système de contraintes réciproques fondé sur la menace militaire s’avère particulièrement impérieux, mais aussi parce qu’il devient de plus en plus difficile de distinguer entre concurrence militaire et concurrence économique. Comme on le voit maintenant [1967], avec les États-Unis et la Russie qui s’engagent à s’équiper en missiles antibalistiques au coût effrayant, la course aux armements pouvait s’intensifier non pour des raisons d’efficacité militaire réelle, mais dans le but d’alourdir les coûts de la préparation militaire pour le concurrent. Le responsable de la rubrique défense du magazine Times le résumait ainsi :

« Une telle décision n’a de sens que si les deux parties entendent se livrer à une guerre économique totale, persuadées que les atouts fondamentaux de leur système économique finiront par l’emporter ; toutes deux convaincues que le poids paralysant de cette nouvelle charge militaire précipitera l’effondrement économique de l’autre. »[19]  

Telle est la dynamique entre « ennemis ». Mais entre « alliés », la défense commune peut aussi servir de paravent à des intérêts industriels particuliers, propres à chaque pays. Un exemple parlant : dans le cadre d’un accord de deux ans s’achevant le 30 juin 1967, l’Allemagne [de l’Ouest] s’était engagée à acheter pour 5,4 milliards de marks d’armements aux États-Unis, en compensation des dépenses militaires américaines sur son sol. Dix mois avant l’échéance, 2,4 milliards de marks restaient à commander, « aucune nouvelle commande ne semble se profiler à l’horizon ». Comme le souligne The Economist, « l’obligation pour l’Allemagne d’acheter autant de matériel militaire aux États-Unis… constitue un sérieux désavantage pour l’industrie allemande, en particulier l’industrie aéronautique ».[20] Elle portait également préjudice aux ambitions britanniques, qui tentaient péniblement d’entrer sur le marché allemand de l’armement.

Il n’est pas nécessaire d’en rajouter pour constater que les armements sont devenus une composante permanente de nos économies. L’intense concurrence dans les exportations d’armes — entre blocs rivaux comme au sein même de chaque bloc — en apporte une démonstration éclatante. Les États-Unis disposent de leur propre représentant commercial pour les ventes d’armes. En Grande-Bretagne, le gouvernement travailliste est allé jusqu’à nommer à la fois un ministre du Désarmement et un directeur des ventes de matériel de défense – ce dernier détaché de Racal Electronics, une entreprise d’armement en pleine expansion. Il dispose du pouvoir d’ouvrir des canaux d’exportation privilégiés, d’influencer la conception des équipements dès leur développement[21], de contrôler les délais de livraison, d’utiliser le service diplomatique, etc. Comme l’a déclaré le ministre des Affaires étrangères :

« Tant que nous n’aurons pas obtenu un désarmement généralisé par un accord international, il est raisonnable que ce pays bénéficie d’une part équitable du marché de l’armement. »[22]

L’intégration de l’industrie d’armement dans l’économie générale, en tant que levier de compétitivité, produit des effets considérables. La fonction du budget militaire comme instrument de stabilisation au sein de chaque économie nationale se trouve affaiblie par son rôle dans la concurrence entre économies. Un pays peut développer son arsenal pour des raisons purement internes ; mais cette dynamique entraîne presque immanquablement une réaction de ses concurrents, fondée sur des justifications d’ordre international tout aussi légitimes. Or, rien ne garantit que cette spirale s’interrompe au niveau nécessaire pour assurer la stabilité. Même si un pays réussissait, contre toute attente, à stabiliser ses dépenses militaires à un seuil optimal, cela ne signifierait nullement que les autres en feraient autant — en raison de leurs différences de taille, de structure économique, de niveau de développement, d’alliances, ou d’autres caractéristiques propres aux économies nationales liées par une même base technologique militaire. Certains pays chercheront donc à réduire leurs dépenses pour préserver leur compétitivité civile, d’autres poursuivront leur trajectoire actuelle, et d’autres encore accentueront leur effort militaire. Le désarroi au sein de l’OTAN en fournit une illustration éloquente : la France se retire [du commandement militaire de l’Alliance, en 1965], tandis que les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne s’opposent sur le financement commun et le partage des responsabilités nucléaires. Washington tente de faire pression pour une augmentation des budgets militaires européens, face à une Europe réticente. Le Pacte de Varsovie n’est pas en reste : la Roumanie parvient à « gaulliser » Moscou [c’est-à-dire à adopter, à l’égard de Moscou, une posture d’indépendance comparable à celle de De Gaulle vis-à-vis des États-Unis. NdT].

L’existence d’un plafond économique aux dépenses militaires est un élément clé de l’économie d’armement permanente. Dans une économie de guerre, les limites sont dictées par les ressources physiques disponibles et la capacité de la population à supporter pertes humaines et privations. Dans une économie d’armement, s’ajoute une contrainte propre : la nécessité de rester compétitif à l’échelle globale, sur le plan militaire comme civil.

Ce paradoxe conduit à un affaiblissement de la fonction même de défense. En l’état, celle-ci est minée par la logique suicidaire d’une grande partie de l’arsenal dit « défensif ». Par ailleurs, une préparation militaire limitée – caractéristique des économies d’armement permanentes – ne provoque pas automatiquement d’hostilités, ce qui fait de la fixation des niveaux de dépenses un sujet de débat constant, notamment pour les membres les plus fragiles de la coalition occidentale, souvent incapables de suivre le rythme imposé.

Le contexte est propice à une lente érosion des dépenses d’armement en périphérie, compensée par leur concentration croissante au centre — en l’occurrence, aux États-Unis. Les faits sont parlants : ni Cuba, ni le Vietnam, ni même les tensions aiguës de la période dite de la « confrontation » – entre 1961 et 1963, marquée notamment par la construction du mur de Berlin et la crise des missiles de Cuba – n’ont inversé la tendance à la baisse, en termes réels, des dépenses militaires britanniques depuis le début des années 1950. Malgré la force de frappe de De Gaulle et le réarmement de l’Allemagne, la part des États-Unis dans les dépenses militaires totales des pays de l’OTAN n’a cessé d’augmenter, même avant les importantes hausses liées à la guerre du Vietnam. Cette situation est loin d’être stable.

L’existence d’un plafond de dépenses est importante pour une autre raison. Il constitue une incitation massive à l’augmentation de la productivité (mesurée en millions de morts potentielles par dollar dépensé) et conduit ainsi les industries de l’armement à devenir de plus en plus spécialisées et à s’éloigner de la pratique générale de l’ingénierie. Comme l’indique l’un des rapports de l’OCDE déjà cités :

« le transfert direct vers le secteur civil de produits et de techniques développés à des fins militaires et spatiales est très limité, comparé à l’ampleur globale de la recherche et du développement militaires et spatiaux. En outre, les exigences technologiques de la défense et de l’espace divergent de plus en plus de celles de l’industrie civile, ce qui signifie que les possibilités de transfert direct tendent à diminuer. »[23] 

Cette spécialisation va de pair — et découle en partie — d’une intensité croissante en capital et en technologie dans les industries de l’armement. Sur ces deux plans, elles deviennent de moins en moins aptes à soutenir le plein emploi, sauf à franchir les limites jugées acceptables dans une économie d’armement.

La forme insoluble que prend le chômage dans une économie d’armement permanente est étroitement liée à ce phénomène. Les mutations technologiques rapides, non planifiées – et impossibles à planifier – dans les industries d’armement soumises à un niveau plafonné de dépenses créent des aires régionales et industrielles de chômage, qui restent largement insensibles aux remèdes fiscaux et monétaires généraux. Elles créent également des couches de main d’œuvre non qualifiée rendues inemployables par les technologies de pointe, en perpétuelle évolution, mises en œuvre. Une fois encore, le haut niveau de croissance à l’Ouest masque ce phénomène, mais la situation des régions de construction navale ici [au Royaume-Uni] et aux États-Unis, les difficultés rencontrées dans les zones de fabrication aéronautique aux États-Unis, voire les problèmes que rencontrent les Noirs américains, doivent au moins en partie leur intensité aux fluctuations des dépenses militaires et à la complexité croissante de la production militaire.

L’instabilité, en elle-même, ne condamne pas un système. Mais elle peut contribuer à le remettre en question dans son ensemble et ouvrir ainsi la voie à une alternative. Elle peut aussi permettre d’articuler entre elles différentes formes de contestation. En d’autres termes, l’instabilité peut transformer un sentiment diffus d’aliénation ou d’échec — que cette société ne cesse d’alimenter — en conscience de classe et en projet politique. Que ce processus advienne ou non dépend de la réceptivité des travailleurs aux idées de changement radical. Et c’est précisément dans cette réceptivité accrue que l’économie d’armement permanente trouve ses véritables limites.

L’argument a été exposé ailleurs[24] et ne nécessite ici qu’un bref résumé. L’économie d’armement permanente tend à raréfier la main-d’œuvre et à rendre les qualifications coûteuses pour chaque capital individuel, tout en augmentant la taille moyenne du capital et en concentrant le pouvoir dans quelques grands complexes, majoritairement industriels. Ces entreprises sont contraintes de prendre en compte les réformes probables — c’est-à-dire des concessions matérielles aux travailleurs — bien avant de les mettre en œuvre, au moment même de formuler leurs plans à long terme. Parallèlement, l’État est poussé à intervenir activement dans la gestion de l’économie et à créer de l’emploi productif à grande échelle. Son apparente neutralité politique s’effrite, ses politiques apparaissent de plus en plus clairement comme des politiques capitalistes, que ce soit en tant qu’employeur direct, en tant que composante – via les entreprises publiques – des organisations patronales, ou en tant que gestionnaire économique de l’ensemble de l’économie. Son caractère unique en tant qu’agent de réforme, dans le sens évoqué précédemment, est de plus en plus entamé par l’activité du secteur privé dans ce domaine. Après tout, les avantages sociaux dans l’industrie (c’est-à-dire les réformes privées), représentant 13 à 14 % des salaires en moyenne en 1960[25], se comparent très favorablement aux « dépenses sociales » publiques (c’est-à-dire les réformes publiques), qui représentaient 12,6 % des dépenses de consommation cette même année.[26] 

La réaction des travailleurs s’en est trouvée profondément transformée. Le réalisme impose que la lutte pour les réformes se mène localement, sur le lieu de travail, de manière directe, plutôt qu’au niveau national, sur le terrain politique, et par l’intermédiaire de représentants parlementaires issus de la classe moyenne. Il est vrai que ce réalisme tend souvent à substituer la solidarité d’équipe à la solidarité de classe, la conscience du poste à la conscience de classe, une éthique entrepreneuriale aux prémices d’une éthique socialiste. Il est également vrai qu’un tel réalisme menace de démolir les étages supérieurs — les organisations de classe traditionnelles — sans attendre que les fondations aient été élargies et consolidées. Pourtant, ce réalisme déplace le centre de gravité de l’activité de « là-bas » vers « ici », de « eux » vers « nous » ; il érode les barrières artificielles entre la classe et ses organes, ainsi que les loyautés souvent contradictoires.

Le révolutionnaire potentiel de demain et le réformiste actif d’aujourd’hui deviennent de plus en plus indiscernables, tandis que les instabilités de l’économie d’armement permanente font de la révolution tout simplement une étape dans les activités de tous les réformistes sincères.

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Publié pour la première fois dans « International Socialism » (première série), n° 28, printemps 1967, p. 8-12, puis sous forme de brochure par le SWP (GB).

Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.

Notes

[1] Nations Unies, Conséquences économiques et sociales du désarmement (New York 1962).

[2] Ibid., p. 4.

[3] Ibid., tableau 2-1, pp. 55-7. Dans l’étude de l’ONU, les chiffres donnés pour la Grande-Bretagne sont généralement inférieurs à ceux du rapport plus détaillé réalisé par l’Economist Intelligence Unit un an plus tard : The Economic Effect of Disarmament (Londres : EIU, 1963). Cette divergence n’ayant pas d’incidence sur l’argumentation, nous ne tenterons pas d’ajuster les chiffres ici.

[4] OCDE, Les pouvoirs publics et l’innovation technique, p. 27.

[5] EIU, p. 49, 69, 82, et passim.

[6] OCDE, tableau, p. 30. L’EIU donne un chiffre de 49 pour cent pour la Grande-Bretagne en 1958-9 (59,2% en 1955-6, EIU, p. 27).

[7] OCDE, p.30.

[8] Ibid., p. 31-2.

[9] Soit 8,6 % pour le pétrole brut ; 3 % pour le caoutchouc ; 15,2 % pour le cuivre ; 10,3 % pour le nickel ; 9,6 % pour l’étain ; 9,4 % pour le plomb et le zinc ; 7,5 % pour le molybdène ; 6,8 % pour la bauxite ; 5,1 % pour le minerai de fer ; 2,7 % pour le manganèse, et 2,3 % pour la chromite, ibid., tableau 3-3, p. 65.

[10] EIU, p. 22-3.

[11] Cité par John-Kenneth Galbraith, The Modern Corporation, conférences Reith de la BBC, n° 2, The Listener, 24 novembre 1966, p. 756.

[12] Andrew Shonfield, The Modern Capitalism: the Changing Balance of Public and Private Power, Oxford, Oxford University Press, 1966, p. 344.

[13] Cité par Shonfield, ibid.

[14] John Stratchey, Contemporary Capitalism, Londres, Gollancz, 1956, p. 239-246.

[15] Karl Marx, Le Capital, Livre III, t. 1, Paris, Editions sociales, 1974, chap. 13 et 14, p. 225-253. [La composition organique du capital désigne le rapport entre le capital constat (dépensé en moyens de production : machines, bâtiment, matières premières…), dont la valeur est simplement transmise et conservée dans le produit final, et le capital variable (dépensé en salaires), qui produit une valeur supérieure à celle nécessaire à sa reproduction, dont la partie non-payée correspond à la plus-value, que s’approprie le capitaliste. L’hypothèse de Marx est que l’innovation technique conduit à une diminution tendancielle de la part consacrée au capital variable, ce qui conduit à une baisse tendancielle du taux de profit, soit du rapport de la plus-value au total du capital engagé (capital constant + capital variable) NdT].

[16] Cf. Ladislaus von Bortkiewicz, « On the Correction of Marx’s Fundamental Theoretical Construction in the Third Volume of Capital », Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, juillet 1907 ; Rudolph Hilferding, Böhm-Bawerk’s Criticism of Marx , New York, Kelly, 1949, résumé dans Paul M. Sweezy, The Theory of Capitalist Development, Londres, Dennis Dobson, 1949, p. 115-125.

[17] Piero Sraffa, The Production of Commodities by Means of Commodities , Cambridge, Cambridge University Press, 1960 [trad. française: Production de marchandises par des marchandises, Paris, Dunod, 1977].

[18] Ibid., p. 7-8.

[19] The Times, 10 mai 1966.

[20] The Economist, 21 mai 1966, p. 809-10.

[21] The Times, 12 mai 1966.

[22] Rapport de la Chambre des communes, The Times, 24 mai 1966.

[23] OCDE, p. 31.

[24] Tony Cliff, « The Economic Roots of Reformism », Socialist Review, juillet 1957, repris in Tony Cliff, Neither Washington Nor Moscow , Londres, Bookmarks, 1982 ; Michael Kidron, « Reform and Revolution », International Socialism, n° 7, 1961 ; Tony Cliff et Colin Barker, Incomes Policy, Legislation and Shop Stewards, Londres, 1966, chap. 7 et 9 ; Colin Barker, « The British Labour Movement », International Socialism, n° 28, 1967.

[25] G. L. Reid et D. J. Robinson, « The Cost of Fringe Benefits in British Industry », in G. L. Reid et D. J. Robinson (dir.), Fringe Benefits, Labour Costs and Social Security, Londres, 1965.

[26] BIT, Le coût de la sécurité sociale 1958-1960, Genève, 1964, partie 2, tableau 4, p. 249.

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