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À propos de : Eliane Le Port : Ecrire sa vie, devenir auteur. Le témoignage ouvrier depuis 1945, Paris, Ed de l’EHESS, 2021, 399 p., 23 euros

Les auto-fictions, récits autobiographiques ou tentatives d’auto-socioanalyse à propos des classes populaires qui connaissent depuis plusieurs années un grand succès, sont dans la plupart des cas des récits écrits par des transfuges de classe. Annie Ernaux, Didier Eribon, Edouard Louis, pour prendre trois cas emblématiques et de différentes générations, y ont consacré tout ou partie de leur œuvre. La figure des transfuges a ainsi pris récemment une place importante tant en littérature qu’en sociologie, comme en témoigne le dernier livre de Marie-Rose Lagrave[1] notamment. Aussi passionnants que soient ces ouvrages, les classes populaires y demeurent un groupe « parlé » par d’autres[2], même si ces autres ont pu appartenir aux classes populaires et y demeurent liées par certains aspects.

Qui parle des classes populaires ? Qui écrit sur elles ? De Zola à Nicolas Mathieu en passant par les ouvriers écrivants de la nuit des prolétaires[3] ou la littérature prolétarienne des années 1930, ces questions traversent l’histoire de l’écriture et des discours portés sur le monde ouvrier, qu’il s’agisse d’écrits littéraires ou à valeur documentaire. Or, si les écrits sur les ouvriers peuvent être de nature très variée[4], un type d’écrit ressort particulièrement, qui traverse les 19ème et 20ème siècles et se poursuit jusqu’à aujourd’hui : le témoignage ouvrier, auquel Eliane Leport consacre un ouvrage, tiré d’une thèse d’histoire, centré sur la période post-1945.

La particularité de son approche tient à ce qu’elle ne s’arrête pas seulement sur ce que les témoignages ouvriers nous disent de la vie ouvrière, à la manière de sources documentaires, mais qu’elle approche l’écriture ouvrière comme une expérience, individuelle et collective, prise dans un contexte culturel, littéraire, de travail, éditorial… Elle suit ainsi pas à pas les étapes de l’écriture pour une partie des 157 ouvrages publiés entre 1945 et 2016 qui composent son corpus, grâce à une enquête auprès de certains auteurs, et met à jour la diversité des écritures ouvrières : récits d’expérience, journaux, romans, poèmes, récits collectifs, entretiens…

Cette enquête nous permet de saisir l’écriture en train de se faire, dans ses dimensions très concrètes : les moments de l’écriture, les lieux, les outils, les fonctions initiales de l’écrit, sa dimension militante ou non… Mais aussi les effets de l’écriture sur les auteurs ou ce que celle-ci produit sur les relations de travail. Eliane Le Port revient également sur les opportunités éditoriales, qui sont un moteur important de l’écriture mais loin d’être le seul. Entre écrire pour soi et ses proches, sa famille ou ses copains d’usine, et le fait de devenir auteur, des intermédiaires interviennent, avec un intérêt variable selon les époques, ce qu’analyse l’historienne qui montre que les années 68 furent bien plus curieuses de l’écriture ouvrière que les décennies postérieures.

La publication de livres écrits par les ouvrier.es est donc aussi un révélateur de leur place dans la société, leur reconnaissance ou leur invisibilité. A la centralité ouvrière correspond une politique éditoriale importante, mais quand la classe ouvrière devient ce « continent morcelé et silencieux »[5], elle intéresse moins les éditeurs.

L’autre aspect que donne à voir cette enquête, c’est la diversité des écrivain.es ouvrie.res. Les militant.es occupent certes une place très importante, mais qui varie selon les époques, et leurs écrits font souvent office de parole portée au nom du groupe afin de relater une condition partagée et des expériences collectives. Mais d’une part les écrits des militant.es sont loin de composer un tout homogène, et certain.es, loin de se faire porte-parole, évoquent les désillusions du militantisme ouvrier ou des expériences bien plus personnelles. D’autre part, les militant.es ne constituent pas l’essentiel des écrivain.es, le militantisme n’étant pas la porte d’entrée quasi-nécessaire vers l’écriture, même s’il produit une familiarité avec l’acte d’écriture.

Le genre est également déterminant dans la publication de témoignages ouvriers. Le corpus révèle en effet un fort déséquilibre quant au nombre d’ouvrages de femmes et d’hommes, au profit de ces derniers ; or, ce déséquilibre s’explique plus par l’épreuve de l’édition que par la pratique de l’écriture proprement dite, les femmes de classe populaire s’adonnant largement à l’écriture mais accédant beaucoup moins aux maisons d’édition, et étant d’autant plus investies dans des formes d’écriture collective.

Cette pratique collective est révélatrice des évolutions des raisons d’écrire. Tandis que les écritures individuelles permettent souvent des retours sur des carrières longues, les écritures collectives sont plus consacrées à des moments qui bouleversent les travailleur.ses et leurs entreprises : on écrit sur les grèves après 1968 en mettant en avant la combativité ouvrière, les débats qui traversent les groupes en lutte, etc. ; mais quelques années plus tard, ce sont les expériences collectives des licenciements et des fermetures d’usine qui sont au cœur de l’expérience collective d’écriture.

Au-delà de ces évolutions, la pratique collective interroge une dimension sous-jacente à l’étude des témoignages ouvriers : s’agit-il de considérer ces livres comme des témoignages qui parlent au nom d’un groupe social, d’une classe, diluant l’idée d’auteur et de subjectivité dans un ensemble indistinct, « les ouvrier.es » ? L’utilisation par les sciences sociales de ces ouvrages comme sources de connaissance nourrit ce penchant.

Pourtant, cette tendance à ne considérer cette littérature qu’à l’aune de son caractère documentaire témoigne d’un relatif mépris symbolique pour les ouvrier.es écrivain.es. Or, la force d’Eliane Le Port, c’est de mettre à jour dès le titre de son ouvrage, une double dimension : penser, à travers l’écrit, sa propre expérience, prise dans une condition collective, touchant au travail et au hors-travail, au quotidien comme aux moments de lutte intense ; mais également le « devenir auteur » et la réflexion que les auteur.es portent sur l’écriture, tout en se situant dans un champ littéraire ou éditorial, en s’appropriant ou en contournant les codes et les normes, etc.

Cette réflexion qu’ils mènent sur l’écriture, leur place en tant que narrateurs, le lien ambigu et variable qu’ils entretiennent avec le « je » et le « nous », impliquent nécessairement que l’on n’a pas à faire à de simples reflets littéraires du réel, à du du social mis en page, mais à des auteurs dont l’identité d’écrivain.es ne peut se limiter à une identité sociale, même pour ceux et celles, et c’est le cas pour la plupart, qui n’auront écrit qu’un seul ouvrage.

Eliane Le Port ouvre ainsi une réflexion sur la figure de l’auteur et sur l’usage du témoignage. Loin d’en rester au contenu des écrits, elle montre la contribution que les récits ouvriers ont apporté à l’histoire du témoignage et des écritures ordinaires. Cet « ordinaire » toujours pris dans les oscillations entre misérabilisme et populisme[6], qu’il ne s’agit ni de mépriser ni de magnifier, mais de prendre au sérieux, en le resituant dans un contexte matériel et dans les évolutions du monde social, du monde du travail comme celui de l’édition.

C’est ce que parvient à faire très finement l’historienne, en retraçant les pratiques d’écriture et en mettant à jour la qualité littéraire de ces écrits. Elle montre ainsi une autre voie du récit sur le monde ouvrier, étrangère à une grande partie de la littérature sur le travail qui régulièrement ignore les écritures des premiers concernés. En effet, cette littérature ouvrière interroge les relations qu’elle entretient avec la littérature légitime. Si ce lien peut être marqué par la distance, de Frédéric H. Fajardie (Metaleurop, paroles ouvrières, 2003) à Arno Bertina (Ceux qui trop supportent, 2021) en passant par François Bon (Daewoo, 2006), il existe un certain nombre de collaborations entre écrivains professionnels et ouvriers, essentiellement quand il s’agit de raconter les fermetures d’usine et les licenciements.

Mais même dans ces cas-là, la façon dont les écrivains peuvent se faire, sans forcément le vouloir, les porte-parole des ouvriers reste entaché d’ambiguïté. Le risque de dépossession de la parole ouvrière demeure, tout comme la question de la réception médiatique des écrits sur le monde ouvrier est fortement teintée de misérabilisme ou d’ambivalence. Le récent succès du livre de Joseph Pontus, A la ligne, sur lequel Eliane Le Port conclut son étude, illustre les ressorts de la possibilité de reconnaissance par les milieux médiatiques et littéraires : un style acéré, un maniement de références légitimes, une capacité à évoquer les grands noms de la littérature, et surtout un portrait de l’usine et du monde ouvrier marqués par l’inhumanité et l’absence de conscience collective.

Ce succès, qui a fait de Ponthus un porte-parole malgré lui, montre d’une part la rareté des paroles ouvrières qui dépassent le mur médiatique, et d’autre part la méconnaissance qui entoure l’histoire des écritures ouvrières. Avec Écrire sa vie, Eliane Le Port contribue à combler cette relative ignorance, en sortant les témoignages des clichés misérabilistes et en nous faisant découvrir des auteurs à part entière, dont l’enquête orale et les quelques, trop rares, pièces d’archives en annexe ne peuvent qu’inciter à aller découvrir les textes eux-mêmes.

Notes

[1] Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, Paris, La Découverte, 2021.

[2] Bourdieu souligne que « les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées. […] Une des dimensions fondamentales de l’aliénation réside dans le fait que les dominés doivent compter avec une vérité objective de leur classe qu’ils n’ont pas faite, avec cette classe-pour-autrui qui s’impose à eux comme une essence, un destin, fatum, c’est-à-dire avec la force de ce qui est dit avec autorité » ; « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 17-18, novembre 1977, p.4.

[3] Jacques Rancière, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981.

[4] Xavier Vigna, L’espoir et l’effroi. Luttes d’écritures et luttes de classes en France au XXe siècle, Paris, La Découverte, 2016.

[5] « Ouvriers, ouvrières : un continent morcelé et silencieux », Autrement n° 126, janvier 1992.

[6] Jean-Claude Passeron et Claude Grignon, Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Le Seuil, 1989.

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