Retour sur les élections portugaises. Pourquoi l’extrême droite a-t-elle autant progressé ?
Après le renversement de la dictature par la Révolution des Œillets en 1974, le Portugal s’est vanté de l’absence de fascistes au Parlement durant plus de quatre décennies. Mais avec un candidat d’extrême droite anti-immigrés, arrivé en troisième position à l’élection présidentielle du 24 janvier 2021, un consensus antifasciste durement acquis a commencé à s’effriter.
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Tout le monde savait qui allait gagner les élections présidentielles portugaises présidentielles. Le vainqueur était connu depuis le 24 janvier 2016, date à laquelle le professeur Marcelo Rebelo de Sousa, universitaire, homme politique et expert populaire à la télévision, a été élu président pour la première fois. La prédiction de sa nouvelle victoire n’était pas seulement liée à son succès de 2016, mais au fait qu’il est une figure pérenne du folklore politique. Un autre résultat était réellement inimaginable.
Malgré son affiliation politique au PSD (Partido Social Democrata) de centre-droit, Rebelo de Sousa est un populiste libéral connu pour ses nombreux « exploits », de la conduite d’un taxi autour de Lisbonne pendant sa campagne électorale pour les municipales de 1989, au sauvetage à la nage de deux femmes dont le kayak avait chaviré l’été dernier. Il a été surnommé le « Roi des Selfies » pour le nombre de photos qu’il prend avec ses fans. Sans la pandémie, il ne fait aucun doute qu’il aurait embrassé toutes les femmes de plus de soixante-cinq ans au cours de ses déplacements électoraux.
Les sondages lui accordant près de 60 % des intentions de votes, il était évident que Rebelo de Sousa allait obtenir un nouveau mandat de cinq ans. L’importance de ces élections était ailleurs. Il s’agissait en fait de mesurer l’importance de la montée de l’extrême droite, donc d’un test sérieux pour l’héritage antifasciste historique du Portugal.
La montée de l’extrême droite
La dernière fois que le Portugal s’est rendu aux urnes, c’était en octobre 2019, et les élections législatives avaient ébranlé le statu quo. Les partis traditionnels avaient alors obtenu de mauvais résultats. Le Parti socialiste de centre-gauche, au pouvoir depuis 2015, n’avait pu former un gouvernement minoritaire qu’avec un peu plus de 36 % des voix. La gauche dans son ensemble avait connu un recul : le parti anticapitaliste Bloco de Esquerda (BE), avait conservé de justesse ses 19 sièges au Parlement, tandis que la Coalition Démocratique Unitaire, formée par le Parti Communiste et les Verts, était passée de 17 à 12 sièges. Les partis de centre-droit, le PSD et le CDS chrétien-démocrate, ont tous deux plongé dans une crise dont ils ne se sont pas encore complètement remis.
Tous ces partis existent depuis au moins vingt ans (le plus ancien, le Parti Communiste Portugais a été fondé en 1921). Mais les nouveaux acteurs ont tiré leur épingle du jeu. Le parti des droits des animaux, le PAN, qui ne se présente aux élections que depuis 2011, est passé d’un siège à 4. Trois nouvelles forces politiques ont réussi à décrocher un siège chacune. Autre nouveau venu dans l’Assembleia da República, André Ventura était le premier représentant d’un parti d’extrême droite à être élu au Parlement depuis que la révolution de 1974 avait renversé la dictature portugaise vieille de plusieurs décennies.
Ventura est le leader de Chega (qui signifie « ça suffit ! »), un parti ouvertement chauvin. Originellement conseiller municipal du PSD, Ventura a réalisé vers 2017 que ses commentaires contre les musulmans et la communauté rom attiraient plus d’attention médiatique que son parti n’en avait jamais eu. Soutenu par sa popularité croissante en tant que commentateur de football sur la chaîne câblée la plus regardée du Portugal, CMTV, Ventura a lancé Chega au printemps 2019. En octobre, il a donc été élu député, s’assurant ainsi une plateforme pour son virulent discours politique d’extrême droite.
Moins de quatre mois après son élection, Ventura a annoncé sa décision de se présenter à la présidence. Il a récolté 10 250 signataires pour sa candidature (la loi portugaise en exige un minimum de 7 500) et a passé le reste de l’année 2020 à montrer son visage aussi souvent que possible. Tout au long de la pandémie, il n’a quasiment jamais cessé d’organiser des réunions politiques, des rassemblements et des dîners de collecte de fonds. Il a critiqué toutes les mesures de restrictions et de confinement plaidant en faveur d’une fermeture de la frontière et d’un couvre-feu strict pour les « gitans ».
Lorsque le mouvement Black Lives Matter a fait descendre des dizaines de milliers de personnes dans les rues du pays, Ventura a organisé une contre-manifestation intitulée « Le Portugal n’est pas un pays raciste ». Malgré ce slogan, il a été photographié semblant faire un salut nazi. Mois après mois, grâce à des exposés politiques, des interviews et de nombreux reportages de vérification de l’information, Ventura et son parti ont obtenu des heures d’écran sur les plateaux de télévision. C’était exactement ce qu’il voulait.
Chega est un parti rongé par les conflits internes. Unis dans le culte de la personnalité de Ventura, ses partisans vont des petits-bourgeois écrasés par le grand capital (dans un contexte marqué par une gentrification effrénée des principales villes du pays) aux fascistes déclarés aux casiers judiciaires chargés. La campagne électorale présidentielle et sa couverture médiatique ont donné à Ventura encore plus d’occasions de s’adresser à ses acolytes, de proposer d’autres solutions démographiques et de prouver à ses bailleurs de fonds que son projet est là pour durer. Pour devenir une véritable menace fasciste, Chega doit encore perpétrer une véritable scission au sein de la classe dirigeante. Il représente clairement la plus grande menace en ce sens depuis 1974.
En moins de deux ans, Chega a tissé des liens étroits avec les lobbies évangéliques, s’est associé à l’extrême droite internationale (il a accueilli Marine Le Pen en tant qu’invitée d’honneur lors de la campagne électorale) et a conclu des alliances avec des éléments extrêmement riches de la diaspora portugaise. Chega a également poussé le CDS démocrate-chrétien plus à droite, vers un discours beaucoup plus proche de l’ultra-conservatisme catholique qui a autrefois dirigé le Portugal. La classe capitaliste portugaise ne voit pour le moment que peu ou pas d’avantages à la rhétorique corporatiste et isolationniste de Chega. A l’époque du néolibéralisme vacillant cette option n’est toutefois pas à exclure à l’avenir.
La présidence en tant que spectacle
Le président portugais n’est pas l’équivalent des présidents de pays comme les États-Unis et le Brésil : son rôle est avant tout représentatif. Il préside les événements nationaux, accueille d’autres chefs d’État et nomme officiellement le Premier ministre.
Les dernières années ont toutefois prouvé que ce poste n’est pas dénué de pouvoirs importants, dans certaines limites. Lorsque les élections générales de 2015 n’ont pas donné de vainqueur, le président de l’époque, Aníbal Cavaco Silva, a proposé une coalition PSD-CDS pour former un gouvernement minoritaire, au grand dam de la gauche, qui a dû attendre quelques mois pour prendre le pouvoir après l’échec de la droite au premier obstacle. En 2020, ce rôle a pris une nouvelle fois une importance particulière, car seul le président peut déclarer l’état d’urgence et approuver les confinements et les couvre-feux.
Mais le pouvoir de la présidence s’explique avant tout par l’exubérance de représentations au sens théâtral du terme. Il n’est donc pas surprenant qu’un homme de spectacle comme Ventura, dont la devise est « du pain et des jeux », se porte candidat à la présidence. La solennité qui accompagne ces démonstrations d’autorité convient parfaitement aux penchants fascistes de Ventura. Dans ce contexte, on comprend mieux pourquoi il copie, souvent mot à mot, la rhétorique et le style de Donald Trump et de Jair Bolsonaro.
Ventura n’avait aucune chance de l’emporter sur le « Roi des Selfies ». Il avait davantage de chances de battre les autres candidats : l’ancienne diplomate socialiste Ana Gomes, le plus jeune dirigeant du parti communiste, João Ferreira, la deuxième candidate du Bloco de Esquerda, Marisa Matias, le drone libéral Tiago Mayan Gonçalves et un ancien candidat de l’émission de télé-réalité Big Brother, Tino de Rans(1).
Le problème n’est pas tant la sécheresse d’Ana Gomes dans les débats ou la présence médiocre de João Ferreira sur les réseaux sociaux, mais plutôt le fait que leur programme se contente de mesures socio-économiques sans offrir un message plus large de prospérité et d’espoir. Leurs campagnes ont manqué de créativité et de force et ne se sont même pas accompagnées de fracassantes déclarations antifascistes contre Ventura ni d’un rappel du passé honteux du Portugal sous une dictature fasciste. Le seul moment où s’est affirmée une véritable prise de conscience collective a suivi l’une des initiatives pathétiques de Ventura.
Tout à son projet d’apparaitre comme le Trump portugais, Ventura s’est mis à surnommer péjorativement ses adversaires politiques lors de ses meetings. Les images le montrant fustigeant l’utilisation d’un bâton de rouge à lèvres par la candidate du Bloco de Esquerda Marisa Matias sont devenues virales, lorsque des milliers de Portugais se sont exprimés via les médias sociaux pour protester contre la misogynie et vulgarité de Ventura. Le hashtag #VermelhoEmBelem, ou « Rouge à Belém » (le nom du palais présidentiel), a connu une énorme popularité des jours durant, des hommes et des femmes se peignant les lèvres en rouge devant les caméras.
Lorsqu’Ana Gomes a partagé une vidéo d’elle en train de se mettre du rouge à lèvres rouge, elle a manifesté non seulement sa solidarité, mais également une forme d’euphorie antifasciste. Pendant ce bref instant, on a eu l’impression que les élections présidentielles avaient gagné en dynamisme et en pouvoir de transformation. Des personnalités progressistes ou conservatrices se joignaient au hashtag, rejetant une réalité où Ventura fait partie de la norme.
Ce moment s’est avéré de courte durée et une fois retombée l’excitation initiale sur les réseaux sociaux, les choses sont revenues comme avant, les mêmes vieux débats reprenant le dessus, avec Ventura faisant des propositions absurdes et la Gauche lui répondant avec des arguments pleins de logique. Mais la logique seule ne suffit pas.
La gauche, déjà affaiblie par la multiplicité des candidatures, semblait avoir opté pour une approche scrupuleuse mais quelque peu formaliste. Les défauts de cette stratégie se reflétaient dans les sondages. Marcelo Rebelo de Sousa caracolait largement en tête avec environ 60 % des suffrages tandis qu’Ana Gomes, la candidate de centre-gauche, restait bloquée dans le bas de l’échelle, sous la menace de l’extrême-droite de Ventura pour la deuxième place. Tous les autres candidats étaient crédités de résultats inférieurs à 5 %.
Bien que le Portugal soit un pays paisible, dont l’économie a grandement bénéficié d’un mélange d’investissements publics et d’un boom touristique, il y a beaucoup à changer et à améliorer. En effet, la pandémie a souligné à quel point le Portugal est encore loin d’être doté d’une solide infrastructure publique, sans parler d’une redistribution équitable des richesses. Il s’agit en grande partie de choses qu’il est possible de changer via le Parlement, et que le président n’a pas, ou ne devrait pas avoir, la capacité de résoudre directement. Ventura sait pertinemment depuis le début de sa campagne que ses promesses sont moins des offres concrètes que des promesses politiques qu’il entend banaliser.
Défense antifasciste
Ces élections apparaissant comme la chronique d’un résultat annoncé ont été ressenties comme une occasion manquée par la Gauche de présenter un programme clairement anticapitaliste, un programme qui s’attaque aux graves problèmes dont souffre la société portugaise et que Ventura exploite si souvent à son avantage. L’accent mis par Chega sur la corruption et l’inégalité sociale tout comme son appropriation de la thématique raciste et de la misogynie ne sont pas tombés du ciel. Ces thèmes ont amplement prospéré dans la société portugaise bien avant que le parti n’émerge.
L’importance de ces élections présidentielles va bien au-delà du devoir démocratique de voter. Elles doivent réveiller un héritage historique antifasciste. Ceux qui nous ont légué cet héritage, ceux qui ont combattu la dictature dont Ventura fait si souvent l’éloge et qui ont salué l’avènement de la démocratie en 1974, ont défendu l’idée d’un Portugal socialiste. La Constitution stipule encore dans son préambule que l’objectif de l’État portugais est de « faire place à une société socialiste, respectant la volonté du peuple portugais, en tenant compte de la construction d’un pays plus libre, plus juste et plus fraternel ».
Les révolutionnaires de 1974-75 ont défendu une vision du socialisme et de la prospérité, de la liberté et de la solidarité et ce message doit être rapidement réinjecté dans la gauche portugaise. Il est évidemment trop tard pour que les candidats à la présidence récoltent les fruits de ce changement, mais il n’est jamais trop tard si nous voulons vraiment en finir avec le fascisme.
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Cet article est d’abord paru en anglais dans Jacobin.
Traduit par Christian Dubucq.