L’embargo des États-Unis contre Cuba : ses objectifs et ses conséquences
Introduction : quelques précisions sur l’embargo et les déclarations de Biden
Le 22 juillet, les États-Unis ont annoncé, par la voix de leur président, des sanctions symboliques contre des responsables cubains qu’ils considèrent comme impliqués dans la répression des manifestations du 11 juillet. « Ce n’est qu’un début », a déclaré Joe Biden, « les États-Unis continueront à sanctionner les individus responsables de l’oppression du peuple cubain ». Dans la foulée de ces sanctions ciblées, il est désormais officiellement question d’étendre à Cuba la « loi Magnitski », votée en 2012 sous Obama et visant à sanctionner la Russie pour des faits de répression à l’égard d’opposants (dont l’avocat Magnitski qui lui a donné son nom). Déjà étendue au Venezuela, cette loi a été érigée par l’Union européenne en modèle d’un nouveau régime unifié de sanctions à l’égard de pays « violant les droits de l’homme » et adoptée le 7 décembre dernier par les ministres des affaires étrangères des 27 sous le nom de « loi Magnitski européenne ».
Les déclarations de Biden, et le durcissement du régime de sanctions qu’elles annoncent, ont été bruyamment approuvées par l’aile la plus réactionnaire de l’émigration cubano-étatsunienne basée à Miami, qui a d’ailleurs été associée à leur élaboration. Le sénateur républicain Marco Rubio, l’un des « faucons » des cubano-étatsuniens de Floride, a ainsi déclaré, avant même la prise de parole de Biden, que des sanctions ciblées serait une « mesure bienvenue », tout en soulignant qu’elles sont insuffisantes et qu’il faut aller au-delà, en se donnant les moyens de porter le message davantage encore à la population cubaine via internet et d’entraîner le maximum de pays latinoaméricains dans la voie des sanctions. La consultante Sasha Tirador, l’une des figures de proue des faucons de Floride, après avoir été informée des plans de Biden la veille de leur annonce, a commenté de son côté : « C’est énorme… Aucune administration n’a jamais annoncé qu’elle tiendrait pour responsable chaque individu qui viole les droits de l’homme sur l’île de Cuba ». Quant au maire de Miami, Francis Suarez, il a ouvertement appelé à des « frappes aériennes contre Cuba » sur le modèle des interventions au Panama (en 1989-1990) ou en Yougoslavie (sous l’égide de l’OTAN en 1999).
Trois jours plus tard, le Département d’État étatsunien rendait publique une déclaration co-signée par les ministres des affaires étrangères de 21 autres États qui « condamne les arrestations et détentions massives de manifestants à Cuba et demande au gouvernement de respecter les droits et libertés universels du peuple cubain, y compris la libre circulation de l’information pour tous les Cubains ». Elle se conclut par des menaces à peine voilées, bien que formulées dans le langage diplomatique : « La communauté internationale ne faiblira pas dans son soutien au peuple cubain et à tous ceux qui défendent les libertés fondamentales que tout le monde mérite ».
La liste des signataires est hautement instructive. Elle se compose essentiellement de trois groupes : les gouvernements latinoaméricains d’extrême-droite et de droite extrême (Brésil, Colombie, Équateur, Guatemala), les champions européens de l’atlantisme, à savoir une partie des pays de l’Est (Tchéquie, Pologne), des Balkans (Croatie, Kossovo, Macédoine du Nord, Monténégro) et les trois États baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), auxquels se sont joints, dans un geste révélant l’effondrement du sens politique de leurs gouvernants, l’Autriche, la Grèce et Chypre. La liste inclut, enfin, des pays stratégiquement dépendants pour leur défense des États-Unis comme la Corée du Sud ou l’Ukraine. Et bien sûr, Israël, seul État au monde à voter invariablement aux côtés des États-Unis contre la levée de l’embargo lors des votes annuels à l’Assemblée générale des Nations Unis. Même si la plupart des pays européens et latinoaméricains ne s’y sont pas associés, cette déclaration peut être lue comme une première tentative sérieuse des États-Unis de sortir de leur isolement sur la question de l’embargo cubain et d’ouvrir des brèches parmi leurs alliés occidentaux et en Amérique latine.
Pourtant, lors de sa campagne, Joe Biden avait promis d’assouplir l’embargo et de rétablir les mesures d’ouverture qui avaient été instaurées sous Obama, dont il fut le vice-président. Mais, comme le rappelait récemment Janette Habel, ces promesses lui ont sans doute coûté le vote en Floride, où le poids des cubano-étatsuniens est déterminant. Et la Floride, avec ses 29 grands électeurs, pèse très lourd dans l’élection présidentielle, Al Gore l’a appris à ses dépens en 2000. Mais il y a sans doute davantage. Le durcissement à l’égard de Cuba ne peut être dissocié de celui à l’égard de la Chine, au soutien réaffirmé le 5 juillet dernier par Biden au « président » fantoche du Venezuela Juan Gaido, et, d’une façon générale, à la poursuite, sur une modalité certes davantage « multilatérale », de la politique de réaffirmation agressive de la puissance impériale étatsunienne engagée sous Trump.
Ces initiatives de Biden ne sont toutefois pas restées sans réponse. Le 23 juillet, le New York Times a publié une pétition signée par plus de 400 personnalités et organisations intitulée Let Cuba Live ! (Laissez Cuba vivre !). Sous la forme d’une lettre ouverte adressée à Joe Biden, elle souligne que « la politique consistant à refuser délibérément nourriture et médicaments au peuple cubain, en particulier durant une pandémie mondiale, est un acte totalement dénué de scrupules » et lui « demande de lever les « mesures coercitives » imposées par Trump et de reprendre l’ouverture initiée par Obama ou, mieux encore, d’entamer le processus de levée du blocus et de normaliser totalement les relations entre les États-Unis et Cuba ». Parmi les signataires, on relève des dirigeants politiques comme Jeremy Corbyn et Rafael Correa, des organisations de gauche comme le Mouvement des Travailleurs Sans-Terre du Brésil (MST), les Democratic Socialists of America (DSA) et le réseau mondial Black Lives Matter ; des artistes comme Chico Buarque, Jane Fonda, Oliver Stone, Susan Sarandon, Emma Thompson ; et des intellectuels de la gauche critique comme Etienne Balibar, Frei Betto, Leonardo Boff, Bruno Bosteels, Robert Brenner, Wendy Brown, Judith Butler, Noam Chomsky, Claudia Koonz, Donna Haraway, Michael Hardt, David Harvey, Fredric Jameson, Michael Löwy, David McNally, Suzi Weissman, Gayatri Chakravorty Spivak et Cornel West.
Nul doute que c’est de ce côté que doivent être recherchés les véritables soutiens du peuple cubain.
Stathis Kouvélakis
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Après des mois d’indifférence désinvolte à l’égard de la situation à Cuba, l’administration Biden a réagi avec une rapidité délibérée pour soutenir les manifestations de rue sur l’île. « Nous sommes aux côtés du peuple cubain », a déclaré le président Biden. Un sujet de discussion était ainsi lancé.
« L’administration Biden-Harris se tient aux côtés du peuple cubain », a réitéré le secrétaire d’État Antony Blinken. Le président de la commission des affaires étrangères du Sénat, Robert Menéndez, s’est également joint à ces voix pour souligner « la nécessité pour les États-Unis de continuer à se tenir aux côtés du peuple cubain. »
Depuis plus de cent vingt ans, en effet, les États-Unis « sont aux côtés du peuple cubain » – ou, peut-être plus exactement, sont sur le dos du peuple cubain. Cuba semble avoir toujours été une cible de la politique américaine. Se tenir aux côtés du peuple cubain a signifié une intervention armée, une occupation militaire, un changement de régime et une ingérence politique – autant d’événements « normaux » dans les relations entre les États-Unis et Cuba au cours des soixante années qui ont précédé le triomphe de la révolution cubaine. Dans les soixante années qui ont suivi la révolution, se tenir aux côtés du peuple cubain a signifié l’isolement diplomatique, l’invasion armée, les opérations secrètes et les sanctions économiques.
C’est la politique de sanctions économiques – l’embargo – officiellement désignée comme un « programme de blocage économique [economic denial program] », qui dément les prétentions étasuniennes de bienveillance à l’égard du peuple cubain. Les sanctions se sont rapidement transformées en un véritable protocole politique visant à provoquer un changement de régime. Elles sont conçues pour priver les Cubains des biens et des services dont ils ont besoin, pour provoquer et fomenter des pénuries, pour infliger des difficultés et aggraver l’adversité.
Il ne faut pas non plus penser que le peuple cubain a été le « dommage collatéral » involontaire de l’embargo. Au contraire, le peuple cubain en a été la cible. Les sanctions ont été conçues dès le départ pour provoquer des ravages économiques afin de fomenter le mécontentement populaire, pour politiser la faim dans l’espoir que, poussé par le désespoir et motivé par le besoin, le peuple cubain se soulève pour renverser le gouvernement.
Les documents déclassifiés du gouvernement des États-Unis [datant des années 1964-1968] donnent un aperçu des objectifs poursuivis par les sanctions en tant que moyen de changement de régime. Le « programme de blocage économique » visait à « affaiblir [le gouvernement cubain] économiquement », expliquait un document d’information du Département d’État, afin de « promouvoir les dissensions internes, éroder son soutien politique interne… » [et] créer des conditions propices à une rébellion naissante ». Les sanctions promettaient de créer « les conditions préalables nécessaires à un soulèvement nationaliste à l’intérieur de Cuba », selon les prévisions du Bureau des renseignements et de la recherche du Département d’État des États-Unis, ce qui entraînerait la chute du gouvernement cubain « à la suite de tensions internes et en réponse à des forces largement, sinon totalement, non imputables aux États-Unis ».
Le « seul moyen prévisible d’aliéner le soutien interne », selon le Département d’État, « est le désenchantement et la désaffection fondés sur le mécontentement et les difficultés économiques (…). Tous les moyens possibles doivent être mis en œuvre rapidement pour affaiblir la vie économique de Cuba… [bloquer] l’argent et les approvisionnements à destination de Cuba, diminuer les salaires monétaires et réels, provoquer la faim, le désespoir et le renversement du gouvernement ».
L’embargo est maintenant en place depuis plus de soixante ans. Il a parfois été étendu, parfois assoupli. Mais il n’a jamais été levé. La question de savoir dans quelle mesure les sanctions étasuniennes sont en cause dans les manifestations de protestation actuelles à Cuba est, bien entendu, un sujet de débat. Mais on peut difficilement nier que l’embargo a contribué – dans une mesure plus ou moins grande – aux difficultés rencontrées par les Cubains ; tel était son objectif. Et maintenant, ces difficultés ont provoqué des protestations et des manifestations populaires. Cela aussi fait partie du « scénario » de l’embargo.
Mais l’embargo a eu un impact bien plus insidieux sur la culture politique de Cuba. Le gouvernement cubain n’ignore pas les résultats politiques que les États-Unis souhaitent obtenir grâce aux sanctions. Il en comprend bien la portée subversive et l’orientation interventionniste, et a réagi en conséquence, même si ce n’est pas toujours de manière cohérente.
Une politique étasunienne aussi ouvertement hostile, qui s’est poursuivie et a été réaffirmée périodiquement sur une période aussi longue, conçue à dessein pour semer le chaos, a en fait bien servi les autorités cubaines, en leur fournissant une cible facilement identifiable à laquelle on peut imputer la mauvaise gestion économique et la mauvaise affectation des ressources au niveau national. L’embargo offre un refuge pour l’irréprochabilité et pour se défausser de ses propres responsabilités. La tendance à attribuer à l’embargo les conséquences de politiques erronées s’est transformée en un leitmotiv constant du gouvernement cubain.
Mais la situation est en fait encore plus compliquée. Nombreux sont ceux qui, au sein du gouvernement cubain, appréhendent les protestations populaires avec méfiance, les considérant comme faisant partie de la politique étatsunienne et de ses résultats escomptés. Ce n’est pas une mince ironie, en fait, que l’embargo ait si souvent servi à remettre en cause l’« authenticité » de la protestation populaire, à faire en sorte que celle-ci soient considérée comme une action au service du changement de régime et qu’elle soit dépeinte comme une menace pour la sécurité nationale.
Imputer l’objectif politique de l’embargo à la protestation populaire sert souvent à alimenter le récit officiel cubain. En d’autres termes, les protestations sont dépeintes moins comme l’expression d’un mécontentement national que comme un acte de subversion de la part des États-Unis, ce qui discrédite instantanément leur légitimité et la crédibilité des manifestants. L’embargo sert à plonger la politique cubaine à tous les niveaux dans un monde souterrain et kafkaïen, dans lequel l’authenticité des acteurs nationaux est remise en question et assimilée à la duplicité d’agents étrangers. À Cuba, selon l’adage populaire, « rien n’est ce qu’il paraît être ».
Rares sont ceux qui contestent la validité des doléances des Cubains. Un peuple qui souffre depuis longtemps, souvent soumis à des politiques capricieuses et à des pratiques arbitraires, une administration qui semble souvent inconsciente et insensible aux besoins d’une population confrontée à des difficultés croissantes : pénuries de nourriture, manque de médicaments, pénurie de produits de base, flambée des prix, inégalités sociales croissantes, aggravation des disparités raciales.
Les difficultés se sont accumulées, s’aggravant continuellement pendant de nombreuses années, et il existe peu de remèdes faciles à mettre en œuvre. Une économie qui s’était réorganisée à la fin des années 1990 et au début des années 2000 autour des recettes venant du tourisme s’est effondrée à cause de la pandémie. Cette perte de devises étrangères entraîne des conséquences inquiétantes pour un pays qui importe 70 % de ses denrées alimentaires.
L’administration Trump a rétabli les éléments les plus punitifs des sanctions étasuniennes, en limitant les envois de fonds familiaux à 1 000 dollars par trimestre et par personne, en interdisant les envois de fonds aux membres des familles des responsables gouvernementaux et des membres du Parti communiste, et en interdisant les envois de fonds sous forme de dons aux ressortissants cubains. L’administration Trump a interdit le traitement des transferts de fonds par l’intermédiaire de toute entité figurant sur la « liste bloquée de Cuba », une mesure qui a conduit Western Union à cesser ses activités à Cuba en novembre 2020.
De surcroit, par un dernier geste aussi malveillant que gratuit, l’administration Trump sortante a remis Cuba sur la liste des États qui parrainent le terrorisme. Au moment précis où le peuple cubain subissait des pénuries plus importantes, un rationnement accru et une diminution des services, les États-Unis ont imposé une nouvelle série de sanctions. Il est impossible de réagir autrement qu’avec une incrédulité totale au commentaire du porte-parole du département d’État, Ned Price, selon lequel les besoins humanitaires des Cubains « sont profonds en raison de ce que les États-Unis n’ont pas fait ».
Les Cubains sont confrontés à la fois à l’effondrement de leur économie, à la diminution des envois de fonds, à la restriction des possibilités d’émigration, à l’inflation, à la pénurie de nourriture et de médicaments, le tout en période d’urgence sanitaire nationale, et avec les États-Unis qui appliquent des sanctions punitives dans l’intention d’aggraver la situation.
Bien sûr, le peuple cubain a le droit de protester pacifiquement.
Bien sûr, le gouvernement cubain doit répondre aux doléances des Cubains.
Bien sûr, les États-Unis doivent mettre fin à leur politique létale et destructrice de subversion.
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Louis A. Perez Jr. est professeur d’histoire à l’Institut pour l’étude des Amériques de l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill. Il est notamment l’auteur de Rice in the Time of Sugar: The Political Economy of Food in Cuba (University of North Carolina Press, 2019). Cet article a été initialement publié sur le site de Jacobin le 24 juillet 2021.
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Traduction de Stathis Kouvélakis.
Illustration : « A thing Well Begun is Half Done », Victor Gillam, Judge Vo 37 No 938, 7 octobre 1899 (New York Judge Publishing Company)