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À la veille du scrutin de l’élection présidentielle, la candidature de Jean-Luc Mélenchon est la plus susceptible à gauche d’accéder au second tour. Avec Danièle Obono, députée de La France insoumise et militante afroféministe, altermondialiste et écosocialiste, nous avons discuté du programme de l’Avenir en commun, du mouvement de la France insoumise et de ce qui se dessine autour du Parlement de l’Union populaire, ainsi que des stratégies envisagées le « jour d’après » pour mettre en oeuvre le programme. Car il ne fait aucun doute qu’un tel programme de rupture avec les logiques néolibérales et néofascistes exigera les moyens de son application, en premier lieu l’articulation impérieuse entre les mobilisations sociales et le gouvernement de gauche.

La revue Contretemps a pour vocation d’alimenter le débat stratégique et théorique au sein de la gauche radicale dans sa diversité ; ce qu’elle publie ne reflète pas nécessairement les points de vue pluriels au sein de son comité de rédaction. 

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Contretemps : Pour commencer, revenons sur ta trajectoire politique. Tu as d’abord milité au sein du mouvement trotskyste, au Socialisme par en bas (SPEB), une organisation liée au Socialist Workers’ Party (SWP), puis à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). Ensuite, tu rejoins le Front de gauche puis la France insoumise (FI). Dans un langage marxiste, on dirait que c’est un passage de la gauche révolutionnaire à la gauche réformiste. Au-delà de ce prisme, quel fil rouge identifierais-tu entre ces deux perspectives politiques ? Plutôt que de les opposer, comment penser ensemble un cadre politique réformiste et le potentiel révolutionnaire des mobilisations sociales ?

Danièle Obono : Je ne caractériserais pas le mouvement de la France insoumise de réformiste, je dirais plutôt qu’il a une stratégie de transformation sociale, démocratique et écologique. En revanche, effectivement, je crois qu’il y a une différence de stratégie par rapport aux courants auxquels j’ai appartenu et qui ont forgé une partie de ma grille de lecture politique et d’analyse. Je crois que nous portons une stratégie révolutionnaire – et pas autre chose. Elle est différente de celle, plus classique dans la gauche radicale, qui prendrait la forme d’une grève générale insurrectionnelle, parce qu’elle passe, en effet, par une prise de pouvoir démocratique et majoritaire, dans le cadre des institutions bourgeoises parlementaires contemporaines. Cependant, cette stratégie part aussi et surtout de l’idée qu’il s’agit de mobiliser les personnes concernées, les travailleur·euses, selon l’antienne marxiste « ce sont les femmes et les hommes qui font l’histoire » et « l’émancipation des travailleur·euses doit être l’œuvre des travailleur·euses elles et eux-mêmes ».

La réalité sociologique des populations contemporaines en Europe et dans le monde ayant beaucoup changé, notre analyse s’est élargie au-delà de la classe ouvrière stricto sensu du 20ème siècle. C’est pourquoi notre stratégie vise à une alliance de masse entre les catégories populaires, les employé·es et les ouvrier·es (autrement dit la classe ouvrière au sens large), et la classe moyenne précarisée, ou en risque de précarisation, et plus globalement les professions intermédiaires. Certain·es qualifient cette grille d’analyse de « populiste », et elle l’est d’une certaine manière parce qu’elle envisage comme sujet révolutionnaire non plus seulement la « classe » mais le peuple dans sa globalité. Mais pour nous, il s’agit toujours de créer un rapport de force entre des catégories aux intérêts antagonistes ce qui constitue un levier du changement. Ici, le clivage sur lequel nous appuyons c’est celui entre les 99% et les 1%, entre celleux qui accaparent la majorité des ressources et des richesses, et le reste de la population, composée majoritairement des travailleur·euses qui ont des intérêts objectifs à défendre.

Il s’agit dès lors d’une analyse marxiste et matérialiste dont le fil rouge (et vert) est l’idée qu’aujourd’hui il y a un enjeu civilisationnel fondamental, celui de la bifurcation écologique, étant donné la mise en danger de l’écosystème qui rend la vie humaine possible. Cet enjeu, qui concerne toute l’humanité, est le moteur de notre projet de transformation. Il s’articule avec la question sociale, puisque les réponses apportées sont traversées par le clivage de classe – c’est toute la différence entre notre courant écologiste et d’autres courants écologistes.

Les vecteurs de risque d’écocide et de mise en danger de l’humanité ont été accélérés par le système capitaliste industriel et post-industriel. Et les capitalistes sont aussi prisonniers de ce système qu’ils ont mis en place, ainsi que l’analyse marxiste le souligne à propos de l’aliénation engendrée par le capitalisme, de même que les colonisateurs sont prisonniers d’une idéologie qui les déshumanise. Une question s’impose désormais à tous·tes : comment peut-on aujourd’hui changer le monde ? C’est pour moi la même question initiale à laquelle nous essayons de répondre collectivement, et je pense qu’il faut le faire en convaincant une majorité.

Avec la FI, nous entendons changer le monde dans des circonstances que nous n’avons pas choisies – là aussi c’est une vieille antienne marxiste – et qui sont celles des institutions bourgeoises, avec les obstacles et les risques que cela implique de rester prisonniers de ces institutions. Néanmoins, il s’agit aussi de s’appuyer sur la dynamique de masse, sur le levier de l’auto-organisation dans les luttes syndicales, démocratiques comme celles pour l’égalité des droits, et les luttes écologistes… Durant ces cinq dernières années, la FI a essayé de construire une espèce de front entre les luttes sociales et leur expression politique.

 

Contretemps : C’est ce qu’Aurélie Trouvé a nommé le « Bloc arc-en-ciel » dans un ouvrage récemment paru ?

Danièle Obono : Oui. La conclusion à laquelle elle arrive s’est notamment traduite par le fait qu’elle a rejoint la campagne et cette convergence s’est concrétisée à travers le Parlement de l’Union populaire (PUP). Je trouve l’expérience de la FI intéressante en tant que mouvement né d’une campagne électorale pour soutenir un candidat et qui a su maintenir une dynamique de mouvement sans devenir un parti, certes avec les difficultés que cela comporte. Aujourd’hui, à travers une autre campagne présidentielle, le mouvement change d’échelle et de nature en appelant à une dynamique plus large, celle de l’Union populaire.

Le PUP est le fruit de la convergence du travail entre les élu·es et parlementaires, au niveau national et européen de la FI et, pour l’autre moitié qui le compose, des syndicalistes, des associatifs, des intellectuel·les, etc., avec qui nous avons collaboré au cours des cinq dernières années. Constitué pour soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon et participer à la campagne, il permet de travailler ensemble au rapport de force politique dans la société, à imposer des mots d’ordre et à avancer dans la bataille idéologique. Notre mot d’ordre « Un autre monde est possible » est l’actualisation du combat altermondialiste depuis maintenant vingt ans, qui est à peu près le temps pendant lequel j’ai milité, puisque je suis entrée dans le militantisme avec Attac. Il a fallu vingt ans parce que ce sont aussi des batailles culturelles que nous avons réussi à gagner, avec l’idée que le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire. Nous sommes parvenu·es à rouvrir des horizons : l’idée de l’anticapitalisme, les réalités des crises financières, la question écologique… Nous nous inscrivons dans ces histoires et c’est ce que nous avons essayé de traduire dans le cadre de cette campagne en particulier, avec toutes les limites des institutions de la Vème République.

Ainsi, nous avons ouvert et élargi des brèches et imposé dans le débat des thématiques de classe, de partage de richesses, etc. Cette analyse rejoint effectivement le cheminement fait par Aurélie Trouvé et d’autres qui participent de cette reconstruction du rapport de force qui conteste l’hégémonie culturelle du capitalisme.

Au cours des dernières années, nous avons, les un·es et les autres, de là où nous militions, mené des stratégies de remise en cause de l’idéologie dominante. L’enjeu est maintenant, au travers de cette campagne, de traduire ensemble cette dynamique au niveau politique institutionnel, par la prise de pouvoir. En sachant, qu’au niveau social, les mouvements et les luttes de ces dernières années, notamment les Gilets jaunes et la lutte contre la réforme des retraites, traduisent aussi le fait qu’il y a des résistances sociales majoritaires contre les projets politiques et économiques des classes dirigeantes. Au niveau de la lutte des classes, au niveau de la bataille politique et idéologique, nous avons une stratégie révolutionnaire radicale, c’est-à-dire qui va à la racine du problème : le système d’exploitation et d’oppression d’une minorité sur la majorité. Il y a des différences avec d’autres courants mais la dynamique reste similaire à ce que j’ai pu apprendre et comprendre du monde quand j’ai commencé à militer dans la gauche radicale.

 

Contretemps : La France insoumise revendique une forme « gazeuse » d’organisation politique, un outil manifestement efficace pour mener les campagnes présidentielles, mais qui a échoué à organiser le camp politique qu’il a rassemblé durant l’élection de 2017. Il semble que la construction d’un parti, avec des structures locales et internes bien identifiées et un fonctionnement démocratique, reste nécessaire pour durer dans le temps et pour s’implanter dans les territoires. Par ailleurs, on a l’impression que la FI est en train de s’éclipser en faveur de quelque chose qui serait en train de se construire du côté du Parlement de l’Union populaire. Les recompositions politiques qui se dessinent dans le cadre du PUP visent-elles à former l’ébauche d’un nouveau parti politique dont les modalités resteraient bien sûr à réinventer ?

Danièle Obono : À ce stade non, il n’y a pas de stratégie explicite ou implicite de construire un parti. Depuis le lancement de la candidature de Jean-Luc Mélenchon il y a un an, notre objectif c’est la prise du pouvoir. La FI n’est pas un parti mais une organisation au service de cet objectif. Elle reste le moteur et l’infrastructure principale, y compris pour déployer les moyens et organiser les énergies de l’Union populaire. Cette infrastructure a des défauts et des limites. Lorsque l’on fait le bilan des échecs électoraux – que l’on reconnait comme étant des échecs – il faut les inscrire dans le paradoxe des résultats électoraux dans le paysage politique d’ensemble, de tout le monde, que ce soit aux municipales, régionales ou même européennes. Ainsi, en ce qui concerne les élections municipales et régionales les plus récentes, ce sont les forces sortantes traditionnelles, notamment le PS et LR qui ont été reconduites et confortées, mais dans un océan d’abstention qui n’en fait pas des forces conquérantes non plus, surtout quand on observe leur dynamique dans cette élection présidentielle. Quant à la LREM, le parti au pouvoir, on constate que ses résultats aux échelles locales sont désastreux.

Il y a une dynamique particulière au niveau des élections intermédiaires, et nous avons échoué puisque nous avions des ambitions importantes au sortir des élections présidentielles, c’est clair. Mais cela ne peut pas se comprendre en dehors de l’éclatement et des disjonctions qui sont vraies pour l’ensemble du champ politique, en plus du niveau d’abstention qui dit le décrochage démocratique. Aucune des forces ne s’inscrit dans une dynamique de conquête linéaire, en partie du fait que nous sommes dans un moment de crise multifactorielle.

Du point de vue de la FI, ces échecs électoraux traduisent aussi la relative jeunesse du mouvement. Même si la FI est issue de dynamiques organisationnelles – initiatives du Parti de gauche fondé en 2009 par Jean-Luc Mélenchon et qui lui-même découle d’une fraction du PS – ce n’est rien comparé à l’histoire du PS ou du PCF, ni du parti LR dont les antécédents sont l’UMP et le RPR, qui ont construit un ancrage sur cinquante ou soixante ans, voire un siècle d’histoire. Donc là aussi, il faut mettre à l’échelle l’expérience de la FI non pas pour relativiser mais pour comprendre pourquoi nous n’avons pas les ressorts suffisants d’ancrage. Et nous les avions d’autant moins que notre stratégie a été de refuser de s’inscrire dans les paradigmes habituels partidaires, car nous voulions un outil qui réponde à la réalité de la lutte des classes aujourd’hui, qui est une lutte des classes diffuse.

Quand nous avons fondé le Front de gauche, nous avons tenté d’articuler la forme et la dynamique propre des partis avec quelque chose qui était plus large que ces derniers. Et cela n’a pas réussi, en partie parce que les appareils – je pense au PCF – étaient incapables de se dépasser. C’est le constat que nous avons fait. Pour le PCF, l’alliance avec le PS est une stratégie de survie de l’appareil – stratégie qui prédominait sur tout le reste. Avec le Front de gauche, nous avons observé combien la dynamique de maintien et de reproduction de l’appareil – il faut sauver l’appareil – devient un obstacle. Cela a confirmé l’idée que nous ne voulions pas reproduire la forme « parti ». Nous avons donc essayé d’utiliser le levier le plus large, le plus massif, c’est-à-dire la campagne présidentielle, qui a aussi des limites mais qui, dans ce qui existe aujourd’hui, permet de s’adresser au plus grand nombre et de réaliser l’ancrage le plus important.

Nous avons créé, par conséquent, un outil destiné à l’objectif de l’élection présidentielle. Nous n’avons pas atteint cet objectif en 2017, il a donc fallu s’adapter. Nous avons eu des discussions pour faire évoluer la forme FI et elle a effectivement évolué (même si cela est peu étudié) avec la constitution d’instances de représentation : la coordination des espaces, les conventions programmatiques, les AG des groupes d’actions… Alors certes, ce n’est pas sous une forme de représentation des tendances et des fractions, y compris parce que cette forme partidaire en tendances, de mon point de vue, n’a pas fait la preuve de sa plus grande efficacité démocratique ou organisationnelle.

Dans la FI, il y a un entremêlement de procédures. Ce sont bien les membres du mouvement qui votent ses orientations lors des conventions. Il y a aussi des formes de désignation/ cooptation pour les animateur·trices des livrets thématiques. Aujourd’hui, les équipes thématiques constituées ont réalisé un travail inédit : un programme composé d’une cinquantaine de livrets thématiques et 694 mesures. Ce programme est le socle du mouvement. Nous avons structuré l’organisation (à défaut du parti) comme productrice de la matrice programmatique et intellectuelle. Le groupe parlementaire a assuré, de fait, la direction politique du mouvement.

Les groupes d’action (GA) locaux se sont retrouvés en assemblées des GA plusieurs fois (malgré les discontinuités liées à la crise sanitaire). Ces assemblées de GA sont un espace où les GA désignent des représentants qui discutent de leur organisation. Il y a eu plusieurs conférences programmatiques, plusieurs conventions, qui ont déterminé les principaux axes et feuilles de route, et à chaque échéance une feuille de route était soumise au vote.

Tout cela n’a pas permis de surmonter les limites et les faiblesses inhérentes à la forme organisationnelle de la FI, en particulier le défaut d’ancrage,  mais cette structure s’est renforcée au cours des cinq dernières années et elle a fonctionné au sens où déjà elle a réussi à maintenir un réseau de militant·es, des GA, qui ont permis aujourd’hui d’accueillir les nombreuses personnes qui sont arrivées avec l’effet de la campagne présidentielle, au point que certaines réunions de GA font deux à trois fois leur taille habituelle. Je pense que la forme mouvement a fonctionné dans le sens où elle parvient à s’adapter à la temporalité : dans les moments de moindre effervescence démocratique, elle maintient un cadre organisationnel qui permet d’assurer un fonctionnement, et dans les moments de bouillonnement, elle est en capacité d’accueillir et d’absorber des nouvelles personnes.

Il y a certainement beaucoup à redire, ce qu’on a construit a des limites mais mérite d’être analysé et critiqué sur la base de ce que c’est réellement. Parce que beaucoup parlent de la FI avec une vision extrêmement caricaturale la réduisant à « Jean-Luc Mélenchon et son cercle ». Or, cela ne correspond pas la réalité. Cette description est d’ailleurs insultante vis-à-vis des militant·es qui y sont investi·es. Bien sûr, il y a des débats, des critiques, pour instituer davantage de discussions internes, mais y répondre est moins évident qu’on ne le croit.

Sur le plan local, nous essayons d’éviter la cristallisation autour de potentats locaux. Par exemple, en ce qui concerne les GA, nous n’avons pas souhaité pérenniser les coordinations aux échelons départementaux ou régionaux (parce qu’elles ont existé), car cela capte la représentation et la parole légitime sur des bases de qui était là avant (en l’occurrence les vieilles structures militantes), et parce que cela empêche l’auto-organisation. Il y a des personnes qui veulent militer, donner des coups de main de temps en temps, mais ne veulent pas être dans des GA. Et si une forme est légitimée par rapport à une autre, l’auto-organisation s’en trouve être entravée. Dès lors, si des militant·es ne pouvaient pas s’entendre pour telle ou telle raison, nous leur suggérons de faire leur propre GA, l’objectif n’étant pas d’être d’accord sur tout et de désigner un unique porte-parole – parce que c’est parfois cela les logiques locales – mais d’être sans cesse tourné vers l’action politique, à la condition qu’elle s’inscrit dans le programme et qu’elle soit conforme aux règles déontologiques (avec les principes antiracistes, antisexistes, etc.).

Nous avons refusé de pérenniser les structures de délégation du pouvoir pour maintenir cette possibilité que chaque groupe de militant·es soit aussi légitime qu’un autre, chacun·e pouvant monter son GA, via la plateforme, et mener son action politique dans son coin, plutôt que de risquer les captations de la représentation à travers les instances traditionnelles d’un parti. C’est un choix qui se discute, mais jusqu’à présent je trouve que ce qu’on perd d’un côté est moindre que ce qu’on peut gagner de l’autre.

 

Contretemps : D’accord, mais du coup ce qui s’ébauche autour du Parlement de l’Union populaire ne vise pas à éventuellement former un nouveau parti politique ?

Danièle Obono : Pour le moment, non. Nous présentons la dynamique de la campagne comme étant l’Union populaire pour bien signifier que celleux qui ne sont pas dans des GA et qui veulent faire des choses peuvent le faire. Pour le moment, le PUP est une structure qui accueille tous·tes celleux qui sont d’accord avec le programme et qui soutiennent la candidature de Jean-Luc Mélenchon. C’est uniquement cela. Néanmoins, la plasticité de la forme FI est intéressante en ce sens qu’elle permet de s’ouvrir et d’envisager un maintien du cadre du PUP, dont les contours seraient à définir.

À mon sens, le PUP a déjà transformé le noyau dirigeant de la FI parce que nous travaillons en intergroupe avec les animateur·trices du PUP. Il ne fait pas de doute que la réussite de ce parlement va donner naissance à autre chose, mais nous ne savons pas quoi encore, l’objectif actuel étant de gagner les élections. Si nous arrivons au deuxième tour, nous appellerons les autres candidat·es et forces politiques à nous rejoindre, à faire un contrat de gouvernement, et alors ce pourrait être dans le cadre de l’Union populaire. De fait, ce processus modifierait la FI dont la structure organisationnelle est en capacité de s’adapter très vite à des nouvelles réalités.

 

Contretemps : Un fossé profond sépare les habitants des banlieues de la gauche – et du PCF en particulier, ce que confirme la candidature de Roussel. Pourtant, JLM est le candidat le plus populaire dans les banlieues aujourd’hui. Aussi, des initiatives sont impulsées par des militants des quartiers, la plus récente étant « On s’en mêle 2022 », un réseau national des quartiers populaires qui appelle à voter JLM. Quelle est a été la stratégie de la FI vis-à-vis des banlieues ? La construction d’un véritable parti politique n’est-il pas un moyen essentiel pour organiser les classes populaires au-delà des élections ? Ne faudrait-il pas réinventer la place des banlieues, avec ses questions spécifiques et ses acteurs politiques, dans un parti, notamment dans ses instances de direction ?

Danièle Obono : Le bilan des cinq dernières années sur cette question est contrasté, avec des faiblesses mais aussi des forces.

Malgré le fait que nous ayons des député·es de circonscriptions populaires issus de votes forts (même si l’abstention reste importante), nous n’avons pas suffisamment encore réussi à tisser, à partir de là, un véritable maillage, notamment avec les associations de terrain, et à participer à revitaliser le militantisme citoyen alors que celui-ci existe (et il n’a pas eu besoin de nous pour exister). Nous n’avons pas su construire suffisamment de dynamiques conjointes avec ces réseaux. C’est une limite qui peut être dépassée grâce à la dynamique présidentielle, la figure nationale de Jean-Luc Mélenchon, et nos prises de position politique qui ont marqué le paysage politique. Avec la radicalisation de la droite et de l’extrême droite, le fait que nous ayons tenu sur des fondamentaux antiracistes et républicains constituent des formes de clarification politique qui ont crédibilisé notre programme et notre message politique. C’est aussi pour cela que nous avons aujourd’hui cette adhésion de masse dans les classes populaires des quartiers périphériques urbains et ruraux, et que nous avons ce crédit de la part des secteurs militants, politiques et associatifs.

Quant à comment réinventer la place des banlieues, c’est aussi une question de rapport de force. Il y a en effet un écart entre ce que nous pouvons défendre en termes de représentation et la réalité de la représentation. Le fait que je suis la seule députée femme noire, alors que nous avons cinq député·es de Seine-Saint-Denis qui est un département multiculturel, constitue une de nos limites. Et ceci est aussi vrai pour la question de la parité. La représentation est une bataille : qui parle au nom de qui, etc. Cela nécessite de continuer à mener cette bataille et de construire un rapport de force.

Les alliances qui se construisent par les appels et les soutiens à JLM bousculent la forme de la représentation et il est nécessaire de déployer un travail volontariste pour intégrer cette représentation dans le cadre du processus d’évolution et d’adaptation de l’outil France insoumise au service de l’espace qu’est l’Union populaire aujourd’hui. Il est donc évident que la dynamique de cette campagne, si elle doit engendrer autre chose par la suite, questionnera la place de tous les acteurs·trices du champ politique et social, notamment celleux qui sont structurellement les moins bien représenté.es. C’est un processus qui est en cours, malgré les faiblesses de notre travail sur cette question ces cinq dernières années, puisque nous avions les leviers de faire mieux et davantage. Car l’enjeu n’est pas de se féliciter que JLM est le candidat le plus populaire dans les quartiers : il faut que cette popularité se traduise politiquement. Les personnes concernées doivent faire le pas de la politique, pas simplement en allant voter. Un des objectifs de cette campagne est le réengagement politique des catégories populaires. Pour une partie des habitant·es, aller voter le jour des élections signifie aller contre des décennies et des décennies de relégation et de violence systémique. C’est pourquoi nous devons être consistant jusqu’au bout pour montrer que cet effort vaut la peine d’être fait.

 

Contretemps : La question du racisme n’est pas franchement abordée dans le programme de l’Avenir en commun. En revanche, on trouve cette notion de « créolisation ». L’usage que vous en faites est ambitieux et positif : il ne s’agit plus seulement d’être antiraciste mais de réinventer un récit national. Dans un contexte où la thèse du « grand-remplacement » se popularise à droite, vous arrivez avec la « créolisation » qui est une lecture diamétralement opposée. Pourrais-tu nous en dire un peu plus sur la vision sociale derrière le concept de « créolisation » et la manière dont il s’articule avec l’antiracisme en France ? Par ailleurs, la FI et JLM ont pris des positions tout à fait salutaires sur l’islamophobie qui est aujourd’hui une des locomotives de la dynamique néofasciste. Que prévoyez-vous pour combattre l’islamophobie ? Envisagez-vous l’abrogation des lois islamophobes ?

Danièle Obono : Pour information, nous avons un livret sur l’égalité et la lutte contre le racisme qui devrait sortir sous peu, il répond à l’analyse et aux propositions que nous faisons.

L’emprunt fait à Edouard Glissant est le produit d’une analyse et d’un dialogue de plusieurs années sur ces questions et, en effet, nous proposons un autre récit national, opposé au récit national ethniciste de l’extrême droite, de la droite, et d’une partie de ce qui était la gauche. Je ne suis pas du tout une spécialiste de Glissant ni de la pensée caribéenne, au sens où c’est une pensée intellectuelle, philosophique et politique très riche, qui ne se réduit pas à la « créolisation ». D’ailleurs, nous soulignons toujours le fait que nous faisons un emprunt, en citant la référence et en expliquant qu’on en tire ce qui nous permet de faire proposition dans le débat.

La « créolisation » n’est pas une théorisation figée, c’est un concept qui contient de nombreux éléments de réflexion. Ce que je trouve saisissant et extrêmement excitant dans ce concept, c’est qu’il traduit la complexité de la lutte des classes et des luttes d’émancipation. Le fait même que ce concept soit tiré de l’expérience des Caraïbes et des Antilles le situe déjà dans une histoire conflictuelle : celle d’une rencontre contrainte, violente, de populations, que ce soit celles, esclavagisées, venant d’Afrique ou celles, exterminées, des Amériques. Tout le monde n’a peut-être pas cette lecture au sein de la FI, mais l’idée que j’en retiens, pour ma part, c’est le fait de reconnaître l’antagonisme et la domination inhérente à cette rencontre, ainsi que la résistance des peuples et ce qu’ils ont produit à l’issue de cette rencontre. En effet, les peuples ne sont pas seulement asservis et esclavagisés, ils produisent de la résistance contre la domination et des identités face à l’oppression. La créolisation c’est la production de quelque chose de nouveau, d’emprunté, et qui est nous. Elle contient une dimension inattendue, ainsi que le pointe Jean-Luc Mélenchon. La créolisation est un fait historique de rencontre entre les populations ; les cultures se construisent comme cela, à travers le choc frontal le plus souvent. C’est de cette histoire que notre société est le produit et que nous faisons société. Redécouvrir cette histoire n’est pas de l’ordre du projet, c’est lire des faits historiques, sociologiques, culturels, dont on tire un récit national. À la question « qu’est-ce qui fait nation ? », nous répondons que c’est l’adhésion contrainte ou voulue à une réalité territoriale, à un projet politique et aux droits fondamentaux et républicains. Cela répond en partie à la question du racisme.

Je ne reviens pas sur la nature du racisme systémique, j’insiste seulement sur le fait que le racisme n’est pas une diversion. Le racisme est une division structurante, c’est le liant idéologique pour la droite et l’extrême droite et pour une partie de personnes qui s’identifient à gauche. C’est contre le racisme, contre le récit national ethniciste que nous avons pris des positions claires.

Une autre dimension du racisme aujourd’hui est la manière dont sont instrumentalisés les droits LGBT et le féminisme, je pense au fémonationalisme, ou la lutte contre l’antisémitisme, pour tenter de disqualifier les luttes antiracistes. C’est pourquoi il est nécessaire de poursuivre ce travail d’analyse des ressorts et des moyens de s’opposer à l’islamophobie, au racisme systémique, à la négrophobie et aussi à l’antisémitisme. C’est un travail qui doit se mener dans le cadre de la représentation politique et dans celui des revendications.

Au sein de la FI, il y a différentes appréciations de ce que l’on considère comme étant comme des lois islamophobes ou non. Certain·es considèrent que la loi de 2004 sur les signes religieux est une loi islamophobe, mais pas tout le monde, cela ne fait pas consensus. En revanche, nous revendiquons collectivement l’abrogation de la loi séparatisme de 2021. J’ignore si nous aurions tous·tes été aussi clair·es là-dessus il y a cinq ans, je pense que le développement des attaques islamophobes et les luttes menées par les militant·es contre ce racisme ont permis de clarifier les choses. Nous affirmons aujourd’hui que la loi séparatisme est une loi discriminatoire qui vise les musulman·es, qu’elle est anti-laïque et donc nous revendiquons son abrogation.

Il y a encore des éléments de clarification à faire mais la différence d’appréciation de la loi de 2004 n’a pas empêché de prendre des positions fermes contre l’islamophobie, dernièrement sur l’instrumentalisation faite de la lutte des Hijabeuses. Voilà où nous en sommes de ces débats.

 

Contretemps : Abordons le scénario où JLM remporte les élections. On sait qu’aussitôt s’ouvrira une longue bataille contre les classes dominantes qui useront de tous les leviers en leur possession pour maintenir leur hégémonie, et que donc ce ne sera pas la « paix sociale » que promet JLM. Si le programme de la FI n’est pas le socialisme intégral mais sortir du néolibéralisme et imposer des réformes socialisantes dans le capitalisme, les expériences récentes de propositions similaires ont montré que c’est déjà trop pour la fraction dominante de la bourgeoisie et qu’il faudra l’appui d’un mouvement social organisé. Comment ne pas tomber dans les mêmes pièges que Syriza mutadis mutandis ? Quel rôle auront les luttes sociales pour faire appliquer le programme ? Quelle articulation entre mouvement social et organisation politique doit être envisagée ?

Danièle Obono  : Si on gagne, on ne s’attend pas à la paix sociale, mais à une intensification de la guerre de classe. À travers cette formule de « paix sociale », JLM s’adressait aux travailleurs·euses et aux salarié·es, c’était une façon de leur dire « les 1400€ ce sera tout de suite, nul besoin de grèves pour appliquer ces mesures immédiates ». Cette formule s’adresse aux gens qui n’ont pas les moyens d’être en grève, et non aux classes dirigeantes à qui il dit bien « je vais vous faire les poches », car l’argent pour les mesures immédiates, on va le prendre tout de suite.

Quant au jour d’après, nous savons, bien sûr, que dès le 25 avril – et en fait dès l’entre-deux tours – les dispositifs d’abord médiatiques, mais aussi de l’infrastructure des dominants, seront largement mobilisés. C’est quelque chose qui a été réfléchi, par Aurélie Trouvé et les économistes avec nous, nous anticipons un éventuel contrôle des capitaux par exemple… Alors bien sûr l’expérience de Syriza nous a été utile, nous avons constaté ses limites. Au-delà du moment et des choix tactiques, je pense que la stratégie de Tsipras et de Syriza n’était pas à la hauteur de la confrontation. L’expérience de Syriza nous a aidé à comprendre qu’il fallait augmenter le niveau de conflictualité, y compris avec l’Union européenne, en mettant sur la table la désobéissance. Par exemple, sur la question de l’Europe, nous annonçons que nous allons désobéir en usant les armes de l’institution, en l’occurrence l’« opt-out » (suspension de la participation à des politiques communes de l’UE), cela sans même avoir besoin de décider de sortir de l’UE.

Nous avons des outils pour construire un rapport de force avec l’UE. L’adhésion des néolibéraux aux règles fait qu’ils ne les ont pas utilisés. Or, nous pouvons utiliser les « opt-out » au service de notre politique. Bien sûr, il sera indispensable qu’il y ait des mobilisations sociales pour construire le rapport de force face à l’avalanche médiatique contre toutes les mesures que nous voudrons mettre en place. Il faudra des luttes sociales pour contrer l’offensive des classes dominantes. Et au quotidien, lorsque les loyers seront bloqués et que les associations de locataires sur place s’assureront que ces règles soient respectées, les gens verront dans leur réalité ce qui va à l’encontre de ce que la classe dominante va leur bourriner. Ils verront, dans leurs entreprises, les CHSCT[1] imposer le rapport de force aux salarié.es, ils verront la récupération des entrepôts Amazon…

Les luttes sociales seront essentielles pour l’expérience des luttes en tant que telles, et pour nous donner la légitimité de mettre en œuvre nos politiques, et même d’aller plus loin. Cela l’histoire nous le dit : il y a un tas de mesures du gouvernement du Front populaire qui ont été mis en œuvre parce qu’il y a eu des grèves et des occupations. Nous savons que nous aurons une administration qui ne sera pas toujours prête au changement, même pour certain·es qui en théorie sont d’accord avec nous : il leur faudra faire un effort pour déconstruire les trente années de management néolibéral. Nous savons que nous trouverons des résistances dans l’appareil d’État et dans l’administration. C’est pourquoi, il sera essentiel de construire le rapport de force par les luttes sociales pour appliquer notre programme.

 

Contretemps : À propos de l’UE que tu as évoqué, il semble qu’il y ait un recul sur cette question entre les programmes de 2017 et de 2022. La possibilité d’une sortie de l’eurosystème n’apparaît plus comme c’était le cas en 2017 avec le plan B. On peut lire dans le livret thématique sur l’Europe l’idée que la « BCE ne prendra pas le risque d’un tel effondrement financier et de la disparition de l’euro » par des attaques spéculatives sur la dette de France. Or, il est évident que la BCE et les gouvernements néolibéraux européens ne vont pas assister passivement à la mise en œuvre du programme de l’Avenir en commun. Et l’UE dispose d’importants leviers pour faire obstacle à une rupture par la gauche avec le néolibéralisme. Quelle stratégie est envisagée à la place du plan B de 2017 ?

Danièle Obono : Je pense qu’il y a une sous-estimation du travail fait récemment. En 2017, nous n’avions pas formulé de proposition précise. Nous avions le plan A et le plan B : le plan A on négocie, le plan B on fait quand même. Nous n’avions pas été au-delà car, à l’époque, nous n’avions pas les idées aussi précises et développées qu’aujourd’hui. Et, de fait, ce que nous formulons là, revient à la même démarche des plans A et B, même si c’est formulé différemment. L’idée de l’« opt-out » revient concrètement au plan B : c’est dire que si les règles ne changent pas au sein de l’UE, alors nous ferons comme bon nous semble.

Dans le livret « Notre stratégie en Europe », nous assumons la confrontation en disant que nous allons mettre en place notre programme mais aussi que nous proposons la réforme des institutions, de la BCE, etc. Néanmoins, nous affirmons que nous n’attendrons pas ces réformes pour mettre en œuvre notre programme. Sur le court terme, nous avons la possibilité de recourir aux « opt-out » et nous le ferons. À moyen terme, c’est soit la réforme des institutions de l’Europe soit l’explosion. Car nous pensons que si l’Europe n’est pas réformée, elle finira par s’effondrer, et ce n’est pas du bluff que d’avancer cela. Le Brexit a eu lieu et les pressions sur les États continuent. Si une des principales puissances, la France, est en « opt-out » sur des enjeux majeurs, l’UE ne pourra pas longtemps fonctionner.

Donc, soit nous renégocions les règles de l’UE, soit nous ne les respectons pas. C’est donc cette dynamique de confrontation que nous souhaitons impulser au niveau européen, et ce n’est pas anodin. Même si la Grèce l’avait fait, avec la France cela n’aura pas le même effet, y compris parce que le contexte actuel est différent de celui d’il y a cinq ans. La crise du Covid est passée, il y a des éléments qui nous donnent des arguments dans le sens, par exemple, d’en finir avec les règles européennes sur le déficit public et la dette publique des 3% et des 60%… Au final, grâce au travail fait par nos député·es au Parlement européen, je trouve que notre stratégie vis-à-vis de l’UE s’est enrichie, elle est beaucoup plus aboutie qu’en 2017.

 

Contretemps : Il y a en Europe des expériences plus ou moins comparables à la FI, par exemple Die Linke en Allemagne ou Podemos en Espagne, ainsi qu’une multiplicité de configurations. Dans le cas de Podemos, la question de la participation à un gouvernement dominé par le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) s’est posée. En Belgique, le PTB ne gouverne pas avec la social-démocratie. Au Portugal, le Bloc de gauche a soutenu un gouvernement PS mais sans participation gouvernementale pour finir par rompre avec ce gouvernement il y a quelques mois. Comment vous positionnez-vous par rapport aux autres expériences de gauche en Europe ?

Danièle Obono : Nous sommes très attentifs à ce qui se passe dans les autres pays européens. Pendant ce mandat, j’étais membre de la commission des Affaires européennes, et j’étais en contact régulier avec des camarades de Die Linke. Ces observations ont pu confirmer certaines options, tout en les remettant dans leurs contextes.

La nature institutionnelle française et les dynamiques autour des présidentielles nous ont donné un rapport de force plus favorable, je pense, que les autres forces politiques en Europe, du fait en partie de la nature de leurs systèmes. En 2017, nous avons gagné une partie de la bataille pour l’hégémonie face aux forces social-libérales. Certes, il y a eu l’échec des élections mais nous sommes devenu·es la principale force d’opposition politique à gauche et d’alternative. Et nous avons réussi à maintenir cet état de fait : le positionnement de Jean-Luc Mélenchon le confirme aujourd’hui, et il pourrait être confirmé de manière encore plus significative et décisive cette fois. Cela contraste avec les configurations dans lesquelles se sont retrouvées les camarades espagnols, etc., parce qu’iels n’ont jamais réussi à prendre l’ascendant ou une avance idéologique sur les autres. C’est ce qui les a mis dans un rapport de dépendance, de soutien critique ou de participation, à chaque fois défavorable au pôle radical qu’iels représentent.

Notre position actuelle dans les sondages et dans les résultats, on l’espère, nous permettra de proposer dans l’entre-deux tours un gouvernement d’Union populaire. Ce ne sera pas un ralliement à la France insoumise, mais un accord de gouvernement et un accord de majorité, sur la base du programme qui a été porté en tête. Nous le proposerons aux forces écologistes radicales (et pas celles de droite), aux communistes, etc., mais dans une position de force.

Il y a donc cette différence du rapport de force, et il y a aussi la différence de la forme organisationnelle. Nous constatons d’ailleurs qu’aucune des formes organisationnelles n’a prouvé sa supériorité sur une autre. Que ce soit la forme Die Linke qui était une forme « parti » beaucoup plus traditionnelle, celle de Podemos moins traditionnelle… Cela confirme que les formes sont différentes mais s’adaptent au rapport de force, à l’histoire et au contexte. Ce qui fait la différence c’est la possibilité ou non d’avoir l’ascendant et à maintenir cet ascendant, politique et idéologique. En ce qui nous concerne, nous avons réussi à maintenir cet ascendant et nous pourrons le confirmer si nous arrivons au second tour. Les cartes seraient vraiment redistribuées en notre faveur et les alliances auraient un centre de gravité ancré dans la radicalité plutôt que du côté de l’acceptation ou de l’adaptation, comme ça a été le cas en Espagne ou au Portugal.

 

Contretemps : Sur la scène internationale, le programme l’Avenir en commun prône « une rupture avec la condescendance du « camp occidental » » qui se traduit par une sortie de l’OTAN, une diplomatie dite de « non-alignement », l’arrêt des accords commerciaux inégaux avec les pays africains ou le soutien au développement d’une monnaie commune mondiale alternative au dollar. Il s’agit d’un ensemble de mesures qui modifierait le positionnement géopolitique de la France. Or, depuis le début de la guerre en Ukraine, on observe une offensive médiatique et politique massive contre JLM sur la base d’un discours faisant de lui un ennemi de la « démocratie » et un allié de Poutine. Quels sont les moyens que vous vous donnez pour réellement parvenir à désoccidentaliser la France et pour vous opposer au FMI et à la Banque mondiale ?

Danièle Obono : Il me semble important de relever nos références car elles ne sont pas neutres, elles s’inscrivent dans une certaine histoire. Nous avançons sur cette question avec deux références : le non-alignement et l’altermondialisme. Toute l’ambition est de mettre en place une diplomatie altermondialiste, ce n’est pas la neutralité. Et nous envisageons l’ONU comme l’espace à relégitimer, à remettre au centre de la coopération et des échanges internationaux, au contraire du G7 et du G20.

Ainsi, pour circonvenir le FMI et les instances néolibérales, nous allons développer et démultiplier les coopérations, bilatérales ou multilatérales, notamment avec les pays africains francophones. Il s’agit de sortir du modèle de la puissance économique et militaire impérialiste qui reproduit les formes de domination, et se servir de la langue française partagée par des millions de personnes sur la planète comme un moyen de coopération et de développement. Nous proposerons de constituer une université de l’espace, une université de la mer, ce sont des cadres de coopération concrets.

Avec la guerre en Ukraine, nous avons observé sur le plan international le non-alignement des pays du BRICS[2] qui représentent au moins une bonne moitié de la planète. La manière dont le discours occidental est autocentré sur la question de l’Ukraine est éclairant, il ne tient pas compte des autres perceptions sur ce conflit. Bien sûr, il ne fait pas de doute qu’une majorité de peuples soutiennent les Ukrainiens, mais l’alignement diplomatique n’est pas aussi évident. Nous voulons jouer un rôle autonome dans ce cadre, et avoir une stratégie vis-à-vis des États du BRICS en refusant, par exemple, de considérer les relations avec les États-Unis, le Canada et l’aire atlantique comme plus privilégiées qu’avec le reste du monde. Il faut décentrer la France. Impulser une coopération économique régionale avec nos voisins européens, avec l’aire méditerranéenne et avec les autres régions du monde.

À l’opposé de Macron qui remet en cause le corps diplomatique, nous voulons faire jouer un rôle important à la diplomatie. L’altermondialisme permettra de changer le rapport de force dans les enceintes internationales. Que ce soit avec la Chine, l’Inde ou même la Russie qui doit rester un interlocuteur, nous souhaitons jouer un rôle de médiateur, agir pour négocier les cessez-le-feu et, pour cela, il faut avoir une voix indépendante, audible, et non pas ethnocentrée, atlantiste et au service des États-Unis. Enfin, en développant le positionnement géostratégique de la France à partir de ses territoires insulaires et altercontinentaux – dits d’ « outre-mer » : Antilles, Guyane, La Réunion, la Polynésie… – qui nous positionnent de manière stratégique dans des aires géographiques, nous pouvons développer des accords de coopération dans les Caraïbes avec les pays d’Amérique du Sud et dans l’Océan indien. Ce sont autant de leviers pour construire une véritable diplomatie altermondialiste qui nous permettrait d’amplifier et de crédibiliser une politique différente.

 

Entretien réalisé par des membres de la revue Contretemps.

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Illustration : « Soulèvement » (« Inhad »), Hamed Abdalla, 1982. Avec l’aimable autorisation de Samir Abdalla.

 

Notes

[1] Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT)

[2] Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud

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