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Le précédent livre de l’artiste et théoricien marxiste de l’art Dave Beech (Art and Value: Art’s Economic Exceptionalism in Classical, Neoclassical and Marxist Economics, Brill, 2015) constituait une contribution importante à la théorie marxiste de l’art, en l’abordant par son versant économique. Avec Art and Postcapitalism : Aesthetic, Labour, Automation and Value Production (Pluto Press, 2019), c’est la question du travail qui devient prépondérante.

Beech étudie la spécificité de l’activité artistique au sein du mode de production capitaliste, tout en le confrontant aux théories postcapitalistes contemporaines dans lesquelles, remarque-t-il, l’art ne semble plus jouer le rôle exemplaire d’activité libérée qui était le sien dans les approches romantiques du postcapitalisme. Dans ce cadre, il interroge l’idée d’une hostilité au capitalisme intrinsèque à l’art et cherche à situer cette activité dans le champ de la théorie marxiste du travail. Sa réflexion sur le travail et partant, l’activité artistique, s’enrichit du croisement avec les thématiques de l’industrialisation, de la technologie, de l’automatisation ou encore du numérique.

L’auteur s’emploie tout d’abord à retracer l’évolution des pensées postcapitalistes, des Utopies au « Fully Automated Luxury Communism », en passant par le mouvement zapatiste. C’est la question du travail qui se trouve au centre de ses observations critiques. A l’évolution des courants de pensée postcapitalistes correspond celle des stratégies de lutte et des revendications : s’agit-il de lutter contre le travail salarié, le productivisme, la production de valeur ? Beech apporte des précisions quant à ce que pourrait être l’abolition du mode de production capitaliste et établit ainsi un lien avec le travail artistique, qu’il définit comme étant intrinsèquement hostile au capitalisme.

Il explore cette hypothèse en revenant sur les pensées de Kant, Schiller, mais aussi Marx, qui ont considéré l’art comme un modèle d’activité humaine non aliénée, mais surtout en revenant sur la distinction qui s’est progressivement creusée dès le XVesiècle entre l’artisanat et l’art, dont il explore les soubassements, les conséquences en termes de mode de production, de rapports à l’économie et au marché, ainsi que les évolutions de ceux-ci au fil des siècles.

Cette triangulation qui se dessine entre les figures de l’artisan, de l’artiste et du travailleur sert ensuite de base à une réflexion sur le statut de l’artiste, permettant d’aborder dialectiquement les débats sur les rapports entre l’art et le capitalisme. C’est le travail qui est véritablement en question ici, envisagé dans ses différentes facettes et nourri des apports théoriques féministes marxistes (notamment Silvia Federici). Quel genre de travailleur est l’artiste ? Son travail est-il productif ou improductif ? Peut-on étendre la revendication d’un « salaire contre le travail ménager » (et surtout, l’analyse politique qui la sous-tend) à l’activité artistique ?

Beech explore ces différentes voies en esquissant les contours d’une politique du travail artistique, qui s’avère très utile pour penser les revendications des artistes dans le contexte du néolibéralisme. Mais une politique du travail implique également de penser la question du refus du travail – prépondérante dans certaines théories postcapitalistes contemporaines –, ce que fait Beech, à partir d’exemples d’œuvres et de contributions théoriques issues de l’art et de la littérature. Marcel Duchamp est ainsi convoqué pour étudier le refus de la productivité, de la virtuosité et du travail manuel (auxquels s’oppose la production de subjectivité). Oscar Wilde et, dans une moindre mesure, William Morris, sont mobilisés par l’auteur pour analyser la « technologie du repos » et les théories accélérationnistes de gauche.

Beech porte d’ailleurs un regard très critique sur les approches promouvant le remplacement des travailleurs par les machines, au nom d’une conception esthétique des activités humaines. Cela lui permet d’approfondir la réflexion sur la hiérarchie des tâches et notamment la distinction entre art et artisanat, art libéral et art mécanique. Il tisse ainsi un lien entre l’héritage de ces débats, marqués par le mépris vis-à-vis de ce qui relève du mécanique et la suppression du travail manuel (considéré comme dégradant) via l’automatisation. Beech relève ainsi ce qui, dans le discours anti-travail de Wilde notamment (qui comporte un biais de classe évident), relève d’une universalisation du mode de vie bourgeois.

La critique esthétique du travail manuel est ainsi, selon lui, marquée par le dégoût aristocratique du travail et du mécanique. Beech formule ainsi sa propre critique des discours ciblant l’abolition du travail comme horizon du postcapitalisme pour proposer d’autres pistes de réflexion, en s’appuyant notamment sur Walter Benjamin.

Le livre s’achève par une réflexion sur le travail numérique, autour de la question du travail gratuit et de la production de valeur. Beech expose ses désaccords avec la position endossée par Christian Fuchs et la théorie du « prosommateur », selon lequel l’utilisateur du web 2.0 effectue, sans le savoir, un travail non rémunéré et produit de la valeur. Il s’appuie notamment sur Jakob Rigi pour contredire certains des arguments clefs de Fuchs à partir de l’idée que la valeur des produits numériques réplicables instantanément, sans effort et de manière illimitée tend à être nulle.

Il développe ainsi un argumentaire qui s’appuie sur l’idée que le capitalisme n’exploite pas les consommateurs, mais réalise des retours sur investissements à travers leurs achats. Le livre s’achève sur la question de la gratuité, liée à celle des communs (appliquée ici au secteur numérique). Il conclut ainsi sur ce que peut signifier (et ne pas signifier) le postcapitalisme, au regard du chemin traversé, en intégrant les dimensions de l’esthétisation du travail, de l’automatisation, de la division entre travail et art et du rejet de l’accumulation capitaliste.

L’entretien qui suit vient approfondir et discuter certains des points abordés dans le livre.

Sophie Coudray

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Entretien avec Dave Beech

Dans votre dernier livre, Art and Postcapitalism : Aesthetic, Labour, Automation and Value Production (Pluto Press, 2019), vous abordez l’art par le biais de questions politiques et économiques, en vous concentrant sur le statut des artistes, la nature de l’activité artistique et les rapports qu’entretient l’art avec le mode de production capitaliste. Dans quel héritage théorique marxiste votre travail s’ancre-t-il ?

 Mes racines théoriques s’ancrent dans la « New Left », entendue au sens large. J’entends par là une certaine combinaison entre la New Leftanglaise depuis les années 1950 (ce qui inclut Raymond Williams, E.P. Thompson et Stuart Hall) et le marxisme occidental (dont Georg Lukács, Theodor Adorno, Walter Benjamin et Herbert Marcuse), auxquels s’ajoute une tradition française du marxisme incontournable (à laquelle appartiennent Sartre, Althusser, Lefebvre, Balibar et Lecercle, de même que la pensée post-marxiste de Foucault et Derrida). Cette tradition n’est pas homogène, bien sûr, c’est pourquoi une grande partie de ma vie intellectuelle a été dédiée à soupeser ces différentes pensées les unes par rapport aux autres.

Cependant, mes recherches au cours des quinze dernières années se sont concentrées sur un programme particulier de déracinement de cette tradition au regard de ce que je considère comme un échec à saisir la spécificité de l’art comme mode de production, commun à ces différentes traditions de la pensée marxiste. Dans mon livre Art and Valuej’ai formulé cela comme une rupture avec le marxisme occidental et un tournant vers le marxisme classique, à travers l’idée « vulgaire » d’étudier l’art au travers de l’économie.

Art and Postcapitalism étend ce projet critique en contestant simultanément la théorie marxiste occidentale de l’art en tant que travail non-aliéné et le rejet post-marxiste du travail artistique comme symptôme de l’internalisation de l’éthique du travail au sein du mouvement des travailleurs lui-même.

 

Dans votre livre, vous inscrivez votre analyse de la production artistique dans le cadre plus large du travail, de la mécanisation et du post-capitalisme. Pourquoi avoir choisi le post-capitalisme comme point de départ de votre réflexion ? Qu’est-ce qui est à l’origine de cet intérêt pour le post-capitalisme et comment reliez-vous ce sujet à votre travail ? Selon vous, de quelle manière cette approche spécifique apparaît-elle particulièrement pertinente pour une théorie marxiste de l’art ?

Ce livre s’est appuyé sur une observation relativement simple. J’ai remarqué que l’art ne jouait pas de rôle significatif dans la théorie post-capitaliste contemporaine. Puisque cela contrastait totalement avec l’histoire de la pensée post-capitaliste (le socialisme, l’anarchisme et le communisme), dans laquelle l’art apparaît souvent comme un modèle du travail post-capitaliste ou bien de l’abolition de la différence entre travail et plaisir, je voulais étudier cet effacement de l’art de la théorie post-capitaliste. Assez rapidement, je me suis également dit que cela me permettrait aussi de réfléchir à l’effacement du post-capitalisme au sein de la politique de l’art contemporain.

Mon hypothèse était donc double. J’ai pensé que la théorie du post-capitalisme pourrait être un point d’observation particulièrement pertinent à partir duquel considérer la politique du travail dans l’art contemporain et, dans le même temps, que la politique du travail dans l’art pourrait être également un point d’observation pertinent à partir duquel considérer la politique du travail dans la théorie post-capitaliste contemporaine. Mon objectif cependant était de fournir une nouvelle base à une politique du travail. Je le fais en mettant au jour les erreurs fondamentales de la politique contemporaine de l’émancipation vis-à-vis du travail sans pour autant retomber dans la tradition anticapitaliste romantique de l’émancipation à travers un travail agréable.

Le post-capitalisme, entendu précisément à travers la théorie marxiste contemporaine de la valeur n’est ni pour ni contre le travail, mais revendique l’abolition de la production de la valeur en faveur de la production de richesse matérielle. L’art trouve une nouvelle place au sein de la théorie post-capitaliste, non sur la base du fait que ce soit une activité agréable, mais sur la base du fait que l’art ne se conforme pas aux rapports sociaux du mode de production capitaliste.

 

Votre livre s’achève par une réflexion sur le travail numérique, la gratuité et la production de valeur, dans laquelle vous critiquez l’argumentaire déployé par Christian Fuchs. Quel lien, quels rapprochements théoriques faites-vous entre le travail artistique et le travail numérique et de quelle façon une analyse du travail et de la production de valeur à l’ère du web 2.0 peut-elle aider à renouveler une pensée politique de l’activité artistique ?

Fuchs s’appuie fortement sur la théorie marxiste pour comprendre la politique du travail dans la culture et les loisirs, je ne pouvais donc pas écrire sur l’art et le post-capitalisme sans établir un dialogue critique avec sa réflexion. Les arguments de Fuchs sont populaires dans les écoles d’art et jouent un rôle dans la tendance théorique à comprendre toute activité culturelle comme forme de travail et de production de valeur méritant d’être rémunérée. Les campagnes « Wages for artists » (« des salaires pour les artistes ») qui ont germé ces dernières années sont, en partie du moins, nourries par de telles idées. Il m’a semblé impossible de critiquer la politique d’abolition du travail relevant d’une vision à court terme sans combattre en même temps l’idée que toute activité humaine est un exemple de travail.

Ma principale critique de l’argumentaire déployé par Fuchs est qu’il réduit l’économie du divertissement (un rapport triangulaire entre une entreprise faisant la publicité de biens ou de services, un média et un utilisateur/consommateur potentiel) à une situation absurde dans laquelle l’utilisateur « travaille » sans être payé pour le média en consommant de la publicité ou en se livrant à des activités de loisir telles que le téléchargement de contenu sur les réseaux sociaux. C’est un sujet important, parce que cela rejoint la question centrale de la politique du travail pour le post-capitalisme dans la théorie marxiste de la valeur, à savoir que le dépassement du capitalisme dépend de l’abolition du système salarial et de la production de plus-value.

En se focalisant sur la supposée « exploitation » du temps de loisir non-rémunéré, Fuchs déplace la critique du capitalisme par rapport à une analyse de la production réelle de plus-value (principalement dans la production salariée de biens et de services dont la publicité est faite en ligne) à partir de laquelle les compagnies du web 2.0 tirent la majeure partie de leurs revenus. Il est impératif de corriger l’approche économique de Fuchs des activités de loisir afin d’éviter de faire la même erreur lorsque l’on pense à l’artiste en tant que travailleur non-payé ou sous-payé.

 

Vous menez une réflexion critique sur cette « revendication d’un salaire dans l’art [qui] découle en partie d’une redescription de la production artistique comme « travail » » (p. 46.). Pouvez-vous revenir sur les origines de cette revendication et les arguments des artistes impliqués dans ce mouvement, mais aussi sur votre position vis-à-vis de celle-ci ? Plus largement, pourriez-vous expliciter les enjeux de la définition (ou non) de l’artiste comme un travailleur, un producteur ?

Je m’intéresse au code moral de l’art contemporain aujourd’hui, qui prend la forme d’un affichage du rejet de la demande de contribuer à une œuvre ou à un projet sans rémunération. Les réseaux sociaux sont le lieu principal de telles expressions, mais ces déclarations apparaissent également dans des séminaires, des entretiens et des publications. Je dirais que ce n’est pas un hasard si ce militantisme du salaire a émergé au Royaume-Uni immédiatement après les coupes budgétaires sans précédent qui sont intervenues dans le financement public des arts. Le salaire est présenté comme la solution à la suppression des subventions publiques, un peu de la même manière que le droit d’acheter un logement social a été présenté par le néolibéralisme comme la solution à la dégradation du financement des logements sociaux.

De même, la campagne pour payer les stagiaires, particulièrement dans les institutions artistiques publiques, est née juste après la transformation de l’économie de l’enseignement supérieur, passant d’un financement public à la suppression des bourses et à l’introduction des frais de scolarité. Traiter les stagiaires comme des travailleurs résout un problème en en créant un autre, dans la mesure où cela abolit la différence ente un stage (qui est originellement une position pédagogique) et un emploi rémunéré. Je pense que lutter pour un salaire dans ces circonstances témoigne d’une vision à court terme. Je dirais plutôt que nous devrions lutter pour un financement social propre aux artistes et aux étudiants.

Dans une société organisée autour de l’échange économique, la distribution inégale de l’argent et en particulier l’absence totale d’argent ont un sens social bien précis. Dans une telle société, la demande d’argent (salaires plus élevés, financement public, primes, versements, amendes et indemnités inclues) est bien plus qu’un acte économique, cela signifie la reconnaissance, le statut, l’estime, le droit, le pouvoir, l’affection, etc. Par conséquent, la demande d’argent est aussi, parmi d’autres choses, une expression aliénée et déformée de la demande de reconnaissance, etc.

Cependant, les campagnes actuelles contre le travail non-rémunéré risquent de fusionner la revendication politique d’une participation totale à la vie sociale avec l’expansion des forces du marché, de la marchandisation et des incitations financières dans chaque aspect de la vie. Fondamentalement, mon argument est que l’extension du système salarial à des secteurs qui restaient jusque là libres vis-à-vis de celui-ci n’est pas un projet anticapitaliste, mais néolibéral.

Je m’explique. La financiarisation de l’enseignement supérieur, par exemple, constitue un assaut néolibéral contre le « droit à l’éducation » exprimé comme un droit, en apparence supérieur, du consommateur à exiger la marchandise qu’il a acheté pour une importante somme d’argent. Au cours de la période néolibérale, nous avons observé la privatisation, la marchandisation et la commercialisation d’activités qui étaient jusque là préservées des forces du marché et du mercantilisme.

Des exemples récents de marchandisation incluent la garde d’enfants, l’entretien du linge, les services de nettoyage domestique professionnels, la professionnalisation des sports amateurs, le remplacement commercial des jeux de société par des jeux de marque, le développement d’aires de jeux protégées remplaçant les parcs publics et les coins de rue, ainsi que la propriété intellectuelle, le copyright, le brevet et les étiquettes de prix placés sur l’information et le savoir.

Plutôt que l’accomplissement du « salaire au travail ménager », ce qui est apparu est, typiquement, la marchandisation socialement inégale du travail ménager et la création subséquente d’un marché du travail dans lequel les familles les plus riches paient (généralement) des femmes pauvres pour effectuer le travail ménager. Certaines femmes de ménage sont salariées (payées par des entreprises de nettoyage) et d’autres sont des travailleuses indépendantes (payées pour un service par le consommateur) et la majorité, si ce n’est toutes les femmes de ménage, vont également nettoyer leur propre logement sans recevoir aucun paiement pour cela.

C’est pour cette raison que je dis que l’extension du système salarial est néolibéral dans le principe, parce que cela étend le terrain de l’économie de marché. La question centrale aujourd’hui en ce qui concerne la revendication d’un salaire est : la campagne contre le travail non rémunéré peut-elle être réunie avec la campagne pour un enseignement supérieur gratuit, des mesures de sécurité sociale, des financements publics pour les arts, etc., ou bien si cette revendication vient involontairement ébranler les systèmes d’organisation sociale non-capitalistes ?

 

Comment les contributions féministes marxistes (comme le salaire au travail ménager) nourrissent-elles la réflexion et les débats concernant le statut des artistes et la compréhension de la nature même du travail/de l’activité artistique ?

Le salaire au travail ménager ou « salaire contre le travail ménager » comme le formule Silvia Federici en 1975, constitue une contribution importante aux débats contemporains sur la politique du travail. C’est une contestation légitime de la perception étroite du travail dans la tradition travailliste telle qu’exemplifiée par les tendances syndicalistes-révolutionnaires au sein du mouvement syndical.

Cependant, plutôt que d’opposer la politique féministe du travail à la politique socialiste du travail d’une manière simpliste et figée, je veux mêler les deux traditions de manière à reconnaître la solidarité entre les travailleurs et les femmes, qui a été l’une des caractéristiques permanentes des mouvements socialistes, anarchistes et communistes, bien que celle-ci ait emprunté des formes devant toujours être soumises à la critique, étendues et développées.

Ici, c’est l’opposition entre des travailleurs non-propriétaires et des propriétaires non-travailleurs qui compte davantage que la différence entre travailleurs salariés et non salariés. La base de cette solidarité ne peut être correctement saisie à travers l’idée que le travail ménager « produit de la valeur » directement ou indirectement, ou que le travail ménager inclut la « production de main d’œuvre » et par conséquent est la condition préalable nécessaire à toute production de valeur. Par conséquent, cette politique féministe du travail particulière ne saisit pas de façon adéquate la différence entre la production de valeur et la production de richesse.

De plus, cela ne fait qu’étendre le modèle dominant de production de valeur, de la forme salariale à des exemples spécifiques de travail non-rémunéré. Souvenons-nous que le post-capitalisme nécessite l’abolition de la production de valeur et, par conséquent, la tentative de redescription de tout travail comme produisant de la valeur constitue un obstacle au dépassement du capitalisme. Dans la politique du travail que je formule, il est indispensable d’effectuer une différenciation à l’intérieur du spectre complet des rapports sociaux de travail dans leur spécificité.

C’est uniquement à partir de cela que l’on peut étudier minutieusement la différence entre le travail dans le capitalisme et le travail dans le pré-capitalisme ou le post-capitalisme et c’est seulement sur cette base que l’on peut comprendre pleinement le caractère politique de la différence entre le travail subsumé sous le capital dans le but de produire de la valeur et le travail dans un mode de production subordonné qui produit de la richesse matérielle sans produire de valeur.

 

L’opposition entre l’artisan et l’artiste a été abordée d’une manière très intéressante par Boris Arvatov, qui considérait l’artiste – dans la jeune Russie soviétique – comme un travailleur dont les productions ne devraient pas être destinées à la contemplation individuelle de la bourgeoisie ni à la propriété individuelle, mais devraient au contraire servir à l’amélioration de la vie quotidienne de la classe ouvrière dans son ensemble. En ce sens, la mécanisation n’est plus rejetée par les artistes, par plus qu’elle n’est un critère de distinction entre l’art et l’artisanat. La pensée d’Arvatov est clairement liée à un contexte historique spécifique, mais celle-ci semble connaître un regain d’intérêt grâce, notamment, à la traduction anglaise de son livre Art & Production(Pluto Press, 2017). Vous ne mobilisez pas la pensée d’Arvatov lorsque vous abordez la question du rapport entre l’artisanat, l’art, la mécanisation et la production industrielle, aussi, je me demandais quelle était votre position théorique vis-à-vis de celle-ci ?

Je mentionne Arvatov et le livre édité par John Roberts, mais je ne m’attarde pas dessus. Arvatov, en tant que principal théoricien du productivisme en Union soviétique dans les années 1920, est une figure historique essentielle de l’histoire de la politique du travail dans l’art. Arvatov est, en particulier, un pionnier de l’exode hors des studios.

Cependant, je ne suis pas convaincu par l’idée d’Arvatov selon laquelle les artistes devraient étudier la mécanique plutôt que d’aller dans une école d’art ou bien l’idée que leur travail devrait s’aligner sur le travail en usine. Le gouffre qui sépare l’art de l’industrie n’est pas entièrement la faute de l’art et ne devrait donc pas être résolu simplement en remodelant l’art sur l’industrie, ou en relocalisant l’artiste au sein de l’industrie, ou encore en le mettant directement au service de la classe ouvrière. Ce sont là, au mieux, des mesures transitionnelles et non une réorganisation post-capitaliste des rapports sociaux dans l’art.

La théorie de la socialisation, que j’aborde également dans le livre, a raison de pointer du doigt le fait que l’industrie n’est pas l’opposée du capitalisme, mais sa forme symptomatique de travail, organisé dans le but d’intensifier la production de valeur, même si la socialisation abandonne trop hâtivement le mouvement ouvrier en tant que fore révolutionnaire contre le capitalisme. De plus, Arvatov est convaincu que les guildes ont « tué les inventeurs talentueux [et] détruit les innovations techniques », ce qui dérive d’une attaque contre les guildes plutôt que d’une compréhension marxiste du fait que le système des guildes était une forme d’auto-organisation des producteurs, qui a contribué à retarder l’instauration du mode de production capitaliste lui-même.

Ainsi, en dépit des apparences, la politique de l’art d’Arvatov, même si elle souligne le rapport entre l’artiste et le travailleur, n’est pas une théorique post-capitaliste au sens plein du terme. C’est-à-dire que, tant que l’industrie d’État est orientée vers l’auto-accumulation de valeur, on ne peut pas parler de post-capitalisme, mais d’un capitalisme d’État.

 

Contrairement à Ben Davis (9.5 Theses on Art and Class, Haymarket, 2013), la question des classes sociales n’apparaît pas nécessairement comme centrale dans votre analyse de l’art et de ses caractéristiques politiques et économiques. Où vous situez-vous dans ce débat concernant la classe sociale à laquelle appartiennent les artistes et la place qu’ils occupent dans la lutte des classes ? Si cette question de la classe sociale ne vous semble pas pertinente ou du moins cruciale pour aborder la spécificité du mode de production artistique et de ses rapports avec le capitalisme, pouvez-vous expliquer pourquoi ?

La classe est un élément clef de mon raisonnement sur le post-capitalisme, qui engage l’abolition des rapports sociaux du mode de production capitaliste (à savoir la division de la société en capitalistes et travailleurs qui conduit à la subsomption du travail par le capital dans la production de plus-value). Cependant, mon analyse économique et politique de l’art ne se réduit pas simplement à des positions de classe, mais implique le fait que les rapports sociaux dans lesquels sont pris les artistes sont exceptionnels – je décris l’artiste comme n’étant ni un capitaliste ni un travailleur, par exemple.

Je suis très sensible aux affirmations sur le supposé caractère de classe de l’artiste, car je suis un artiste issu d’un milieu ouvrier et je me suis trop souvent retrouvé en compagnie de sociologues et d’intellectuels sociologiquement informés, qui me disaient que tous les artistes appartiennent à la classe moyenne. L’une des raisons ayant motivé mes recherches ces vingt-cinq dernières années a été la volonté de bousculer l’analyse de classe trop générale de l’art, de manière à rendre possible l’existence de quelqu’un comme moi ! J’avance depuis un certain temps maintenant que l’analyse marxiste de l’art doit commencer par une économie de l’art en tant que mode de production exceptionnel plutôt qu’en tant que celui-ci occuperait une place stable au sein du mode de production capitaliste et de ses rapports de classe types.

 

Pourriez-vous préciser ce que sont le Fully Automated Luxury Communism ainsi que l’accélérationnisme de gauche (Left Accelerationism), de même que votre critique de ces mouvements ? Comment analysez-vous ces tendances ?

Au moment où j’écrivais mon livre, la théorie postcapitaliste contemporaine semblait être parvenue à destination avec les théories de l’accélérationnisme et du « fully automated luxury communism ». J’espère que mes livres vont apporter la possibilité d’une redéfinition des contours du post-capitalisme et d’un changement de direction, permettant de s’éloigner de cette tendance. Ce qu’elles partagent, c’est une foi dans la technologie pour rendre obsolète le travail et, ainsi, détruire le capitalisme à la racine, pour ainsi dire, qui est l’exploitation du travail.

Je conteste cette variante du post-capitalisme, principalement parce qu’elle se concentre sur le mauvais côté du rapport capital-salaire pour en faire la cible de l’abolition du capitalisme. L’élimination du travail ne me remplit pas de joie de la même manière que le fait l’élimination du capital. S’il est avancé l’argument selon lequel l’élimination du travail entraîne celle du capital et, par conséquent, que celle-ci est nécessaire au post-capitalisme, je demande à ce que l’on commence par l’élimination du capital comme prérequis à l’élimination du travail et non l’inverse. Cela, en raison du fait que l’élimination du travail – et des travailleurs – commence comme une utopie capitaliste de l’usine entièrement automatisée qui produit de la valeur sans les erreurs, les troubles et les coûts associés aux travailleurs.

L’anticipation de la mécanisation ou de l’automatisation réduisant voire éliminant le besoin que les gens travaillent est également un vieux rêve anticapitaliste romantique, bien sûr, auquel je prête attention dans ce livre à travers l’idée de « technologies du repos ». Le mode de production capitaliste développe de nouvelles technologies principalement pour accroître la productivité – c’est-à-dire augmenter les rendements relativement aux apports (ce qui est une manière polie de parler de l’augmentation de la proportion de la plus-value dans la production de valeur). Puisque davantage de plus-value est produite lorsque les technologies augmentent la production par travailleur, il semble, aux yeux de l’optimiste, que le capitalisme produit des technologies du repos, mais cela ne s’est pas manifesté, parce que la production de valeur nécessite que les travailleurs produisent toujours plus de valeur plutôt que de réduire le nombre d’heures de travail.

En fait, ce qui apparaît comme des technologies du repos, ce sont en réalité des technologies de l’accélération et de l’intensification du travail. Ainsi, je défends l’idée que les avancées technologiques dans le capitalisme ne mènent pas au postcapitalisme. Au contraire, c’est seulement avec le dépassement du capitalisme qu’il pourra être possible de produire des technologies du repos, si c’est ce que nous voulons.

 

Entretien réalisé et traduit de l’anglais par Sophie Coudray. 

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