Les promesses du futur. À propos de Fully Automated Luxury Communism
Fully Automated Luxury Communism. A Manifesto, Londres/New York, Verso, 2018, 288 p.
Ce titre ressemble à un mème gauchiste et ce clin d’oeil est voulu. Fully automated luxury communism (FALC) est le nom provocateur que Aaron Bastani a donné à un essai publié récemment en anglais chez Verso[1]. Sous-titré “Un manifeste”, il s’agit d’un exposé bref et incisif, où l’auteur défend que nous sommes en train de vivre une révolution technologique posant les bases de l’abondance et du communisme. Cette hypothèse, si elle n’est pas totalement isolée, reste atypique dans le paysage politique et mérite que l’on s’y attarde.
Aaron Bastani est un personnage relativement connu dans la gauche britannique, très présent sur les réseaux sociaux, et invité fréquent sur les plateaux de télévision. Il a cofondé le site d’information alternatif Novara Media, qui a une certaine influence dans la jeune génération militante, celle qui a participé aux luttes étudiantes de ces dernières années ou qui s’est enthousiasmée pour Jeremy Corbyn. Né dans ce courant et en dehors d’une organisation héritant d’un programme défini, ce manifeste fait preuve d’une certaine fraîcheur bienvenue. Pour la même raison, il réouvre inévitablement – sans forcément en avoir conscience – de nombreux débats stratégiques qui sont ceux de tout le mouvement communiste.
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La fin de l’histoire n’a pas eu lieu
Le point de départ que choisit Bastani est celui de la fameuse “fin de l’histoire” qu’avait théorisé le philosophe libéral Francis Fukuyama après la chute de l’URSS. En ce début des années 1990, le capitalisme ne semblait quasiment plus affronter de remise en question structurelle, et la tendance dominante était l’extension de la marchandisation et de la libéralisation. C’est-à-dire l’hégémonie du néolibéralisme, et dans le discours politique ce que Bastani appelle le “réalisme capitaliste”. Or, et ce constat devient banal, des nuages se sont accumulés sur ce tableau idyllique, d’abord avec la crise de 2008, puis avec un état de crise “civilisationnelle”.
Un premier point discutable est le diagnostic que fait Bastani. De façon plutôt éclectique, il identifie 5 crises combinées : le dérèglement climatique, la pénurie de ressources, le vieillissement de la population, le nombre croissant de pauvres à l’échelle mondiale, et le “chômage technologique”. Le vieillissement de la population est par exemple présenté comme un facteur de ralentissement de la croissance, et il n’y a pas réellement d’autre explication de la stagnation qui fasse intervenir la dynamique endogène de l’économie capitaliste.
Quant au chômage, un des axes principaux de Bastani est d’en faire la conséquence pure et simple du progrès technologique, qui remplace les travailleur·ses par des machines, et de plus en plus par des robots et des intelligences artificielles (IA). Il s’agit d’une lecture très répandue, notamment parce qu’elle est en partie vraie dans le contexte actuel de stagnation durable. Mais si l’on se limite à ce facteur, comment expliquer que le chômage était beaucoup moins élevé dans les principaux pays capitalistes dans les années 1960 par rapport aux années 1930, alors que le niveau technologique était bien supérieur ? Le “chômage technologique” peut être compensé par l’augmentation des investissements lorsque la croissance est forte[2]. Tandis que la hausse du taux d’exploitation, par des contre-réformes du droit du travail, ou par les délocalisations là où ce dernier est moins disant, est une des fuites du capital, qui lui permet de maintenir un temps sa croissance. Bastani évoque d’ailleurs les délocalisations comme une issue (“spatial fix”) qui a permis au capitalisme de perdurer plus longtemps que Marx le pensait. Mais l’auteur maintient que nous allons vers un effondrement inéluctable du nombre d’emplois, utilisant l’expression de “pic de l’humain” (peak human, par analogie avec le peak oil, le pic du pétrole).
Certes, dans la période de stagnation prolongée dans laquelle nous nous trouvons, les gains de productivité jouent probablement un rôle important dans la tendance à la hausse du chômage que l’on observe presque partout. Mais cela revient à surestimer le facteur technologique par rapport au facteur socio-économique. En effet, Bastani est prompt à sous-estimer le capitalisme dans sa capacité à trouver toujours des issues. Pour l’auteur, les années que nous vivons sont celles d’un inévitable point de bascule. Ce qui lui fait dire : « Le capitalisme, tout du moins tel que nous le connaissons, court à sa fin. Ce qui importe à présent est ce qui va lui succéder. »
Vers une “troisième grande disruption” ?
Bastani propose une lecture de l’histoire de l’humanité marquée par “trois grandes disruptions” : la première est la révolution néolithique, avec l’adoption de l’agriculture, la seconde est la révolution industrielle capitaliste, et la troisième est celle qui s’ouvre aujourd’hui à nous, la transition vers le “fully automated luxury communism” (FALC).
Les grands schémas appliqués à l’histoire sont toujours sujets d’infinis débats, tant l’ensemble des connaissances que nous accumulons font exploser les récits trop simplistes. Néanmoins, si les termes utilisés ne sont pas canoniques, cette catégorisation à grands traits n’est pas incompatible avec la vision classique du “matérialisme historique”. Bastani ne s’avance pas à décrire les causes et le déroulé précis des “disruptions” passées, mais note qu’il s’agit de moments ayant entraîné des transformations qualitatives sur lesquelles l’humanité n’est jamais revenue. En effet, de ce point de vue, une fois les sociétés basées sur l’agriculture apparues, elles ont connu de nombreuses variations (que l’on ne peut plus présenter comme un cheminement linéaire qui irait du mode de production antique au féodalisme puis aux monarchies absolues…) ; mais le seul changement irréversible qui ait par la suite affecté les sociétés humaines a été la révolution industrielle.
On ne pourrait reprocher à Bastani d’aller plus loin dans un court manifeste… si la transition vers le FALC n’était pas présentée comme analogue à ces disruptions passées. Car le flou sur la façon dont va/doit se dérouler cette “troisième disruption” (nous y reviendrons) s’appuie ici sur le flou qui est laissé sur les précédentes. Prenons un exemple marquant : Bastani oublie de dire que la révolution néolithique (avec toutes les nuances à mettre sur cette transition qui fut tout sauf instantanée) a aussi été l’apparition des sociétés divisées en classes[3]. Plus généralement, l’accent n’est pas mis sur les classes en tant qu’actrices de l’histoire dans ce manifeste. Dans une certaine mesure, c’est intentionnel.
Une certaine lecture de Marx à l’appui du FALC
Bastani, qui se revendique clairement de Marx, peut en effet y trouver des textes de celui-ci à l’appui de sa vision. Il rappelle notamment l’emphase du Manifeste du parti communiste sur les effets “disruptifs” de l’industrie capitaliste, et cite plus particulièrement le “Fragment sur les machines”, où Marx note que la concurrence pousse les capitalistes à augmenter la productivité (réduisant par là le travail immédiat nécessaire), et en conclut : « Cela pourra être mis à profit par le travail émancipé, et est la condition de son émancipation. »
L’accent est mis sur les conditions matérielles du communisme tel qu’envisagé par Marx, en tant que passage du “royaume de la nécessité au royaume de la liberté”, celui où non seulement a pris fin le travail aliéné par l’exploitation, mais également le travail aliéné par la focalisation sur la reproduction des biens et services essentiels à la survie, dans une lutte séculaire avec la nature. L’activité humaine, ayant par ailleurs dépassé la division manuel/intellectuel, ne serait plus qu’une fin en soi tournée vers l’épanouissement individuel et collectif. Dans ce monde, c’est l’abondance (post-scarcity) qui rend possible une organisation sociale suivant l’adage “de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins”, rendant obsolète le vieux problème de l’économie politique, celui de la recherche de la meilleure allocation des ressources.
C’est un fait que la notion d’abondance fait partie de l’argumentation de Marx sur la possibilité du communisme[4]. C’est un point aujourd’hui peu mis en avant, voire répudié par des penseurs marxistes, au nom des limites écologiques. Bastani a le mérite de nous obliger à nous positionner sur le sujet, en embrassant la notion d’abondance de façon provocatrice. Pour lui, l’abondance « dissoudra la frontière entre l’utile et le beau » et « le communisme est luxueux (luxury), ou ce n’est pas le communisme » (p. 56).
Par ces rappels, Bastani souligne en quoi Marx n’était pas un idéaliste, et que son communisme ne repose pas sur un mouvement politique devenant majoritaire à partir de rien.
« Malgré l’affirmation selon laquelle Marx se prononçait pour une révolution violente, en vérité il n’a jamais pensé que le dépassement du capitalisme serait un processus exclusivement politique (…). Marx considérait que la classe ouvrière était la clé pour une société future, mais seulement parce que sa révolution avait la capacité unique d’éliminer le travail et par là même d’en finir avec les distinctions de classe. » (p. 55)
L’idée générale que le communisme – et plus généralement toute révolution sociale et politique – ne peut surgir que par une combinaison de préconditions matérielles et de lutte de classe laisse peu à redire. Il est clair qu’ici le parti pris est de revaloriser le poids des changements technologiques, le sur-déterminisme des forces productives sur les rapports de production.
« Même si les critiques ont raison de dire qu’une solution technologique ne suffit pas en soi à résoudre des problèmes comme la crise écologique ou la pénurie de nourriture, dans un sens c’est précisément la technologie qui a d’abord fait le succès de notre espèce. » (p. 160)
Jusque-là, c’est un débat qui n’a rien de nouveau dans le marxisme. En revanche Bastani s’éloigne plus radicalement de ce qui est communément admis dans la plupart des organisations qui se réclament de du marxisme et de la révolution sur au moins deux points : lorsqu’il soutient que les conditions matérielles du communisme commencent seulement à être réunies (depuis les années 1960 ou en ce début de 21e siècle selon les passages), et donc qu’elles ne l’étaient ni du temps de Marx, ni lors de la révolution de 1917; dans sa description de la transition vers ce communisme et dans les mesures politiques qu’il propose.
De la société de la connaissance à la société d’abondance
Pour Bastani, l’équivalent de la machine à vapeur de Watt (base de la “seconde disruption”) pour la “troisième disruption” est le circuit imprimé avec transistors. Les progrès rapides qui ont suivi dans l’électronique et dans l’informatique ont permis un effondrement des coûts de collecte et de traitement de l’information. Toujours selon l’auteur, l’information deviendrait toujours plus le facteur de production central.
Dans cette optique, l’information au sens large, en tant que somme de connaissances, est en effet fondamentale. Elle est un ensemble de “recettes” qui permettent, à partir du même monde matériel qui nous entoure (ses matières premières et ses sources d’énergie), de tirer toujours plus de valeurs d’usage. Elle a commencé à jouer un rôle dès la “première disruption”, qui nécessitait de connaître, même très empiriquement, quelles variétés de végétaux et quelles espèces animales pouvaient être utilisées efficacement. Elle a ensuite pris une importance d’une autre ampleur avec la révolution industrielle (“seconde disruption”), qui voit la technologie s’autonomiser et devenir un appui fondamental pour les capitalistes, en quête perpétuelle de gains de productivité. L’organisation du travail, des premières formes de travail en usine au taylorisme, puis le management participatif (autonomisé en “technique” à partir des années 1960), peuvent aussi être vus comme une extension de l’importance de l’information. Bastani cite en référence la notion de “société de la connaissance” théorisée par Peter Drucker en 1969, et les rapproche directement des réflexions de Marx sur le “general intellect”.
Plus récemment, l’avènement d’Internet a donné la possibilité de partager quasi instantanément des informations à travers le monde, et étant donné que des biens toujours plus nombreux se retrouvent dématérialisables (films, musiques, livres, résultats de recherches scientifiques, compositions de médicaments, brevets technologiques, séquençages ADN, etc.), cela rend ces biens “duplicables” sans coût pour l’utilisateur. La production de ces biens se retrouve donc à avoir un “coût marginal zéro”, remettant en question leur statut de marchandise. Cela a été remarqué par des penseurs de tous bords, dont certains ont été enthousiasmés par la possibilité de dépassement graduel du capitalisme. La notion de “post-capitalisme” a dès lors connu un certain succès à partir de certains travail : bien sûr ceux de Peter Drucker (Post-Capitalist Society, 1993), mais aussi ceux de Jeremy Rifkin (The Zero Marginal Cost Society, 2014), ou encore de Paul Mason (PostCapitalism: A Guide to our Future, 2015), entre autres.
Mais Bastani rappelle avec malice qu’un des premiers à ouvrir ce champ de réflexion a été l’économiste Paul Romer (économiste en chef de la Banque mondiale de 2016 à 2018), avec son livre Endogenous Technological Change écrit dès 1990. Romer y soulevait le problème suivant : si ces biens immatériels, de type nouveau, ont un coût marginal nul, comment les entreprises privées pourraient trouver un modèle économique rentable ? Romer envisageait comme issue des monopoles avec architectures privées (Apple en donnerait plus tard un exemple type) permettant de maintenir artificiellement une rareté. Bastani cite encore l’exemple de Netflix et Spotify qui ont créé un modèle où l’on paye une rente pour un service plutôt que le prix unitaire de chaque oeuvre culturelle, devenu négligeable.
Mais le manifeste de Bastani va plus loin, en affirmant que cette tendance vers ce qu’il appelle une “offre sur-abondante” (extreme supply) est vouée à s’étendre bien au delà des biens actuellement dématérialisés.
Pour cela, Bastani convoque de multiples exemples de domaines industriels dans lesquels la productivité a connu, connaît ou va connaître une forte hausse : la “loi de Moore” dans l’électronique[5], la “révolution verte”[6], ou plus généralement la notion de “courbe d’apprentissage”[7]. En se diffusant toujours plus facilement, l’information fait chuter les coûts de la production matérielle. Le développement d’IA toujours plus performantes, capables d’auto-amélioration dans des domaines spécifiques (comme le deep learning)[8] n’est que l’accélération de ce phénomène. L’imprimante 3D est l’outil souvent pensé comme un pont entre l’abondance dans la sphère de l’information et l’abondance matérielle : à partir du moment où elle serait accessible et capable d’imprimer de façon polyvalente n’importe quel type de matériau, elle mettrait fin à la “rareté” des moyens de production : la tendance qui a vu les moyens de production “s’alourdir” en grandes usines et déposséder les artisans, s’inverserait brusquement. Le manifeste FALC ne va cependant pas jusqu’à ces rêves de hackers dans lesquels chacun serait autonome avec son imprimante 3D, même s’il signale que les imprimantes 3D ont permis à des entreprises relativement petites de mettre en orbite des satellites à très faibles coûts.
Quoi qu’il en soit, une caractéristique de cette société d’abondance serait parallèlement d’être une société post-travail. Les arguments selon lesquels la technologie créé autant d’emplois qu’elle en détruit sont balayés : 80 % des professions actuelles existaient déjà il y a un siècle, et seul un salarié sur dix serait employé dans les 20 % de professions nouvelles. Parmi les emplois “traditionnels” qui occupent la plupart des salariés, beaucoup sont menacés : les conducteur·trices (voitures autonomes), les caissier·es (caisses automatiques et magasins sans caisses comme Amazon Go), et. Même des métiers hautement qualifiés sont susceptibles de perdre rapidement du terrain (une IA peut interpréter une IRM en 15 secondes au lieu de 45 minutes pour un médecin…).
De la crise écologique à une “énergie gratuite”
La question écologique et en particulier celle du réchauffement climatique et des énergies fossiles est très présente dans le manifeste. Bastani n’en minimise pas le risque. Cependant il estime que le perfectionnement des énergies renouvelables est potentiellement à même de surmonter ce problème. Bastani rappelle à juste titre que l’ordre de grandeur de l’énergie que la Terre reçoit du soleil est colossale : en 90 minutes il y a assez pour couvrir l’intégralité de notre demande actuelle sur une année.
Reste le problème bien connu du stockage de cette énergie qui est intermittente, mais Bastani est confiant dans le perfectionnement des batteries. Ce qui lui fait écrire avec optimisme :
« L’effondrement des coûts [de l’énergie solaire photovoltaïque et du stockage de l’énergie sur batteries lithium-ion] ne peut que renforcer la conclusion qu’il s’agit plus de savoir si la transition énergétique aura lieu mais quand. » (p. 48)
Malgré cette formule, Bastani explique que pour écarter les risques sur la survie de l’humanité, il faut accélérer cette transition que le capitalisme freine, ou en tant cas que freine le “court-termisme des multinationales”.
Bastani dédie aussi un chapitre à la rareté des ressources naturelles et en particulier les minerais. Plusieurs ressources sont en effet menacées d’épuisement sur Terre, dont certaines sont pourtant cruciales dans les technologies des énergies renouvelables, comme le cuivre (qui pourrait connaître un pic vers 2040), le lithium, le zinc, etc. La réponse qu’il propose est audacieuse : à partir du moment où l’on ne se limiterait plus à la Terre, la rareté disparaîtrait rapidement. En effet, les astéroïdes proches de notre planète contiennent en abondance ce type d’éléments. Si ces considérations paraissent lointaines, Bastani rappelle que les entreprises privées ont déjà largement commencé à investir l’espace proche, et que l’exploitation minière est parmi leurs perspectives (Deep Space Industries, Planetary Resources). Là encore, Bastani se plaît à souligner que l’accès à ces ressources n’aurait pas qu’un effet palliatif au manque de ressources, mais aurait un effet disruptif sur l’économie terrestre. L’astéroïde 1-Pysché, affirme-t-il, “vaut“ 10 milliards de fois le PIB mondial… ce qui évidemment ferait s’effondrer les cours des métaux concernés s’il devenait exploitable.
Contrairement à l’impression que cela pourrait donner, le manifeste ne tourne pas le dos à l’autre levier de la transition énergétique qui est de diminuer la demande. Il aborde notamment la question de l’efficacité énergétique, en soulignant ses progrès partiels (la consommation d’énergie au Royaume-Uni a connu un pic au début du 21e siècle et diminue depuis), ou encore la réduction drastique de l’élevage. Après avoir rappelé que l’utilisation de ressources pour élever des animaux, les abattre et en consommer une partie (leur chair) engendre un énorme gaspillage d’énergie, Bastani promeut la viande de synthèse, espérant qu’elle puisse bientôt représenter une alternative équivalente en terme de nutrition comme de goût, avec un coût négligeable. Ce qui permettrait une solution écologique, végétarienne[9], tout en étant une solution d’abondance plutôt que de renoncement.
Car le renoncement est précisément l’attitude que Bastani refuse. Il tient à présenter la transition énergétique non seulement comme une résolution de la crise climatique, mais aussi comme le moyen de l’abondance énergétique (l’énergie quasi-gratuite accentuant par ailleurs l’effondrement des coûts de production dans tous les autres secteurs). Et il ajoute que
« l’offre sur-abondante en énergie est potentiellement décisive pour briser les chaînes du sous-développement qui depuis si longtemps entravent le Sud global. » (p. 223)
Eloge du présent ou d’un potentiel futur ?
Le manifeste oscille souvent entre une vision où le progrès technologique va inéluctablement sauver l’humanité, et une vision dans laquelle ce potentiel formidable a besoin d’une politique pour faire advenir le FALC. Pour être charitable il faut supposer que Bastani défend effectivement le rôle du politique – puisqu’il le dit – tout en pensant que le progrès technologique est déjà globalement positif malgré le capitalisme, et facilite le passage au communisme. C’est en raison de ce semi-positivisme que l’on peut rattacher Bastani au courant « accélérationniste »[10] comme le font certains (même s’il n’emploie pas lui-même ce terme).
Pour éclairer ce point, une comparaison est proposée entre Marx et Keynes. Ce dernier estimait que le capitalisme apporterait progressivement les fruits de la productivité à toute la société, et envisageait que d’ici 2030, le “problème économique” serait résolu[11], laissant le soin à l’humanité de profiter des loisirs et de se perfectionner moralement. Bastani explique que la forte croissance des années 1940-1970 semblait donner raison à Keynes, mais que « particulièrement depuis la crise de 2008, il semble de plus en plus évident que Marx avait raison. » Ce que Bastani reprend ici de Marx, c’est l’idée que les contradictions du capitalisme empêchent la technologie de profiter à tous·tes, la classe capitaliste accaparant les richesses.
On peut cependant noter que Bastani ne s’étend pas sur ces contradictions, reprenant seulement l’idée la plus simple (et loin de faire consensus[12]), celle d’un capitalisme creusant toujours plus sa crise de sous-consommation. S’il n’y a plus que des robots, avec quels salaires seront achetées les marchandises produites ? Là encore on retrouve la même lecture unilatérale qu’à propos du “chômage technologique”.
Par ailleurs, Bastani est plus prompt à voir les effets disruptifs de la technologie sur le capitalisme qu’à voir les effets négatifs du capitalisme sur la technologie : sous-investissements dans de nombreux domaines jugés moins rentables, logique de rente dans l’édition scientifique, concurrence gaspillant en masse de l’énergie…
Quoi qu’il en soit, Bastani lui, pense tenir tous les bouts :
« Les utopistes technologiques, comme les idéologues de la Sillicon Valley, voient la technologie comme le principal moyen de forger un meilleur futur, de façon presque détachée de la politique, de la société et de l’histoire. »
De son côté, « le léninisme » met l’accent sur la subjectivité de la classe ouvrière, « tout en ignorant un monde dont les idées et les technologies ont profondément changé depuis le début du 20e siècle. ». Quant aux écologistes, pour Bastani, ils « manquent souvent d’une analyse de classe » (p. 196).
Le populisme, stade inférieur du communisme ?
Même si une large part de son argumentation vise à montrer que le communisme (sans nécessité d’une longue phase socialiste) est désormais à portée de nous, un mouvement politique demeure nécessaire pour le faire advenir. Mouvement qu’il dénomme « luxury populism », un populisme qui réclame le luxe pour tous·tes, même si, grâce à son caractère collectif, il n’aura « rien à voir avec la pathétique consommation ostentatoire des ultra-riches d’aujourd’hui » :
« Maintenant nous devons construire un parti des travailleurs contre le travail, un parti dont la politique serait populiste, démocratique et ouverte, tout en combattant l’establishment, qui à travers son pouvoir sur la société et l’Etat, fera tout pour barrer la route au FALC. » (p. 194)
L’emploi du terme populisme n’est pas vraiment théorisé. Il semble que Bastani souhaite surtout insister sur la nécessité d’une conquête des larges masses, en assumant une posture qui effraie les élites (c’est en cohérence avec sa façon assez gouailleuse de polémiquer dans les médias). Il prône donc un populisme contre le “réalisme capitaliste” qui martèle qu’il n’y a pas d’alternative, un populisme qui appelle à enterrer ce système « qui appartient au passé », un populisme « rouge et vert », mais sans l’impasse de la « sortie de la modernité » présente dans le mouvement écologiste. Il serait porteur d’un nouveau lien social (togetherness), ni « l’étroite individualité et identité offerte par le néolibéralisme », ni une idée de sacrifice, mais un avenir aussi désirable d’un point de vue individuel que collectif. Il est conscient du risque d’interprétation réactionnaire du “peuple”, mais il reste partisan d’une attitude offensive.
La participation aux élections est préconisée (Bastani est un fervent supporter de Jeremy Corbyn), parce que dans les conditions actuelles, « la majorité des gens sont en mesure d’être actifs politiquement seulement pendant des périodes de temps assez brèves » (p. 195). Il est néanmoins précisé :
« Nous n’obtiendrons pas le monde que nous voulons seulement avec des élections, mais en alliance avec un mouvement constant pour rendre visible à tout le monde le potentiel de la Troisième disruption. »
Les revendications de ce mouvement seraient
« la relocalisation économique à travers des remunicipalisations et du protectionnisme municipal, la socialisation de la finance […] et enfin l’introduction d’un ensemble de Services de base universels plaçant sous propriété publique la plus grande part de l’économie. (…) Tandis que l’automatisation éliminerait autant de travail que possible, les emplois qui demeureraient seraient toujours plus entre les mains d’entreprises gérées par les travailleurs eux-mêmes, transformant complètement nos rapports à la société, au travail, et entre nous. » (p. 217)
Soulignons au passage que Bastani repousse l’idée de revenu universel (contrairement à beaucoup d’accélérationnistes), et qu’il laisse dans l’ombre ce qu’il adviendrait du nombre croissant de chômeur·ses (même si l’on comprend que les services publics universels permettraient à tout le monde une vie digne).
Paradoxalement, derrière un vocabulaire renouvelé, le contenu politique avancé n’a rien d’intrinsèquement nouveau par rapport à l’histoire du mouvement socialiste (socialisme municipal, coopératives, services publics…). Dès lors il est possible de caractériser ce contenu comme gradualiste : ici il n’est jamais question d’expropriation, mais d’extension progressive de la sphère publique/coopérative. Le mouvement n’est certes pas purement électoral, mais la composante extra-parlementaire est réduite au rôle de moyen de pression et d’éducation, tandis que la transition apparaît possible sans rupture de la légalité capitaliste.
La bataille pour obtenir des municipalités et y faire des démonstrations est en elle-même compatible même avec le « léninisme », même si la marge de manoeuvre n’est sans doute pas aussi forte que le défend Bastani. Mais c’est surtout à l’échelle nationale que la stratégie proposée apparaît comme la plus discutable. Dans le chapitre qu’il intitule « refonder l’État capitaliste », Bastani propose surtout une politique de “planification” au travers des banques centrales, « incitant le financement de l’économie productive plutôt que spéculative » (p 229). On peut douter qu’il soit possible d’expurger le capitalisme de ses tendances spéculatives par le simple outil d’une politique monétaire. En creux, il semble que ce qui est ici absent est justement la planification au plein sens du terme. Alors même que sont évoquées des entreprises autogérées et des services publics, l’État semble distinct, relégué à un rôle fiscal et monétaire. En cohérence, un peu plus loin, Bastani confie se référer à des penseurs du “socialisme de marché”, comme Brus et Łaski, pour qui les entreprises publiques devaient être autonomes.[13]
Bastani oppose de façon intéressante l’internationalisme au “globalisme”, vu comme l’attitude du “réalisme capitaliste” à l’échelle mondiale. Au nom du fait que rien ne pourrait être fait à l’échelle d’un seul pays, on justifie l’inertie. Il faudrait au contraire impulser un changement à valeur d’exemple pour le monde entier, et « cela requiert d’admettre ce fait basique devenu hérétique depuis que Fukuyama a déclaré la fin de l’histoire : une action rapide, efficace peut seulement se produire à l’échelle des États-nations. » (p. 198) Paradoxalement, on peut cependant trouver que les propositions “internationalistes” du manifeste véhiculent des illusions “globalistes” : comme réformer la Banque mondiale, créer une taxe mondiale servant à la redistribution Nord-Sud, etc.[14]
Pour conclure
Pour toutes les raisons évoquées, il ne serait pas raisonnable de suivre Bastani jusqu’au bout de son optimisme sur la “Troisième disruption” en cours. Le capitalisme dispose de nombreuses ressources pour générer le consentement et pérenniser l’exploitation salariale. Lorsqu’il engendre des crises, dont aucune ne semble “terminale”, les élites traditionnelles peuvent être ébranlées, mais les prétendants au pouvoir sont nombreux, et l’immense majorité d’entre eux n’ont ni les moyens ni l’intention de déraciner ce système. Pour cela, il faudra parvenir non seulement à forger un mouvement majoritaire des exploité·es, mais aussi une stratégie suffisante pour éviter les impasses qui ont si souvent dilapidé les forces du mouvement ouvrier. Cela passe inévitablement par une réflexion revenant largement sur le passé.
Cela n’enlève rien au mérite de ce manifeste, qui exprime une nette volonté de rupture avec le présent, tout en s’appuyant sur des éléments “déjà-là” pour populariser une vision enthousiasmante de l’avenir. Indépendamment des critiques qui peuvent lui être adressées sur la stratégie politique, ce manifeste rappelle aussi qu’un des facteurs de mobilisation des consciences pour les tourner vers l’engagement, c’est un projet de société, un communisme pour notre temps. En formulant des idées présentes dans tout un milieu et en leur proposant une synthèse qui connecte Marx aux nouvelles technologies, Bastani fait certainement une œuvre utile pour mettre de futur·es nouveaux·elles militant·es sur le chemin de la révolution du 21e siècle.
Notes
[1] Verso Books, anciennement New Left Books, est une maison d’édition fondée par l’équipe de la New Left Review.
[2] Bastani semble pourtant l’évoquer en passant dans le chapitre “Future Shock 1858”, en sous-entendant que c’est seulement du passé.
[3] Lire à ce sujet : “L’État contre la société. À propos de Homo Domesticus, de James C. Scott”, Contretemps, juillet 2019
[4] Ernest Mandel faisait par exemple une défense de la notion d’abondance comme permettant d’envisager la sortie du marché, face aux tenants du “socialisme de marché”. http://www.ernestmandel.org/new/ecrits/article/en-defense-de-la-planification
[5] La « loi de Moore » est en réalité plutôt un constat empirique : le nombre de transistors sur les circuits imprimés double tous les 2 ans (engendrant une hausse exponentielle de la puissance des ordinateurs et permettant leur miniaturisation). Cette conjecture s’est révélée étonnamment précise, jusqu’à environ 2015. Une période d’incertitude s’ouvre, la micro-électronique traditionnelle atteignant ses limites physiques. Bastani discute de cette limite, tout en mettant en avant les sauts technologiques actuellement en recherche, comme les circuits imprimés 3D ou l’informatique quantique.
[6] La « révolution verte » est l’application des techniques agricoles modernes aux pays en développement (sélection de variétés de céréales à meilleur rendement, utilisation d’engrais et de phytosanitaires, irrigation), qui a permis une forte croissance des rendements agricoles dans l’après-guerre, et a accompagné la croissance démographique. De ce fait, ses promoteurs insistent sur le nombre de vies sauvées de la famine, tandis que ses détracteurs soulignent la destruction de l’agriculture paysanne et les problèmes écologiques.
[7] Notion attribuée à Bruce Henderson, selon laquelle la multiplication par deux de la taille d’une production permet de réduire les coûts de 30 %
[8] Sans parler d’une hypothétique “IA forte”, souvent associée à la notion de “singularité technologique”, que Bastani n’aborde pas ici.
[9] Bastani évoque la souffrance animale, tout en assumant qu’un changement des habitudes alimentaires, en tant que traits culturels, mettrait des décennies à avoir lieu.
[10] L’accélérationnisme est une notion assez mal définie et très variable selon les auteurs. Mais un courant « accélérationniste de gauche » s’est dégagé à partir du « manifeste accélérationniste » publié en 2013 par Nick Srnicek et Alex Williams. Les auteurs y défendent l’idée que la gauche radicale doit embrasser à nouveau pleinement l’idée de modernité et de progrès, saisir les potentialités du capitalisme, pour les accélérer au delà et contre lui.
[11] Keynes, Letter on the Economic Possibilities of our Grandchildren, 1930
[12] “La crise de 2008, une crise du néolibéralisme ? Une typologie des interprétations marxistes”, Contretemps, juin 2014
[13] Bien évidemment la part des mécanismes de marché dans la période de transition est un débat aussi légitime que nécessaire, mais Bastani ne fait ici que l’effleurer, en sous-estimant sans doute les diffcultés.
[14] Sur ce point comme sur d’autres, on peut supposer que Bastani hésite réellement (il a par exemple soutenu le Brexit, avant de repasser au Remain).