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Silvio Berlusconi, décédé le 12 mai à l’âge de 86 ans, a placé son empire télévisuel au centre de la politique italienne  et a amené l’extrême droite au pouvoir. Prédécesseur de Donald Trump, il incarne plus que tout autre la mise à l’écart de la démocratie par le pouvoir médiatique.

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« La fin d’une époque » : ainsi titrait sur sa « une » le journal La Repubblica en annonçant la mort de Silvio Berlusconi. Le quotidien soulignait ainsi la longévité de son emprise sur la vie publique italienne. Cette présentation de sa stature « historique » était sans doute plus aimable qu’un traitement franc de ses liens avec le crime organisé, de ses abus de pouvoir et de l’utilisation du Parlement pour défendre son empire télévisuel. Pourtant, dire que sa mort marque la fin d’une époque, c’est mal comprendre les changements qu’il a incarnés. De l’actuel gouvernement italien d’extrême droite à la montée du trumpisme aux États-Unis, nous vivons toujours dans le monde de Berlusconi.

La première campagne électorale du magnat des médias, en 1994, a annoncé de nombreux changements qui se sont rapidement répandus dans les démocraties occidentales. Axant sa campagne sur la résistance à une gauche prétendument surpuissante, Berlusconi s’est présenté à la tête non pas d’un parti de masse, mais d’un nouveau véhicule appelé Forza Italia. Ses listes de candidats étaient composées de ses alliés du monde des affaires ; sa campagne s’est déroulée par l’intermédiaire de ses propres chaînes de télévision privées ; et son appel en faveur d’une Italie « libéralisée » et libre-échangiste s’est accompagné de l’utilisation du pouvoir d’État au service de ses propres intérêts commerciaux. En bref, il s’agissait d’une privatisation rampante de la démocratie italienne.

Cela a été possible grâce au pourrissement de l’ordre ancien, manifesté dans un scandale de corruption connu sous le nom de Tangentopoli, qui a détruit les anciens partis de masse entre 1992 et 1994. Dans une atmosphère de perte de confiance populaire dans les institutions, Forza Italia et ses alliés ont prétendu représenter un nouveau mouvement « libéralisateur » ; ils ont dénigré les « politiciens » élitistes. Le MSI (Movimento Sociale Italiano), néofasciste, s’est recréé comme le parti de « la gente » – les gens ordinaires – et non du « tangente » – le pot-de-vin.

Berlusconi, membre de longue date de la loge maçonnique P2 – qui avait, par l’intermédiaire de son associé Marcello Dell’Utri, des liens avec la mafia – était un candidat ironique pour représenter ce changement d’époque. Son règne allait en effet durcir le lien entre le pouvoir de l’État et les intérêts financiers obscurs. Pourtant, la nouvelle droite qu’il dirigeait a réussi à rallier une minorité importante d’Italiens à son projet, gagnant régulièrement le pouvoir alors que la base de la gauche se fragmentait. Si les problèmes juridiques de Berlusconi ont fini par entraver sa carrière politique, il laisse derrière lui une sphère publique abîmée et une droite radicalisée.

La fin de l’histoire

La fin de la guerre froide a joué un rôle décisif dans l’effondrement de l’ancien ordre politique italien et dans la libération des forces qui ont porté Berlusconi au pouvoir. Au milieu du triomphalisme de la « fin de l’histoire » et de ses petites querelles idéologiques, les médias libéraux ont parlé avec enthousiasme d’une opportunité historique : le moment de créer une Italie « moderne », « normale », « européenne », qui pourrait renaître des cendres des anciens partis de masse. 

Les communistes repentis se sont tournés vers les sociaux-démocrates ou les libéraux, et les partis démocrate-chrétien et socialiste, longtemps puissants, ont disparu sous le poids des accusations de corruption. Les massacres orchestrés par la mafia qui ont marqué le début des années 1990 ont rendu plus urgent l’appel à l’assainissement de la vie publique italienne – et à l’imposition de l’État de droit par une administration efficace et rationnelle.

La première incursion de Berlusconi dans l’arène électorale était une réponse à ce même moment de refondation – mais, tout en exploitant également un esprit « post-idéologique », elle pointait dans une direction presque opposée. L’implosion des partis de masse et de leurs racines sociales n’a pas donné naissance à un domaine public moralisé, enfin libéré des réseaux de patronage, mais plutôt à sa capture par ceux qui, comme Berlusconi, détenaient déjà le pouvoir par des moyens non-électoraux. 

Alors que dans les décennies d’après-guerre, le parlement et même la radio et la télévision publiques avaient été dominés par les partis qui avaient mené la résistance contre le fascisme, la situation avait déjà commencé à changer. L’empire commercial de Berlusconi s’est d’abord construit dans l’immobilier, et son expansion dans le Milan des années 1980 lui a permis d’incarner l’esprit d’un hédonisme entrepreneurial dynamique. Grâce à ses liens avec le parti socialiste de Bettino Craxi, il a pu, au cours de ces mêmes années, transformer ses réseaux de télévision locaux en chaînes nationales privées.

L’effondrement des anciens partis a également alimenté un culte des célébrités dans la vie publique, associé à la recherche de leaders « présidentiels » à l’américaine. Bien au-delà de Berlusconi lui-même, une foule d’hommes d’affaires, de juges et de technocrates se sont disputé le contrôle de l’arène électorale en tant que figures supposées « salvatrices », capables de sortir l’Italie des maux des politiciens et de la politique. 

Cette personnalisation de la vie publique a certainement atteint son apogée pendant les neuf années où Berlusconi a été Premier ministre, des mandats disséminés entre 1994 et 2011. Ses propos continuellement sexistes et racistes, sa banalisation du fascisme historique et ses dénonciations des attaques des magistrats prétendument « communistes » qui le poursuivaient ont enragé ses adversaires et attisé sa propre base.

Durant cette période, le centre gauche est régulièrement tombé dans le piège consistant à faire des méfaits personnels du magnat le centre de sa propre action politique – essayant continuellement d’atteindre les secteurs supposées « modérés » de la base de Berlusconi, qui finiraient par se lasser de ses frasques. Ce qui était bien moins remis en cause  – et qui s’est avéré beaucoup plus dommageable pour l’électorat historique de la gauche – c’était la priorité incontestée de la « libéralisation » économique et financière comme modèle pour l’avenir de l’Italie.

Dans une certaine mesure, la corruption personnelle de Silvio Berlusconi a constitué en effet son talon d’Achille politique. En 2013, il lui a été interdit d’exercer une fonction publique à la suite d’une condamnation pour fraude fiscale, ce qui a mis fin à sa position de chef de file de l’alliance de droite et a rapidement ouvert la voie à la Lega de Matteo Salvini. Cependant, au moment où cela s’est produit, le centre gauche avait déjà rejoint un gouvernement dont il faisait partie, car l’imposition de mesures d’austérité après la crise nécessitait de « grandes coalitions » censées dépasser les clivages politiques.

Le virage à droite

Forza Italia n’est plus la force dominante de la droite italienne : elle est aujourd’hui un partenaire relativement mineur de la coalition menée par les post-fascistes de Giorgia Meloni. Des alliés de longue date de Berlusconi, comme Gianfranco Miccichè, patron de longue date du Parti sicilien, ont déjà déclaré qu’il était peu probable que Forza Italia survive à son fondateur-propriétaire historique. Pourtant, si le parti lui-même est à bout de souffle, la transformation berlusconienne de la vie publique italienne est toujours d’actualité.

En effet, l’accent mis sur les intérêts personnels de Berlusconi et sur sa personnalité excentrique pourrait tout aussi bien occulter l’effet plus spécifique qu’il a eu sur le système des partis. Il a lui-même fait éclairé ce point dans un discours prononcé en 2019, dans lequel il s’est vanté de son rôle historique dans la construction de la coalition de droite, alors qu’il n’était déjà plus dans la fleur de l’âge. « C’est nous qui avons légitimé et constitutionnalisé la Lega et les fascistes », a-t-il insisté, en formant un gouvernement avec ces forces en 1994, alors que les partis précédents les avaient refusés en tant qu’alliés potentiels. Il a tenu ces propos dans un discours où il prenait ses distances avec le nationalisme italien « souverainiste » : il a laissé entendre qu’il avait modéré ces forces en les intégrant à des fonctions gouvernementales. Pourtant, le bilan réel est beaucoup plus mitigé.

Après de nombreux changements et des ruptures sporadiques, cette alliance de base – Forza Italia de Berlusconi, la Lega nord-régionaliste et les héritiers du fascisme, aujourd’hui organisés en Fratelli d’Italia – a duré près de trois décennies. Ces dernières années, le magnat s’est présenté comme un garde-fou « pro-européen » contre les tendances « populistes », mais dans l’ensemble, la politique identitaire nationaliste de cette coalition s’est radicalisée, sous la direction de Salvini et maintenant de Meloni.

Cette ouverture relevait en partie du révisionnisme historique et visait à banaliser le bilan du fascisme. Certes, les affirmations du milliardaire selon lesquelles Benito Mussolini « n’a jamais tué personne » étaient offensantes pour les antifascistes et celles et ceux qui se souviennent du régime. Il ne s’agissait pourtant pas seulement du passé, mais aussi de faire de l’Italie et des Italiens des victimes du « politiquement correct de gauche » et d’une hégémonie culturelle qui n’a pas été gagnée dans les urnes. 

Berlusconi a également cherché à modifier ce qu’il a appelé la constitution italienne « d’inspiration soviétique », rédigée par les partis de la Résistance en 1946-47, et à la remplacer par une constitution centrée sur le leader. Aujourd’hui, Meloni promet de poursuivre le même programme : non seulement un révisionnisme historique, mais aussi une liquidation définitive de l’ordre politique d’après-guerre et de ses partis de masse, par le biais d’une réécriture de la Constitution elle-même.

Vendredi, l’animatrice de télévision Lucia Annunziata a affirmé que les projets de Meloni de réécrire le document et de placer la radiotélévision RAI sous le contrôle de ses alliés politiques n’étaient qu’une tentative de créer un « ordre supérieur avec son propre Istituto Luce [la plus ancienne institution publique italienne consacrée à la diffusion de films à des fins éducatives et informatives] ». Elle a comparé de manière exagérée la vision des médias de Meloni au régime fasciste. Pour d’autres, le nouveau gouvernement a fait l’objet de nombreuses comparaisons avec le dirigeant hongrois Viktor Orbán. Mais il est aussi le pur produit d’une histoire italienne plus récente, qui va de la chute de la participation démocratique à la montée d’un nationalisme plein de ressentiment, en passant par un « anticommunisme » qui a longtemps survécu à l’existence réelle des communistes.

Berlusconi n’a certainement pas vidé la démocratie italienne de sa substance à lui tout seul, pas plus qu’il n’est le seul responsable de la montée de l’extrême droite. Mais il en est le représentant emblématique, le visage souriant, la figure à la fois ridicule et sombre, qui a oscillé entre les plaisanteries racistes et la législation réprimant les migrants, les références « indulgentes » à Mussolini et la répression policière meurtrière lors du sommet du G8 à Gênes en 2001. Comme George W. Bush, dont il a soutenu la guerre en Irak en y envoyant les troupes italiennes, Berlusconi sera plus tard comparé positivement à la droite plus dure et plus radicale qui l’a suivi, son amour des caniches bénéficiant d’un espace remarquable sur les chaînes publiques.

Pourtant, loin d’être une période heureuse qui contraste avec les maux d’aujourd’hui, le passage de Berlusconi au pouvoir a engendré les monstres qui ont suivi. La banalisation de son bilan aujourd’hui, en tant que partisan de l’Europe ou de l’OTAN ou même d’opposant au « populisme », montre à quel point le courant politique dominant a basculé vers la droite et quels sont les critères, bien peu exigeants, de la « démocratie libérale ». L’homme Berlusconi est parti, mais nous vivons toujours dans son monde.

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Ce texte est d’abord paru sur Jacobin. Traduit en français par Contretemps.

Illustration : Wikimedia Commons.

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