Lire hors-ligne :

Les partisans de l’Union européenne la qualifient souvent d’antidote au nationalisme. Pourtant, aujourd’hui, l’Union durcit ses frontières contre le monde extérieur. Ses citoyens étant incapables de modifier son orientation économique de base, l’UE est de plus en plus obsédée par l’identité.

Michael Wilkinson propose dans cet article un compte-rendu du livre de Hans Kundnani : Eurowhiteness: Culture, Empire and Race in the European Project (Hurst Publishers)

« Lorsque l’Allemagne a pris la présidence semestrielle de l'[Union européenne] en 2020, elle a choisi le slogan ‘Rendre l’Europe à nouveau forte ensemble' », raconte Hans Kundnani dans son nouveau livre, Eurowhiteness. « En adoptant le slogan de l’administration Trump, ”Make America Great Again”, le gouvernement allemand s’imaginait que cela transformerait sa signification en l’opposé puisqu’il s’appliquait désormais à une région plutôt qu’à une nation. 

Les partisans de l’UE se plaisent souvent à affirmer que le bloc continental est un antidote au nationalisme. Mais Kundnani y voit autre chose : un projet qui se transforme en une politique régionale fondée sur une identité civilisationnelle. Ce régionalisme n’est pas entièrement nouveau, car il s’appuie sur les mythes modernes et prémodernes d’une homogénéité culturelle et d’une supériorité raciale de l’Europe. Il marque cependant une rupture avec le projet civique de l’après-guerre – un tournant qui s’est accéléré au cours des deux dernières décennies, en particulier depuis la crise de la zone euro et l’invasion de l’Ukraine par la Russie. 

Kundnani qualifie cette nouvelle forme politique inquiétante d' »Eurowhiteness ». Il affirme que cette euroblanchité est soutenue non seulement par les suspects habituels du populisme de droite, mais aussi par un centre politique qui a coopté leur rhétorique, défendant une « Europe chrétienne » ou un « mode de vie » européen contre les étrangers, qu’ils soient musulmans, russes ou originaires de pays situés aux frontières de l’Europe. Ainsi chacun renforce l’autre : tout comme de nombreux pro-européens sont prêts à travailler avec les partis d’extrême-droite, de Varsovie à Rome, ces derniers ont repris à leur compte le pro-européanisme dans leur posture identitaire contre les non-Européens. 

Kundnani fait habilement éclater la bulle de ceux qui idéalisent l’UE en tant que projet cosmopolite – une exagération promue par des intellectuels tels que Jürgen Habermas, quand bien même ces derniers soulignent le déficit démocratique et l’économie politique néolibérale de l’Union. Au contraire, le régionalisme européen en est venu à ressembler à un nationalisme « élargi », qui reproduit les pires aspects d’un chauvinisme national excluant et aux frontières rigides, mais sans les facteurs atténuants d’un projet social ou les structures démocratiques nécessaires pour le réaliser. Aujourd’hui, l’opposition traditionnelle entre l’ouverture de l’UE et une histoire spécifique du nationalisme (allemand), qui considère que le nationalisme ne mène qu’à la guerre et occulte son histoire émancipatrice, fait partie du problème.

Approfondissant sa critique du cosmopolitisme de façade de l’UE, Kundnani en diagnostique la cause sous-jacente : la néolibéralisation de l’UE a vidé la démocratie nationale de sa substance, ne laissant dans son sillage que les simulacresde la politique identitaire. S’appuyant sur les puissantes critiques existantes de la légitimité démocratique de l’UE, Kundnani relie la dépolitisation à un renouveau de formes politiques plus inquiétantes basées sur la culture et l’ethnicité, en un mot, fondées sur la « blanchité » comme facteur d’unification. Puisque la promesse d’une Europe civique et démocratique s’est éloignée, l' »euroblanchité » se dresse à sa place.

Missions civilisatrices

De quel type de substitution s’agit-il ? Quel est le lien entre l' »euroblanchité » et le déficit démocratique de l’UE ? Pour y répondre, Kundnani retrace l’histoire longue et évolutive des « missions civilisatrices » européennes. Lorsque les idées médiévales de la chrétienté ont été progressivement remplacées – et sans l’être complètement – par l’idéologie modernisatrice des Lumières et ses conceptions raciales de l’Europe, ont été conservées, et à bien des égards accentuées les conceptions prémodernes d’exclusivité et de supériorité. La « blanchité » est alors devenue synonyme de « civilisé ».

C’est cette vision qui a ensuite été utilisée pour justifier l’expansion impériale, puis le racisme scientifique et l’eugénisme. Cet aspect sombre de l’identité européenne, qui a atteint son apogée dans l’entre- deux-guerres, n’a jamais été totalement exorcisé. Mais Kundnani laisse entendre qu’il y a eu une période d’après-guerre au cours de laquelle a prévalu une éthique civique plutôt que civilisationnelle, qui valorisait la démocratie, l’État de droit et l’économiesociale de marché. 

Selon Kundnani, cette période a atteint son apogée « entre la perte des colonies européennes dans les années 1960 et le début de la crise de l’euro en 2010 ». Avec l’essor du néolibéralisme dans les années 1980 et 1990, et son renforcement à l’aube du nouveau millénaire et pendant la crise financière, cet ethos civique a décliné à mesure que les idées ethniques-civilisationnelles se sont de nouveau imposées.

Kundnani se garde bien de rejeter entièrement les Lumières. Il ne souffre pas non plus de la nostalgie d’un âge d’or qu’aurait représenté l’après-guerre. Au contraire, il suggère que la social-démocratie a dissimulé plutôt que guéri les limites de l’inclusivité européenne. Cependant cela signifie qu’un travail reste donc nécessaire pour établir les liens qu’entretiennent l' »euroblanchité » et la démocratie politique.

La charnière cruciale est la période de l’entre-deux-guerres. Kundnani en évoque les traits les plus saillants. C’est à cette époque, note-t-il, que les arguments des mouvements fédéralistes pro-européens ont émergé pour la première fois. Du point de vue des grandes puissances, les différents nationalismes européens étaient devenus des obstacles à la grandeur de l’Europe, lui interdisant de gouverner le monde au nom de l’humanité. Pour les aristocrates du mouvement paneuropéen, incarnés par Richard von Coudenhove-Kalergi, le nationalisme était ainsi devenu « le fossoyeur de la civilisation européenne » et devait être vaincu.

Le sentiment européiste reflétait également l’anxiété de l’entre-deux-guerres quant au déclin de la civilisationeuropéenne face à la puissance géopolitique croissante des États-Unis et de la Russie. À cette époque, Carl Schmitt a théorisé l’idée d’une Mitteleuropa allemande fondée sur le catholicisme et l’anticommunisme comme antidote au déclin de la civilisation, un trope partagé par de nombreux membres de la droite politique. Les contre-révolutionnaires conservateurs comme Oswald Spengler, dont le Déclin de l’Occident a été publié pour la première fois en 1918, envisageaient les civilisations comme des entités biologiques qui s’élèveraient et tomberaient naturellement. 

Pour qu’un paneuropéanisme réussi se matérialise, l’Afrique devait devenir une source d’acquisition de matières premières et un espace physique d’exploitation concertée pour les nations européennes plutôt qu’un espace de compétition impérialiste à l’image de celui qui avait culminé avec la Première Guerre mondiale. 

Outre les arguments fédéralistes européens qui circulaient dans les mouvements de résistance, vaincus ou apprivoisés au lendemain de 1945, ces idées étaient souvent fondées sur un sentiment de supériorité européenne. Le paneuropéanisme s’est alors transformé en une attitude plus défensive compte tenu de la faiblesse géopolitique relative de l’Europe pendant la guerre froide, une faiblesse exacerbée par la décolonisation. Il est ensuite devenu un article de foi pour les partis de gauche, les eurocommunistes comme les sociaux-démocrates croyant que l’Europe était la seule voie vers le socialisme. 

Que ce soit sous la forme d’un moindre mal par rapport à l’Etat-nation, d’une eschatologie scalaire (a scalarist eschatology) soutenue par la promesse d’une « Europe sociale » du président de la Commission Jacques Delors, ou d’un élan technocratique plus général, l’européanisme a conduit la gauche dans un labyrinthe d’impasses. À la fin du 20e siècle, l’européanisme a pris des formes plus diluées, mais l’Europe a été proclamée comme un modèle pour les nations du monde par des libéraux émerveillés par son soft power et son apparente stabilité politique. 

Nous pouvons entendre les échos de ce sentiment chez ceux qui prétendent que l’adhésion à l’UE est essentielle pour maintenir son influence mondiale ou, du moins, pour endiguer le déclin de cette influence. Mais dans chacun de ces cas, du début jusqu’à aujourd’hui, « le projet européen n’était pas seulement une question de paix, comme les « pro-européens » de l’après-guerre l’ont souvent prétendu par la suite. C’était toujours d’une question de pouvoir ». 

Kundnani fait peu de cas du messianisme des projets de paix, notamment en raison de la violence perpétuée par les principaux États européens après la Seconde Guerre mondiale, en particulier par la France dans sa répression brutale de l’indépendance algérienne et lors la guerre d’Indochine. Avec la fin de « l’ère européenne » du droit international public, remplacée par la nouvelle géopolitique de la guerre froide, l’intégration européenne dans le centre impérial doit être comprise comme un réflexe de la périphérie impériale face à la décolonisation. 

Au fur et à mesure que la France s’inquiète pour ses colonies, elle se tourne alors vers l’intégration européenne pour tenter de maintenir son statut géopolitique. Les possessions coloniales françaises et belges ont d’ailleurs été incluses dans le marché commun, bien qu’avec des restrictions sur la migration de la main-d’œuvre, sorte d’exemple précurseur du programme d’élargissement à l’Est plusieurs décennies plus tard.

Comme le montre Kundnani, malgré l’image qu’elle a d’elle-même et sa rhétorique, l’Europe n’a pas rompu avec sa prétendue mission « civilisatrice » de la fin du XIXe siècle. Elle l’a conservée malgré ses variations en étant convaincue d’avoir pleinement tiré les leçons de l’histoire. L’Holocauste jouera un rôle clé dans cette construction d’une « culture de la mémoire » de l’Europe devenant repliée sur elle-même et cloisonnée, mettant l’accent sur les actes de cruauté commis à l’intérieur, tout en négligeant ceux commis à l’extérieur. 

Le fascisme a, lui, été présenté comme une flétrissure exceptionnelle au sein d’une longue histoire vertueuse, et non comme un phénomène inexorablement enraciné dans son histoire colonialiste, comme l’avait affirmé Hannah Arendt, ou comme un phénomène propre à la civilisation européenne, comme l’avaient suggéré Theodor Adorno et Max Horkheimer. Parallèlement, le nazisme allait également être considéré comme non-exceptionnel, confondu avec un totalitarisme générique englobant l’Union soviétique de Joseph Staline. 

L’UE d’après-guerre est ainsi devenue, selon Kundnani, un « véhicule de l’amnésie impériale », bien qu’il ne la considère pas uniquement sous cet angle. L’UE est en effet également devenue, selon lui, une « mission technocratique ». Il s’agit là d’un point essentiel, puisqu’il conduit naturellement à se demander si un tel état d’esprit technocratique est compatible avec une mission civique démocratique. 

Kundnani considère « le mode de gouvernance dépolitisé incarné par l’UE », ainsi que l’économie sociale de marché et l’État-providence de l’après-guerre, comme des éléments de l’ordre civique. Il considère d’ailleurs plus tard que l’antidote au régionalisme ethnique est une « repolitisation de la politique économique », afin d’inverser le tournant civilisationnel du projet européen. En d’autres termes, une Europe civique doit être une Europe dans laquelle la politique retrouve sa place première et légitime. Quand une telle Europe a-t-elle existé ?

Lignées du néolibéralisme

Kundnani a certainement raison de présenter le glissement de l’Europe vers les politiques identitaires comme une conséquence de la néolibéralisation et de ses tendances à la dépolitisation. Mais ces caractéristiques ne sont pas apparues seulement au cours des dix ou vingt dernières années. Tout en s’intéressant aux lignées plus longues de la « blanchité », du christianisme à l’impérialisme moderne, son livre Eurowhiteness accorde moins d’attention aux lignées à plus long terme du néolibéralisme.

Le paneuropéanisme est apparu pour maintenir la position des élites dirigeantes européennes vis-à-vis non seulement du monde extérieur, mais aussi face à la menace intérieure que représentaient leurs propres classes dominées. Il est donc tout aussi nécessaire de mettre en évidence une autre caractéristique de l’entre-deux-guerres : la peur des élites européennes face à la démocratie de masse et à la souveraineté populaire dans une époque marquée par le suffrage universel et une conscience de classe ouvrière. C’est une période où les libéraux, comme les conservateurs, ont annoncé leur divorce avec la démocratie et où, hier comme aujourd’hui, se sont déclarés prêt à s’allier avec l’extrême droite pour étouffer les voix dissidentes.

L’intégration européenne a été un moyen de limiter l’élan démocratique dès le début de la construction de l’après-guerre, même si elle s’est déroulée sur plusieurs décennies, et en tandem avec d’autres idées et institutions contre-majoritaires dans le processus d’élaboration de la constitution. L’UE n’a non seulement jamais été construite un projet civique, mais a été construite de manière à réprimer cette caractéristique de la vie démocratique.

La politique d’après-guerre en Europe a consisté à contenir les passions politiques et à démobiliser les peuples, dans le cadre d’un libéralisme de la peur de la guerre froide. La voie de la dépolitisation en Europe a pris différentes formes nationales. Mais l’intégration européenne a joué un rôle crucial de consolidation, étayé par divers mythes sur l’effondrement de l’entre-deux-guerres et par un nouvel ensemble de « passions » : la croyance dans l’expertise, ainsi que dans le pouvoir et l’autorité de la loi et des juristes. 

Cette Europe technocratique a été soutenue par la puissance et la technologie de l’impérialisme états-unien tandis que cette vision de l’Europe s’est, elle, appuyée sur une révision historique qui présentait la démocratie comme s’étant suicidée plutôt que d’avoir été sacrifiée d’en haut par des élites craintives. 

Le contexte de la guerre froide invite ainsi à ne pas analyser le projet européen uniquement par rapport à sa dimension externe – le déclin de l’Europe à l’ère de la rivalité des superpuissances – mais aussi par rapport à sa dimension interne, soit la suppression des puissantes forces politiques anti- système. Dans son analyse classique de l’intégration européenne d’après-guerre, l’historien Alan Milward attribue la vision du chancelier ouest-allemand Konrad Adenauer, qui considérait la Russie comme un « pays barbare non européen », à un préjugé racial répandu dans le courant conservateur allemand. 

Mais Adenauer était aussi farouchement anticommuniste, le considérant comme une menace pour la civilisation chrétienne européenne. L’idée de « l’Occident » forgée par la guerre froide a été le creuset de la fusion de ces visions civilisationnelles et idéologiques sous l’égide de la protection militaire des États-Unis et des auspices de l’OTAN, ainsi que des programmes nationaux de déradicalisation.

Dans le récit de Kundnani, l’union du néolibéralisme et de l’euroblanchité ne commence qu’avec la fin de la guerre froide. Il présente le traité de Maastricht, comme dans tant d’autres récits, comme un tournant décisif. Il peut cependant aussi être considéré comme une étape. C’était un tournant vers une voie qui s’enfonçait plus profondément dans la direction déjà empruntée par l’Europe depuis les traités de Paris et de Rome. 

Le néolibéralisme et les nouvelles guerres culturelles

Kundnani fait mouche en soulignant la rupture discordante qui s’est produite après Maastricht. Dans les comptes rendus officiels, l’Europe était proclamée puissance normative, fondée sur les droits fondamentaux et la dignité humaine, capable de promouvoir la civilisation non seulement à l’intérieur de ses propres frontières poreuses, mais aussi dans l’ensemble du domaine des relations internationales. Pendant qu’elle était présentée comme un modèle de cosmopolitisme ouvert, les idées de post-nationalisme et de post-souveraineté commençaient à régner en maître dans les universités.

La réalité politique était très différente. Avec la fin de la guerre froide, une nouvelle version du régionalisme s’est imposée. L’Europe que les pays d’Europe centrale et orientale devaient rejoindre se distinguait alors du libéralismeintégré de sa phase fondatrice. Dans les années 1990, le néolibéralisme était hégémonique et le marché unique était devenu un cheval de Troie qui déstabiliserait les régimes nationaux de protection sociale et de négociation collective. 

Cette histoire est bien connue des spécialistes de l’UE, et en particulier des juristes, étant donné le rôle particulier que la Cour de justice européenne a joué dans la libéralisation du marché en élargissant la libre circulation des facteurs de production. Associée à l’Union économique et monétaire (UEM), l’UE post-Maastricht allait contribuer à déchirer le contrat social d’après-guerre entre le travail et le capital. Au même moment qu’elle organisait l’homogénéisation sur la base du modèle économique anglo-saxon, elle contribuait à accentuer les clivages au sein de l’UE, entre les différents régimes de croissance, et au niveau régional entre le nord et le sud, l’est et l’ouest.

Tout au long de la récente décennie de « polycrise » une Europe plus défensive, instable et anxieuse a émergé. L’UE n’était plus un modèle pour les nations du monde, mais un organisme luttant pour faire face à une série de crises qui, à certains moments, semblaient devenir existentielles. Elle fut présentée comme un compétiteur dans une coursemondiale dans laquelle elle semble faire piètre figure.

La crise de l’euro s’est par exemple présentée comme un moment pour « nager ou couler ensemble », ce qui signifiait pour la chancelière Angela Merkel, soutenue par un bloc de pays liés au modèle économique allemand, s’engager sur la voie de l’austérité et de l’évitement de l’aléa moral, détruisant tout vestige de solidarité internationale. Pour correspondre à l’agenda d’Emmanuel Macron, le projet a ensuite été reformulé en une « Europe qui protège ». Dans lesdeux cas, cela signifiait une UE plus hiérarchique et plus coercitive, alors même que son adhésion rigide au libéralismede marché fut suspendue pendant la pandémie. Il s’agissait également d’une Europe dont les frontières méridionales devenaient de plus en plus dures, avec des conséquences tragiques.

Pour Kundnani, dans cette décennie, la « blanchité » est devenue plus centrale dans le projet européen. Les élites européennes, bien que contestant rhétoriquement la poussée de l’extrême droite sur le continent, ont adopté son cadre de pensée en termes de civilisation et de concurrence. Le parti Fidesz de Viktor Orbán est d’ailleurs resté membre du Parti populaire européen au Parlement européen jusqu’à bien après des années de condamnations virulentes de son action (il l’a finalement quitté en 2021), et son euroscepticisme superficiel a été imité par des formations de droite en Pologne et en Italie. 

Le libéralisme centriste et la droite ont donné l’impression d’une opposition mutuelle tout en s’embrassant dans un tango bien rythmé. Un euroscepticisme mou des populistes de gauche a également vu le jour, tout aussi superficiel mais beaucoup moins efficace pour rentrer dans la danse, la chorégraphie favorisant ses opposants à chaque étape. 

L’incertitude croissante engendrée par le vote du Royaume-Uni en faveur de la sortie de l’UE, l’ébranlement de l’ordre international libéral par Donald Trump et la menace russe croissante ont provoqué un retour à la rhétorique de l’entre-deux-guerres, selon laquelle l’Europe doit exprimer sa propre identité géopolitique et poursuivre son autonomie stratégique, voire sa propre « souveraineté ».

Cette idée, poussée par Macron, n’a pas réussi à émouvoir Merkel et les autres dirigeants européens. Déçu par l’absence de mouvement centralisateur dans la zone euro et les affaires étrangères de l’UE, et confronté à des batailles turbulentes dans sa tentative de néolibéraliser l’économie nationale, Macron s’est tourné vers une guerre culturelle de son cru, pour défendre la République française contre l’islam. « À mesure que la contestation politique se déplaçait des questions économiques vers les questions culturelles, note Kundnani, l’extrême droite s’est renforcée ». 

L’économie politique de l’euroblanchité

Le sous-titre d’Eurowhiteness est Culture, Empire and Race in the European Project (Culture, Empire et Race dans leprojet européen). Cependant, le rôle joué par la race, voire par la « blanchité » elle-même dans le conditionnement de la forme politique de l’Europe, est ostensiblement absent ; le terme fonctionnant plutôt comme une sorte de signifiant négatif. Il ne s’agit pas d’une constante dans les affaires européennes, mais elle n’est pas non plus totalement contingente. Il a une certaine relation de cause à effet avec le néolibéralisme, mais cette connexion est vague dans ses grandes lignes.

L’étiquette « euroblanchité » pourrait suggérer un contraste avec une « blanchité » non européenne différente – une blanchité transatlantique peut-être – mais cette idée n’est pas explorée, pas plus que la question des différences dans le concept de blanchité à travers le continent. Il est significatif que le concept d’euroblanchité ait été inventé initialement par le sociologue hongrois József Böröcz pour signaler une hiérarchie de blanchité au sein de l’Europe, opposant la blanchité de l’Europe occidentale ou septentrionale à la « blanchité sale » de l’Europe centrale et orientale.

Le discours de la blanchité lui-même, comme le note également Kundnani, est né de la tentative de diviser la classe ouvrière dans les États-Unis d’avant-guerre. En termes marxistes traditionnels, il fonctionne comme une idéologie superstructurelle, représentant mais aussi déformant la réalité matérielle sous-jacente de l’exploitation du travail et du conflit de classe. Mais même si Kundnani note que les origines de la blanchité résident dans une stratégie de la classe dirigeante visant à diviser les classes dominées et à entraver leur solidarité, le concept de classe n’est pas réellement évoqué dans son livre.

Tout au long de la crise de l’euro, le mouvement politique grec contre le régime d’austérité de l’UE a été micromanagé et effectivement détruit, même s’il s’est en grande partie autodétruit. Dans le même temps, le centre et la droite ont uni leurs forces, combinant néolibéralisme et culturalisme, comme l’affirme Kundnani. Cependant, Eurowhiteness ne prend pas en compte une grande part de l’économie politique des hiérarchies qui ont imprégné l’UE depuis la réunification allemande et l’introduction de la monnaie unique. 

Le néocolonialisme interne qui a émergé de la crise de l’euro, exacerbant les clivages entre débiteurs et créanciers, ainsi qu’entre le nord et le sud, l’est et l’ouest, est évoqué, mais les répercussions sur la politique intérieure ne sont pas pleinement intégrées dans l’analyse. Un fait surprenant alors que Kundnani a fourni une contribution de premier plan sur la question de la semi-hégémonie allemande dans d’autres ouvrages. 

Le concept d’ »euroblanchité » se résume donc à désigner l’idéologie ou le discours associé à ceux qui prônent un régionalisme européen basé sur l’ethnicité ou la religion. Il est aussi un moyen pour Kundnani de critiquer l’hypocrisie des élites européennes, et pour déboulonner le mythe de l’Europe cosmopolite. Invoquer l' »euroblanchité » dans ce second sens revient à jeter un regard sceptique sur le projet. Mais cela est renforcé par l’affirmation positive de Kundnani selon laquelle en quittant l’UE, l’opportunité, au moins pour le Royaume-Uni, est de devenir moins « blanc ». 

Qu’est-ce que cela signifie vraiment, au-delà des slogans creux de la « Grande-Bretagne globale » évoqués par certains Brexiteers ? Pour Kundnani, c’est une opportunité pour un rééquilibrage, non seulement en termes de remboursement de la dette historique envers le Commonwealth et d’encouragement de l’immigration extra-européenne, mais aussi en termes de repolitisation de la société. 

L’argument conceptuel est ici plutôt implicite. Kundnani oppose ici le régionalisme ethnique à un régionalisme démocratique. Cette bifurcation fonctionne en suggérant d’opposer ethos civilisateur illibéral et ethos civique libéral. Mais il existe également un ethos civique-républicain, qui donne lapriorité au citoyen en tant qu’animal politique, ou dans un modèle représentatif, qui donne la priorité aux partis politiques en tant que médiateurs entre l’Etat et la société.

Un régionalisme civique de type républicain est-il vraiment possible ? Les diverses échecs à créer un « demos » européen ou même simplement de résoudre le déficit démocratique de l’UE suggèrent qu’il s’agit d’une tâche ardue. Mais pourquoi la sortie d’un bloc régional rendrait-elle plus probable la possibilité d’une vie civique dynamique ? Pourquoi ne pas revenir à un nationalisme ethnique « en petit » ?

La démocratie comme antidote à l’euroblanchité

La réponse – qui a échappé à certains commentateurs de l’ouvrage – réside dans la démocratie et la politique, et elle exige que l’on explique comment les idées de l’Europe de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre les ont réprimées. Kundnani note que le régionalisme ethnique est inversement lié à la politisation. Il n’est pas vrai que si l’UE fonctionnait comme elle est censée le faire, elle serait un paradis cosmopolite ; que sans l’hypocrisie de ses élites, ses déficiences seraient surmontées. Elle fonctionne précisément comme elle est censée le faire, avec bien sûr des dysfonctionnements involontaires, petits et grands.

Kundnani rejette l’idée selon laquelle le Brexit doit être considéré sous l’angle culturel ou économique, ou même sous l’angle d’une combinaison des deux. En réalité, affirme-t-il, les questions politiques ont dominé ; le Brexit était fondamentalement une question de démocratie et de souveraineté populaire. Les inquiétudes concernant la souveraineté indiquent moins un « réflexe autoritaire », comme l’ont vu certains qui ont considéré le Brexit à travers le prisme du « populisme », qu’un « réflexe démocratique » et en particulier « le sentiment que la démocratie a été vidée de sa substance ». Pour certains citoyens britanniques au moins, le Brexit n’était pas tant l’expression d’une colère blanche que l’inverse : le rejet d’un bloc lui-même perçu comme raciste.

Kundnani ne présente pas le Brexit non plus comme une panacée ; il pourrait bien n’être qu’une condition nécessairemais loin d’être suffisante pour restaurer un nationalisme civique. Cependant il indique peut-être ce qui serait nécessaire : un universalisme alternatif, inter-national et re-politisé, qui s’oppose à l’UE et nécessite très probablement une rupture avec elle. 

Dans son analyse classique de l’eurocentrisme, le marxiste égyptien Samir Amin note que les classes dirigeantes périphériques sont liées au système impérialiste parce que l’impérialisme reproduit les conditions matérielles de leurs positions de pouvoir vis-à-vis de leurs propres populations. Amin prend soin de ne pas simplement remplacer l’eurocentrisme par une image inversée du monde qui donne la priorité aux non-Européens, mais de critiquer l’eurocentrisme en tant que forme de « culturalisme ».

Cette critique a pour objectif d’éviter la descente dans le relativisme ou l’esprit de clocher, et d’appeler à un « universalisme universel » plus complet, comme le fait Kundnani. Pour Amin, c’est un appel à s’émanciper du systèmedu capitalisme mondial. Pour naviguer dans cet ensemble complexe, il développe le concept d’une « seconde modernité », c’est-à-dire la modernité de Marx et de la démocratie radicale, par opposition à la version bourgeoise qui promettait la liberté pour tous, mais ne la permettait qu’à quelques-uns.

Cela permet de mettre en évidence un point essentiel. La racialisation elle-même est une voie vers la dépolitisation. L’antidote à l’euroblanchité est une dialectique politique où les différences – de classe, de race, de genre – peuvent être débattues, discutées et déterminées démocratiquement. Si, dans un sens important, l’UE fonctionne exactement comme elle était censée le faire, le problème est moins la blanchité de l’Europe que son appartenance à l’UE : la combinaison d’idées et d’institutions qui sert à limiter la démocratie d’une manière de plus en plus autoritaire. 

*

Illustration : Wikimedia Commons. 

Lire hors-ligne :