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Les élections européennes approchent mais, pour diverses raisons, la question européenne a été peu abordée durant la campagne et un consensus mou semble s’être imposé : chaque force politique prétend faire évoluer l’Union européenne dans le sens de la ligne qu’elle défend (libéral-autoritaire, libéral-xénophobe, social-libéral, etc.). L’UE pose néanmoins un problème spécifique pour la gauche car elle constitue un verrou institutionnel majeur, au sens où aucune politique de rupture avec le néolibéralisme ne pourra s’opérer sans rupture avec l’UE.

Dans cet article, Marlène Rosano-Grange pose la question des rapports entre l’Union européenne (UE) et les États, et en particulier celle de leurs pouvoirs respectifs. Cela soulève immanquablement le problème de la présence des intérêts du capital et des travailleurs aux différentes échelles, donc non seulement les échelles de pouvoir mais aussi celles des luttes populaires. Pour le dire autrement : à quelle échelle ces luttes ont des chances de produire des effets positifs pour les classes exploitées et opprimées ?

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Les élections du Parlement européen du 8 et 9 juin 2024, de la seule institution élue au sein de l’Union européenne (UE), représentent une opportunité rare d’avoir une influence sur les politiques produites par cette organisation régionale. Les enjeux sont de taille : l’approfondissement de la libéralisation des économies induite par les accords de libre-échange qui se multiplient entre l’UE et les autres régions du monde (MERCOSUR, Etats-Unis, etc.), la mise en concurrence des classes laborieuses et l’harmonisation par le bas des conditions de travail qui en résulte, la privatisation des services publics, le traitement interne et externe des migrants, la guerre en Ukraine et en Palestine, parmi d’autres.

Dans la gestion de ces affaires, le Parlement européen a la capacité de bloquer, d’amender et de voter les projets de directives qui émanent de la Commission et d’attirer l’attention, en tant qu’unique institution élue et légitime, des autres organes décisionnels de l’UE. Ainsi, le Parlement européen a adopté en 2002 une résolution demandant la suspension de l’accord d’association entre l’UE et Israël signé le 20 novembre 1995. Tout récemment, en février, il a adopté la directive européenne relative au statut des travailleurs des plateformes en Europe, notamment grâce au travail de l’eurodéputée de la France insoumise Leïla Chaibi et aux nombreuses mobilisations des travailleurs concernés. 

Malgré cette capacité de contestation, force est de constater que ces élections attirent peu l’attention des électeurs·rices, en particulier celles et ceux des classes populaires, qui ne se sentent pas concerné·es. Aux dernières élections de 2019, si les journalistes n’ont cessé de commenter que le taux de participation était en hausse (à raison), celui-ci n’a, en réalité, franchi la barre des 50% que de 0,66% – cela malgré la conjoncture politique agitée, particulièrement en France avec le mouvement des Gilets jaunes, les manifestations en défense des services publics ou les luttes lycéennes en faveur du climat.

Un premier élément d’explication de cette faible participation tient dans ce constat simple : les luttes populaires ne se réfractent que très faiblement dans les institutions européennes. L’on pourrait objecter que cette situation n’est pas propre à l’UE et que l’on assiste à un tournant autoritaire plus général qui concerne aussi les États, dont les origines remontent à la mise en place des réformes néolibérales au début des années 1980. 

Cet article propose alors de poser la question cruciale de l’échelle du pouvoir au sein de l’UE, et donc, indirectement, des luttes. Il commence par une analyse de la prise de décision, formelle et informelle, au sein de l’UE et montre à ce propos que l’opposition entre États et UE ne tient pas, à l’aide d’une approche des institutions inspirée des travaux de Nicos Poulantzas. Dans un second temps, il invite à observer les intérêts économiques cristallisés dans ce Gouvernement de l’UE et les effets des luttes transnationales à l’échelle européenne. 

À l’UE l’économie, aux États le social 

Afin d’avoir un premier aperçu de la répartition des compétences entre l’UE et les États membres, l’on peut se pencher sur les traités européens, qui attestent de la cristallisation d’un rapport de force à un moment précis. Le traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE), dit « traité de Lisbonne », de 2009 indique que les compétences exclusives de l’UE (où l’État n’est pas habilité à légiférer en dehors des institutions européennes) sont les suivantes (art. 3) : le commerce, la monnaie unique, la politique de concurrence (et la pêche). À l’inverse, les compétences partagées et d’appui (art. 6) – qui relèvent majoritairement des États membres – concernent respectivement : 

« a) le marché intérieur; b) la politique sociale, pour les aspects définis dans le présent traité; c)la cohésion économique, sociale et territoriale; d) l’agriculture et la pêche, à l’exclusion de la conservation des ressources biologiques de la mer; e) l’environnement; f) la protection des consommateurs; g) les transports; h) les réseaux transeuropéens; i) l’énergie; j) l’espace de liberté, de sécurité et de justice; k) les enjeux communs de sécurité en matière de santé publique » – compétences partagées listées dans l’article 4 ; 

« a) la protection et l’amélioration de la santé humaine; b) l’industrie; c) la culture; d) le tourisme; e) l’éducation, la formation professionnelle, la jeunesse et le sport; f)la protection civile; g) la coopération administrative » – compétences d’appui listées dans l’article 6[1]

D’emblée, il apparait que les compétences exclusives de l’UE concernent le domaine économique et s’adressent principalement aux entreprises (commerce, concurrence et monnaie) tandis que les compétences des États relèvent du domaine social qui intéressent surtout les classes populaires. Or, dans la hiérarchie des normes, le droit européen prime sur les droits nationaux. La supériorité du droit européen est garantie par plusieurs mécanismes juridiques – dont son effet direct sur les législations nationales et le risque de sanctions si l’État tarde à transposer une directive.

Très concrètement, cela signifie que les politiques sociales (de santé publique, la retraite, le droit du travail, l’éducation, parmi celles listées dans les articles 4 et 6 du TFUE) doivent respecter le droit de la concurrence (des services publics notamment) et les critères de convergence sur lesquels est construite l’Union économique et monétaire (UEM) – un déficit public inférieur à 3% du PIB, une dette inférieure à 60% du PIB, et une inflation en dessous de 2%. Cet impératif de compétitivité, par rapport aux politiques sociales, est d’ailleurs clairement affirmé dans l’article 151 du TFUE : « À cette fin, l’Union et les États membres mettent en œuvre des mesures qui tiennent compte de la diversité des pratiques nationales, en particulier dans le domaine des relations conventionnelles, ainsi que de la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie de l’Union »[2]

La priorité donnée à cet objectif se traduit dans le fonctionnement des institutions européennes. Ainsi, la seule institution élue au suffrage universel direct, le Parlement européen, n’a pas la possibilité de proposer de lois ; elle ne peut que voter/amender/rejeter les projets émanant de la Commission, avec le Conseil de l’UE (représentant les États membres). La politique monétaire est conduite par une institution, la Banque centrale européenne (BCE), dont le statut garantie la totale indépendance par rapport aux Gouvernements. Enfin, les domaines couverts par le dialogue social européen (entre Business Europe, la Confédération européenne des syndicats et la Commission) n’incluent pas les questions macroéconomiques générales de l’UE.

Ainsi, le droit européen fait apparaître une hiérarchie des compétences entre l’Union et les États membres de laquelle en découle une hiérarchie entre les politiques économiques et sociales, soit entre les intérêts des patronats et ceux des travailleurs. En s’arrêtant à une analyse purement formelle, on pourrait en déduire que les États sont inféodés à l’UE (souvent résumée à « Bruxelles »). En réalité, ces derniers sont bien partie prenante de cette hiérarchie dans les priorités politiques de l’UE. 

Le rôle des bureaucraties nationales et européennes

La sociologie politique de l’UE[3] met en exergue le rôle des lieux de pouvoir informels, dépassant ainsi une lecture purement juridique des institutions. Ces sociologues montrent, particulièrement depuis la crise de la zone euro de 2008, que l’opposition entre l’Union et les États ne tient pas. En effet, les États forment, avec les institutions supranationales, un « gouvernement de l’euro » informel, qui agît en dehors du cadre institutionnel. Son rôle consiste à surveiller les politiques économiques des États membres afin qu’ils respectent les critères de convergence de l’UEM, des « finances publiques saines » pour une « concurrence saine ».

Plus précisément, ce « gouvernement de l’euro » est composé d’une multiplicité d’acteurs qui agissent dans les services financiers des institutions européennes et des États, à savoir : les direction des Trésors publics, les banques centrales nationales et européenne, la direction générale Affaires économiques et financières (DG-ECFIN) de la Commission, l’Eurogroupe (réunissant les ministres des Finances des 20 pays de la zone euro, un membre de la BCE et de la Commission, souvent le vice-président chargé des Affaires économiques), etc. En bref, il s’agit de forum de décision ad hoc composés d’agents nationaux et supranationaux, non élus, qui relèvent des directions financières de leurs institutions.

D’un point de vue sociologique, ce groupe social se caractérise notamment par des croyances partagées dans les vertus de l’économie néoclassique, une socialisation commune autour du dogme néolibéral, un traitement technique de questions politiques grâce à un système de classification, de recommandations et de sanctions et par la longévité de l’occupation de leur poste. À titre d’exemple, Marco Buti entre en 2003 à la DG ECFIN de la Commission et il en sort directeur en 2019[4]

Ce « gouvernement de l’euro » correspond en fait à une nouvelle échelle de régulation, créée dans le contexte des mobilisations qui ont embrasé toute l’Europe (voire le monde), en particulier dans les périphéries les plus touchées par la crise, afin de contourner les gouvernements de gauche démocratiquement élus (dans les pays d’Europe du sud) ainsi que la lenteur de l’appareil bureaucratique bruxellois.

Les décisions prises à cette échelle s’imposent aux autres acteurs du Gouvernement de l’Union européenne, à savoir les ministères sociaux (qualifiés de « dépensiers ») mais aussi ceux des Affaires étrangères (remplacés par leurs homologues au Trésor), la direction générale des Affaires sociales de la Commission (la seule de cet organe en lien avec les syndicats), les partis politiques qui ont une ambition autre que celle de faire de l’austérité budgétaire, les parlements – nationaux et européen -, souvent consultés après coup et les syndicats (en lien avec le Parlement européen dans le cadre des réunions mensuelles). Autrement dit, les institutions perdantes sont celles de la démocratie, où s’expriment, en partie, les intérêts des classes populaires. 

Si l’UE est actuellement l’espace le plus intégré économiquement du monde, cette hiérarchie entre compétences économiques et sociales au sein du « gouvernement de l’euro » est particulièrement marquée. Néanmoins, ce processus n’est ni nouveau, ni propre à l’espace européen. Sans rentrer dans le détail, nombreux sont les travaux qui mettent en évidence comment, lors de la crise mondiale du fordisme des années 1970, des groupes d’intérêts unis par la volonté de libéraliser les économies et de s’implanter dans plusieurs pays ont pensé la question de l’échelle internationale, d’un point de vue stratégique, afin de contourner les institutions démocratiques, à commencer par l’échelle nationale à cette époque dominée, au Nord comme au Sud, par des forces sociales-démocrates[5]

Dès les années 1970, le penseur marxiste grec Nicos Poulantzas avait déjà remarqué ce phénomène à partir de l’observation de la Commission trilatérale, un think tank transatlantique considéré comme un foyer potentiel d’organisation des intérêts néolibéraux à l’échelle transnationale[6]. Ce penseur avait aussi déjà théorisé le rôle nouveau des ministères des Finances dans la prise de décision transnationale :

« Des pans entiers de l’appareil administratif, des ministères comme celui de l’Industrie ou des directions entières du ministère des Finances en France, le Commissariat au Plan, etc., sont structurellement organisés comme réseaux de présence spécifique des intérêts hégémoniques au sein de l’État » [7].

Il apparaît alors que la sociologie matérialiste des institutions de Nicos Poulantzas peut s’avérer utile à l’heure de penser le lien entre l’État et l’Union. Le concept de « sélectivité structurelle » désigne un ensemble de pratiques qui filtre les résultats possibles d’une décision à la faveur de la tendance dominante[8].

Appliquée à l’intégration régionale, il ressort alors que le « Gouvernement de l’euro » ou plus largement l’Union européenne est structurellement favorable aux intérêts des patronats et structurellement défavorable aux intérêts des travailleurs. Mais le concept de Poulantzas permet d’aller plus loin. Si l’on transpose sa définition de l’État – comme « condensation matérielle d’un rapport de force entre les classes et fractions de classe[9] », sous l’hégémonie de l’une d’entre elles – à l’Union européenne, on peut s’intéresser aux intérêts économiques précisément représentés en son sein. 

Un patronat transatlantique hégémonique 

Dès la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (1951), le patronat industriel, hégémonique à cette époque, s’organise à l’échelle européenne au sein de l’Union des industries des pays de la communauté européenne (UNICE), agissant surtout à partir de la fondation du Marché commun en 1958. La Commission européenne, en manque d’expertise, sollicite dès le début les conseils de l’UNICE, parmi d’autres fractions de patronats. A l’inverse, les syndicats peinent à inscrire leur activité à l’échelle transnationale et ce n’est qu’en 1973 qu’est fondée la Confédération européenne des syndicats, à partir des comités de coordination européens de confédérations internationales.

Cette différence de temporalité est un premier indicateur de l’inégale représentation des intérêts à l’échelle européenne. Aujourd’hui, le grand patronat européen s’organise, en majorité, au sein de la table ronde des industriels européens (« ERT » en anglais). Fondé en 1983 par les patrons des plus grandes multinationales européennes (Visse Dekker de Philips, Umberto Agnelli de Fiatou encore Pehr G. Gyllenhammar de Volvo), ce lobby acquiert un rôle considérable auprès des institutions européennes. De nombreux travaux ont montré que les rapports de l’ERT étaient repris, parfois mot pour mot (autour de la notion de compétitivité : « consolidation budgétaire », « réformes structurelles », « déréglementation »), par la Commission dans ses rapports, ses propositions d’actes législatifs, et par les négociateurs des traités, au moins depuis l’Acte unique de 1986[10].

Toutefois, il ne faudrait pas déduire de l’appellation « table ronde des industriels européens » que ces patronats sont purement européens, ni purement industriels. Plusieurs travaux ont montré qu’à l’heure du capitalisme financiarisé, la propriété des grandes entreprises européennes se transforme. Elle est de plus en plus diluée au sein des acteurs de la finance situés notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, à l’instar des investisseurs institutionnels. Cela conduit à une fusion des intérêts entre ces intermédiaires financiers européens et étasuniens et les gestionnaires européens du capital industriel[11].

Par exemple, l’ERT, et notamment les grandes entreprises allemandes dont Bayer et Siemens, se sont jointes aux banques et autres institutions financières européennes et étasuniennes dans leur opposition à la première proposition de taxe Tobin faite par la Commission, car cela leur aurait coûté des centaines de millions d’euros[12]. Plus fondamentalement, les élites politiques au pouvoir aux États-Unis ainsi que les grandes banques et industries ne s’opposent pas à la mise en place de la monnaie unique au début des années 1990, dont les conditions, telles que la libéralisation non pas européenne mais mondiale (dite « élargie ») des capitaux, garantissent l’accumulation de la première économie mondiale[13].

En conclusion, ces auteurs montrent que la classe sociale hégémonique au sein de l’Union européenne est celle d’un patronat européen, industriel et financier, intégré au capital financier étasunien. Ses intérêts s’expriment alors de façon majoritaire, en contradiction avec d’autres groupes sociaux minoritaires, au sein de l’appareil bureaucratique européen et notamment dans les compétences exclusives. Pourtant, cette dynamique d’accumulation transnationale à l’échelle européenne n’implique pas le capital des différents États de façon homogène : les capitalismes nationaux ne s’expriment pas à égalité au sein des chaînes de valeurs, et il n’existe pas une classe capitaliste transnationale unifiée qui exploiterait une classe travailleuse européenne. 

Le développement inégal du capitalisme européen et des luttes sociales 

Les politiques de libéralisation des économies, à l’échelle européenne et internationale, amènent les États à adopter des stratégies de compétitivité nationale orientées vers l’offre (de dumping social et fiscal). À ce propos, l’économiste matérialiste Joachim Becker parle de « course au nationalisme économique »[14]. Les États ne disparaissent pas dans la mondialisation. Bien au contraire, ils sont nécessaires à la structuration des économies pour attirer les capitaux. Il en résulte un développement inégal, particulièrement au sein de l’espace européen, selon une logique dite « centre/périphérie ».

Plus précisément, un centre (autour de l’Allemagne, le Benelux, l’Autriche, la France, le nord de l’Italie) se développe par une production industrielle orientée vers l’exportation, y compris de capital, vers deux périphéries, financiarisées, en Europe du Sud, ainsi que, depuis les années 1990, en Europe du Sud-Est et aux Pays baltes. Un seul indicateur en atteste : à travers les désalignements des taux de change induits par l’euro, chaque année, les pays de la périphérie comme la Grèce, l’Espagne ou le Portugal versent entre 5 et 10 % de leur PIB au centre. Inversement, au centre, des pays comme l’Allemagne reçoivent chaque année une subvention de 8 % de leur PIB[15]

En conséquence de ce développement inégal, les subjectivités politiques sont différentes et les luttes ne sont pas synchrones. Le meilleur exemple est sans doute celui de la crise de la zone euro. Celle-ci affecte d’abord les pays du centre, dont l’Allemagne, qui observent une contraction forte à la fin de 2008 mais un redressement rapide, dès la fin de 2009. L’effondrement dans la périphérie financiarisée du Sud Est, en lien avec la fuite des capitaux vers le centre, survient en 2009, tandis que dans la périphérie de l’Europe du Sud il advient une année plus tard car leur appartenance à la zone euro les a protégés dans un premier temps.

Tout comme le rythme de la crise, les solutions dépendent des équilibres internes propres aux pays. Les politiques « anti-crise » ont été différentes et décalées : en Allemagne, un soutien massif au secteur financier et des mesures anticycliques limitées permettent de renforcer l’orientation néo-mercantiliste du pays et des politiques salariales moins strictes qu’en France par exemple. Dans les périphéries, les programmes d’austérité sont plus restrictifs au Sud, modifiant par exemple le droit relatif aux conventions collectives, qu’à l’Est, qui bénéficie du nouvel essor de l’industrie d’exportation allemande.

Il en résulte que le mouvement social suit le rythme de la crise. Il a été plus fort à la périphérie qu’au centre (touché plus tôt) mais plus limité à l’Est qu’au Sud, sauf en Roumanie. Dans les pays de l’Est, les revendications sont orientées contre les anciens partis de Gouvernement d’obédience sociale-libérale et causent un déplacement vers la droite, autour de Fidesz en Hongrie (2010) et de Prawo i Sprawiedłiwość (PiS : Droit et justice) en Pologne (2015), parmi d’autres. Le mouvement social éclate plus tard au Sud et il se cristallise par l’avancée de la gauche au pouvoir : Syriza gouverne en Grèce (2015) ; Podemos (issu du mouvement des Indignés) atteint des scores électoraux similaires à ceux du PSOE ; le parti socialiste revient au pouvoir au Portugal soutenu par le Bloco de Esquerda (Bloc de gauche) et le Parti communiste (2015).

Ainsi, le développement inégal au sein de l’espace européen explique la difficulté d’organiser un mouvement social à l’échelle transnational et d’impacter les institutions européennes, à la différence du grand patronat européen qui s’organise relativement facilement pour y promouvoir ses intérêts. Le concept de « césarisme bureaucratique » formulé par les chercheurs Razmig Keucheyan et Cédric Durand à partir des travaux de Gramsci semble particulièrement pertinent pour comprendre les implications politiques de cette capacité inégale de mobilisation entre travailleurs et patronats[16].

À la différence de l’État qui est une « condensation d’un rapport de classes » impliquant les classes dominées (qui continuent de s’organiser à l’échelle nationale), le sommet de la pyramide du pouvoir au sein de l’UE – les compétences exclusives – ne leur est pas accessible. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas transposer directement la théorie de Poulantzas de l’État à l’UE et, par là même, la stratégie de « voie démocratique » (de transformation interne des institutions appuyée par des mobilisations externes). 

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Illustration : Wikimedia Commons.

Notes

[1] Voir ces articles dans le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne disponible au lien suivant.

[2] Ibidem.  

[3] Parmi les analyses sociologiques, on relèvera les travaux particulièrement stimulants de l’équipe constituée autour d’Antoine Vauchez, ceux d’Andy Smith ou encore de Sylvain Laurens, qui décryptent les lieux de pouvoir au sein de la prise de décision européenne, en les mettant en lien avec le lobbying d’acteurs économiques précis. Voir, par exemple, le numéro spécial « La socio-histoire de l’intégration européenne » de la revue Politique européenne dirigé par Yves Deloye (2006) et les ouvrages suivants : Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Marseille, Agone, 2015 ; Andy Smith. Le Gouvernement de l’Union européenne. Une sociologie politique, Paris, LGDJ, 2010Sur une perspective d’économie politique, voir : Christakis Georgiou, Les grandes firmes françaises et l’Union européenne : économie politique de la construction du capitalisme européen intégré, de l’Acte Unique à la crise de la zone euro, Vulaines-sur Seine, Éditions du Croquant, 2016. 

[4] Guillaume Sacristie, Antoine Vauchez, « Comment l’euro a changé à l’Europe », Alternatives économiques, vol. 82, n° 2, 2019, p. 8-21. 

[5] Par exemple, sur le rôle de la Commission trilatérale comme intellectuel organique collectif du néolibéralisme, voir : Stephen Gill, American Hegemony and the Trilateral Commission, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. Sur le rôle des institutions financières internationales : Yves Dezalay et Bryant G. Garth, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d’État en Amérique Latine, entre notables du droit et « Chicago Boys », Paris, Seuil, 2002 ; Vincent Gayon, Épistémocratie : enquête sur le gouvernement international du capitalisme, Paris, Raisons d’Agir, 2022. Sur le rôle des ministres des Finances : Benjamin Lemoine, L’ordre de la dette, Paris, La Découverte, 2016.

[6] Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, PUF, 1978, p. 168. La Commission trilatérale est un think tank fondé par David Rockefeller en 1973 afin de regrouper les dirigeants politiques et les patrons de multinationales sur une ligne transatlantique néolibérale, c’est-à-dire prônant la libéralisation des capitaux et la protection de la libre concurrence à l’échelle internationale. 

[7] Ibid. p. 250. 

[8] Ibid., p. 147, 151.

[9] Ibid., p. 141.

[10] Benjamin Bürbaumer, « TNC Competitiveness in the Formation of the Single Market: The Role of European Business Revisited », New Political Economy, 2020, p. 631-645 ; Cédric Durand, Razmig Keucheyan, « Financial Hegemony and the Unachieved European State », Competition & Change, 2015, p. 129-144. 

[11] Tristan Auvray, Cédric Durand, « Un capitalisme européen ? Retour sur le débat Mandel-Poulantzas », in Jean-Numa Ducange, Razmig Keucheyan (dir.), La fin de l’État démocratique : Nicos Poulantzas, un marxisme pour le XXIe siècle. Paris, PUF, 2016, p.142-161. 

[12] Cédric Durand, Razmig Keucheyan, « Financial hegemony and the Unachieved European State », Competition & Change, 2015, p. 129-144.

[13] Alan Cafruny, « Europe, the United States, and Neoliberal (Dis)Order: is There a Coming Crisis of the Euro? » in Alan Cafruny, Magnus Ryner (dir.), A ruined fortress? : neoliberal hegemony and transformation in Europe, New York, Rowman & Littlefield, 2003, p. 285-306. 

[14] Pour ce paragraphe, voir Joachim Becker, « Développement inégal et mobilisation inégale au sein de l’Union européenne » in Benjamin Bürbaumer, Alexis Cukier, Marlène Rosato, Europe, alternatives démocratiques. Paris, La Dispute, 2019, p. 92-113. 

[15] Benjamin Bürbaumer, « Autodétermination et nationalisme », in Europe, alternatives démocratiques, op. cit., p. 75-92.

[16] Cédric Durand, Razmig Keucheyan,« Financial Hegemony… », art. cit..

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