À propos de l’« extrême centre »
« Extrême centre » : l’oxymore fait mouche. Surtout lorsque l’actualité gouvernementale française nous en fournit de splendides incarnations… Mais précisément : s’agit-il seulement d’une expression bien sentie, bien que formellement peu originale (elle n’est pas sophistiquée, pas très difficile à « trouver »), ou peut-elle prétendre au titre de concept ?
La question se pose dans la mesure où la formule, en raison même de son manque d’originalité formelle, n’est pas vraiment de nature à être associée nommément une fois pour toutes. Elle est d’ailleurs employée sans être forcément attribuée à quelqu’un en particulier, même si, comme on va le voir, on doit à Tariq Ali puis à Alain Deneault de lui avoir donné une visibilité, sinon une consistance particulières. Avant eux, l’expression se rencontre ici ou là, sans être courante pour autant. En 2006, c’est par exemple l’insubmersible Alain Duhamel (on est loin de Tariq Ali et Alain Deneault…) qui pouvait considérer alors que François Bayrou « inventait » l’extrême centre.
En outre, il s’avère que l’historien Pierre Serna utilise et même théorise la notion dans son livre La République des girouettes (dont le sous-titre contient l’expression « extrême centre »). Il le fait cependant dans un tout autre contexte, celui de l’histoire politique et plus particulièrement du parlementarisme bourgeois de la France des années 1810, pour désigner une « idéologie sans discours politique », une « opinion du pouvoir exécutif sans configuration exacte », quoique radicale à sa manière. La notion donne lieu à des discussions historiographiques ; c’est du reste en ce sens qu’on trouve une notice « extrême centre » sur Wikipédia. On peut sans doute établir des ponts avec la période actuelle (il s’agit d’une stratégie revendiquant la modération raisonnable contre les passions partisanes, etc.), mais c’est tout de même au risque de l’anachronisme et, peut-être, de la perte du sens précis qu’a voulu lui donner P. Serna. D’ailleurs, l’historien évoque lui-même d’autres formulations ou usages (comme celui d’ « extrémisme du centre » chez Leonardo Sciscia) et invite à la prudence et à la distance dans le maniement de l’expression. Quoi qu’il en soit, c’est à un autre usage de l’expression que je me réfère ici, en même temps qu’à une autre conjoncture politique, la nôtre.
L’extrême centre selon Tariq Ali
Figure de la gauche intellectuelle britannique depuis plusieurs décennies, Tariq Ali a récemment remis en selle l’expression d’extrême centre. C’est à lui qu’on se réfère généralement aujourd’hui lorsqu’on l’utilise, quitte à ne pas renvoyer à une source précise. Il n’est peut-être pas inutile de revenir sur la façon dont il emploie cette notion dans un livre du même nom sorti chez Verso en 2015 et non traduit en français.
De ce livre dédié à Hugo Chávez en tant que « premier dirigeant d’un mouvement qui a battu l’extrême centre », il faut d’abord dire qu’il est centré sur le cas britannique. T. Ali précise que cette focalisation s’explique par des raisons tant personnelles (c’est là qu’il vit) que collectives (le caractère précurseur en la matière du New Labour, auquel est consacré un petit poème de Ian Birchall placé en annexe). La notion a toutefois une validité plus large : l’auteur l’applique explicitement à l’Europe (la « maison mère » [mother ship] de l’extrême centre, écrit-il) et à l’Amérique du Nord. Le livre évoque ainsi le cas de la France sous François Hollande dans les chapitres 3 et 4. Cependant ces autres situations nationales ne sont guère approfondies et c’est bien la Grande-Bretagne qui est au cœur du livre, comme l’illustrent les titres des deux premiers chapitres (respectivement « English Questions » et « Scottish Answers »).
Que faut-il entendre par « extrême centre » ou « centre extrême » ? Les trois passages qui suivent – l’un issu de l’introduction, le suivant débutant le premier chapitre, le dernier se trouvant dans le chapitre 5 – sont sans doute ceux qui s’approchent le plus d’une définition :
« Les politiciens craintifs et dociles qui font tourner le système et se reproduisent entre eux sont ce que j’appelle l’ « extrême centre » de la vie politique dominante en Europe et en Amérique du Nord. » (« The cowed and docile politicians who work the system and reproduce themselves are what I label the ‘extreme centre’ of mainstream politics in Europe and North America. »)
« Nous vivons dans un pays dépourvu d’opposition. Westminster est aux mains d’un centre extrême, un monolithe trilatéral formé par la coalition entre conservateurs et libéraux-démocrates à laquelle s’ajoute le parti travailliste : oui à l’austérité, oui aux guerres impériales, oui à une Union européenne en échec, oui à des mesures sécuritaires croissantes, et oui pour rafistoler le modèle néolibéral détraqué. » (« We live in a country without an opposition. Westminster is in the grip of an extreme centre, a trilateral monolith, made up of the Conservative–Liberal Democrat coalition plus Labour: yes to austerity, yes to imperial wars, yes to a failing EU, yes to increased security measures, and yes to shoring up the broken model of neoliberalism. »)
« Depuis les années 1990, la démocratie a pris en Occident la forme d’un centre extrême dans lequel centre-gauche et centre-droite s’entendent à préserver le statu quo ; une dictature du capital qui a réduit les partis politiques au statut de morts-vivants. » (« Since the nineties democracy has, in the West, taken the form of an extreme centre, in which centre-left and centre-right collude to preserve the status quo; a dictatorship of capital that has reduced political parties to the status of the living dead. »)
Passages éloquents certainement, définition si l’on veut, mais une définition qui demeure assez sommaire. Si l’on regroupe, pour compléter, les éléments que l’on peut glaner au fil de la lecture (l’expression « extreme centre » revient une quarantaine de fois au total), on peut ajouter ceci. Le moment fondateur de l’extrême centre coïncide avec l’effondrement non seulement du mur de Berlin, non seulement de l’URSS, mais de la social-démocratie (d’une social-démocratie digne de ce nom) à l’occidentale. Cet effondrement fut aussi un suicide, la trahison doctrinale (le renoncement à une redistribution même modeste des richesses de sorte à réduire un tant soit peu les inégalités) faisant à terme grimper l’extrême droite. La base matérielle de l’extrême centre est une « symbiose de grand capital [big money] et de politique minimale ». Quant à ses agents principaux, ce sont des responsables politiques au service du capitalisme financiarisé, auxquels il faudrait ajouter des idéologues (Jürgen Habermas, « évidemment un philosophe de l’extrême centre », en prend pour son grade) – tout ce beau monde vivant dans un monde irréel séparé du commun des mortels par le filtre que constitue la servilité intéressée des médias dominants.
Le tableau est peint avec vivacité et humour et, pas de doute, nul besoin de se forcer pour saisir de quoi parle Tariq Ali, nous qui avons l’impression de vivre dans un film de science-fiction (assez mauvais, de surcroît). On ne peut s’empêcher de penser néanmoins que la notion d’extrême centre n’est pas ici des plus fermes. Tout se passe comme si son caractère choc suffisait à lui-même et qu’il n’était pas nécessaire de développer ce qu’elle a de contraire à l’intuition. L’auteur du « quintette de l’islam » n’explique pas vraiment pourquoi et en quoi ce centre mérite d’être qualifié d’extrême (par contraste avec l’idée d’un « consensus mou », par exemple), même s’il en donne les éléments : parce que l’argent et le pouvoir fusionnent ou se mélangent comme jamais, parce que ce consensus est belliciste, etc. De même qu’il n’explicite pas vraiment le sous-titre du livre, A Warning [un avertissement], même si, là encore, il est facile de deviner où il veut en venir (et que tout ça va très mal finir). Débutant sur l’idée que la démocratie est dans une situation très critique, le livre s’achève sur une citation de Lénine de 1913, un an donc avant la Première Guerre mondiale, faisant écho à un point de vue qui lui semble toujours valable en dépit d’un monde très différent de celui d’il y a un siècle.
Tout malentendu n’est donc pas entièrement dissipé. L’auteur mentionne à plusieurs reprises l’existence de « segments » de l’extrême centre, par exemple lorsqu’il écrit que les syndicats majoritaires, affaiblis et démoralisés, sont liés à « un segment de l’extrême centre », mais sans que l’on sache très bien ce qu’il entend par ce terme, ni combien de ces segments il y aurait. De plus, si l’extrême centre désigne une sorte de consensus transcendant ou effaçant le clivage gauche-droite sur la base d’un rapprochement confinant à l’identité, cela laisse entendre que la droite aussi se serait recentrée, ce qui est problématique dans la mesure où cela va contre l’idée que le centre de gravité de la vie idéologico-politique s’est déplacé vers la droite. Parfois T. Ali effleure une dimension sociologique (mentionnant la composition sociale des partis par exemple) qui pourrait avoir valeur d’explication, mais sans aller plus loin. C’est un peu dommage car, sur un plan général, le constat fait dans le livre n’est pas très neuf au vu de toute la littérature sur le néolibéralisme, la « pensée unique », etc. ; à ce propos on ne peut s’empêcher de remarquer que, même pour un essai destiné à intervenir dans la conjoncture, la bibliographie est bien chiche.
C’est sans doute pour cette raison que Tariq Ali a été incité à expliciter son propos à l’invitation d’un journaliste du Guardian lui demandant précisément ce qu’il y a d’extrême dans l’extrême centre. À quoi l’auteur répond :
« Il soutient les guerres américaines et attaque son propre peuple avec l’austérité. Il se fie à la surveillance à un niveau sans précédent, menace les libertés civiles, extrade des individus – une façon polie de dire que des gens sont capturés pour être torturés. On parle de l’extrême gauche et de l’extrême droite, mais le vrai danger aujourd’hui vient de l’extrême centre. » (“It backs the American wars and it attacks its own people through austerity. It believes in surveillance on a level we have never seen before, it puts civil liberties under threat, it renditions people – a polite word meaning that people are kidnapped and handed over for torture. People talk about the extreme left and the extreme right, but the real danger today is from the extreme centre.”)
Voilà qui est plus clair. Et peut déboucher sur une petite considération tactique… Mais avant, penchons-nous un instant sur le récent livre d’Alain Deneault, Politiques de l’extrême centre, lequel fait notamment suite à celui qu’il avait rédigé sur la « médiocratie ».
Politiques de l’extrême centre
Le livre d’Alain Deneault est postérieur au livre de Tariq Ali : publié par les éditions Lux, il est paru en Amérique du Nord en 2016 et en Europe cette année. Or, malgré ce que pourrait laisser supposer son titre, il ne cite pas son prédécesseur et, a fortiori, ne discute pas son propos. D’ailleurs le livre, issu en partie d’une série d’articles antérieurs, ne démarre pas sur l’idée d’extrême centre, mais sur les ambivalences, pour ne pas dire la duplicité, du positionnement « liberal » au sens états-unien du terme.
Il faut attendre le §7 (le livre en compte 24, d’un format bref) pour que l’expression soit introduite. Et elle l’est non pas en référence à T. Ali, donc, mais à P. Serna, avec le risque évoqué plus haut d’une greffe effectuée sur une conjoncture historique différente. Non pas que l’auteur de Gouvernance. Le management totalitaire mette sur le même plan les deux époques, tant nous avons dégringolé depuis : « penser dans les mêmes termes le régime contemporain de l’extrême centre serait encore lui faire trop d’hommages ». Mais les éléments essentiels sont là : effacement au moins apparent du clivage droite-gauche au nom de la pondération, « pragmatisme », « réalisme », refus des « idéologies ». L’extrême centre, c’est aussi une manière de focaliser étroitement le débat public sur des modalités, quand ce n’est pas tout bonnement sur de faux enjeux, plutôt que sur les déterminants fondamentaux ou les paramètres structurels qui organisent les rapports sociaux.
Au passage, l’auteur qualifie plus précisément le caractère extrême de l’extrême centre (p. 42) :
« En se présentant comme « normal » et en faisant de cette normalité l’ersatz de son programme, le candidat victorieux à l’élection présidentielle de la République française de 2012 aura surtout réussi à décréter comme pathologique tout ce qui n’en ressort pas. Il restaurait alors quasi formellement un régime d’extrême centre, l’extrémisme se traduisant là par une intolérance à tout ce qui ne cadre pas avec un juste milieu arbitrairement proclamé. »
Il livre d’autres éléments à ce sujet, notamment (§17) le fait que les porte-parole de l’extrême centre n’ont pas de problème avec la violence exercée par l’État, au contraire ; simplement ils la « savourent (…) sur un mode en apparence résigné », « sous des dehors rassurants ».
Tout ceci dessine en somme un tableau assez net. Il est bien possible que, sur un plan proprement conceptuel, la notion pourrait être plus finement ciselée, obéir à une série de critères mieux dégagés. Elle a toutefois le mérite d’être suffisamment contraire à l’intuition pour frapper les esprits et bousculer les habitudes de pensée. C’est pourquoi travailler à la diffuser, à l’imposer n’est sans doute pas inutile. Elle offre, en outre, une prise possible pour un retournement tactique.
D’un retournement l’autre
On sait que l’une des opérations symboliques les plus efficaces du « grand bond en arrière » a été de renverser, dans l’ordre des représentations, l’opposition entre « progressistes » et « conservateurs ». Dans n’importe quel dictionnaire, la droite se définissait par l’ordre, la gauche par le mouvement. La ligne de clivage était claire. Et voilà que, par une rhétorique (et pas seulement une rhétorique) de plus en plus affirmée, renvoyant qui plus est à des actions concrètes, la première s’est faite la championne du « changement », de la « réforme », quand ce n’était pas carrément de la « révolution », taxant du même coup la seconde d’ « archaïsme », d’ « immobilisme », etc. Opération d’apparence simple, mais redoutablement efficace — un coup de maître en vérité, dont les effets sont loin d’être épuisés aujourd’hui.
Et si prendre au sérieux l’idée d’extrême centre, et la réalité bien tangible qu’elle recouvre, conduisait à mener une contre-offensive du même genre ? D’ « extrême », la gauche est déjà devenue « radicale ». Avec un double avantage : d’une part se défaire de la connotation majoritairement péjorative qui demeure attaché, qu’on le veuille ou non, au qualificatif « extrémiste » ; d’autre part, affirmer ou au moins suggérer qu’on saisit ainsi les choses à la « racine » et non seulement dans des manifestations superficielles. Mais il est à craindre que ce double avantage pèse aujourd’hui de peu de poids face à l’usage envahissant du terme de « radicalisation » (et son remède supposé, la « déradicalisation ») pour désigner le fanatisme politico-religieux, usage bien fait pour alimenter toutes les confusions et incliner à la criminalisation de toute contestation conséquente. On peut toujours essayer de travailler à donner au qualificatif d’ « extrémiste » une connotation méliorative aux yeux du plus grand nombre, mais le moins que l’on puisse dire est que ce n’est pas gagné d’avance. Aussi faut-il aller plus loin et travailler à renverser, comme ce fut le cas pour l’opposition entre « progressisme » et « conservatisme », le rapport entre « extrémisme » et « modération ».
Adopter et diffuser la notion d’extrême centre, c’est dévoiler combien, sous couvert de modération ou de « bon sens », ses tenants mettent en œuvre un projet dont les moyens et les fins sont en fait « extrêmes », autrement dit brutaux, extravagants, voire insensés. Rien ne l’illustre mieux aujourd’hui que le cas des inégalités socio-économiques : consolider une société qui tolère, sinon encourage les écarts que nous connaissons, où à l’échelle planétaire « huit personnes possèdent autant que la moitié de la population mondiale », n’est-ce pas tout bonnement dément ? Inversement, resserrer l’échelle des salaires sur quatre niveaux, comme le propose par exemple Bernard Friot, n’est-ce pas une proposition des plus raisonnables ? Qu’un individu gagne quatre fois plus qu’un autre, ce n’est déjà pas rien… Bref, si démasquer la fausse modération est nécessaire, peut-être faut-il aller plus loin et accepter d’endosser le costume du (vrai) modéré.
« Nous sommes les vrais modérés! » : on admettra sans peine qu’on a connu proposition plus entraînante… surtout pour un courant politique marqué par le tropisme inverse (mais ne fait-il pas fuir davantage de gens qu’il n’en attire ?). L’exercice n’est pas des plus plaisants, donc. Et il faudrait évidemment qu’il se fasse à bas bruit, plutôt que noir sur blanc… Mais s’il était moitié moins efficace que le retournement entre progressistes et conservateurs, le jeu en vaudrait déjà largement la chandelle.