Repenser le discours de la gauche, une condition pour l’emporter ?
Ptolémé Lyon, étudiant en théorie politique à Sciences Po Paris et participant à « Nuit Debout », et Pablo Castaño Tierno, doctorant en sociologie à la Goldsmiths University de Londres et militant de Podemos, proposent ici la traduction d’un article d’Eduardo Muriel paru en mai dernier au sujet de la situation, et plus particulièrement du discours, de la gauche espagnole. Ils font précéder cette traduction d’une introduction qui la met en perspective.
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La coalition Unidos Podemos (« Ensemble, nous pouvons ») a obtenu aux dernières élections législatives espagnoles, en juin, plus de 20% des voix et 71 députés. Ce résultat a été décevant puisque l’alliance formée par Podemos et Izquierda Unida a perdu un million de voix par rapport aux législatives de décembre 2015 et n’est pas parvenue à remplir l’objectif fixé, devancer le Parti Socialiste (PSOE), lequel a obtenu 85 sièges. Si des élections ont à nouveau lieu en décembre prochain — ce qui semble de plus en plus probable en raison du manque d’accord au Parlement —, les sondages indiquent que les résultats seront similaires. C’est-à-dire que Podemos resterait la troisième puissance au Parlement espagnol, ce qui reste impressionnant pour une organisation de gauche radicale créée il y a seulement deux ans.
Au-delà des critiques assez récurrentes dont fait l’objet Podemos au sein de la gauche française, sur son excès de verticalité ou sa compromission dans les marchandages électoraux, et sans vouloir en faire le modèle à suivre, il nous semble qu’un certain nombre d’éléments stratégiques employés par Podemos (et IU) peuvent se révéler intéressants dans le contexte français, qu’ils gagnent à être discutés et potentiellement à être adaptés. On pourrait résumer rapidement ce contexte en disant qu’un nouvel espace politique s’est ouvert à gauche, avec l’ampleur des mouvements sociaux de ces derniers mois, avec « Nuit debout » et avec le naufrage d’un PS dont il devient proverbial de dire qu’il n’a de socialiste que le nom. Avec également pour la gauche la nécessité de prendre en compte des problématiques jusque-là relativement délaissées: les transformations du monde du travail, la précarisation croissante de la société et ses effets sur différentes populations (notamment les jeunes et les femmes), la montée des préoccupations écologistes, postcoloniales, etc. Le défi de la gauche consiste à se donner les moyens de conserver et d’étendre cet espace, contre des solutions politiques prétendant s’en prendre aux seuls « excès du système », contre les politiques austéritaires et contre le Front national.
Ce qui nous a semblé intéressant chez Podemos a été notamment la démarche initiale de réadaptation de la gauche au contexte contemporain, sa volonté de sortir d’une minorité autocentrée. L’établissement d’un diagnostic de la situation de la gauche dans le paysage politique a amené à une réflexion et un renouvellement stratégique d’une ampleur que l’on n’a encore jamais vu en France. Gagner du terrain sur l’espace politique laissé vide par l’incurie des deux partis majoritaire et transformé par le mouvement du 15-M est notamment passé par une réflexion sur le discours qui avait été porté jusque là par la gauche radicale espagnole.
La stratégie de Podemos a impliqué un renouveau du vocabulaire, la prise en compte de l’importance des affects et de la passion en politique et plus globalement l’adoption d’une stratégie populiste. Cette dernière, théorisée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, structure le discours politique autour d’un axe qui oppose non plus la gauche à la droite mais un « nous » à un « eux » (le peuple à la « caste », aux débuts de Podemos) autour de certains signifiants vides auxquels sont attachés la plupart des citoyens (militants ou non, se considérant de gauche ou non) : « démocratie », « changement »… Le « nous » de Podemos ou celui d’Izquierda Unida n’est plus exprimé par la référence aux « travailleurs » qui domine toujours les discours de la gauche radicale française mais, plus généralement, aux « gens » ou à « celles et ceux d’en bas ». Ce changement dans le discours n’implique pas d’oublier que la plupart des Espagnols et des Français sont salariés, mais permet de répondre à une situation dans laquelle la défaite culturelle de la gauche face au néolibéralisme, la tertiarisation de l’économie et la précarisation croissante de l’emploi a eu pour effet l’affaiblissement de l’identité de classe d’une grande partie de la population.
Nous proposons ici un article traduit de l’espagnol qui pourrait être un point de départ parmi d’autres d’une réflexion sur la refonte du discours de la gauche de la gauche française. Cette réflexion pourrait s’articuler autour de deux questions. D’abord, des termes comme « travailleurs » ou « classe ouvrière » sont-ils encore perçus comme représentatifs par la majorité sociale ? Il ne s’agit là ni de remettre en cause leur pertinence théorique ni l’héritage dont ils procèdent, mais de chercher des termes qui permettent d’interpeller l’ensemble des classes moyennes et populaires. Bref « parvenir à exprimer le même niveau de conflictualité mais de manière à ce que plus de personnes se sentent représentées », comme le résume Eduardo Muriel. Deuxièmement, on peut s’interroger sur le bien-fondé politique d’une remise en cause de l’opposition gauche-droite dans le contexte français où le « ni droite ni gauche » est repris par des libéraux comme Valls et Macron, par les centristes, ainsi que par le populisme réactionnaire et raciste du FN. On pourrait ainsi penser que la revendication d’une « vraie » gauche serait le seul moyen de mobiliser et rendre majoritaire les forces progressistes et populaires du pays. Mais n’est-ce pas ce que la gauche de la gauche a fait jusqu’ici, sans beaucoup de succès ? Le débat est ouvert.
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Eduardo Muriel, « De la “Classe ouvrière » aux « gens » : le 15-M et son impact sur le discours de la gauche », La Marea, 14 mai 2016.
Le 15-M a politisé une nouvelle génération et rompu bon nombre des consensus sur lesquels reposait le Régime dit de 78, né de la Transition [démocratique]. Le mouvement a élargi le cadre des débats, il a obligé les partis et institutions traditionnels à faire des concessions en terme de démocratie interne et de transparence, ainsi qu’à transformer leur discours. Mais le 15-M a également eu un effet sur la gauche. Les concepts traditionnels de ce secteur politique ont ainsi été nuancés. Entre autres changements, lors des campagnes électorales, on en appelle aujourd’hui davantage aux « gens » ou à « ceux d’en bas », par exemple, qu’à la « classe ouvrière » ou « travailleuse ». De même on fait davantage référence à la mémoire du 15-M ou des mareas qu’à la lutte républicaine.
Pour Jaime Aja, qui fait partie de l’équipe de communication de Izquierda Unida (IU), les mots d’ordre du 15-M – il prend pour exemple la formule “Nous ne sommes pas de la marchandise aux mains des politiques et des banquiers” – « n’atténuent pas le discours de la gauche en terme de classe, mais le rafraîchissent plutôt ». Jaime Aja considère que IU traversait une période de « manque de crédibilité » au moment de l’émergence du 15-M. Cette nécessité de faire coïncider discours et pratique a été, pour lui, la meilleure leçon que le parti a tiré de ce mouvement. Il poursuit : « Regagner en crédibilité, et il me semble que c’est ce que nous sommes en train de faire, demande beaucoup de travail et de temps, et aborder ces changements peut générer des conflits, comme celui auquel nous avons été confrontés à Madrid ».
C’est ainsi qu’avec le 15-M, le sujet de la lutte sociale devient « les gens », un acteur par lequel il est plus facile de se sentir représenté, met en avant Aja, qui reconnaît que le « vocabulaire » d’Alberto Garzón et d’autres candidats de IU il y a dix ans était plus dur. Pour autant, il assure que dans les discours actuels, le conflit social n’en continue pas moins d’être très présent : « Les ingrédients du discours ne sont pas plus light, au contraire ; ce qui a changé ce sont les recettes et les cuisiniers » souligne-t-il. En définitive, l’important serait de parvenir à exprimer le même niveau de conflictualité mais de manière à ce que davantage de personnes se sentent représentées. « Dire “nous sommes ceux d’en bas contre ceux d’en haut”, un discours qui s’est construit collectivement, implique de mettre sur la table le fait qu’existent de l’exploitation et des privilèges. Ce qui revient à réintroduire l’analyse en termes de classes » avance-t-il.
Dans ce changement de formes rhétoriques, Aja pointe deux dangers. D’un côté, assimiler le discours de la classe dominante, ce qui pourrait amener à assimiler ses postulats. De l’autre, « tomber dans l’élitisme », qu’il passe par le mépris des gens qui ne te comprennent pas ou par le fait de ne pas parler des conflits sociaux parce que “les gens ne vont pas te comprendre”.
Si IU a dû adapter son discours avec l’émergence du 15-M, Podemos est né une fois l’échiquier et les cadres du discours changés. En ce sens, comme l’explique Jorge Moruno, responsable de l’équipe travaillant à la stratégie discursive du parti, ce mouvement « a pris au dépourvu toute la gauche, depuis la plus officielle jusqu’aux mouvements sociaux » et a mis sur la table « une série de solutions qui ne se définissent pas uniquement depuis la perspective classique de la gauche. » Pour ce sociologue, le 15-M est tributaire d’un moment de “fissuration” dans lequel se manifeste « un processus qui était en train de sédimenter, qui trouvait sa source dans des mobilisations comme celles qui eurent lieu pour un logement digne, contre le Processus de Bologne ou après avec Juventud sin Futuro. Des mobilisations représentant une nouvelle génération de militants, qui ne se pensait déjà plus dans les limites classiques de la gauche. D’après Moruno, l’irruption du 15-M met en « évidence » la crise de la gauche. Cette dernière, « pensait de manière mécanique que face à l’inégalité ou à l’indignation, il y aurait comme des vases communicants et que la gauche monterait en puissance, ce qui n’est pas certain. » En ce sens, le 15-M aurait été un vaccin contre l’extrême droite, qui a un poids très important dans d’autre pays européens.
Au sujet de l’abandon de certains concepts de la gauche du XXe siècle, Moruno considère qu’en politique, « il faut être profondément laïc ». Il développe : « Il y a un mouvement historique vers l’autonomie qui apparaît dans la Grèce antique, lors des révolutions française, anglaise ou états-unienne, dans le mouvement ouvrier… une tension éternelle entre obéissance et commandement ». Pour cette raison, il avance que la manière dont une lutte prend corps dans un contexte historique déterminé est la variable « dépendante ». « D’abord il faut étudier la situation concrète et ensuite tirer les conclusions. Fétichiser le mot “classe ouvrière” ou le marteau et la faucille est un exercice d’idéalisme ». « On peut relire les classiques marxistes et comprendre qu’on ne peut imposer à la société une identité prédéfinie mais qu’il faut penser d’abord à la société afin de voir de quels éléments symboliques nous pouvons nous servir ».
Ces derniers jours, la PAH et le collectif #15MpaRato critiquent Podemos et IU. Selon eux les deux partis tenteraient de s’approprier le 15-M. Moruno pense que l’on ne peut considérer que Podemos soit « une extension ou un appendice » de ce mouvement, ni même qu’il puisse le représenter. « De toute évidence, Podemos n’existerait pas sans le 15-M, mais qui est le 15-M ? Les gens qui étaient sur la place ? Les discussions sur Internet ? Un tissu ? C’est quelque chose qui n’a pas de nom » théorise-t-il. Et de mettre en avant le rôle de la “société en mouvement” au moment de générer des contre-pouvoirs afin de “garantir” que des instruments politiques comme Podemos tiennent leurs promesses.